eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

Anne-Elisabeth Spica (éd.): Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur. Champion: Paris, 2014 («Sources classiques, 115»), 1380 p, 3 illustrations, 2 vols.

2016
Volker Kapp
Comptes rendus 391 Anne-Elisabeth Spica (éd.) : Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur. Champion : Paris, 2014 (« Sources classiques, 115 »), 1380 p, 3 illustrations, 2 vols. Depuis le XVII e siècle, Le Berger extravagant n’était accessible que dans l’édition anastatique parue chez Slatkine en 1972. Anne-Elisabeth Spica édite finalement la version revue et considérablement augmentée par Sorel, qui surpasse la première édition tant par l’originalité de sa structure que par la richesse littéraire des ajouts intercalés. Cette option est donc tout à fait justifiée. Un des buts du remaniement de la première édition est le « souci de clarté » (LVIII). Sorel envisage « la nécessité d’un vraisemblable externe, dans la fable comme dans l’histoire » (LX) et « s’attache aussi à simplifier au fur et à mesure des additions la lecture des Remarques et l’identification des sources ou références » (LXII). Il oppose aux fantasmagories de la « fiction » mensongère une « histoire véritable » en profitant de sa familiarité avec Lucien de Samosate. Recourant à la protreptique poétique, analysée dans les années 70 par Wolfgang Leiner, la structure de cet Anti-Roman « relève de l’anamorphose romanesque destinée précisément à redresser les perspectives aberrantes au sein même de la fiction » (XLIV). Le personnage de Clarimond, présenté comme auteur du Banquet des Dieux (208-239), œuvre parodique selon le modèle des épopées bernesques de Tassoni et de Bracciolini, se moque tout au long du roman des fictions mensongères et prononce au treizième livre une « Harangue […] Contre les Fables Poëtiques et les Romans » (983-1016) à laquelle le personnage de Philiris répond par une « Harangue […] pour les Fables » (1017-1032). Faisant la synthèse des plaidoyers antagonistes, les « Remarques » plaident « pour Clarimond contre Philiris » (1093). La Mythologie de Natale Conti, traduite par J. Baudoin (1627), est condamnée à plusieurs reprises dans les différentes Remarques. Loin de se réduire à une astuce anodine, le changement de titre annonce un remaniement fondamental de l’ouvrage dont les qualités littéraires sont supérieures à celle de la première version parue sans nom d’auteur. Les spécialistes eurent tort de négliger le déplacement des « Remarques » qui passent de la fin de l’ouvrage entier au terme de chaque livre de sorte à modifier profondément toute sa structure caractérisée dorénavant par le fait d’« alterner livre d’intrigue et livre de Remarque » (XI). Si les analogies avec une pratique littéraire et critique surgies au siècle dernier sont indéniables, les divergences dues à l’altérité d’une culture littéraire importent encore plus. Mme Spica plaide à juste titre pour une anticipation du procédé de Gide de créer une interaction entre les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs. Elle se garde toutefois d’assimiler le roman de PFSCL XLIII, 85 (2016) 392 Sorel aux principes déduits du modèle de Gide et exploités tant par les romanciers que par les critiques du XX e siècle en identifiant les éléments spécifiques de l’écriture romanesque de cet Anti-Roman. Les nombreuses histoires intercalées documentent ces liens avec les romans alors très prisés bien qu’elles en modifient profondément la signification. L’originalité de Sorel consiste à mettre en doute les bases du genre romanesque tout en se ressourçant à la poétique de ce genre ainsi qu’aux pratiques littéraires de son époque. Cette utilisation ludique des procédés constitue un des charmes de cette deuxième édition remaniée du Berger extravagant, que son auteur publie sous le nom de Jean de la Lande. Elle conteste les clichés exploités par le monde littéraire aussi bien que son impact sur la civilité. Pour y parvenir, Sorel situe cette contestation à l’intérieur d’un long divertissement des nobles qui, à la suite d’Anselme profitant de sa rencontre fortuite sur les bords de la Seine avec un jeune homme déguisé en berger, font semblant de prendre au sérieux les folies du protagoniste. Le point crucial est la confusion des fantasmagories littéraires avec la réalité. Dans le troisième livre, Sorel utilise un cliché connu lorsque Lysis, invité par Anselme à l’Hôtel de Bourgogne, prend « la Comedie pour une verité » (202) et prononce sur la scène un discours qui fait interrompre la représentation d’une pastorale. Dans les livres suivants il varie avec virtuosité ce motif de confusion dans beaucoup d’épisodes divertissants. L’assentiment des nobles aux extravagances de Lysis sert de prétexte pour rendre gais, pendant un certain temps, les loisirs de l’aristocratie à la campagne, qui s’y amuse du protagoniste ressortissant de