eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Entre révérence et impertinence: la cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635

2011
Goulven Oiry
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Entre révérence et impertinence : la cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 G OULVEN O IRY (Université Paris-Diderot / Institut d’Urbanisme de Lyon) Notre regard sur la dramaturgie comique du début des années 1630 semble largement dépendre de l’interprétation que l’on donne des premières comédies de Corneille. La critique 1 a montré que l’auteur de Mélite, de La Veuve, de La Galerie du Palais, de La Place Royale et de La Suivante 2 invente un rire « honnête », conforme aux aspirations de la haute société parisienne. Le théâtre cornélien s’arroge un « prestige mondain » 3 en exprimant les valeurs propres à l’élite polie. L’exaltation de la civilité n’équivaut pas, toutefois, à une apologie univoque des manières de cour. Certains textes, tels Alizon de Discret, Le Railleur d’André Mareschal ou Les Vendanges de Suresnes de Pierre Du Ryer, donnent de l’univers curial et des personnages aristocratiques qui le fréquentent une représentation critique, sinon une satire corrosive. A la lumière d’une dizaine de pièces des années 1629-1635 4 , nous verrons que la 1 Voir notamment Colette Scherer, Comédie et société sous Louis XIII. Corneille, Rotrou et les autres, Paris, Nizet, 1983 ; Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996, pp. 111-114 ; Véronique Sternberg, « Morale et civilité sur la scène comique au XVII e siècle », Littératures classiques, 58 (2006), pp. 177-190. 2 Mélite ou les Fausses Lettres, La Veuve ou le Traître trahi et La Galerie du Palais ou l’Amie rivale sont jouées respectivement lors des saisons 1629-1630, 1631-1632 et 1632-1633. Elles sont publiées en 1633, 1634 et 1637. La Place Royale ou l’Amoureux extravagant et La Suivante sont représentées durant la saison 1633-1634, imprimées en 1637. 3 Colette Scherer, op. cit., p. 23. 4 Outre les cinq comédies de Corneille mentionnées, nous avons pris en considération La Comédie des comédies de Du Peschier (1629), Les Galanteries du Duc Goulven Oiry 410 comédie dessine une vision ambiguë du courtisan et, sur ces bases, nous chercherons à interpréter les rapports qui se nouent entre la cour et la ville sous Louis XIII. La cour sur la scène comique, avant 1630 Pour saisir au mieux l’originalité qu’apporte le théâtre du début des années 1630, il importe de le mettre en regard de la tradition comique antérieure. A la Renaissance et au début du XVII e siècle, la cour est quasiment absente de la dramaturgie comique. La comédie française représente une ville, généralement Paris, pour mettre en scène une humanité moyenne, d’extraction essentiellement bourgeoise, mais aussi populaire. Les rares allusions à l’univers curial se lestent le plus souvent d’une signification satirique. Le marchand Josse apparaît ainsi dans les Esbahis de Jacques Grévin (représentés en 1560) pour stigmatiser la cruauté des « gens de court », et l’impunité avec laquelle ils trompent les « pauvres » citadins : non contents de leur rendre la vie toujours plus chère, ces « gentilshommes » leur voleraient leurs femmes 5 . Dans Le Morfondu de Pierre de Larivey (publié en 1579), le valet Lambert raille les embrassades démonstratives des galants Charles et Philippes, en comparant leurs « caresses » aux « nyaiseries » des courtisans 6 . L’aristocratie n’est habituellement évoquée que pour être moquée. Avatars d’une longue tradition ouverte par Plaute, les figures de soldats fanfarons permettent de tourner en dérision l’élite guerrière, ou du moins ceux qui prétendent en faire partie. Le miles gloriosus se montre fasciné par un univers nobiliaire qu’il érige systématiquement, et donc comiquement, en modèle absolu. Illustration caricaturale du type, le capitaine des Ramoneurs (1624) n’a de cesse de se réclamer de la cour : CAPITAINE : Apprend que les plus hupez de la Cour s’imputent à grandissime honneur lorsque je me familiarise avec eux de la sorte. d’Ossonne de Mairet (jouées en 1632, publiées en 1636), Les Vendanges de Suresnes de Du Ryer (jouées en 1633 ou 1634, imprimées en 1635 ou 1636), Alizon de Discret (jouée probablement en 1635, publiée en 1637) et Le Railleur de Mareschal (écrit en 1634 ou 1635, publié en 1637). La sélection ne se veut pas exhaustive. 5 Jacques Grévin, Les Esbahis, scène 1 de l’acte I, vers 8-33, Paris, Honoré Champion, « Société des Textes Français Modernes », édition d’Elisabeth Lapeyre, 1980, pp. 91-92. 6 Pierre de Larivey, Le Morfondu, scène 4 de l’acte I, dans : Ancien Théâtre François ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille, Paris, Chez Pierre Jannet, tome V, « Bibliothèque Elzévirienne », 1855 ; Kraus Reprint, Millwood, N.Y., 1982, p. 308. