eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/89

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4589

Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVIIe siècle

2018
Alex Bellemare
PFSCL XLV, 89 (2018) Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVII e siècle A LEX B ELLEMARE (U NIVERSITÉ D ’O TTAWA ) Dans la tradition de l’histoire comique - une sous-variété métacritique du roman du XVII e siècle, mêlant à la fois réalisme anthropologique et caricature sociale -, le combat singulier, rigidement codifié et entendu comme une réparation de l’honneur souillé, reste plutôt inusité. Cela ne signifie pourtant pas qu’on ne se livre pas bataille ; seulement, les altercations sont plus aléatoires que scénographiées, et engagent généralement une pluralité d’individus. Les différends individuels dégénèrent souvent en mêlée générale. Cette manière de concevoir le combat de façon collective, comme le lieu d’une décharge incontrôlable des passions, contraste avec l’imaginaire héroïque, dont la pratique du duel constitue autant une démonstration de puissance qu’un travestissement de la justice royale et divine 1 (qui deviennent des instances secondaires, puisque les nobles se chargent eux-mêmes d’administrer le droit de vengeance). Entendu à la fois de façon littérale (un combat à mains armées) et métaphorique (une confrontation belliqueuse entre deux personnages, qui s’exprime comme une cérémonie martiale), le duel est une figure qui traverse diversement l’histoire comique, étant convoquée autant comme un mécanisme de régulation sociale qu’un motif structurant du récit. En effet, 1 Le duel n’est pas une pratique anodine, en ce sens, puisqu’elle implique de braver littéralement les deux grands pouvoirs sous l’Ancien Régime : la monarchie et l’Église. En effet, « une pratique qui met en péril la vie des protagonistes s’oppose à l’interdit de l’homicide, voire à celui du suicide, c’est pourquoi ceux qui se livrent au duel peuvent se voir menacés d’excommunication ». Denis Bjaï et Myriam White-Le Goff, « Introduction », dans Denis Bjaï et Myriam White-Le Goff (dir.), Le Duel entre justice des hommes et justice de Dieu, du Moyen Âge au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 11. Alex Bellemare 316 le duel est le plus souvent, dans ces textes placés sous le signe de la satire, une déformation de l’imaginaire nobiliaire au cœur de la symbolique du combat singulier. Les qualités investies par la pratique ritualisée du duel sont ainsi infléchies, contrefaites, tordues : la vertu héroïque, la noblesse et le jugement divin sont autant de valeurs qui sont burlesquement rabaissées. Toutefois, malgré l’aspect carnavalesque et l’héritage ménippéen qui particularisent la majorité des romans comiques du XVII e siècle, la question de l’honneur - qui est triplement conçue comme une force physique, une façon de se distinguer et une action détournant le plan providentiel - est une constante narrative de ces romans, qui demeurent largement dominés par la déconstruction de l’idéal héroïque promu par les romans baroques de la même époque. En examinant quelques romans comiques exemplaires de la production du XVII e siècle - Le Gascon extravagant d’Onésime de Claireville (1637), Le Page disgracié de Tristan L’Hermite (1643), Le Roman comique (1651-1657) de Paul Scarron, l’Autre monde (1657-1662) de Cyrano de Bergerac et Le Roman bourgeois (1666) d’Antoine Furetière -, nous souhaitons explorer, dans le présent article, les différentes configurations narratives à travers lesquelles apparaît le duel, et de montrer en quoi il est un marqueur de distinction et une expression (violente) de soi 2 . Il existe, dans l’histoire comique, au moins trois grandes catégories de combat singulier, qui sont autant de façons de régler un conflit fielleux entre parties courroucées : ce sont les duels burlesques, héroï-comiques et juridiques. Chacune de ces manières de se battre déploie une dramaturgie distinctive, et remplit des fonctions diverses. D’abord, le duel burlesque est surtout caractérisé par sa flamboyance, par ses combattants insolites. En dépit de l’apparence fantasque de ces combats, ils remplissent néanmoins une fonction singularisante : celle de réparer (souvent instinctivement) l’honneur, de déterminer un nouveau rapport de force. Ensuite, le duel héroï-comique est celui qui imite le plus manifestement la pratique réelle et codifiée du duel sous l’Ancien Régime : il est un moyen de définir l’individu et, surtout, de révéler une noblesse autrement dissimulée dans le lignage. Enfin, le duel juridique est la variante proprement bourgeoise du duel aristocratique : par des querelles judiciaires, par des chicanes implexes et 2 Il y a quelque chose de profondément socioculturel dans l’appréhension de la violence. Comme le remarque justement Robert Muchembled, « [c]éder devant un offenseur, être battu ou diffamé est déshonorant, non seulement pour celui qui est concerné, mais pour tous ses proches qui l’obligent à réagir même s’il ne le souhaite pas. Dans ce cadre, la violence est à la fois légitime et obligatoire pour échapper à la honte ». Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 49. Le duel au risque du ridicule 317 des procès infinis, les combattants cherchent, en s’affrontant publiquement, à défendre leur honneur et leur vérité. Bref, le duel dans l’histoire comique tient plus du spectacle, donc du théâtre et de la mise en scène, que de la théorie (on évoque peu son déroulement et ses procédures, on ne détaille presque pas les motivations des combattants, on s’attache encore moins au jugement des autorités dans l’après-coup de la bataille) ; il est une représentation, qui renvoie, ainsi, à des enjeux qui ne sont pas strictement politiques 3 , mais également identitaires. Le duel est en cela un idéalisme : la violence qui lui est intimement associée est une forme radicale d’expression de soi. 1. Le duel burlesque. Ruse et simulation Dans la filiation quichotesque 4 , l’inénarrable antihéros du Gascon extravagant - un cavalier atrabilaire se vantant de faits d’armes le plus souvent imaginaires - illustre la dimension spectaculaire du duel, surtout lorsqu’il est pratiqué dans un univers sacrifié au comique. Au moins deux situations narratives impliquant un duel physique se rencontrent dans le texte iconoclaste d’Onésime de Claireville, l’une montrant comment tuer un ennemi sans l’affronter, l’autre comment perdre honteusement un duel simulé. En racontant les exploits de son défunt père, le Gascon met d’abord 3 Au contraire des nouvelles et des romans baroques de la même époque, qui dissertent parfois longuement sur l’interdit du duel, l’histoire comique fait plus ou moins fi du contexte socioculturel dans lequel il s’inscrit. Cependant, imaginaires et pratiques ne concordent pas toujours historiquement. La figure du noble qui guerroie est moins une réalité qu’un « mythe », déjà au XVII e siècle. En dépit de cette situation, comme l’explique Pascal Brioist, « [l]es nobles n’en continuent pas moins de révérer une religion chevaleresque décalée par rapport à leurs pratiques réelles, dans laquelle l’épée joue un rôle central […] Porter les armes, se battre en duel, devenait la marque de cet héritage ». Pascal Brioist, « L’invention de l’escrime moderne, de Rabelais à Montaigne », dans Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Champ Vallon, 2002, p. 50. 4 Comme dans Don Quichotte, le personnage principal du Gascon extravagant est un frondeur acharné qui s’avère inoffensif, un combattant dont l’ardeur n’a d’égal que la faiblesse. Dans le livre matriciel de Cervantès, qui fixe les stéréotypes des personnages devenus fous après avoir lu trop de romans de chevalerie, la question du duel est déjà placée sous l’égide du burlesque : Don Quichotte se bat contre des moulins, provoque pendant son errance de nombreux chevaliers en duel ; la constante demeurant que ces combats sont vains et absurdes, dans la mesure où Don Quichotte s’invente un monde afin, pourrions-nous dire, de combattre toujours. Alex Bellemare 318 en évidence une méthode de combat fondée sur la sournoiserie et la lâcheté. Le Gascon se rappelle, avec une fierté bizarre, le duel entre son père et l’un de ses cousins germains. Le père du Gascon, « qui dés l’enfance avoit l’esprit porté aux armes 5 », provoque son cousin en duel pour dénouer quelque dispute, jurant « qu’ils ne seroient point contens qu’ils ne se fussent tirez du sang l’un et l’autre 6 ». Or l’adresse supposée du père concerne moins le maniement d’armes que l’art consommé de la feinte : « [m]on pére qui étoit vaillant et subtil, de peur de tuer son ennemy, se blessa de son poignard à la main fort légérement, incontinent il en sortit du sang 7 ». Cette blessure autoinfligée permet au père du Gascon, prétextant sa défaillance et son démérite, de simuler sa défaite. Marchant de dos, désarmé et convaincu de sa victoire, le cousin reçoit soudainement de son adversaire meurtri « deux grands coups d’épée dans les reins 8 », le tuant sur le coup. La crainte de terrasser son ennemi se transforme bientôt, couardise aidant, en puissance de mort : le père gagne le duel, mais finira sa vie dans l’errance puisque deux paysans, ayant vu l’artifice, le dénoncent aux autorités. Ce duel burlesque, remporté par une ingéniosité bien peu courageuse, est pourtant considéré, par le Gascon, comme le fait saillant de la biographie de son père, dont il ne dira à peu près rien d’autre 9 . La théorie gasconne du duel stipule donc que le déshonneur repose avant tout dans la défaite, bien plus que dans la manière (perfide) de gagner un combat : la peur panique de mourir autorise les pires vilenies. Le personnage fou de Claireville retiendra surtout de cet événement la notion de simulation, d’invention. En effet, la vaillance, dans l’imaginaire malade du Gascon, est surtout une affaire de représentation. Le Gascon et le narrateur, qui déambulent ensemble dans le château qui leur sert de gîte, voire de théâtre comique, s’arrêtent net à la vue d’un tableau, où l’on « voyoit la figure de deux personnages qui avoient l’épée à la main 10 ». Le tableau représentant des duellistes en pleine action suscite deux réactions 5 Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, éd. Felicita Robello, Albano Terme, Piovan, 1984, p. 68. 6 Idem. 7 Idem. 8 Idem. 9 Cet événement est, plus largement, une stratégie narrative mêlant ironie et bouffonnerie : « [cela] brise à la fois le topos du gascon fanfaron, en mettant en scène un père assassin, chassé par son propre géniteur pour cet impardonnable forfait ». Jean-Pierre Cavaillé, « L’extravagance gasconne dans Le Gascon extravagant : un déguisement “pour parler librement de tout” », Les Dossiers du Grihl (2007), § 29, http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 260. 10 Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, op. cit., p. 100. Le duel au risque du ridicule 319 complémentaires : d’abord la moquerie, ensuite la démonstration. Le Gascon se gausse d’emblée de la piètre exécution des combattants, en langue gascogne : « Diou me sauve dit-il en les regardant, voilà deux fermes ignorens, ils n’ont jamais apris à vatre le fer, et ce marault ne porte pas le pied, et ne sçait pas alonger 11 ». L’avis du Gascon, on s’en doute bien, n’est pas de l’ordre de l’esthétique ; il concerne uniquement la méthode employée par les médiocres combattants. Dans un épisode qui tient de la farce, le Gascon, qui veut montrer ce qu’il sait faire, provoque le narrateur à un duel à grands coups de bâton. L’affrontement est cependant de courte durée, le narrateur, plus fort et doué, châtie physiquement le pauvre cavalier gascon : « je le laissois porter et puis apres avoir paré je luy donnois si fort contre l’esthomach, qu’il fut contraint de me dire que j’étais un rude joueur 12 ». Bien que feint et sans véritable