eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Urbanité et honnêteté: de la traduction d’un idéal culturel chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt

2011
Andreas Gipper
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt A NDREAS G IPPER (U NIVERSITÄT M AINZ ) 1 Depuis longtemps, on sait que la naissance des nouvelles formes de sociabilité qui caractérisent les élites urbaines à l’époque moderne a lieu sous l’influence de modèles classiques. Cela est particulièrement évident et bien documenté dans le cas de la littérature de savoir-vivre de la Renaissance italienne, dont les représentants majeurs, de Castiglione à Guazzo, puisent leur inspiration directement dans la tradition de la rhétorique classique chez Cicéron et Quintilien. Dans le cas de la ‘politesse mondaine’ en France, cette influence semble au premier abord moins évidente. Si l’on consulte par exemple l’étude classique de Maurice Magendie datant des années 1920, on constate que l’influence de l’antiquité classique y est relativement négligée. On nous renvoie, certes, à Cicéron et Sénèque, mais il n’en reste pas moins vrai que les références antiques y jouent un rôle infiniment inférieur aux modèles modernes venant d’Italie et d’Espagne. 2 Cela pourrait au moins en partie être dû au fait que les théoriciens de la politesse mondaine en France, comme Faret et Méré, ont tendance à dissimuler leurs propres sources. C’est ainsi qu’on a dû attendre les années 90 du siècle dernier pour que les liens existant entre la littérature française de l’honnêteté du XVII e siècle et les modèles de comportements de l’Antiquité classique soient mis au centre de 1 Je tiens à remercier Fabienne Detoc et Jean-François Tonard d’avoir bien voulu se charger de la révision stylistique de ce texte. 2 Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l’Honnêteté, en France, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine Reprints, 1993 (réimpression de l’édition de Paris, 1925), pp. 305 et passim. Andreas Gipper 330 toute une série de recherches par Alain Montandon, Marc Fumaroli et surtout Emmanuel Bury. 3 Dans ce cadre de recherches, et faisant suite aux travaux de Roger Zuber, les réflexions suivantes s’intéressent avant tout aux liens existant entre la naissance du concept moderne d’honnêteté à l’âge classique et une certaine appropriation de l’Antiquité par le biais de la traduction. Ce procès peut être compris d’un côté comme faisant partie des transformations que subira l’interaction des élites au cours du siècle 4 et une sorte de préhistoire de la Querelle des Anciens et des Modernes, au cours de laquelle la société du premier XVII e siècle commence - à travers une confrontation complexe avec l’Antiquité - à s’autodéfinir comme cette civilisation qu’on appellera plus tard la civilisation classique. C’est le cercle autour de Valentin Conrart et de Guez de Balzac qui joue un rôle prédominant dans ce processus au cours duquel l’héritage humaniste du XVI e siècle sera - au moins partiellement absorbé par la civilisation mondaine du premier XVII e siècle. En réduisant Conrart à son rôle de père fondateur de l’Académie française, on risque donc de sous-estimer son importance pour cette transformation sociale profonde qui consiste en la fusion d’une certaine culture humaniste et bourgeoise avec la culture aristocratique de salon en voie de formation. 5 On sait effectivement que de nombreux membres de l’Académie de Conrart (Chapelain, Godeau, Desmarets et Vaugelas, pour ne pas parler de Balzac lui-même) figurent également parmi les assidus de l’Hôtel de Rambouillet et contribuent à insérer une certaine culture humaniste dans la nouvelle culture des élites mondaines. 6 C’est une osmose sociale qui se poursuit au niveau de la codification des modèles. Ce 3 Voir p.e. Emmanuel Bury, « Savoir-vivre ou savoir parler. Les ambiguïtés du modèle cicéronien de l’honnêteté », Alain Montandon, éd., L’honnête homme et le dandy, Tübingen, Narr 1993, pp. 19-34 , et Emmanuel Bury, « A la recherche d’une synthèse française de la civilité. L’honnêteté et ses sources », Alain Montandon, éd., Pour une histoire des traités de savoir vivre en Europe, Clermond Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1994, pp. 179-214. 4 C’est un processus qui a été magistralement décrit par Niklas Luhmann dans « Interaktion in Oberschichten. Zur Transformation ihrer Semantik », Niklas Luhmann, Gesellschaftsstruktur und Semantik, Vol. 1, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 1980 , pp. 72- 161. 5 A mentionner dans ce contexte l’excellente étude que Nicolas Schapira a consacrée à cet animateur de culture généralement sous-estimé : Un professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart. Une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. 6 C’est ce que Jean Jehasse a appelé dans sa grande étude sur Guez de Balzac et le génie romain (Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1977) « l’adaptation mondaine des ambitions poétiques de l’Humanisme », p. 194. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 331 n’est donc pas un hasard si la première présentation du traité L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret a lieu en 1630 dans le cercle de Conrart, noyau de la future Académie de Richelieu. Il apparaît particulièrement significatif dans notre contexte qu’un des représentants majeurs de la littérature de l’honnêteté comme Faret ait compté parmi les premiers membres de l’Académie de Richelieu et qu’il soutiendra tout au long des années 30 et 40 ses stratégies culturelles et sa politique de la traduction. Les mémoires de Conrart et l’Histoire de l’Académie de Pellisson témoignent de cette symbiose qui fait de la protoacadémie de Conrart une « école d’honneur, de politesse et de savoir » où l’on s’adonnait « avec toute l’innocence et toute la liberté des premiers siècles » à la conversation. 