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 411 PHILIPPES : Je ne desire point de rien apprendre en si mauvaise Ecole 7 . Inscrit dans l’orbite royale, le gentilhomme mégalomane se conçoit luimême comme l’astre central d’une petite cour. Mais son entourage grotesque ne rassemble qu’une foule de rôtisseurs, pâtissiers et autres taverniers : CAPITAINE : Ce mariage me remet en credit, redonne une petite Cour à ma suite, de paumiers, Taverniers, rotisseurs, parfumeurs, Barbiers d’Estuves et paticiers, qui se ruent à qui premier accolera la cuisse du Capitaine Scanderberg. Importunitez qui commancent à me facher, et qui m’obligeront de prendre quatre Suisses pour leur empecher l’abord de ma personne, si necessaire à la France. 8 Le Capitaine a beau rêver de la cour, il demeure un homme de la ville, et des plus ridicules. Cette même comédie des Ramoneurs esquisse une critique des manières et des dépenses ostentatoires des courtisans. La maquerelle Claude préfère de vieux bourgeois solvables à de jeunes courtisans prompts à payer en monnaie de singe : « J’aime mieux voir chez moy de ces Vieillards posez qui ont l’escarcelle bien garnie, que ces jeunes écervelez de Courtisans qui ne payent qu’en gambades, et croyent qu’on leur en doive de retour » 9 . Parmi les pièces comiques de la Renaissance et des débuts du XVII e siècle, seule la comédie des Néapolitaines de François d’Amboise (1584) semble traduire un regard positif sur la cour. Le protagoniste Augustin est parti retrouver son amante Angélique. Loys, son serviteur, donne le change à Ambroise, marchand parisien et père du jeune homme. Il lui fait croire qu’Augustin presse des courtisans de ses assiduités intéressées. Le prétexte, inventé, ne nous en renseigne pas moins sur l’image qui était associée aux hommes de cour. Les courtisans constituent une protection et une clientèle, une espérance de gains et de gratifications sociales. Leur faveur est donc activement recherchée par les citadins : LOYS : Sire, je viens d’avec mon maistre. AMBROISE : Où l’as-tu laissé ? (…) LOYS : En bonne compagnie, avecques gens de bien qui luy peuvent beaucoup ayder et à vostre maison. 7 Les Ramonneurs. Comédie anonyme en prose, scène 5 de l’acte II, Paris, Librairie Marcel Didier, « Société des Textes Français Modernes », édition critique d’Austin Gill, 1957, p. 55. 8 Idem, acte III, scène 5, pp. 88-89. 9 Idem, acte V, scène 5, p. 147. Goulven Oiry 412 AMBROISE : Quelles gens sont-ce ? LOYS : Ce sont des seigneurs de la court qui sont naguères venus en ceste ville. AMBROISE : Et quelle affaire avoit-il avec eux ? LOYS : Du temps qu’il a esté à la court par vostre commandement, il leur a vendu plusieurs choses, quelquefois à credit, et quelquefois argent content, leur delivrant tousjours tres bonne marchandise, à pris raisonnable. Par ce moyen, il a si bien gaigné leur amitié, qu’ils luy veulent à present beaucoup de bien et en font cas. J’ay veu souvent qu’ils luy ont fait de bonnes offres. Maintenant qu’ils sont en ceste ville, il n’a voulu faillir de les aller voir, et leur tient bonne compagnie pour entretenir leur amytié. Ce n’est pas tout d’aquerir des amis, il les faut garder. AMBROISE : Et bien ! quel profit en peut-il avoir ? LOYS : A ! sire, vous l’entendez trop mieux que moy ! AMBROISE : Et comment ? LOYS : N’estimez-vous rien avoir accointance avec gens d’auctorité et de credit ? Premièrement, vous leur vendez mieux vos marchandises que aux autres, car estant nourris aux grandeurs, ils ont le cœur plus grand et sont plus liberaux ; davantage vous aquerez un appuy, un support contre vos ennemis pour le repos de la vieillesse, et à vos enfans donnez le moyen d’esperer des estats et des benefices, s’ils sont gens de bien, ce que tous vos escuz ne sçauroient faire. 10 Le prologue des Néapolitaines affirme très fortement l’ancrage parisien de la pièce en même temps qu’il revendique le bien dire des gens de cour. Le propos liminaire fait d’Augustin l’emblème de l’intrigue : Voicy venir un enfant de Paris assez secret et discret en ses amours, qui aura l’honneur d’entamer ce gasteau. Oyez-le, s’il vous plaist, avec faveur et attention. Il dit assez proprement et parle bon courtisan pour un homme de sa sorte, car au temps qui court chacun veut prendre un peigne et s’en mesler ; chacun veut ecorcher le renard. 11 L’hommage aux belles façons pourrait n’être qu’apparent. Si le savoir-vivre courtisan est défini comme la pierre de touche du raffinement, ce n’est pas sans une certaine malice. 10 François d’Amboise, Les Néapolitaines, acte II, scène 7, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, Paris, Laplace et Sanchez, édition d’Edouard Fournier, 1871 ; Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 145. 11 « Prologue ou avant-jeu », idem, p. 134. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 413 Lorsque la comédie des années 1550-1630 parle de la cour, c’est donc d’abord avec irrévérence, laquelle n’exclut pas toujours une admiration inavouable. Certaines farces, comme celles que l’on attribue à Tabarin, radicalisent cette ambivalence. Le Recueil général des rencontres, questions, demandes et autres œuvres tabariniques avec leurs responses (1622), qui se présente comme une transcription a posteriori des bons mots du farceur de la Place Dauphine, est adressé aussi bien aux courtisans qu’aux bourgeois et au peuple de Paris. « Le courtisan » est censé « y apprendre une diversité et changement correspondant à son humeur » 12 . Pourtant, l’aristocratie et son mode de vie luxueux font surtout l’objet de sarcasmes. Les dialogues opposent un maître idéaliste à son valet Tabarin, trivial, facétieux et provocateur. Le premier fait volontiers référence à la cour. Les Grands servent de caution à son pédant propos. Tabarin, à l’inverse, dénigre plaisamment les courtisans en faisant valoir les métiers de Paris ou en réhabilitant les fripons 13 . L’antithèse entre la cour et la ville populaire est l’un des supports de la confrontation entre le Maistre et son turbulent valet, l’un des pivots du processus de rabaissement burlesque. Tabarin affirme appartenir à la noblesse de sang « car (son) père estoit boucher » 14 . Galants et « muguets » sont impliqués dans une série de railleries, qui compromettent la courtoisie dans des blagues scatologiques ou sexuelles 15 . La moquerie culmine dans la « fantaisie » suivante : TABARIN : Qui sont ceux qui sont les mieux suivis ? 12 « A messieurs les disciples et sectateurs ordinaires de la philosophie de Tabarin, Docteur Regent à Paris, en l’Université de l’Isle du Palais », dans les Œuvres complètes de Tabarin avec les rencontres, fantaisies et coq-à-l’âne facétieux du Baron de Gratelard. Et divers opuscules publiés séparément sous le nom ou à propos de Tabarin. Le tout précédé d’une Introduction et d’une Bibliographie Tabarinique, Paris, P. Jannet, édition de Gustave Aventin, 1858, tome I, p. 9. 13 Dans l’« Inventaire universel de toutes les fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres et conceptions de Tabarin », idem, tome II, voir les « Fantaisies et dialogues » XII (Qui sont les plus prodigues, pp. 48-49), XXX (Quel est le mestier le plus honorable, pages 77-78), XXXIV (Quel est l’homme le plus glorieux, pp. 84-85) ou LIII (Qui sont ceux qui ne doivent rien à personne, pp. 115-116). 14 Op. cit., tome I, question XXIX En quoy consiste la noblesse, p. 74. 15 Dans le « Recueil général des rencontres, demandes et responses tabariniques », op. cit., tome I, voir les questions XXV (Qui sont ceux qui sont les plus courtois, pp. 67- 68) et XXXII (A qui on doit porter plus de reverence : à un estron, ou à du musc, pp. 79-80). Dans « La seconde partie des questions et rencontres de Tabarin », op. cit., tome I, voir la question XII (Qui sont les meilleurs tripotiers de la France, pp. 161- 162). Goulven Oiry 414 LE MAISTRE : Ceux qui ont plus de suite sont ordinairement les grands de la cour… Les grands sont tousjours les mieux suivis, car ils sont les plus courtisez ; jouxte qu’un nombre infini de personnes de qualité se joignent à eux, les uns pour y avoir quelques places, les autres pour pratiquer quelque charge et y gagner le maniement de quelque office, les autres pour s’y mettre à l’abry et se deffendre des torts, injures et malefices dont on pourroit user envers eux. Enfin chacun est bien aise d’avoir accès chez les grands pour se renommer d’eux. Il n’y a personne qui ne tienne à grande faveur d’estre à leur suitte. TABARIN : Ce n’est pas là où gist le lièvre, mon maistre. Ceux qui sont tousjours les mieux suivis sont les gueux, car ils ne cheminent jamais sans un escadron de poux, et des plus gros ; ils ont une avant-garde, arrièregarde, cornette, cavallerie et infanterie pour le champ de bataille. Il est d’ordinaire dans leurs chausses ; c’est le rendez-vous de toute la compagnie 16 . La retombée burlesque nous fait passer du visage lumineux du courtisan aux chausses du vilain. Les « poux » des manants font pendant aux « courtoisies » des Grands, alors que la gueuserie est dépeinte comme une noblesse d’épée parodique. De l’honnêteté à la théâtralité : le Paris mondain dans les comédies de Corneille C’est en rupture avec ce rire extrêmement leste que Corneille conçoit ses premières comédies. Dans l’ « Examen » de Mélite, écrit en 1660, le dramaturge lie le succès de sa pièce à la volonté de distinction qu’elle mettait en œuvre : La nouveauté de ce genre de Comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune Langue, et le style naïf, qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avait jamais vu jusque-là que la Comédie fit rire sans Personnages ridicules, tels que les Valets bouffons, les Parasites, les Capitans, les Docteurs… 17 16 « Inventaire universel de toutes les fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres et conceptions de Tabarin », op. cit., tome II, « Fantaisie et dialogue » XXXVII Qui sont les mieux suivis, pp. 88-89. 17 Pierre Corneille, « Examen » de Mélite, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, édition de Georges Couton, 1980, pp. 5-6. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 415 Dans son adresse « Au lecteur » de La Veuve, Corneille justifie l’usage de la « prose rimée » par la « ressemblance » voulue avec le parler des « honnêtes gens » 18 . Il ne s’agit plus de forcer le trait pour faire rire, mais de transcrire les comportements de la société polie. On a largement souligné que le nouvel art comique travaille à tisser une connivence avec son public 19 . Corneille s’adresse d’abord aux Grands : il dédie le texte de Mélite à Monsieur de Liancourt, premier écuyer du roi 20 . Entendait-il se faire valoir ? La tentative fut concluante : si l’on en croit son « Examen », la pièce permit à Corneille de se faire « connaître à la Cour » 21 . Le public de Corneille est également constitué des hauts dignitaires de la ville : des administrateurs, des officiers et des magistrats gravitant autour de la cour 22 . Les personnages de Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais, La Place Royale et La Suivante semblent surgir de ce beau monde. La Galerie du Palais se joue ainsi dans un périmètre délimité par le faubourg Saint-Germain (au sud), la Croix du Tiroir (à l’ouest), le Palais et le Marais 23 . Les comédies de Corneille découpent une géographie des quartiers à la mode, et mettent en scène la seule microsociété huppée. La lingère, le libraire et le mercier de La Galerie du Palais n’apparaissent que pour faire ressortir les gens du bel air 24 . Dans l’épître liminaire de La Suivante, Corneille pourra bien écrire qu’il entend « plaire à la Cour et au Peuple » 25 : le « peuple » auquel il fait allusion ne saurait être confondu avec les masses populaires ; il recouvre le public cultivé, de la haute noblesse à la 18 Pierre Corneille, La Veuve, op. cit., page 202. Une épigramme de Du Ryer et un madrigal de Claveret, cités dans l’édition de la Pléiade (pp. 207-209), saluent l’adéquation du comique cornélien au goût de la cour. 19 Voir la note 1. 20 Les dramaturges de l’époque tentent de tisser une alliance directe avec le pouvoir royal. Le Railleur de Mareschal est dédié « à Monseigneur l’éminentissime Cardinal Duc de Richelieu ». La Bague de l’oubli de Rotrou (publiée en 1635) est adressée au Roi. 21 Pierre Corneille, « Examen » de Mélite, op. cit., p. 5. 22 Voir Colette Scherer, Comédie et société sous Louis XIII, op. cit., pp. 45, 50 et 233. 23 Le Marais et le faubourg Saint-Germain apparaissent à la scène 1 de l’acte III. Le « Palais », le « Marais » et « la Croix du Tiroir » sont explicitement évoqués à la scène 2 de l’acte IV. 24 Les scènes impliquant les commerçants du Palais sont les suivantes : I, 4 (la lingère, le libraire) ; I, 5 (le libraire) ; I, 6 (la lingère, le libraire) ; I, 7 (le libraire, le mercier) ; IV, 10 (la lingère, le mercier) ; IV, 11 (la lingère, le mercier, le libraire) ; IV, 13 (le mercier, la lingère). 25 Pierre Corneille, La Suivante, op. cit., p. 387. Goulven Oiry 416 petite bourgeoisie. Corneille s’adresse à l’ensemble de « la cour et la ville » tel que le définit Erich Auerbach 26 . Rassemblant la cour et la ville, la comédie manifeste leur union autour des valeurs de courtoisie et de civilité. Quelle image nous donne-t-elle de ces codes fondateurs ? Premier constat : l’univers curial fait office de référence. Les attitudes sont appréciées à l’aune de l’élégance des hommes de cour. Relisons à cet égard La Galerie du Palais : Lysandre entre sur le théâtre sortant de chez Célidée, et passe sans s’arrêter en donnant seulement un coup de chapeau à Dorimant et à Hippolyte. HIPPOLYTE : Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau, On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau, Vous aimez l’entretien de votre fantaisie, Mais pour un Cavalier c’est peu de courtoisie, Et cela messied fort à des hommes de Cour, De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour. LYSANDRE : Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire, De peur qu’il n’en reçût quelque importunité, J’ai mieux aimé manquer à la civilité. 27 Au début de La Veuve, Philiste décrit devant Alcidon la façon dont l’ « honnête homme » doit séduire une dame : PHILISTE : Usons pour être aimés d’un meilleur artifice, Sans en rien protester rendons-lui du service, Réglons sur son humeur toutes nos actions, Ajustons nos desseins à ses intentions, 26 La cour et la ville englobaient « la haute noblesse, l’entourage du roi (la cour) et la grande bourgeoisie parisienne (la ville), qui appartenait souvent à la noblesse de robe ou s’efforçait de s’y intégrer en achetant des charges... L’expression la cour et la ville désigne communément les milieux dirigeants de la nation, en particulier ceux à qui s’adressent les œuvres littéraires et s’oppose au peuple » (Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 369). 27 Pierre Corneille, La Galerie du Palais, acte II, scène 2, op. cit., p. 322. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 417 Tant que par la douceur d’une longue hantise Comme insensiblement elle se trouve prise. 