conséquence, ce duel laisse le chevalier fou dans une position lamentable : [j]’avois jusques icy creu que rien au monde n’étoit capable de me vaincre, je deffiois toutes les forces qu’on estimoit les plus puissantes, et jamais je n’avois rien trouvé qui me fit de la resistance. Faut-il que je sois aujourd’hui si mal-heureux que de voir un homme plus adroit aux armes que moi 13 . Croyance et expérience s’entrechoquent, ici, jusqu’à déstabiliser l’univers du chevalier imaginaire. Le combat joué entre le Gascon et le narrateur, en dépit de sa facticité, crée un ressac psychologique : la déconfiture du cavalier inapte a des effets désastreux sur son moral, ce dernier s’apitoyant sur son triste sort. Alors qu’il critiquait quelques minutes plus tôt, avec ironie et confiance, les duellistes du tableau, le Gascon se trouve, quelques minutes plus tard, en état de choc. Qu’elle soit picturale ou dramaturgique, la représentation du duel met en jeu la force, la valeur, l’honneur de l’individu qui prend les armes. Malgré leur dimension profondément burlesque, ces deux duels portent néanmoins la marque d’une violence définitoire et singularisante : la bravoure se gagne dans le sang, l’honneur disparaît dans la défaite. Le duel engage alors des enjeux de pouvoir physique et de justice humaine, et sa pratique, déloyale ou dérisoire, programme et détermine l’individu qui combat. Il n’y a pas que la manière de combattre qui est burlesque, dans l’histoire comique ; parfois, ce sont les combattants qui le sont. Dans l’Autre monde de Cyrano de Bergerac, un récit de voyage extraterrestre qui mêle 11 Idem. 12 Ibid., p. 101. 13 Ibid., p. 102. Alex Bellemare 320 rêverie utopique et réflexion libertine, le combat est souvent moins physique qu’intellectuel. Le personnage principal Dyrcona, il est vrai, maîtrise davantage la pointe que l’épée 14 . Or cela ne signifie pas pour autant que le texte cyranien soit exempt de duels. La réflexion sur la violence et le combat, dans l’Autre monde, s’effectue sur deux plans corrélés : l’un étatique, l’autre mythologique. D’une part, les sélénites, peuples vivant sur la lune, ont de la guerre entre nations une conception pour le moins stérile. Effectivement, le résultat de tout combat est déterminé au hasard, la pratique de la guerre étant prédéfinie, voire superflue : Quand les arbitres […] élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les maréchaux de camp ont soin de les opposer aux estropiés de l’autre côté. [...] Si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux 15 . La guerre se fait en respectant une justice et une équité extrêmes 16 . Mieux : la guerre est vidée de ses significations politiques et sociales ; elle est sans 14 Ailleurs dans son œuvre, Cyrano développe ce qui s’apparente à une philosophie, à une esthétique du duel, notamment dans la lettre « Le duelliste », qui s’intègre au corpus des Lettres satiriques et amoureuses. Dans cette lettre, il s’imagine persécuté de tous : « [q]uand tout le genre humain serait érigé en une tête ; quand de tous les vivants il n’en resterait qu’un, ce serait encore un duel qui me resterait à faire ». Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. Jean-Charles Darmon et Alain Mothu, Paris, Desjonquères, 1990, p. 97. Cette tyrannie qui s’exerce sur Cyrano - du moins le narrateur des Lettres se sent attaqué de toutes parts - entraîne au moins deux conséquences sur le plan de l’énoncé et de l’énonciation : d’une part, Cyrano se représente en animal, par le biais d’un porc-épic, « voyant que personne ne [s’]approche de [lui] sans se piquer » (ibid.) ; d’autre part, il grandit ses exploits de bretteur jusqu’à la démesure, affirmant qu’il a « tellement peuplé l’Enfer [avec ses victimes], qu’elles regorgent sur la terre » (ibid.). Si Cyrano a effectivement pratiqué ce que nous avons nommé ailleurs le « duel littéraire » dans ses Lettres, le présent article se concentrera surtout sur les représentations littéraires du duel dans l’histoire comique. 15 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, suivi du Fragment de physique, éd. Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 92-93. 16 Francis Assaf affirme même que la logique du monde renversé qui préside à la structure de l’Autre monde de Cyrano est un « tremplin à l’exposition de sa Le duel au risque du ridicule 321 finalité, sans objectif précis. Comme un scénario qu’on répète mécaniquement, tout geste, tout mouvement est prédestiné, pleinement attendu. D’évidence, l’art lunaire de la guerre est le miroir inversé de celle qu’on pratique en Europe au XVII e siècle, « où le monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre 17 ». Significativement, la réaction de Dyrcona, devant cette philosophie de la guerre invalidée d’avance, est un éclat de rire : dans l’imaginaire européen à la fois impérialiste et belliciste, il est en effet inconcevable que le combat (qu’il soit entre nations, entre groupes ou entre individus) se solde aussi absurdement. Le combat n’est jamais qu’un simple jeu : il programme un état de civilisation, il fixe des manières d’être et conditionne des façons de penser. C’est la mise en application de ces préceptes qu’on observe d’autre part, dans le monde solaire. Vers la fin du récit de l’Autre monde - qui resta inachevé à la mort de l’auteur -, le personnage romancé de Campanella décrit longuement le combat, grandiose car mythologique, entre une salamandre et une rémore. Ce combat, qui prend des proportions métaphoriques, met en tension deux conceptions difficilement conciliables du duel : l’expression de la providence et l’affirmation de l’orgueil sacrilège des hommes. Le narrateur et Campanella assistent, admiratifs et presque sans voix, à ce « fameux combat 18 » : La salamandre attaquait avec beaucoup d’ardeur ; mais la remore soutenait impénétrablement. Chaque heur [qu’elles] se donnaient engendrait un coup de tonnerre, comme il arrive dans les mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit 19 . Le choc entre ces deux animaux mythologiques, véritable « confrontation du feu destructeur et de l’eau maléfique 20 », entraîne des conséquences environnementales, climatiques : les enjeux du combat dépassent et transcendent les combattants. La rémore, qui l’emporte ultimement, « se laissa choir de toute sa pesanteur sur l’estomac de la salamandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre salamandre, où tout le reste de son ardeur s’était concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans philosophie libertine, matérialiste et certainement pacifiste ». Francis Assaf, « Avatars de la guerre cyranienne : du macrocosme au microcosme », Les Lettres romanes, 69, 3-4 (2015), p. 332. 