7 Que la transformation du cercle informel de Conrart en une institution royale protégée par Richelieu n’ait pas suscité d’abord de grands enthousiasmes parmi ses membres, ne peut pas surprendre. Tandis que l’Académie française subira rapidement au cours de cette transformation une certaine tendance à la professionnalisation, la symbiose entre héritage humaniste et mondanité restera vivante dans les milieux de la préciosité. Dans ce qui suit, la perméabilité entre l’héritage littéraire classique et les formes nouvelles de l’interaction des élites caractérisant le cercle de Conrart et de Balzac sera examinée selon deux axes. D’un côté, par une explication du concept balzacien d’urbanité, c’est-à-dire d’une forme de politesse se référant directement aux traditions rhétoriques de l’Antiquité et d’un autre côté, par une réflexion sur la tentative du cercle de Conrart de transformer le concept balzacien d’urbanité au travers d’une certaine politique de la traduction en pratique sociale vivante. 8 Le point de départ de nos réflexions sera le manifeste majeur de la fusion entre urbanité antique et politesse mondaine, tel qu’il a été publié par Balzac en 1644 avec son Entretien « De la Conversation des Romains à Madame la Marquise de Rambouillet ». Ce texte semble marquer dans l’œuvre de Balzac un tournant important. Tandis que dans ses premières années Balzac cultive une sorte de réflexe anti-pédant qui vise à éloigner les lourdeurs humanistes de la littérature et du salon, il s’agit maintenant d’éviter que les formes nouvelles de la mondanité ne s’éloignent complètement de la dignité de l’antique ‘humanitas’. Il s’agit là d’une opération rhétorique complexe. Ce qui la rend particulièrement délicate, c’est que d’un côté, Balzac a une conscience très nette 7 Paul Pellisson : Histoire de l’académie, Vol. 1, Paris, Didier, 1858, p. 9. 8 Il est inutile de souligner que la présente étude suit le fil des recherches que Roger Zuber a consacré au développement du goût classique chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt. Roger Zuber, Les belles infidèles, Paris, Albin Michel, 1995. Andreas Gipper 332 de la rupture historique séparant temps modernes et temps anciens et que de l’autre, il voudrait éviter que cette rupture ne rende impossible tout recours à l’Antiquité. Il s’agit donc pour Balzac de marquer la différence et l’autonomie de la civilisation contemporaine (et de sa propre production littéraire) tout en trouvant un moyen pour rendre le recours aux anciens plausible et pour récupérer leur prestige. A ce dessein, Balzac opère une coupure à la fois historique et épistémique. Si la moralité romaine de l’époque républicaine semble pour toujours inaccessible aux modernes, les vertus sociales de l’époque impériale continuent à lui servir de modèle. Le culte de la vertu républicaine amplement développé par Balzac et présenté d’abord comme idéal absolu et insurmontable, change ainsi soudain de caractère. Ces Paysans victorieux, ne sçachant que labourer & se battre, n’estoient sensibles qu’à des plaisirs grossiers, & proportionnés à la dureté de leur naissance. Il n’y a pas beaucoup d’apparance, qu’ils possedassent une vertu, qu’est directement opposée à la rudesse, dont ils faisoient profession & n’accompagne gueres la pauvreté, que la mauvaise humeur suit presque toujours. 9 Ce qui a pu apparaître au début de l’entretien comme une perte irremplaçable et comme le résultat d’une déplorable décadence des mœurs, obtient maintenant une odeur de triste barbarie. Le caractère irréprochable des mœurs républicaines tend à masquer leur sauvagerie. Mais les plus hautes vertus n’incitent pas à l’imitation si elles sentent l’ail et l’oignon : Tant que leur éloquence, pour user des termes de Varron, a senty les aulx & les oignons, on n’en devoit rien attendre de fort exquis, & il estoit difficile qu’une si triste austerité que la leur entendist raillerie, & se laissast toucher à la ioye. Il falloit premierement que sans s’affoiblir ils se ramolissent, qu’ils adoucissent le courage, & se desfroüillassent les mœurs, qu’ils s’avisassent à la fin de se cultiver, comme ils cultivoient leurs jardins & leurs heritages. 10 Au cœur de cette formation du moi, ajoutant la culture des mœurs à la culture des champs et des jardins, se trouve l’urbanitas, dont le terme même témoigne à travers les temps de la volonté des élites romaines de se détacher de l’habitus rural et paysan des premiers siècles. Mais au fossé qui sépare temps républicains et temps de l’Empire s’ajoute chez Balzac un deuxième clivage de caractère catégoriel. C’est que l’urbanitas que Balzac voudrait introduire sous le nom d’« urbanité » dans la langue et la société française se présente comme un idéal éminemment anti- 9 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, Rouen, Ferrant, 1658, p. 37. 10 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 37-38. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 333 rhétorique. Il s’agit donc d’une qualité de la conversation qui se soustrait aux règles de la rhétorique des écoles et des collèges : [...] il est certain, Madame, que les citoyens de Rome apportoient de grands avantages dans le Monde; devoient beaucoup à leurs Meres, & à leur Naissance ; sçavoient quantité de choses, que personne ne leur avoit aprises. Il n’y a point de doute que dans leur plus familier entretien, il n’y eust des graces negligées, & des ornemens sans art, que les Docteurs ne connoissent point, & qui sont au dessus des Regles & des Preceptes. 