28 La galanterie est caractérisée comme un art de la retenue et de la maîtrise de soi. L’homme du bel air doit s’efforcer, par un strict contrôle de ses pulsions, de faire allégeance à la dame. En réponse à Philiste, Alcidon raille les circonvolutions du badinage galant : ALCIDON : Ce n’est pas là mon jeu ; le joli passe-temps D’être auprès d’une Dame, et causer du beau temps, Lui jurer que Paris est toujours plein de fange, Qu’un certain parfumeur vend de fort bonne eau d’Ange, Qu’un Cavalier regarde un autre de travers, Que dans la Comédie on dit d’assez bons vers, Qu’un tel dedans le mois d’une telle s’accorde ! 29 Cette réplique peut être lue, en creux, comme un tableau des occupations favorites des jeunes mondains. La comédie devient une mode, un divertissement, au même titre que les bals ou les promenades au Cours. Conjointement, les pratiques sociales des courtisans et des Parisiens appartenant à la haute société sont modelées par une théâtralité diffuse, qui passe par la dissimulation des affects et le jeu des regards croisés. Le théâtre comique reflète la « civilité » dont se targue le beau monde, et en révèle le sens : la civilité relève d’une forme de comédie sociale. Une satire de la civilité et des manières de cour ? Cette existence pétrie par les nécessités de la représentation peut rapidement sonner faux. Dans l’univers cornélien, le vernis de la politesse n’exclut ni la cruauté, ni la cupidité 30 . Amplifiant la critique que les pièces des années 1550-1630 contenaient en germe, les comédies de Du Peschier, Du Ryer, Discret ou Mareschal mettent directement en question les mœurs, les valeurs et les représentants de l’élite mondaine. La cour elle-même n’échappe pas à la satire. Clarimand, le railleur de la pièce éponyme d’André Mareschal, moque le « jargon » auquel se réduit la rhétorique galante, alors même que sa sœur 28 Pierre Corneille, La Veuve, acte I, scène 1, vers 33-38, op. cit., p. 220. 29 Idem, acte I, scène 1, vers 47-53, pp. 220-221. 30 Voir par exemple Roger Guichemerre, « La cruauté dans les premières comédies de Corneille », XVII e siècle, 190-1, 1996, pp. 25-31. Goulven Oiry 418 Clorinde égrène la liste des fards qu’exige le jeu mondain de la séduction 31 . A l’acte II, Clarimand blâme cette fois-ci les prétentions du financier Amédor, qu’il accuse de vouloir se faire passer indûment pour un cavalier. La parade et l’ostentation cacheraient l’arrivisme. La cour est peinte comme un terreau fertile pour le trafic d’imposture : CLARIMAND : Ce jeune Financier, en faveur de la somme, S’est fait en supputant batiser Gentilhomme ; Il morgue en Cavallier et fait du revolté, La plume sur la teste, et l’épée au côté ; Il sacrifie au Louvre, à grand feu se consume, S’échauffe où teste nue à la fin l’on s’enrume, Et croyant sur son bien se rendre plus exquis, Le dépense plus mal qu’on ne l’avoit acquis ; Il se pique d’esprit, d’amour, de gentillesse, Et pense par la Dame élever sa Noblesse ; Son cheval dans la rue, en secouant l’arson, Superbe semble dire : « Au jeune, au beau garson ! » 32 La Dupré, coquette de son état, accuse les dames du monde d’imiter les prostituées de luxe. La courtoisie dériverait de la « courtisanerie ». La galanterie ne serait qu’une variante aussi hypocrite que pernicieuse du maquerellage : LA DUPRE : Vous tranchez de la Reyne, et s’il en faut conter, Toutes vos actions vont à nous imiter ; Vous blâmez et suivez ce doux libertinage, Qui flatte la severe, et tente la plus sage ; Mille attraits, que nos jeux en public ont produits, Vous les étudiez dans vos chastes reduits, Et, par une honteuse et libre flatterie, Ce qui nous est peché vous est gallanterie ; Vous imitez nos yeux, nos gestes, nos propos ; Nous découvrons le sein, vous, la moitié du dos… 33 A l’acte II de La Comédie des comédies, d’une périphrase narquoise, Clorinde transforme la cour en « pays où les chappeaux ne sont pas faicts pour la 31 André Mareschal, Le Railleur, ou La Satyre du temps, comédie, acte I, scène 2, Bologna, Pàtron, édition de Giovanni Dotoli, 1971, pp. 111-112. 32 Idem, acte III, scène 2, vers 761-772, pp. 142-143. 33 Idem, acte IV, scène 3, vers 1127-1136, pp. 164-166. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 419 teste, et où l’on devient bossu à force de faire des reverences » 34 . Les Galanteries du duc d’Ossonne ont pour cadre la cour de Naples, mais cette dernière n’est pas sans rappeler celle de Paris : Basile, à la scène 5 de l’acte IV, associe la cour à la médisance 35 . Enfin, à l’acte I des Vendanges de Suresnes, Tirsis déplore la propension des « polis de ce temps » à user d’un « discours affeté ». Cette flagornerie est implicitement rapportée à la ville : Tirsis affirme qu’il « en déteste l’usage, et principalement quand (il est) au village » de Suresnes 36 . La pièce de Pierre Du Ryer met également en scène les dissensions des parents de Dorimène, à propos du mariage de cette