17 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., p. 94. 18 Ibid., p. 305. 19 Idem. 20 Patrick Dandrey, « L’imaginaire du voyage interstellaire : Cyrano / Dyrcona poète de la divagation aérienne », Seventeenth-Century French Studies, 30, 2 (2008), p. 138. Alex Bellemare 322 la nature pour le comparer 21 ». Ce combat singulier est toutefois routinier dans le monde solaire ; il est d’une certaine façon inévitable, puisqu’il est dans la nature de ces animaux de se battre, nonobstant le résultat qui est toujours le même. Un peu à la manière du Gascon, énergique et toujours prêt à prendre l’épée, la salamandre, dont la nature est proprement brûlante, subit une cuisante défaite face à la rémore, concrétisant le schéma cyranien selon lequel le combat est une passion bouillante et morbide. Mais en fusionnant, en quelque sorte, avec son adversaire, la rémore retient ce qu’il y avait de plus honorable dans la salamandre : sa vertu, son courage, sa force. Tuer son ennemi dans un duel est essentiel, non pas en tant qu’homicide prémédité, mais bien pour s’auréoler de la gloire du défunt ; tuer, c’est prendre possession des qualités de son adversaire. Dans l’histoire comique, ce ne sont pas que des nations autodestructrices ou des animaux mythologiques qui pratiquent le duel burlesque ; il arrive parfois qu’un nain ait maille à partir avec un coq d’Inde. Un chapitre entier du Page disgracié est en effet consacré à ce combat pour le moins inhabituel. Anselme, un nain séjournant au château d’un grand seigneur en qualité d’espion, est d’abord décrit, ainsi que le veut la tradition farcesque, comme un personnage détestable : « c’était la plus méchante et la plus malicieuse créature qu’on pût rencontrer 22 ». C’est avec très peu de compassion, donc, que le narrateur considère les persécutions subies par le nain aux mains d’un coq d’Inde particulièrement rude et bagarreur. Coiffé du titre programmatique « Duel du nain et du coq d’Inde », le chapitre XXV du Page disgracié met en scène une lutte miniaturisée, qui fonctionne stylistiquement sur une isotopie du petit. Bien que cette séquence narrative soit définie comme un duel, il s’agit surtout d’une manigance : le nain - « ce petit monstre 23 », « ce petit traître 24 » - conçoit le dessein « d’assassiner l’animal dont il était persécuté 25 », en s’armant « d’une vieille rondache de comédie 26 » pour mener son projet à son funeste terme. Anthropomorphisé 27 , le coq d’Inde 21 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., p. 305-306. 22 Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard, 1994, p. 235. 23 Idem. 24 Idem. 25 Ibid., p. 238. 26 Idem. 27 La présence d’un bestiaire burlesque dans Le Page disgracié ancre effectivement le récit dans un réalisme grotesque. De fait, « les animaux sont […] souvent mis en scène dans de courtes séquences où la tonalité est celle des contes facétieux dont Le duel au risque du ridicule 323 s’érige en véritable rival, que le nain finit par percuter de dos en « déchargea[nt] un grand coup de son coutelas sur le col de son ennemi 28 ». Cette représentation burlesque du duel entre le nain et le coq d’Inde, exécuté en cachette et mené de façon hypocrite, insiste sur la dimension animale, voire comiquement ridicule, du point d’honneur. Mais le nain n’est toutefois pas au bout de ses peines : un vol de perdrix est le mobile d’un autre pugilat, cette fois grivois, mettant le seigneur Anselme aux prises avec deux jeunes filles, vexées de s’être fait berner par l’espion devenu voleur. La saynète a tout de la bouffonnerie, les combattants étant dépeints comme des animaux enragés : « [c]es deux jeunes demoiselles abordèrent le nain en même temps et le portèrent par terre avec une impétuosité merveilleuse ; jamais deux bons lévriers d’attache lâchés à propos ne colletèrent un sanglier avec plus d’ardeur 29 ». Plus généralement, ces batailles en format réduit renvoient à la dynamique même du Page disgracié, qui suit une logique de la persécution stipulant que nous sommes toujours la victime d’un plus puissant que nous 30 . Quoique cocasse, ce duel, qui exploite à plein les procédés du carnaval, met en relief la dynamique de renversement qui préside dans l’expérience du combat : par la force et la ruse, celui qui s’imagine tyrannisé peut inverser les rôles avec son oppresseur en remportant un simple combat, qu’il soit loufoque ou sérieusement entrepris. Dans cette fantasmatique de la vengeance, où l’honneur apparaît comme un principe malléable, la victime se transforme quelquefois en bourreau. Cette conception du duel réparateur est également à la source même du personnage du page. Comme l’explique Patrick Dandrey, « le Page a le sang chaud et l’âme vive, comme en témoigne son penchant au duel (partagé avec la jeunesse de son époque) 31 ». Effectivement, la première disgrâce du page est causée par un combat fortuit, où il tue un cuisinier qu’il avait pris pour un fantôme ; il s’ensuit des le page s’avoue lui-même grand lecteur ». Nadia Maillard, « Fonction et représentation des animaux dans Le Page disgracié de Tristan L’Hermite ou le conteur bavard et la linotte muette », dans Charles Mazouer (dir.), L’animal au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003, p. 79. 