11 Autrement dit : l’urbanitas, c’est-à-dire la politesse des anciens, a le caractère d’une rhétorique au-delà de la rhétorique, d’un art de la conversation où les hommes se trouvent libérés de toutes les formules de l’école, « de leurs Enthymemes & de leurs figures » (p. 41) et où ils trouvent un visage plus humain au-delà des « exclamations feintes » et des « choleres artificielles » de la rhétorique de palais. S’il est vrai que les caractéristiques essentielles de l’urbanitas et surtout la noble raillerie si chère à Balzac sont directement issues des modèles rhétoriques de Cicéron et de Quintilien 12 , il n’en reste pas moins que Balzac s’efforcera systématiquement - et cela pour des raisons éminemment sociales - d’obscurcir l’ancrage de l’urbanité dans l’antique rhétorique d’école. De même que dans les traités de savoir-vivre de la Renaissance italienne, la politesse mondaine sera donc mise en scène comme la forme sociale d’un répertoire comportemental naturel. Elle apparaît ainsi comme un art éminemment aristocratique. En insistant sur le « je ne sais quoi », ce don de la nature qu’il faut posséder mais qu’on ne saurait acquérir ni par la lecture ni même par l’exercice, Balzac reprend à son compte les conceptions de la grâce venues de Castiglione et Della Casa, tout en immunisant « l’urbanité » contre toute infiltration pédante. L’urbanité a donc les caractéristiques classiques de ce que Pierre Bourdieu désigne comme un ‘habitus’, c’est-à-dire un savoir-faire inscrit dans le corps et non un savoir acquis. Elle est « un air du Grand Monde [...] qui ne marque pas seulement les paroles & les opinions mais aussi le ton de la voix & les mouvemens du corps ». (p. 39). Bref, son caractère indicible, et son « je ne sais quoi » font que l’urbanitas ne saurait être un sujet d’imitation mais seulement un objet d’émulation. Quelles sont donc les caractéristiques essentielles de l’urbanité ? Nous avons vu que l’urbanité se présente comme une sorte de modèle alternatif à 11 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, pp. 40-41. 12 Comparer à cet égard le deuxième livre de L’Orateur où Cicéron traite du style simple et de l’urbanitas et le passage correspondant de L’Institution oratoire de Quintilien consacré au rire (livre VI, 3). Andreas Gipper 334 la gravitas et à la severitas de la res publica. Dans ce contexte, trois éléments obtiennent une importance particulière : la ‘douceur’, la ‘franchise’ et la ‘noble raillerie’. Cette dernière sera définie de la manière suivante : [...] une adresse à toucher l’esprit par ie ne sçay quoy de piquant, mais dont la piqueure est agreable à celuy qui la reçoit; parce qu’elle chatoüille & n’entame pas; parce qu’elle laisse un aiguillon sans douleur, & resveille la partie, que la mesdisance blesse. 13 C’est précisément cette « raillerie » qui jouera un rôle important chez tous ceux qui - par la suite - reprendront à leur compte le concept balzacien d’urbanité, comme le chevalier de Méré, le père Bouhours, Madeleine de Scudéry et d’autres. En s’opposant surtout à la sévérité de la morale républicaine, celle-ci souligne d’un côté le caractère anti-rhétorique de l’urbanité et de l’autre son lien intime avec la sociabilité du salon et les formes de la conversation mondaine. 14 Cela n’est pas sans conséquences pour la structure intime de l’entretien et contribue à lui conférer un caractère quasiment dialectique. Ce caractère dialectique devient manifeste quand on replace l’Entretien sur la conversation des Romains dans le contexte du recueil entier, où il est précédé en effet d’un Entretien sur Le Romain qui ébauche un idéal de la vertu romaine tellement hors d’atteinte et tellement inaccessible qu’il perd tout simplement sa qualité de modèle. Les vertus de Caton et de Camillus semblent tellement au-delà de nos propres possibilités qu’elles cessent de servir d’exemples : Ce n’est pas à nous à faire les Camilles ny les Catons: Nous ne sommes pas de la force de ces gens là. Au lieu d’exiter nostre courage, ils desesperent nostre ambition: Ils nous ont plutost bravé, qu’ils ne nous ont instruit par leurs actions. En nous donnant des exemples, ils nous ont obligé à une peine inutile; Ils nous ont donné ce que nous ne sçaurions prendre, ces exemples estant de telle hauteur, qu’il n’y a pas moyen d’y atteindre. 15 Ce qui fait la subtilité du texte balzacien et ce qui rend son interprétation si difficile, c’est que l’idéal du consul romain proposé dans Le Romain apparaît dans la perspective de l’entretien sur la Conversation des Romains comme un effet de pure rhétorique. Balzac lui-même nous indique qu’il a puisé son portrait du consul dans les écrits de l’historiographie républicaine, notamment chez Polybe. La pureté et la rigueur de la vertu romaine, chantées dans le premier entretien et créant un abîme infranchissable entre l’Antiquité et les temps modernes, apparaît alors dans la perspective du deuxième 13 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 39. 14 On comparera les chapitres correspondants chez Nicolas Faret, L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, Paris, Toussainct Du Bray, 1630, p. 200. 15 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 25. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 335 entretien comme le simple produit de cette forme spécifique d’éloquence qui correspond aux hautes affaires d’Etat. C’est sur cette structure rhétorique que le Chevalier de Méré semble se méprendre quand il écrit plus tard dans une lettre que Balzac aurait voulu convaincre le monde „Qu’il n’y avoit parmi les Romains que des Heros & des Demi-dieux“. 