dernière. Doripe, mère de la jeune femme, rêve d’unir sa fille à un gentilhomme, Palmédor. Mais Crisère, « bourgeois de Paris », rejette la perspective d’une alliance avec un noble désargenté. Il a jeté son dévolu sur un parti financièrement plus solide : Tirsis. Le mariage est envisagé comme une occasion de promotion sociale, ou comme une source de rentrée d’argent. Entre la qualité sociale et les écus, entre le symbole et la fortune matérielle, il faut bien choisir. Alors que Doripe fait miroiter les prestiges de la noblesse de sang, Crisère se retranche derrière des considérations strictement pécuniaires : DORIPE : On ne saurait trouver de plus grande richesse Qu’en la possession de la seule noblesse. Ce bien toujours aimable et toujours plein d’appas Ne dépend pas du sort par ce qu’il n’en vient pas. Il élève nos noms bien plus haut que les nues, Il donne de l’éclat aux maisons inconnues. CRISERE : Quel est le Courtisan qui vous fait ces leçons ? […] Un homme est assez noble alors qu’il a de l’or. […] 34 Du Peschier, La Comédie des comédies, acte II, scène 1, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, op. cit., p. 243. 35 Mairet, Les Galanteries du Duc d’Ossonne, acte IV, scène 5, vers 1166-1167 et 1180, dans : Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition de Jacques Scherer, 1975, p. 642. 36 Du Ryer, Les Vendanges de Suresnes, acte I, scène 2, vers 113-121, dans : Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, édition de Jacques Scherer et Jacques Truchet, 1986, pp. 7-8. Goulven Oiry 420 Enfin pour se parer de la nécessité L’or en bourse vaut mieux que le fer au côté. DORIPE : Si vous n’aviez déjà l’âme préoccupée, Vous diriez que les biens se gardent par l’épée. 37 Détentrice de la force qu’offrent les armes, la noblesse serait-elle seule garante de la pérennité des affaires et de la vie économique ? Crisère s’inscrit en faux contre cet argument. La promotion sociale pourrait bien se solder par un marché de dupes, induire une dépendance. Si la noblesse instrumentalise les mariages pour se renflouer, la protection qu’elle offrira ne sera qu’un leurre : CRISERE […] cette Noblesse, où l’on voit tant de pompe, Ne jette assez souvent qu’un éclat qui nous trompe. Pour moi, qui désire être et mon maître et ma loi, J’aime le Noble en guerre et le crains près de moi. […] Alors que ses pareils recherchent nos familles Ils font l’Amour à l’or, et non pas à nos filles. 38 Au terme de l’intrigue, Tirsis et Palmédor sont renvoyés dos à dos, et Dorimène épouse Polidor. La défaite de l’aristocratie traditionnelle n’équivaut pas pour autant à un éloge de la bourgeoisie 39 . Alizon semble aller plus loin dans la mise en cause des valeurs de la noblesse de sang. Les gentilshommes Poliandre, Belange et Roselis se détournent de la cour en la critiquant vertement, aux actes I et II. La cour laisserait place à des parvenus sans scrupule. Elle se réduirait à un microcosme superficiel, fallacieux et sournois 40 . La stigmatisation des « beautez de la cour » trouve sa contrepartie dans une promotion de la bourgeoisie : POLIANDRE : Les beautez de la Cour me paroissent fardées : Bien plus facilement je reçois les idées 37 Idem, acte II, scène 5, vers 657-663, 676, et 679-682, pp. 31-32. 38 Idem, acte IV, scène 6, vers 1309-1312 et 1333-1334, p. 60. 39 Véronique Sternberg note que la comédie n’offre pas « l’expression de valeurs positives », que l’on ne saurait surtout « faire du dramaturge le tenant d’une idéologie bourgeoise » (« Les Vendanges de Suresnes et la modernité comique », Littératures classiques, 42, 2001, p. 160). 40 Voir la scène 5 de l’acte I ainsi que la scène 3 de l’acte II. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 421 D’un visage bourgeois et d’un œil innocent Que d’un qui dans la Cour passe pour ravissant. Le rouge me deplaist aussi bien que le plastre ; Poliandre jamais n’en peut estre idolastre. 41 A la scène 3 de l’acte III, les trois aristocrates s’éprennent de Silinde, Floriane et Clariste, filles du « gagne-denier » 42 Karolu. La pièce signe-t-elle pour autant une victoire de la bourgeoisie, comme le suggère Colette Scherer 43 ? Rien n’est moins sûr. Car l’attitude des gentilshommes reste ambiguë. La cour reste malgré tout le modèle par rapport auquel se définit leur vision du monde. A la vue des trois jeunes filles, Belange s’écrie : « Mon ame à leur aspect n’a plus de mouvemens. / Je croy que sous l’habit de ces trois bavolettes / Nous voyons de la Cour les dames plus parfaites » 44 . Les bourgeoises gardent pour leur part une conscience aiguë de la disparité des conditions sociales, et se félicitent de leur bonne fortune : elles n’espéraient pouvoir prétendre à des courtisans 45 . Karolu et sa compagne Alizon Fleurie accueillent d’abord avec scepticisme et méfiance les tentatives de séduction des gentilshommes. Comment des nobles accepteraient-ils de déroger à leur statut ? Silinde doit persuader Karolu et Alizon que la noblesse est d’abord affaire morale dans l’esprit des jeunes premiers : M. KAROLU : Ne vous y fiez pas : ces esprits si courtois Pour mieux vous attraper font ainsi les matois. […] FLEURIE : J’ay de la peine à croire une faveur si grande, Et je crains que, sçachant nostre incommodité, Ils ne cherissent plus l’habit ny la beauté. SILINDE : Je ne le pense pas ; la parfaite noblesse Consiste à preferer l’honneur à la richesse, 41 Discret, Alizon, acte II, scène 3, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, op. cit., pp. 410-411. 