28 Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, op. cit., p. 239. 29 Ibid., p. 243. 30 C’est d’ailleurs ce qu’évoque Florence Orwat lorsqu’elle qualifie Le Page disgracié d’« autobiographie de la rédemption et du salut » . Florence Orwat, « Le Page disgracié au miroir de son imaginaire esthétique : pour une lecture nouvelle du roman », Seventeenth-Century French Studies, 25, 1 (2003), p. 225. Le duel est, comme l’écriture, une forme de combat, une entreprise de légitimation. 31 Patrick Dandrey, « Portrait de Tristan L’Hermite en page mélancolique », Dixseptième siècle, 67, 266 (2015), p. 144. Alex Bellemare 324 années d’errance pour échapper à sa sûre sentence. Si la plupart des combats sont sans conséquence majeure, dans l’histoire comique, il reste que le duel causant mort d’homme est souvent un briseur de destin. Comme dans la nouvelle de la même époque, où « le duel est une pratique nobiliaire qui contrevient à l’ordre social, monarchique et divin 32 », il y a dans l’histoire comique des combats qui s’inscrivent dans l’idéal héroïque : le duel est aussi, comme nous le verrons dans Le Roman comique de Scarron, un signe de différenciation sociale, un marqueur de noblesse, une passion définissant la bravoure. 2. Le duel héroï-comique. Poétique de la vengeance Le Roman comique de Scarron se structure en trois grands îlots narratifs : le récit trivial des aventures d’une troupe de comédiens qui s’arrête dans la ville du Mans ; le récit analeptique de certains personnages de la troupe ; les nouvelles d’inspiration espagnole, qui procèdent d’un imaginaire héroïco-galant 33 . Il y a effectivement, chez Scarron, beaucoup de duels que nous pouvons placer sous l’étiquette du burlesque, à la façon du Gascon extravagant et du Page disgracié. Ces combats rocambolesques sont surtout associés au personnage de Ragotin, pantin qui suscite le rire à force de disgrâces et de chutes, et qui installe tout au long du récit la tonalité farcesque de l’ensemble. Le Destin, personnage en quelque sorte central de l’histoire - son intrigue personnelle est celle qui sert de structure et de lien entre les parties disparates du Roman comique -, est l’antithèse du fanfaron Ragotin 34 : la grandeur et la manière du premier imitent la noblesse, tandis que le second, petit avocat de province, cherche constamment à s’élever à un statut plus grand que le sien, mais échoue toujours burlesquement. Le Destin est un gentilhomme qui s’ignore, car dépossédé de son statut : ses parents, par avarice, l’ont en effet vendu alors qu’il était enfant. Son histoire, et plus particulièrement son appétit dévorant pour le duel et la 32 Roxanne Roy, « Du duel sanglant au duel galant. Enjeux de la mise en scène du duel dans les nouvelles de 1660 à 1690 », Tangence, 82 (2006), p. 107. 33 Voir notre article Alex Bellemare, « Tissure et bigarrure dans Le Roman comique », @nalyses, 9, 1 (2014), p. 60-92. 34 Commentant les ordres, les fonctions remplies par Ragotin et le Destin, François Lagarde définit bien les idéologies portées par ces deux personnages contraires : « Destin, qui représente une résolution aristocratique et romanesque, et Ragotin qui, lui, représente une résolution plus foncière, plus réelle, au sens où le burlesque peut être plus “réel”, étant plus bas, plus anthropologique, que le romanesque ». François Lagarde, « Désordre et ordre dans Le Roman comique », The French Review, 70, 5 (1997), p. 671. Le duel au risque du ridicule 325 violence réparatrice, est essentielle pour comprendre les enjeux identitaires au fondement de la pratique du combat singulier. Ainsi, au moins deux types de violence s’opposent, qui correspondent à autant de registres dans Le Roman comique : la violence est soit burlesque, soit romanesque. La violence burlesque, dont Ragotin est la principale et unanime victime, a déjà fait couler beaucoup d’encre chez les critiques ; le petit avocat, érigé en marionnette risible, est mécaniquement frappé par le comique de répétition 35 . Si beaucoup de commentateurs ont fait de Destin l’envers de Ragotin, il convient de souligner que le comédien, chef de la troupe, est, au début du récit, un personnage chiffonné qu’on décrit avec drôlerie : Un jeune homme aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs Pies, Geais et Corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison […] Au lieu du chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était sans doute un Turban qui n’était encore qu’ébauché, et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était si longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette 36 . Le portrait de Destin hésite, ici, entre la roture (son habillement dépareillé trahit sa pauvre condition) et la noblesse (son épée est un signe de grandeur et de bravoure). Ses victimes sont pourtant d’innocents bestiaux ; son costume est rapiécé et indigne d’un homme de qualité. Le statut ambigu de Destin reflète déjà les liens troubles entre naissance et mérite, entre être et paraître ; ses actions, son courage (comme le reste du récit en témoignera) et sa grandeur font de lui un individu d’exception 37 , un héros, statut auquel 35 Sabine Gruffat montre bien qu’« en surdéterminant le personnage de Ragotin, l’auteur accentue la démarche burlesque du roman, le renversement parodique des topoï précieux et héroïques perçus comme conventionnels et sclérosés ». Sabine Gruffat, « Le Ragotin de Scarron ou la vitalité du comique de répétition », Études littéraires, 38, 2-3 (2007), p. 124. 36 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Claudine Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 50. 