16 A la fin de l’entretien se pose en effet la question de savoir si la vertu de Caton ne serait pas un effet de rhétorique républicaine. Lorsque Cicéron quitte sa toge de sénateur et les conventions de la rhétorique politique, il redonne - dans la conversation intime avec ses amis - à Caton sa vraie dimension de « pédant du Portique » (S. 41). Les exigences illimitées de la morale romaine inaccessibles aux modernes apparaissent désormais comme le produit d’un malentendu historique qui s’explique par une appréhension très fragmentaire de la tradition et par une mécompréhension totale de certaines conventions d’expression. Nous voyons dans les portraits de Caton une description de la réalité et ne comprenons pas qu’il s’agit d’un effet du style noble. Ce qui distingue dans cette perspective l’apport des entretiens de Balzac à la réflexion classique sur l’Antiquité, c’est leur caractère de conjecture historique. L’urbanité que Balzac préconise en tant qu’alternative et contreprojet au style noble, est en grande partie le produit d’une difficile reconstruction. L’aliénation croissante entre les contemporains et les anciens que Balzac ressent dans les milieux mondains, lui semble due à une transmission fragmentaire et très sélective de l’histoire. Celle-ci est le résultat du naufrage de la vie publique républicaine et de ses formes d’interaction qui ne trouvent dans la vie mondaine du premier absolutisme français aucune correspondance. Autrement dit, notre vision de l’Antiquité se nourrit de textes qui appartiennent entièrement à une rhétorique de la res publica, c’est-à-dire de la sphère publique, alors que nous ne savons peu ou presque rien des modes de sociabilité et des formes de la conversation qui se pratiquaient loin des tribunes. La question que Balzac en tire fait partie de ce qu’on pourrait appeler une histoire des mentalités avant la lettre : Quelles étaient les formes de sociabilité et les modes d’interaction des Romains dans leur vie privée ? Il s’y rajoute une deuxième question qui concerne le rapport entre l’écrit et l’oral : Comment parlait le Romain cultivé, loin des conventions de la langue écrite et littéraire. D’où l’intérêt de Balzac pour la comédie antique, pour les dialogues, pour l’art des sentences et des apophtegmes ainsi que pour les lettres privées. Quoique toutes ces formes ne soient pour Balzac que 16 Antoine Gombaud Méré, Lettres de Monsieur le chevalier de Méré, Paris, Au Palais, 1689, p. 273. Andreas Gipper 336 les copies imparfaites de la langue parlée, il croit néanmoins y trouver suffisamment de repères pour sa propre conception de l’urbanitas. Ce sont, M ADAME , leurs Entretiens immortels que ces Dialogues & que ces Lettres : Ce sont des Conversations, qui durent encore ; où nous avons liberté d’entrer à toute heure ; où se conserve l’idée de la vertu dont parle Aristote au quatriesme livre de ses Ethiques ; Où se trouve la maniere de cette raillerie noble & patricienne, comme ils la nommoient, qui compatissoit si bien avec la gravité Romaine. 17 C’est de ce projet de reconstruction linguistique et littéraire d’une éloquence loin des règles de la poétique et loin des préceptes de la rhétorique d’école que Balzac tire son importance historique. Ce projet d’ennoblissement du genus humilis au-delà des formes littéraires de la comédie ou de la littérature bucolique, ce projet d’un art de la prose dans laquelle la société de conversation de la cour et de la ville du XVII e siècle s’incarne et se reconnaît en tant qu’héritière de la grandeur antique, confère à Balzac une place de choix dans l’histoire de la genèse du classicisme. Déjà, Roger Zuber a souligné que le projet balzacien d’une nouvelle prose d’art inspirée des modèles antiques, projet faisant partie du processus de création de nouvelles formes d’interaction mondaine, est étroitement lié à une appropriation de l’Antiquité par voie de traductions mise en œuvre par la première Académie de Conrart. L’heure de naissance de cette véritable politique de la traduction qui marquera l’époque sera la traduction en 1638 des Huit oraisons de Cicéron, traduction qui réunit dans un même volume quatre des traducteurs majeurs des décennies suivantes : Perrot d’Ablancourt, Patru, Du Ryer et Giry 18 . Portant en exergue la formule cicéronienne du « verbum verbo reddere non curabis », cette traduction 17 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, pp. 55-56. 18 Il est vrai que déjà en 1630, Giry publie sa traduction du dialogue de Tacite sur l’Orateur Des causes de la corruption de l’éloquence, dialogue. Attribué par quelques uns à Tacite, & par d’autres à Quintilien. Cette traduction semble être la première des traductions inspirées par Conrart et elle lui est d’ailleurs dédiée. Julie Candler Hayes a consacré à cette traduction et à sa préface écrite par Godeau quelques pages pertinentes. Il n’en reste pas moins vrai que c’est seulement plus tard, avec les Huit oraisons de Cicéron, que le mouvement des belles infidèles gagne une sorte de cohérence programmatique. Cf. Julies Candler Hayes, Translation, Subjectivity & Culture in France and England, 1600-1800, Stanford, Standford University Press, 2009. Voir Fabrice Butlen, « Asianisme ou atticisme ? Les Huit Oraisons de Cicéron (1638), traduction manifeste des « Belles infidèles », in XVII e siècle 2003/ 2, n° 119, pp.1 95-216. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 337 aura dès le début le caractère d’un programme traductologique précis. 19 Les belles infidèles s’inscrivent par-là dans une certaine tradition cicéronienne et se réclament en même temps d’une inspiration anti-scolastique qui relie la pratique de la traduction à l’idéal rhétorique de l’émulation. La traduction est ainsi conçue comme une technique de la production littéraire qui s’oppose surtout aux exercices de traduction formant la moelle de l’enseignement scolaire de la grammaire. Dans ce qui suit, nous voudrions relever les convergences intimes entre la politique de la traduction poursuivie par Conrart et la première Académie et la tentative d’un refaçonnement de la politesse mondaine, tentative entreprise par Faret et d’autres dans le cadre d’une appropriation active de l’antique urbanitas, comme nous l’avons rencontré chez Balzac. Si l’accent y est mis sur l’œuvre de Perrot d’Ablancourt, c’est moins parce que son nom est si étroitement lié à la pratique des belles infidèles que surtout parce qu’il est perçu par ses contemporains comme l’incarnation de cette prose élégante et ‘urbaine’ particulièrement capable de surmonter le hiatus social entre l’érudition humaniste et la sociabilité aristocratique. A cet égard, Perrot d’Ablancourt semble être au XVII e siècle un cas unique, comparable seulement au rôle joué par Amiot un siècle auparavant. Rarement œuvre de traduction n’a exercé une telle influence sur la conscience stylistique de son époque sans faire partie d’une production littéraire propre. C’est ainsi qu’on peut lire chez Gilles Ménage : Au commencement que je vins à Paris, il n’y avoit qu’une douzaine de personnes qui écrivîssent raisonnablement en François, présentement tout le monde écrit bien. M. de Balzac étoit trop pompeux, Voiture avoit un stîle trop enjoué ; celui de Costar étoit trop affecté ; il n’y avoit que le stîle de M. d’Ablancourt qui fust d’usage. 