42 Idem, acte I, scène 4, page 405. Edouard Fournier traduit par « courtier d’affaires », Colette Scherer par « officier », « magistrat » (op. cit., p. 169) ou « homme de robe » (p. 224). Karolu appartient à la grande bourgeoisie proche de la noblesse de robe. 43 « L’idéologie bourgeoise triomphe sur tous les plans » (op. cit., p. 168). 44 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., p. 414. 45 Voir les scènes 1 et 2 de l’acte IV. Goulven Oiry 422 Joint qu’à tous ces perils leurs esprits disposez Ne craignent seulement que d’estre refusez. 46 L’alliance n’équivaut pas à un renoncement aux valeurs aristocratiques, mais à une reconnaissance du primat de l’amour et de la grâce sur l’argent et les hiérarchies sociales. L’étalon de référence est la « vertu », qu’invoquent aussi bien Roselis et Poliandre 47 que Silinde 48 . Cette « vertu » est d’abord l’apanage d’une noblesse suffisamment fière pour se montrer critique vis-à-vis de la cour. Mais la bourgeoisie peut elle aussi s’en réclamer. Lorsque les trois galants interrompent les chants du Batelier, d’Alizon, de Karolu et de ses trois filles, c’est au nom de la « civilité » qu’ils font amende honorable : « … excusez-nous si l’importunité, / Nous faisant oublier nostre civilité, / Force nos actions à paroistre insolentes, / Venans troubler l’accord de vos voix excellentes » 49 . La grande bourgeoisie et l’aristocratie de cour trouvent un terrain d’entente autour d’un certain nombre de codes, qui font la part belle à une forme de noblesse d’esprit. Robert Muchembled voit à l’œuvre dans les années 1630 une « transaction symbolique entre la culture urbaine et l’aristocratie » 50 . La civilité constitue « le ciment, la langue collective, contradictoire mais adaptable à chacune de ces deux grandes catégories vigoureusement antagonistes, pour amener leurs représentants à se rapprocher insensiblement », avance l’historien. « La noblesse peut ainsi faire un pas vers la délicatesse, les roturiers un autre vers les valeurs aristocratiques qui leur étaient jusque-là inaccessibles. (…) Le paradigme nobiliaire n’a pour autant jamais cessé de dominer le champ social, bien qu’il lui ait fallu composer, au moins en partie, avec les nouvelles forces montantes issues des mondes urbains et de la noblesse de robe » 51 . Alizon nous semble pleinement confirmer cette analyse. Au cours de la pièce, les lignes de discrimination sociales entre la haute bourgeoisie et la noblesse de sang sont tantôt réaffirmées, tantôt estompées. Karolu dispose d’un carrosse. Il se bat en duel 52 . Il habite un hôtel du Marais. Gentilshommes et bourgeois évo- 46 Discret, Alizon, acte IV, scène 2, op. cit., p. 422. 47 A la scène 5 de l’acte III. 48 Aux scènes 1 et 2 de l’acte IV. 49 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., pp. 414-415. C’est Poliandre qui prononce ces mots. 50 Robert Muchembled, La Société policée. Politique et politesse en France du XVI e au XX e siècle, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 1998, p. 115. L’ensemble du chapitre III, « Politesse mondaine et naissance d’un espace public sous Louis XIII », mérite une lecture attentive. 51 Idem, pp. 119 et 122. 52 Avec Jérémie, à la scène 4 de l’acte V. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 423 luent dans les mêmes quartiers, et suivent des modes de vie comparables. Les bourgeois n’en rappellent pas moins systématiquement la distance qui les sépare de leurs interlocuteurs nobles. La politesse traduit un frottement, elle trahit la tension dynamique qui lie les deux groupes : POLIANDRE : Dites-nous, s’il vous plaist, Le nom de vostre hostel. M. KAROLU : Au milieu du Marest. Demandez Karolu (c’est ainsi qu’on me nomme) : On vous l’enseignera. ROSELIS : Vous estes un brave homme. Nous ne manquerons pas de nous donner l’honneur D’aller vous visiter. M. KAROLU : Ce nous sera faveur. ROSELIS : Cependant permettez que nostre main vous meine Jusqu’à votre carrosse. FLEURIE : Ha ! seroit trop de peine. Bien qu’un mechant habit nous couvre par effet, Nous n’abuserons pas de l’honneur qu’on nous fait. Demeurez donc, Monsieur, avecques vostre suitte. POLIANDRE : Je baiseray ses mains avant que je les quitte. SILINDE : Monsieur, laissez cela : vous vous incommodez. POLIANDRE : Je le veux, puis qu’ainsi vous me le commandez. 