37 Le Destin est, en effet, de toutes les actions romanesques du récit : il défend à plusieurs reprises l’honneur de ses compagnons, il part à la chasse des kidnappeurs de l’une des actrices de la troupe, il défend l’honneur de Mlle de L’Étoile : chaque fois qu’une occasion héroïque se présente, le Destin agit avec courage et détermination. Alex Bellemare 326 il ne peut prétendre étant donné ce qu’il imagine être son misérable lignage. Si, dans les premiers chapitres du Roman comique, le Destin est souvent au centre des multiples échauffourées du récit, il devient, au fur et à mesure qu’il raconte son histoire, de moins en moins ridicule, et de plus en plus respectable 38 . Le Destin se bat autant à coups de poing qu’à l’épée 39 ; mais, parmi les combats où les fers se croisent, seul un peut compter pour un véritable duel, c’est-à-dire respectant la mise en scène plus ou moins stéréotypée de cette pratique criminelle 40 . Ainsi, tout commence par l’envoi d’un cartel : Un jour Verville reçut un billet de Saldagne qui voulait le voir l’épée à la main et qui l’attendait avec un de ses amis dans la plaine de Grenelle. Par le même billet Verville était prié de ne se servir point d’un autre que de moi, ce qui me donna quelque soupçon que peut-être il nous voulait prendre tous deux d’un coup de filet 41 . Le duel se fera donc, d’une certaine manière, par équipe : Saldagne se battra contre Verville, Saint-Far contre le Destin. Le Destin, flairant déjà la traîtrise de son ennemi, ne se dérobe pourtant pas ; son courage, son instinct l’invitent naturellement à faire bataille : « [i]l fallut absolument se battre avec les deux moins raisonnables hommes du monde 42 ». L’impératif du 38 Pour Jolene Vos-Camy, en effet, « les aventures burlesques de Ragotin ne font que s’exagérer le long du roman au point où on a quelquefois pitié de lui, alors que les extravagances de Destin se modèrent au fur et à mesure que le fil narratif avance ». Jolene Vos-Camy, « Les folies du Roman comique. Le caractère burlesque et romanesque de Ragotin et Destin », Cahiers du dix-septième. An interdisciplinary Journal, 11, 2 (2007), p. 56. 39 C’est aussi ce que remarque Daniel Riou : « [d]ans quatre [combats] sur cinq il s’agit en fait de situations irrégulières, Le Destin ne faisant que répondre à des attaques ou des embuscades dont il est l’objet. Il y a donc une seule occurrence de duel véritable tel que nous le connaissons, règlementaire, codifié, ritualisé et faisant la part nécessaire de l’honneur des combattants ». Daniel Riou, « La violence comme “disgrâce” et comme “épreuve” dans Le Roman comique de Paul Scarron », dans Martine Debaisieux et Gabrielle Verdier (dir.), Violence et fiction jusqu’à la Révolution, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 214. 40 Scarron est par ailleurs l’un des dramaturges comiques les plus célèbres au XVII e siècle. L’auteur du Virgile travesti a exploité le motif du duel au théâtre, notamment dans le Jodelet duelliste, qui développe une critique (légère et burlesque) du duel. Les vers conclusifs du monologue de l’acte IV insistent effectivement sur l’aspect aberrant du duel : « O qu’estre homme d’honneur est une sotte chose, / Et qu’un simple soufflet de grands ennuis nous cause ! » Paul Scarron, Jodelet duelliste, Paris, 1668, p. 58. 41 Paul Scarron, Le Roman comique, op. cit., p. 136. 42 Idem. Le duel au risque du ridicule 327 combat est plus fort que la raison, l’appel de la noblesse l’emporte sur le sens commun. C’est ainsi que le Destin tente d’abord, non par crainte mais par jugement 43 , de remettre le duel à plus tard, et de faire entendre raison à son adversaire aveuglé de colère. Ce dernier, plein de fougue, se jette alors sur le Destin, qui le maîtrise car « Dieu favorisa [s]a bonne intention 44 ». Vainqueur, le Destin se fait magnanime : « [c]et homme que vous haïssez tant […] vous donnera néanmoins la vie 45 ». Une fois cette clémence prononcée 46 , le Destin se précipite vers l’autre combat, pour séparer les adversaires. Alors qu’il désarme Saldagne pour mettre fin aux hostilités, le Destin reçoit « un coup d’épée par-derrière par le brave Saint-Far 47 ». L’antithèse « brave Saint-Far », qui est doublement déloyal (il frappe un adversaire de dos, qui vient de lui faire grâce de sa vie), insiste à l’inverse sur le caractère valeureux de Destin. Il est enfin possible de voir dans ce duel raté la naissance de Destin en tant que « noble » : ses parents lui ont arraché son titre, par cupidité et malice, et le fils, à grands coups de sagesse et d’épée, s’est gagné une place parmi les grands. La violence romanesque, plus codifiée et policée, agit alors comme un véritable processus de civilisation : elle est dûment encadrée par l’imaginaire héroïque, qui dispense une conception du monde où la vengeance se négocie d’homme à homme ; la violence burlesque, cacophonique et universelle, renvoie au motif ancien du mundus inversus, alors que la rixe est, plus ou moins généralement, une décharge passionnelle, irrésistible et, ce faisant, risible. Pour le dire en un mot : dans le romanesque, la violence civilise, dans le burlesque, elle ensauvage. Cette tension entre deux types de violence, l’une admise par convention, l’autre ridicule par définition, est surtout visible, dans Le Roman comique, en 43 Rappelons que Saint-Far est connu de Destin, puisqu’il s’agit du frère de son compagnon, Verville. Le conflit armé implique donc, en plus d’une interrogation sur la noblesse, une question de filiation et de loyauté. 44 Idem. 45 Ibid., p. 137. 46 Notons au passage que la pratique du duel est intimement liée à celle de la justice : « le duel dit judiciaire [est] une procédure criminelle, instituée aux fins de découvrir la vérité : on tenait alors pour certain que, Dieu ne pouvant laisser punir l’innocent, il fallait tenter par les armes de lui faire révéler ce qu’il était le seul à savoir ». Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982, p. 23. En cela, le duel s’oppose au droit monarchique, qui est l’instance par excellence de la justice. Le duel est considéré comme un crime de lèse-majesté à la fois parce que les duellistes contreviennent aux édits l’interdisant et parce que les combattants, en exécutant la justice, travestissent un droit avant tout royal. 