20 Avant d’approfondir le rapport entre les traductions de d’Ablancourt et le concept balzacien d’urbanité, je voudrais caractériser dans ses grandes lignes l’œuvre du traducteur. Elle comprend un dialogue chrétien de Minucius Félix, des écrits historiques de Tacite et d’Arrien, Xénophon, César et de Thucydide, des écrits militaires de Frontin, les Œuvres de Lucien, ainsi qu’une collection d’apophtegmes tirés des œuvres de Plutarque, de Diogène Laerce, Macrobe et d’autres. 21 19 Cicero, De optimo genere oratorum, übers. u. hg. v. Theodor Nüßlein, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999. 20 Gilles Ménage, Ménagiana, Amsterdam, Brakmann, 1693, p. 324. 21 Pour compléter le tableau, il faut mentionner que Perrot d’Ablancourt a également traduit l’Afrique de l’historien espagnol Marmol de Carvajal, traduction sans rapport avec la problématique déployée ici. Andreas Gipper 338 Même si l’on concède que certains de ces auteurs faisaient partie du bagage culturel le plus répandu, il semble à première vue s’agir d’une œuvre de pure érudition, expression classique d’une culture humaniste. Quoiqu’il n’y ait que très peu de textes de la plume de d’Ablancourt même (essentiellement des préfaces et des lettres 22 ), une analyse de ces textes ainsi qu’une lecture attentive de ses traductions permet d’identifier un profil culturel qui fait de cette œuvre une partie intégrante du projet de politesse moderne que nous avons rencontré dans les entretiens de Balzac. Le lien étroit entre les traductions de d’Ablancourt et la littérature de l’honnêteté du premier XVII e ressort déjà clairement de son tout premier texte ; une préface à la deuxième édition de 1633 de L’honneste femme de Jacques Du Boscq. 23 Ce texte semble significatif à plusieurs égards. C’est que 22 Roger Zuber a publié ces textes en 1972 dans une édition richement commentée : Nicolas Perrot d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, publiées avec une introduction, des notices, des notes et un lexique par Roger Zuber, Paris, Marcel Didier, 1972. 23 Mentionnons dans ce contexte qu’Antoine Le Breton, autre traducteur proche de Balzac et de Conrart, évoque dans un véritable manifeste de la nouvelle littérature de l’urbanité le texte de Du Boscq comme exemple de pureté stylistique. (Le Breton, Préface à sa traduction du Prince d’Isocrate). Ce texte qui mériterait un commentaire plus approfondi nous fournit une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du rapport étroit entre une certaine politique de la traduction et l’institution d’un nouvel idéal social : Breton écrit à propos d’Isocrate et de son idéal du Prince : « Il faut que ie dise encore un mot pour son Interprete. C’est pour demander à nos Grammairiens passeport pour un mot tiré du latin, qui n’est pas encore en la bouche du peuple, ni même dans leurs écrits, à savoir ‘urbanité’. Ils sont trop honnestes gens pour me refuser l’usage & la vrai expression d’une chose dont il font les leçons aux autres, & une particulière profession. L’impossibilité d’en trouver en notre langue un autre qui peut bien exprimer tout ce qu’il signifie m’a contraint à l’employer. Car de dire raillerie ou civilité, ce n’est que dire une partie de sa signification : d’autant que l’urbanité consiste non seulement à dire de bons mots de raillerie, soit en attaquant, soit en repartant : mais aussi en la grace, en l’elegance, ou plustot en ie ne sais quelle secrete energie qu’on sent bien, & qu’on ne peut exprimer, qui plaist et qui chatoüille agreablement l’imagination sans faire rire, & qui convient aux discours les plus graves & les plus serieux. [...] Ie dis donc qu’outre ce que ie viens de dire, elle regarde tout ce qui entre dans la composition de l’homme exterieur ; c’est à dire tout ce qui peut rendre sa rencontre, sa contentance, sa conversation, son entretien, & ses écrits agreables. Car estant opposée comme elle est à la Rusticité, il faut par consequent qu’elle possede toutes les proprietés contraires à l’incivilité, à la présomption, à la bizzarerie, à la contradiction, à la mauvaise grace, & à tous les autres défauts dont l’humeur rustique fait d’un home une beste. Et comme la Rhétorique par la seule action embrasse la voix, le maintien, la contenance, le geste, la prononciation, & Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 339 d’Ablancourt s’en prend au reproche que l’auteur de l’ouvrage, c’est-à-dire Du Boscq, aurait manqué à fournir à son public féminin suffisamment d’exemples et de règles morales. D’Ablancourt récuse ce reproche en s’attaquant directement à toute morale fondée uniquement sur des règles. Une morale qui fait de son destinataire « l’esclave de son exemple » semble inacceptable par le seul fait qu’elle méconnaît que toute morale demande surtout du discernement. Or, une morale basée sur l’imitation de modèles préfabriqués ne vise qu’à évincer le recours au jugement et au discernement individuel. Il est évident que cette critique de l’imitation dans le domaine des normes de comportement social est parfaitement en accord avec l’énergique refus d’une fidélité servile dans le domaine de la traduction et qu’elle s’accorde également avec l’impulsion anti-pédantesque à la base du concept balzacien d’urbanité. L’honnêteté est ainsi conçue par d’Ablancourt comme une pratique sociale reposant essentiellement sur des vertus telles que le jugement, la générosité, la franchise, la liberté et l’humeur gaie. 24 La préface montre donc que le majeur représentant des belles infidèles s’inscrit dès le début de sa carrière dans une pratique ‘urbaine’ de la vie sociale et que la tendance à considérer les belles infidèles avant tout comme l’expression d’une appropriation hégémonique de l’autre, tendance propre aux débats traductologiques récents, est incapable d’en saisir la signification culturelle profonde. 