53 La cour n’est finalement jamais autant compromise qu’avec les gentilshommes ridicules. Le bretteur dérisoire aime à convoquer les symboles de la 53 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., pp. 415-416. Goulven Oiry 424 cour pour mieux se démarquer du bourgeois. Dans Alizon, Jérémie, vétéran des guerres de religion, raconte avoir fait ses armes comme « goujat suivant la cour » de Charles IX 54 . Le Paladin de La comédie des comédies ou encore le Taillebras du Railleur exhalent régulièrement des bouffées de virilité martiale et d’orgueil nobiliaire, quand ils ne se prennent pas pour des monarques 55 . Les démonstrations de force tournent court : les soldats cachent des pleutres, quand ils ne se voient pas interdits de combat. Ainsi, Jérémie a provoqué Karolu en duel. Sous la pression de Poliandre et Belange, il doit pourtant renoncer à croiser le fer. Le vieux soldat s’insurge, mais n’a d’autre choix que d’obtempérer : BELANGE : Je croy que ce soldat est de ma connoissance. POLIANDRE : Camarade, remets ton espée au fourreau, […] M. JEREMIE : O ! que je suis confus ! Où est le temps jadis ? où est ma hardiesse, Qui portoit la terreur au cœur de la noblesse ! 56 Voilà l’adieu d’un chevalier à l’ancienne, contrecarré dans ses velléités guerrières par deux représentants d’une aristocratie nouvelle empreinte de civilité. L’épisode, et la dérision qui frappe les soldats fanfarons, s’éclairent une nouvelle fois à la lecture de Robert Muchembled. L’origine de « la curialisation des élites définie par Norbert Elias comme un processus de pacification des mœurs des aristocrates guerriers » n’est pas à chercher à la cour, laquelle demeurait quelque peu rustre à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle. « L’éthique du contrôle de soi paraît être une réaction de citadins cultivés contre les excès de la morale de soudards des nobles guerriers » 57 . * * * * 54 Idem, acte I, scène 2, p. 403. 55 Taillebras songe ainsi à se faire peindre par « Ferdinand » ou « Freminet » (André Mareschal, Le Railleur, acte V, scène 2, vers 1453 et 1456, op. cit., p. 182). Martin Fréminet (1567-1619) n’était autre que le premier peintre d’Henri IV. Le portraitiste Ferdinand Elle l’Ancien (1585-1637) était au service de Louis XIII. 56 Discret, Alizon, acte V, scène 4, op. cit., pp. 425-426. 57 Robert Muchembled, op. cit., pp. 80-81. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 425 Il en va de l’essence de la comédie de mettre en scène la ville. Dans une large mesure, le genre comique se montre capable de traduire les ressorts, mais aussi certaines contradictions de la société urbaine. Que nous enseigne la comédie du début des années 1630 ? Elle témoigne du prestige dont bénéficie la cour dans l’imaginaire des citadins aisés. L’attraction qu’exerce l’univers curial n’exclut pas toutefois la satire. En définitive, la comédie montre que la civilité est moins le propre de la cour que des forces urbaines dominantes. Sous le règne de Louis XIII, l’idéal de l’honnêteté fédère une haute société parisienne en pleine mutation. Il vient de la ville, avant de faire son chemin à la cour. Emmanuel Bury et Robert Muchembled s’accordent sur ce point 58 . Quel genre pouvait mieux que la comédie exprimer - parfois dénoncer lorsque les codes tournent à vide - les dimensions ludique et théâtrale qui s’attachent à la pratique de la civilité ? La comédie promeut, autant qu’elle reflète et interroge, une culture de l’apparence réglée. Les affinités qui la relient à la vie urbaine expliquent qu’elle ait pu être décrite comme l’emblème d’une époque : Si la statue de Louis XIII orne la place Royale, littérairement le souvenir de Corneille l’emplit… Les gens de cette période et de ce décor sont un peu les amoureux discuteurs de ses comédies ; toujours galants, sentencieux alambiqués, la main sur le pommeau de l’épée pour pourfendre ou plutôt pour en terminer avec une vie, que deux yeux charmants mais sévères vouaient pour un instant au malheur ; et ce malheur, ils se le détaillaient, en stances qui mettaient une musique entre leurs querelles, jalousies et froideurs qui n’étaient que souffle de vent pour attiser les braises ardentes de leur passion. 59 58 « Si l’on observe bien dans quels lieux s’élabore l’honnêteté, à bien des égards, la cour louis-quatorzienne hérite de l’‘honnête homme’ comme cadre idéal, et elle le modèle à son goût plus qu’elle ne le constitue » (Emmanuel Bury, op. cit, page 178). « Quelque chose de nouveau naît précisément sous le règne de Louis XIII. Non pas à la Cour, en attendant la splendeur de celle de Louis XIV, mais à la ville. Vieille alliée des rois, celle-ci voit se définir un espace de représentation symbolique novateur, attractif, qui peut seul contrebalancer la primauté de la noblesse en offrant au Prince le langage de médiation nécessaire pour asseoir plus largement son pouvoir » (Robert Muchembled, op. cit., p. 78). 59 Gustave Kahn, L’esthétique de la rue, chapitre 7 « Les Places : la Place Royale », Paris, Infolio éditions, Collection Archigraphy Poche, édition de Thierry Paquot, 2008 (1900), p. 116.