47 Idem. Alex Bellemare 328 raison de la structure bipartite du texte, qui ménage un espace autant à la farce grasse qu’au romanesque le plus pompeux. Dans la deuxième moitié du XVII e siècle, le genre mêlé de l’histoire comique, depuis sa naissance traversée par des enjeux hybridant réalisme et caricature, connaît une sorte de crise : une nouvelle figure, un autre sociotype devient nécessaire pour cristalliser les enjeux narratifs et métacritiques au fondement du genre. Cette figure, ce sera celle du bourgeois 48 , que Furetière mettra en vedette (et en défaut) dans son bien nommé Roman bourgeois. 3. Le duel juridique. Pouvoir et distinction chez les bourgeois La question de la réputation, qui concerne la dimension publique de l’individu, est encore plus manifeste dans le duel qui s’effectue, non par les armes, mais par le biais de plaintes, de procédures judiciaires. Si les lieux et les moyens se distinguent du rituel classique du combat singulier (champ clos, choix des armes, équilibre des forces), il reste que ce que nous pouvons nommer ici la joute juridique poursuit exactement les mêmes objectifs : restaurer l’honneur, affirmer l’individualité, exprimer la vertu. Le duel à mains armées est, en cela, une forme définitive de justice : il s’agit d’un jugement permanent pour dédommager une faute souvent circonstancielle. Dans le combat singulier, la victoire a généralement valeur de vérité ; elle est une preuve, une manière de conclure durablement un différend. Dans la joute juridique, le combat est plus ouvert, moins catégorique, toujours sujet à des rebondissements inattendus. C’est surtout parce qu’un intermédiaire censément impartial s’immisce dans le conflit entre deux parties querelleuses que la joute juridique se civilise ; en incluant un magistrat, qui agit comme caution dans des affaires privées, la joute juridique devient publique, au contraire du duel qui, même s’il nécessite souvent la présence de certaines instances de pouvoir (témoins, parlements, familles), est surtout une justice personnelle. Ce qui singularise encore plus la joute juridique, chez Furetière, est le statut des combattants : ce sont des bourgeois qui guerroient par le biais du 48 Soulignons que le duel, qui persistera dans l’histoire malgré les nombreuses frondes légales auxquelles il fera face, fait également partie prenante du symbolisme bourgeois à la fin du XVIII e siècle : « [l]a Révolution légitime ainsi l’usage du duel hors de la noblesse ou de la caste militaire, inventant au passage le duel politique, les représentants du tiers état n’hésitant pas à relever le gant face aux représentants de la noblesse ». François Guillet, « L’honneur en partage. Le duel et les classes bourgeoises en France au XIX e siècle », Revue d’histoire du XIX e siècle, 1, 34 (2007), p. 58. Le duel au risque du ridicule 329 légal. Rappelons que la pratique du duel est le plus souvent réservée aux nobles, substrat de la nature guerrière de l’ordre des bellatores ; les bourgeois, classe montante dans la société de l’Ancien Régime, sont par définition exclus de ce rituel où se négocient pouvoir et distinction. Le titre de l’œuvre est, à cet égard, pour le moins programmatique : Le Roman bourgeois est construit sous la forme d’un oxymore, puisqu’un roman, pour Furetière, est nécessairement aristocratique (dans ses variantes précieuse, baroque et héroïque, notamment). En ajoutant l’épithète « bourgeois », qui est déjà un mini-manifeste métacritique, Furetière insiste sur le télescopage de deux univers narratifs traditionnellement incompatibles (ce qui est bourgeois n’est pas romanesque par convention). Effectivement, on y rencontre des personnages de la petite bourgeoisie parisienne et, plutôt que d’y entendre des récits d’amour dévorant, ce sont des intrigues de mariage qui prennent l’avant-plan. Il n’est pas étonnant, alors, de retrouver une forme de duel distinctive de la pratique aristocratique : on y remplace l’épée par la plume, le sang par l’encre. Parmi divers cas de figure, retenons le différend qui oppose, dans le second livre du Roman bourgeois, Collantine, une chicaneuse de carrière, et Charroselles - jeu anagrammatique avec le nom de l’écrivain polygraphe Charles Sorel -, un auteur passablement bougre et malveillant. Dans un triangle amoureux 49 , qui tient davantage de l’intrigue administrative que de la passion véritable, Collantine montre régulièrement que c’est bien elle qui détient la balance du pouvoir. Énergique, ayant de l’initiative, Collantine évoque ses frasques judiciaires comme de véritables exploits héroïques, des actions honorables qui exigent respect et admiration ; bref, des faits d’armes. En effet, le portrait brossé par le narrateur met en relief, sur le mode décalé de la satire, ses extrêmes qualités de plaideuse : « [c]e merveilleux génie qu’elle avait pour la chicane parut surtout à l’école lorsqu’on l’y envoya, car elle n’eut pas sitôt appris à lire ses sept Psaumes, quoiqu’ils fussent moulés, que des exploits et des contrats bien griffonnés 50 ». Le narrateur ajoute quelques lignes au portrait, de nouveau en associant des qualificatifs aristocratiques à des actions détestables 51 : 49 Le juge Belastre, qui arbitre les chicanes, est aussi une partie intéressée : il souhaite épouser Collantine, qui s’y refuse avec une obstination acharnée. 50 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF- Flammarion, 2001, p. 232. 