25 toutes les autres parties qui composent l’éloquence du corps : de mesme, ie pense que la Morale par la seule urbanité comprend toutes les vertus de la conversation, comme la civilité, la courtoisie, la complaisance, l’affabilité, & par excellence le don naturel de railler honnestement & agreablement, & de bonne grace. Ie dis naturel, pource qu’on ne sauroit le recevoir ny de l’art, ny de l’étude, ny de l’exercice. Il n’y a que la Nature qui le puisse donner, & il semble que cette Mere commune des hommes l’ait voulu reserver pour ses Favoris, comme celuy qui acheve, & rend aimables tous les autres qu’elle leur fait. » (Isocrate, Le Prince ou l’art de bien régner, par M. Dubreton, Paris, Sommaville, 1642, pp. 32-40) Il n’est guère étonnant que le passage conclut avec le constat que c’est en France que l’urbanité moderne a enfin trouvé refuge et que c’est par elle que se distingue « le François d’avec le Croate & le Moscovite ». 24 « Il admire dans l’Humeur Gaye, la franchise et la liberté, avec une certaine generosité qui s’y rencontre quasi tousjours. Il estime les Melancoliques de leur modestie et de leur douceur, de parler avec une grande retenue, et de bien garder un secret. Mais il n’approuve point leur façon morne, ceremonieuse et mesprisante »; [...]. (Op. cit., p. 51) 25 Quoiqu’il soit indéniable que la traduction chez d’Ablancourt soit « strongly domesticating, assimilating foreign literature to the linguistic and social values of the receiving situation » (Laurence Venuti : The Translation Studies Reader. New Andreas Gipper 340 Le meilleur exemple de ce type de traduction qui témoigne du lien entre une certaine politique de la traduction et le débat autour de l’urbanité et de l’honnêteté est la traduction des Œuvres de Lucien, publiée par d’Ablancourt en 1654. Il faut rappeler dans ce contexte que malgré ou précisément à cause de l’enthousiasme qu’il a suscité un siècle auparavant chez Erasme et chez Melanchthon, Lucien a au XVII e siècle une réputation plutôt douteuse. Par ce fait même, le cas de Lucien souligne encore une fois que les traductions ainsi protégées par Conrart ne sauraient se lire sans tenir compte du projet culturel qui les encadre. Toujours est-il que Lucien était considéré depuis la Renaissance comme le représentant majeur du plus pur atticisme. Mais le prestige littéraire de Lucien en France entre en crise à partir de la fin du XVI e siècle pour des raisons essentiellement d’ordre religieux. Or, le Lucien que d’Ablancourt présente à son public n’est plus avant tout le représentant de la pureté du style mais surtout le représentant de l’urbanité. Lucien devient ainsi porteur d’une qualité sociale qui tire son sel essentiellement d’une culture de la raillerie élégante : Comme la pluspart des choses qui sont icy, ne sont que des gentillesses et des railleries, qui sont diverses dans toutes les Langues, on n’en pouvoit faire de Traduction régulière. 26 Mais on ne peut nier que ce [i.e. Lucien] ne soit un des plus beaux Esprits de son siecle, qui a par tout de la mignardise et de l’agrément, avec une humeur gaye et enjoüée, et cét air galant que les anciens nommoient urbanité, sans parler de la netteté et de la pureté de son stile, jointes à son élegance et à sa politesse. 27 Le succès de la traduction des œuvres de Lucien présentée par d’Ablancourt est sous cet angle tout à fait remarquable. Si d’Ablancourt n’a pas été le premier à proposer au public un Lucien français 28 , c’est sa traduction qui marquera tout un style. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les Nouveaux dialogues des morts publiés par Fontenelle en 1683 ou encore la traduction York : Routledge 2004, p. 17), il semble également évident que ce constat n’est aucunement suffisant pour mesurer l’impact culturel de cette œuvre de traduction. 26 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, p. 184. 27 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, p. 182. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette même citation sert encore dans le Dictionnaire universel de Furetière de 1690 à définir le sens du mot ‘urbanité’. 28 Une premiere traduction française des Œuvres de Lucien fut publiée par Filbert Bretin (Paris, 1582). Des traductions partielles se trouvent déjà tout au long du XVI e siècle. Une première édition bilingue grecque-latine sera publiée par Jean Bourdelot en 1615. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 341 allemande de Lucien par Wieland cent ans plus tard 29 , également imprégnée du discours de la galanterie et dont l’appartenance à la tradition française des belles infidèles a déjà été soulignée par Goethe. 