la bonne bourgeoisie parisienne. À la fin du roman, Clarimond découvre au protagoniste les « grands secrets touchant les histoires que l’on luy a contées, et luy monstre qu’il ne faut point estre berger ny en porter l’habit pour vivre heureux » (1140). Lysis, désabusé de ses fantasmagories ridicules, épouse Charite qu’il a courtisée auparavant en vain dans l’optique et avec les clichés du roman pastoral. La fiction accusée d‘être mensongère et l’histoire véritable jettent, chacune à leur manière, une lumière sur les rapports entre littérature et société dans le premier XVII e siècle. Lysis, qui ose demander à un libraire « N’avez-vous point, Les Amours du Berger Lysis ? » (243), encourage, par ailleurs sans succès, plusieurs personnes à transformer son histoire en roman d’où son serviteur Carmelin serait exclu. Anselme peint un portrait « par Metaphore » - par conséquent fantaisiste et ridicule - de Charite, la bienaimée de Lysis, qui s’enthousiasme du fait qu’il représente « les beautez des visages par figure Poëtique » (113). Quelle idée ingénieuse pour se rire du langage et des procédés des romans et des poésies d’amour ! Comptes rendus 393 Le lecteur du XXI e siècle est dépaysé en découvrant dans cet Anti- Roman « un ensemble incohérent, plus tout à fait roman, pas tout à fait encore discours critique » (XXXVIII), mais il évalue par-là la manière dont Sorel substitue la refondation du genre à une pratique réfutée de l’écriture romanesque. Dans cette optique, l’intrigue de la fiction romanesque et sa contestation au nom d’une entreprise non-fictionnelle sont inséparables, et la combinaison des deux registres va jusqu’à la contradiction des deux plans. Dans le sixième livre, Clarimond riposte à Lysis, désespéré des paroles de Charite qui le « feront mourir de douleur » (463), par un discours qu’il ne comprend pas. Le narrateur remarque alors que « Clarimond ne l’entendoit guere luy mesme » parce qu’il « vouloit expliquer un galimatias par un autre galimatias, encore plus obscur » (463). De telles contradictions ne sont pas une des moindres qualités de cette œuvre fascinante. Les spécificités du roman de Sorel, qui risquent de nous échapper faute de pouvoir percevoir la portée du réseau intertextuel présupposé, nous rendent familiers avec le haut niveau des connaissances de Sorel, polygraphe versé dans bien des domaines inconnus maintenant même aux spécialistes de la littérature de cette époque. Contentons-nous de mentionner un exemple où l’historien de la rhétorique doit reconnaître les limites de ses connaissances. Carmelin « sembloit n’estre venu au monde que pour faire rire les autres » (373) quand il se ressource aux Marguerites françoises (1605), recueil de lieux communs édité de nouveau en 2003 par Ch.-O. Stiker-Métra. Ces Marguerites sont qualifiées de « livre remply de toutes sortes de discours fort utiles pour aprendre à mal parler François » (356), jugement qui confirme les attaques de Flaubert contre les lieux communs. Ce manuel est bien connu des spécialistes de rhétorique, qui s’amusent à voire Carmelin s’y ressourcer pour remédier au manque de savoir. Le narrateur constate avec ironie que les « femmes et les hommes qui n’ont pas étudié ne connoissent pas la grace des discours de Carmelin » (356), mais Lysis, qui l’a embauché, « avoit si fort troublé la cervelle, qu’il ne prenoit goust à rien qu’à ses imaginations » (373). Cependant, on a besoin de l’érudition de Mme Spica lorsque Carmelin fait une comparaison énigmatique : « Comme la pierre Panthaura, disent Pline et du Vair, amene à soy tout ce qui en approche ; ainsi la vertu tire à soy tout le monde » (330). Lysis admire ce galimatias, dont le romancier se moque en notant que Carmelin « est docte » (330). Les « Remarques sur le quatrième livre » reviennent sur cette pierre Panthaura, dont Mme Spica note qu’elle est mentionnée par Du Vair dans De L’Eloquence françoise, par Pline où « il pourrait s’agir de la magnétite » (357 note 33) et d’une autre pierre mentionnée dans la Vie d’Apollonius de Tyane. La combinaison de ces trois sources ne va pas de soi, même pour ceux qui connaissent chacun de PFSCL XLIII, 85 (2016) 394 ces ouvrages. Qui a lu « ce que dit Baptista Porta dans sa magie naturelle » (422= G. Della Porta, Magia naturalis trad. fr. La Magie naturelle, 1631) ? Ne parlons pas de Camerarius (354) dont les Méditations historiques sont traduites par Simon Goulart (1608). L’éditrice de cette édition critique a bien reconnu la nécessité d’éclairer le réseau intertextuel dont se nourrit cette fiction romanesque. Rares sont les notes où elle se sent amenée à reconnaître l’échec de son effort pour éclairer une allusion. Le texte de cet Anti-Roman est d’une longueur décourageante pour un lecteur pressé (1-1179), étendue que les notes abondantes renforcent tout en rendant cette édition encore plus précieuse. L’introduction (IX-CXXIX) et la bibliographie (1181-1267) confirment l’érudition de l’éditrice. La section des « sources » est divisée en « Œuvres de Charles Sorel » (1182-1190), « Sources antiques et recueils mythographiques » (1190-1194), « Sources romanesques et fictions narratives en prose » (1194-1205), « Sources autres que les fictions narratives en prose » (1205-1230) et « Études critiques » (1231-1267), où sont enregistrés des travaux dans plusieurs langues. On constate donc que les soins d’une édition critique se combinent avec le courage d’affronter le défrichement des renvois souvent énigmatiques et des allusions innombrables dans lesquels notre polygraphe étale ses vastes connaissances qui n’ont rien de pédantesque. Quel travail admirable que de mettre à la disposition de nous autres critiques cette mine riche du savoir livresque d’un auteur du premier XVII e siècle, qui nourrit son imagination romanesque aussi bien que sa théorie littéraire de tout le spectre des connaissances de son époque ! Cette œuvre illustre bien les raisons qui incitèrent Furetière à expliquer dans son Dictionnaire le mot « littérature » par « doctrine, érudition, connaissance profonde des Lettres ». On ne peut pas assez remercier l’éditrice du service qu’elle nous rend par ses notes explicatives, qui garantiront à cette édition un splendide avenir. Outre le plaisir de la lecture de cet Anti-Roman et de ses Remarques, on pourra se renseigner, dans les commentaires, sur bien des aspects peu connus de l’univers mental du premier XVII e siècle. Un « Index personarum et titulorum » (1315-1377) facilite la consultation de cette édition. Le « Glossaire » (1269-1314) est à mettre en relation avec le chapitre « La langue du Berger extravagant » (XCII-CXXXVII) parce que Mme Spica ne se contente pas de faciliter la compréhension de la langue préclassique mais elle prend au sérieux l’ambition de Sorel, élève de Malherbe et de Théophile, de contribuer à « façonner la nouvelle langue » (XCIII). Les corrections de l’édition de 1634 documentent « la volonté, constante chez Sorel, d’épouser au plus près les évolutions de la langue » (944, note 36). L’éditrice analyse consciencieusement les différents aspects de la langue combinant ainsi ses compétences de critique littéraire avec Comptes rendus 395 celles d’historienne de la langue. Les « Remarques sur le treiziesme livre » disent à propos de Ronsard qu’on « appelloit de son temps une licence Poëtique, ce que l’on apelle maintenant des fautes » (1060). Dans l’orthographe, il faut « distinguer ce qui relève de l’auteur et ce qui relève des protes » (XCIV), dont la négligence est dénoncée par le romancier. Mme Spica renonce à la modernisation du langage afin de se distancier d’une vision téléologique qui réduit la langue du préclassicisme à un état passager contribuant seulement à l’évolution vers la norme classique. Répondant « à l’horizon d’attente linguistique de ses lecteurs », Sorel est « inspiré par la recherche de clarté et de simplicité » (CXXXVI). La fiction romanesque signale les modèles dont s’inspire l’action fantaisiste. Dans le premier livre, Lysis veut « encherir sur la fidelité de Sirene et de Celadon » (41), l’un héros de la Diane, l’autre de L’Astrée. Fontenay qualifie Lysis de « successeur de Don Quixote de la Manche » dont il a hérité « la folie » (336). Le protagoniste s’imagine « qu’il estoit dans le Forests, et encore qu’il ne viste plus goutte, il pensoit bien remarquer les lieux » (251). Le modèle de L’Astrée détermine toute l’action. Le narrateur ne cesse de le signaler mais il omet d’aborder un fait qui frappe le lecteur de Madame Bovary : ce n’est pas une femme à laquelle les fantasmagories littéraires tournent la tête. Le protagoniste du Berger extravagant est un homme parce que, selon le roman pastoral, le sexe masculin est censé assumer le rôle de serviteur d’une femme, mais les personnages féminins de notre roman sont aussi plutôt sobres. Sorel attaque de front ses collègues, cibles du programme de dérision des victimes de la transposition de l’illusion romanesque dans la vie réelle. La « Conclusion de l’Anti-Roman » attaque par exemple Rabelais qui « n’est remply que de sots contes qui sont si monstrueux qu’un homme de bon jugement ne sçauroit avoir la patience de lire tout » (1163). Faisant une comparaison du Berger extravagant avec Cervantès, elle prétend que « les inventions n’y sont pas grandes, et qu’il est bien plus beau de voir Lysis sortir de son extravagance par des raisons qu’il ne peut refuter, que Dom Quixote qui sort de la sienne sans que l’on dise par quel moyen, sinon que c’est un miracle » (1159). Le Don Quichotte a connu un regain d’intérêt au XVIII e siècle. Cette donnée s’est tournée au désavantage du Berger extravagant de Sorel mais elle ne diminue pas l’importance de cette édition critique qui nous permettra de redécouvrir cette œuvre remarquable du premier XVII e siècle. Volker Kapp