51 C’est aussi ce qu’Ansgar Thiele remarque, à propos de l’association entre qualités nobles et agissements médiocres : « [l]e comique est d’abord celui d’un contraste entre les attributs et comportements d’un noble et d’un bourgeois ». Ansgar Thiele, « L’émergence de l’individu dans le roman comique », XVII e siècle, 54, 215 (2002), Alex Bellemare 330 Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l’âge le fléau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu’un procureur de seigneurie l’est des villageois, je lui laisserai passer une partie de sa vie sans en raconter les mémorables chicanes, qui ne font rien à notre sujet jusques au jour qu’elle connut notre censeur héroïque 52 . Le narrateur décrit Collantine comme s’il s’agissait d’une héroïne militaire, dont les succès seraient autant d’histoires légendaires. Il insiste encore : « [i]l n’y a rien de plus naturel à des plaideurs que de se conter leur procès les uns aux autres 53 ». Les bourgeois que sont Collantine et Charroselles cherchent à s’élever de leur condition, en adoptant un vocabulaire qui renvoie à l’héroïsme, mais en faisant de petits procès, en s’envasant dans d’interminables litiges. En exploitant les rouages de la justice, Collantine combat sa condition à force de procédures, notamment en prenant possession du bien d’autrui, c’est-à-dire en traînant tout un chacun en justice 54 . Le légal est un pouvoir qui permet à la fois de déposséder autrui et de s’enrichir personnellement ; il s’agit d’une violence retorse, car légitimée par l’institution. Il en va de même de la dynamique des sentiments. Le mariage qui sera finalement conclu entre Collantine et Charroselles renverse considérablement la thématique (héroïque) de l’amour-passion. Les deux époux s’enlisent dans d’infinis conflits plutôt que dans de chaudes embrassades ; Collantine refuse d’ailleurs d’être sous la tutelle de son mari - en cela, Furetière déconstruit la topique du mariage, puisqu’aucun parent n’est impliqué dans l’affaire matrimoniale, et que la femme choisit de se placer dans une séparation de biens. Charroselles, plaideur parasite lui aussi, préfère ses livres ridicules et ses affaires personnelles à son contrat de mariage. Bref, les deux amoureux de façade se sont reconnus : les meilleurs duellistes doivent s’épouser, puisque la ferveur de la querelle détermine, en somme, la valeur de l’individu. p. 260. Le comique, ici, réside dans la disproportion, dans le décalage entre l’intention et la réalité. 52 Ibid., p. 233. 53 Idem. 54 Pour Philippe Gérard, « [l]es discussions entre Collantine et l’écrivain Charroselles permettent à Furetière de dénoncer, sous couvert de l’ironie, non plus les travers d’individus déterminés, mais les vices de la justice et de ses auxiliaires en général ». Philippe Girard. « Rationalité du droit et fiction littéraire », dans François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard et Michel van de Kerchove (dir.), Lettres et lois : le droit au miroir de la littérature, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires de Saint-Louis, 2001, p. 347. Le duel au risque du ridicule 331 En définitive, les multiples procès de Collantine sont autant de combats, autant de moyens pour exprimer une valeur qui n’existe désormais que dans l’ordre du judiciaire. Comment, en effet, un bourgeois peut-il montrer sa bravoure, exprimer son excellence et son adresse ? Avec Le Roman bourgeois, Furetière répond que la dispute judiciaire, qui est une façon éminemment publique de régler des désaccords privés, est, pour le bourgeois en manque de gloire, une sorte d’équivalent légitime à la pratique (criminelle) du duel, étant toujours l’exclusive des nobles. Collantine l’emporte sur tous ses adversaires par son ardeur aux litiges : elle supplante l’autorité acquise du juge, elle renverse les prétentions poétiques de l’écrivain. La parole juridique devient l’arme avec laquelle le bourgeois chicaneur peut guerroyer sans vergogne. En conclusion, il apparaît que la représentation du duel, dans l’histoire comique, se distribue en trois grandes catégories (qui ne sont ni mutuellement exclusives, ni chronologiquement déterminées) : le duel burlesque, le duel héroï-comique et le duel juridique sont autant un procédé de désacralisation de l’honneur aristocratique qu’un moyen par lequel l’individu déclassé s’affirme. En effet, les duels pleinement isolés, qui sont construits selon la dramaturgie rituelle du roman baroque, sont assez rares dans un genre qui présente plus volontiers des bagarres générales, des querelles bruyantes où les combattants deviennent, en quelque sorte, anonymes puisqu’ils représentent une passion universelle. Ce déséquilibre entre mêlées cacophoniques et combats singuliers est symptomatique du personnel romanesque représenté : dans l’histoire comique, en effet, l’individu - même s’il renvoie à des types - est ancré dans un univers comique, médiocre ; de façon générale, il n’aspire pas à la singularisation. Les duels, les combats, la violence sont autant de pulsions, instantanées et indomptables, pour concrétiser un pouvoir sur autrui ; qu’il soit burlesque, héroï-comique ou encore juridique, le duel dans l’histoire comique est moins une affaire de justice pure (qui supposerait une réflexion, une analyse au long cours) que l’expression d’une domination. À la façon du carnaval et du motif du mundus inversus, les bagarres sont, dans une perspective sociale, politique et anthropologique, un désordre qui crée un ordre nouveau. Bibliographie Sources Claireville, Onésime de. Le Gascon extravagant, éd. Felicita Robello. Albano Terme, Piovan, 1984. Alex Bellemare 332 Cyrano de Bergerac, Hercule Savinien. Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. Jean-Charles Darmon et Alain Mothu. Paris, Desjonquères, 1990. Cyrano de Bergerac, Hercule Savinien. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, suivi du Fragment de physique, éd. Madeleine Alcover. Paris, Honoré Champion, 2004. Furetière, Antoine. Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal. Paris, GF-Flammarion, 2001. L’Hermite, Tristan. Le Page disgracié, éd. Jacques Prévot. Paris, Gallimard, 1994. Scarron, Paul. Jodelet duelliste. Paris, 1668. Scarron, Paul. Le Roman comique, éd. Claudine Nédelec. Paris, Classiques Garnier, 2011. 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