30 La traduction de d’Ablancourt fait donc de Lucien le représentant exemplaire d’une littérature urbaine, et l’impact de ce refaçonnement sur toute une tradition devient manifeste quand on lit l’épître initiale adressée à Lucien dans les Dialogues des morts de Fontenelle : Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, vous connoissez la France par une infinité de rapports qu’on vous en a faits, & que vous savez qu’elle est aujourd’hui pour les lettres, ce que la Grece étoit autrefois. Surtout votre illustre Traducteur, qui vous a si bien fait parler notre Langue, n’aura pas manqué de vous dire que Paris a eu pour vos Ouvrages le même goût que Rome & Athènes avoient eu. Heureux qui pourroit prendre vostre style comme ce 29 Cf. Manuel Baumbach, « Annäherungen an Wielands Lukian. Zum wirkungs- und rezeptionsästhetischen Umgang mit Übersetzungen aus der Weimarer Klassik », Martin Harbsmeier, Josefine Kitzbichler, éds., Übersetzung antiker Literatur, Berlin, De Gruyter, 2008, pp. 81-102. Cf. également Manuel Baumbach, Lukian in Deutschland. Eine forschungs- und rezeptionsgeschichtliche Analyse vom Humanismus bis zur Gegenwart, München, Fink, 2002 (Beihefte zu Poetica 25). 30 « Der Franzose, wie er sich fremde Worte mundrecht macht, verfährt auch so mit den Gefühlen, Gedanken, ja den Gegenständen, er fordert durchaus für jede fremde Frucht ein Surrogat, das auf seinem eignen Grund und Boden gewachsen sei. Wielands Übersetzungen gehören zu dieser Art und Weise; auch er hatte einen eigentümlichen Verstands- und Geschmacksinn, mit dem er sich dem Altertum, dem Auslande nur insofern annäherte, als er seine Konvenienz dabei fand. Dieser vorzügliche Mann darf als Repräsentant seiner Zeit angesehen werden; er hat außerordentlich gewirkt, indem gerade das, was ihn anmutete, wie er sich’s zueignete und es wieder mitteilte, auch seinen Zeitgenossen angenehm und genießbar begegnete. » Johann Wolfgang Goethe, « Noten und Abhandlungen zum west-östlichen Diwan », Johann Wolfgang Goethe, Werke, Bd. 2, Gedichte und Epen II (Hamburger Ausgabe). München, Deutscher Taschenbuchverlag, 1998, pp. 255- 256. Pour la réception de Lucien en France voir Emmanuel Bury, « Un sophiste impérial à l’Académie : Lucien en France au XVII e siècle », Christopher Ligota, Letizia Panizza, éds., Lucian of Samosata Vivus et Redivivus, London/ Turin, Warburg Institute/ Nino Aragno Editore, 2007, pp. 145-174 ; Ludwig Schenk, Lukian und die französische Literatur im Zeitalter der Aufklärung, Univ. of California, Wolf und Sohn, 1931. Pour le lien entre les Dialogues de Fontenelle et le discours de la galanterie, voir Jörn Steigerwald, « Galante Gespräche. Bernard de Fontenelles Dialogues des morts », Dietmar Rieger, Gabriele Vickermann-Ribémont, éds., Dialog und Dialogizität im Zeichen der Aufklärung, Tübingen, Narr, 2003, pp. 13-30. Andreas Gipper 342 grand Homme le prit, & attraper dans ses expressions cette simplicité fine, & cet enjouement naif, qui sont si propres pour le Dialogue. 31 Une étude comparative des grandes traductions européennes de Lucien de Dryden à Wieland en passant par d’Ablancourt pourrait sans doute contribuer à dresser un portrait plus précis du processus de réception créatrice. Retenons surtout que la fonction sociale de ce type de traductions semble consister essentiellement à combler le fossé entre la culture littéraire humaniste et la sociabilité mondaine. Par conséquent, les traductions tendent à éliminer tout ce qui pourrait évoquer d’une manière ou d’une autre l’horizon d’une culture érudite. Faire de Lucien un auteur de l’urbanité sert ainsi de justification pour l’alléger de tous les éléments qui s’opposent au discours galant moderne. Les innombrables citations qui, dans la version originale, émaillent les textes de Lucien, risquent donc de leur conférer un relent de pédantisme et se trouvent par conséquent rangées sur le même niveau que l’amour des garçons : elles rebutent tant les modernes qu’elles doivent être nécessairement supprimées : L’Auteur alegue à tous propos des vers d’Homère, qui seroient maintenant des pédanteries, sans parler des vieilles Fables trop rebâtües, de Proverbes, d’Exemples et de Comparaisons surannées, qui feroient à present un éfet tout contraire à son dessein; car il s’agit icy de Galanterie, et non pas d’érudition. Il a donc falu changer tout cela, pour faire quelque chose d’agréable; autrement, ce ne seroit pas Lucien; [...]. 32 Cependant, la problématique de l’honnêteté et de l’urbanité ne se manifeste pas seulement dans la préface, mais également à l’intérieur du texte. Un exemple significatif se trouve dans le Dialogue Prométhée ou le Caucase. Prométhée, qui va être enchaîné aux rochers du Caucase par Vulcain et Mercure, entre avec ceux-ci dans une concurrence rhétorique au cours de laquelle il prouve qu’il a été condamné entièrement à tort. Particulièrement intéressant est un passage où Prométhée se défend du reproche de n’avoir présenté au Dieu-père Jupiter au cours d’un festin que les os du bœuf sacrifié. Regardons la scène dans les termes de la traduction de d’Ablancourt : Et premierement, j’atteste les Dieux, que j’ay pitié de voir Iupiter si chagrin & de si mauvaise humeur; que pour n’avoir pas eu la meilleure part dans un festin, il veüille crucifier non pas un home, mais un Dieu, & de ses anciens camarades, qui l’a servy dans l’occasion. Tu sçais quelle est la liberté des festins, & qu’il n’y a que les sots & les enfans qui s’en formalisent; car les honestes gens, au lieu de s’en offencer, la tournent en raillerie. Mais de 31 Fontenelle, Œuvres, éd. par Georges-Bernard Depping, vol. II, Genève, Slatkine 1968, p. 172. 32 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, ed. R. Zuber, p. 185. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 343 garder cela sur le cœur, pour s’en venger aprés si cruëllement, cela est indigne, ie ne dis pas d’un Dieu, ni du souverain des Dieux, mais mesme d’un galant Homme. Car si l’on bannit de la table ces honnestes libertés, que restera-t-il que de se soûler comme des bestes ? ce qui est tout-à-fait indigne de la table de Iupiter. 33 Comme on le voit, le comportement des dieux participant au festin olympique est examiné jusque dans les moindres détails selon les normes de l’honnêteté, et le texte de d’Ablancourt nous présente habilement un Prométhée, victime d’un comportement de mauvais goût et d’un manque impardonnable de bonne grâce face à une raillerie anodine. On pourrait multiplier à l’envie les exemples. Notons en tout cas avec quelle dextérité le passage intègre les mots clefs du discours de l’honnêteté (‘mauvaise humeur’, ‘honestes gens’, ‘galant homme’, ‘honnêtes libertés’, ‘se formaliser’, ‘raillerie’). La transformation du dialogue de Lucien en discours de l’honnêteté devient d’ailleurs particulièrement patente si l’on compare la traduction de d’Ablancourt à des traductions modernes ou même à la traduction de Wieland, pourtant si proche elle même du discours galant. L’idéal contemporain de la conversation galante forme également l’horizon de la traduction des Apophtegmes. Nous avons déjà souligné que Balzac voit dans les maximes et les bon-mots l’archétype même de l’urbanité romaine, noyau de tout art de la conversation remontant à l’époque de la République et se transformant aux temps de l’Empire en une forme artistique à part entière. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve chez Faret à côté de la ‘raillerie’ tout un chapitre consacré au ‘bon mot’. Quoique les collections d’apophtegmes forment déjà dans l’antiquité un genre littéraire particulièrement apprécié, succès dû sans doute en partie à leur fonction d’archive dans le cadre de la topologie rhétorique, leur conjoncture au XVI e siècle semble surtout le produit d’une lente transformation du genre. Peu à peu, les recueils d’apophtegmes s’éloignent de leur origine rhétorique et s’émancipent de leur ordre thématique traditionnel. 34 Désormais, la maxime et le bon-mot ne font plus partie d’un ornatum rhétorique, mais d’une culture de la conversation. L’idéal ne consiste plus à reproduire et à actualiser un savoir, mais à atteindre à une forme de spontanéité et de liberté. C’est précisément l’énorme succès des maximes et des aphorismes dans la littérature française du XVII e siècle qui nous aide à mesurer la fonction et l’impact des Apophtegmes de d’Ablancourt dans le cadre de sa tentative de faire de l’antique urbanité le germe de la politesse moderne. 33 Lucien de la traduction de M. Perrot d’Ablancourt. Divisé en deux parties. 3 e édition, Paris, Augustin Courbé, 1660, pp. 45-46. 34 Voir Ann Moss, Les recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 431. Andreas Gipper 344 Si le lien entre la traduction des Œuvres de Lucien et des Apophtegmes et le problème de l’urbanité est indéniable, celui-ci semble beaucoup moins évident pour ce qui concerne les traductions d’écrits militaires et historiques. Même dans ce cas, il semble pourtant possible d’établir un rapport identique en jetant encore une fois un regard sur L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret. Le chapitre « Des qualitez de l’esprit » du traité de Faret contient une sorte de curriculum de l’honnête homme qui se distingue surtout par son mépris des savoirs traditionnels et des enseignements du collège. En ce qui concerne par exemple les disciplines traditionnelles du Quadrivium (musique, géométrie, arithmétique et astronomie), Faret pense qu’une « médiocre teinture » 35 est largement suffisante. Alors que des connaissances approfondies en géométrie sont pour l’honnête homme purement inutiles, il suffit en arithmétique de maîtriser les quatre opérations élémentaires pour faire un bon capitaine. Pour l’astronomie et la musique, le discours est le même. Il ne semble guère souhaitable que l’honnête homme se laisse entraîner par les merveilles de l’astronomie ; et pour ce qui concerne la musique, une bonne oreille est tout ce que l’honnête homme doit cultiver. Suite à la proscription de toutes les connaissances spéciales propre à l’idéal du salon, l’honnête homme semble à première vue appelé à limiter ses lectures au « grand livre du monde ». Mais Faret est loin de prêcher un détournement complet de toute culture livresque. C’est ce que montrera le chapitre suivant sur l’histoire. L’histoire est pour Faret « la plus pure source de la sagesse civile » 36 , c’est la discipline de choix de l’honnête homme, l’ « estude des roys ». 37 Alors que les arts libéraux disparaissent en grande partie du canon des connaissances nécessaires, l’histoire revient en force et requiert un véritable programme de lecture. Ce programme comprend outre Hérodote, Polybe, Tite-Live et Quinte-Curce, exactement les auteurs qui forment l’essentiel de l’œuvre du traducteur d’Ablancourt : Xénophon, Thucydide, Plutarque, César, Tacite. Si l’on tient compte du fait qu’une grande traduction de Quinte-Curce par Vaugelas a été publiée après sa mort en 1659 38 et que Du Ryer a publié en 1653 une traduction de Tite-Live, on peut dire qu’au bout de vingt années de travail, les traducteurs du cercle de Conrart ont réussi à présenter au public français presque tout le canon de lecture de l’honnête homme, tel qu’il a été conçu par Faret. 35 Faret, L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour, 1630, p. 49. 36 Ibid, p. 51. 37 Ibid, p. 51. 38 Malgré l’année tardive de sa publication, le Quinte-Curce de Vaugelas, auquel l’auteur a travaillé pendant trente ans, s’inscrit directement dans le programme de traduction de l’Académie esquissé plus haut. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 345 D’Ablancourt et ses collègues ont ainsi légué à la culture mondaine tout un patrimoine qui d’une autre manière aurait été sans doute difficilement assimilable. C’est en présentant au public une littérature ‘urbaine’, qui suit de très près la sensibilité esthétique, les goûts et les besoins d’une élite nouvelle, qu’elle contribue à former cette unité de style et cette conscience d’être l’héritière légitime des meilleures traditions antiques qui sous-tendent l’idée même d’âge classique.