eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Le "salon" écrit par les professionnels des lettres (France-XVIIe siècle)

2011
Nicolas Schapira
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Le « salon » écrit par les professionnels des lettres (France-XVII e siècle) N ICOLAS S CHAPIRA (Université Paris-Est - EA 3350 / GRIHL) Le « salon » du XVII e siècle a couramment été présenté comme un espace de la ville qui s’opposerait à la cour 1 . Cette thèse traditionnelle appuyée sur l’exemple de l’hôtel de Rambouillet a été renforcée par le livre de Daniel Gordon, Citizens without sovereignity, dont les analyses portent sur la fin du XVII e siècle 2 . Le « salon » représenterait un espace de retrait par rapport à une cour marquée par le principe de hiérarchie et - pour le premier XVII e siècle - par une certaine rudesse des mœurs face à la politesse raffinée des « salons ». Le « salon » est donc construit par toute une historiographie comme lieu de valeurs positives dans un face-à-face avec la cour, et dans une identification à la ville. Ajoutons que dans les études sur l’hôtel de Rambouillet, principal « salon » identifié dans la première moitié du XVII e siècle, on trouve aussi l’idée qu’il serait un foyer d’opposition à la politique de Richelieu, ce qui vient appuyer l’image d’un retrait de la cour. Pourtant, Christian Jouhaud, dans son livre Les Pouvoirs de la littérature a montré la fausseté de cette opposition s’agissant de l’hôtel de Rambouillet 3 . Il a mis en évidence que la plupart des personnages que l’on rattache à ce lieu sont issus d’une noblesse récente et inscrivent leur trajectoire dans une 1 De Pierre-Louis Roederer, « inventeur » des salons d’Ancien Régime (Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie, Paris, F. Didot frères, 1835, p. 78, 81-82) à Marc Fumaroli (« La conversation », dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1994, p. 138). 2 Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty. Equality and Sociabiliy in French Thought (1670-1789), Princeton, Princeton University Press, 1994. Voir aussi la discussion de ce livre dans Daniel Roche, « République des lettres ou royaume des mœurs : la sociabilité vue d’ailleurs », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1996, pp. 293-306. 3 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Paris, Gallimard, 2000, pp. 130- 133. Nicolas Schapira 316 proximité à la cour. Je ne retiendrai ici qu’un exemple, celui de la fille de la marquise de Rambouillet, Julie d’Angennes, et le duc de Montauzier, qui sont des figures de courtisans accomplis. Si l’on replace les trajectoires sociales des habitués de l’hôtel de Rambouillet dans la perspective d’une histoire des élites parisiennes du XVII e siècle, on s’aperçoit que ces individus adoptent des pratiques culturelles qui manifestent un rapprochement avec la cour et qui renvoient à leur engagement dans le service de l’Etat absolutiste, du côté de la justice, des finances, de l’armée, et plus généralement du côté du contrôle des populations. Ces pratiques culturelles ne manifestent pas un écart par rapport à la cour, mais au contraire servent d’instrument de distinction vis-à-vis de l’ancienne culture bourgeoise urbaine 4 . On pourrait alors s’attacher à comprendre cet écart entre l’image traditionnelle des « salons » et celle que je viens rapidement de présenter. Cela signifierait regarder comment les « salons » servent de lieu de discours à l’historiographie du XVII e siècle, et comment ainsi a pu être construite l’image des salons du côté de la ville par rapport à la cour. Mais cette histoire de l’histoire des salons a déjà été largement écrite 5 . Aussi va-t-il s’agir dans les pages qui suivent de remonter plus en amont, du côté des sources qui servent aux historiens et aux historiens de la littérature à écrire sur les salons. Ces sources - anecdotes, correspondances, mémoires - ramènent le regard sur les écrivains du Grand Siècle : non pas en tant que participants aux salons, mais en tant qu’ils les fabriquent par leurs récits - lesquels doivent dès lors être tenus pour des faits sociaux qui méritent analyse. 1. Les hommes de lettres, leurs patrons et la cour Les hommes de lettres fabriquent de l’appartenance à la cour : telle pourrait être une manière lapidaire de caractériser les rapports entre littérateurs et patrons aristocratiques. La cour est une réalité floue sous Louis XIII, et le reste en partie sous Louis XIV, même quand elle est inscrite dans le cadre de Versailles. Il y a deux manières d’interpréter ce que l’on entend par « cour » 4 Voir les analyses de Roger Chartier dans Emmanuel Le Roy Ladurie, La Ville des temps modernes de la Renaissance aux Révolutions [ 1980 ] , Paris, Points Histoire, 1998, pp. 177-195. 5 Antoine Lilti, « Les ‘salons d’autrefois’ : XVII e ou XVIII e siècle ? », dans « Quelques ‘dix-septième siècle’ : fabrications, usages et réemplois », Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 28-29, avril 2002, pp. 153-166. Pour une discussion de l’historiographie consacrée aux salons du XVII e siècle, nous nous permettons de renvoyer à Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle, Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 227-236. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 317 dans les discours du temps : soit le lieu de l’exercice du pouvoir royal, soit le rassemblement autour de la famille royale des lignages les plus importants. Mais quelle que soit la définition que l’on choisisse, l’une des grandes fonctions de l’activité des professionnels des lettres est de fabriquer de la distinction, et donc par là de l’appartenance à la cour. Cela se voit d’abord par le cadre social de l’activité des hommes de lettres. La très grande majorité d’entre eux vivent dans l’entourage de l’aristocratie ou des patriciats urbains. Ils peuvent détenir une charge domestique dans une maison (secrétaire, précepteur le plus souvent). Le poète Vincent Voiture, par exemple, était introducteur des ambassadeurs auprès de Gaston d’Orléans tandis que Marin Cureau de la Chambre, savant, médecin du chancelier Séguier et censeur royal, habitait chez son maître. Dernier exemple, Gilles Ménage, qui faisait partie de l’entourage de Retz jusqu’à la Fronde, était logé dans le cloître de Notre-Dame, et c’est là qu’il vivra jusqu’à la fin de sa vie, bien après s’être brouillé avec son maître. Cette proximité montre bien ce que le thème du « salon » comme lieu de rencontres entre hommes de lettres et aristocrates a de factice. Les littérateurs côtoyaient en permanence les aristocrates qui étaient leurs maîtres, et par là aussi nécessairement les connaissances de leurs patrons. De même l’idée que les nobles auraient appris au salon la politesse que leur aurait enseigné les hommes de lettres fait sourire, quand tant d’auteurs du Grand Siècle, à l’instar de Jean Chapelain chez les La Trousse, ont été précepteurs dans des familles de la noblesse. Etre dans la Maison d’un grand personnage ne signifie pas obligatoirement occuper une charge domestique. Ainsi le dramaturge Mairet, dont les rapports avec son patron le comte de Belin ont été récemment étudiés par Elie Haddad, fait-il de fréquents séjours dans la résidence provinciale du comte de Belin et lui dédicace-t-il de nombreuses pièces 6 . Il interviendra dans la Querelle du Cid pour défendre les intérêts du comte, bien qu’il n’occupe pas de charge dans la maison de celui-ci. Il est un commensal et un protégé, un proche. Quelle que soit la place qu’ils occupent auprès d’un grand personnage, les hommes de lettres s’emploient à fabriquer la réputation de leurs patrons, par des épîtres dédicatoires, ou en fabriquant des généalogies, ou par bien d’autres écrits encore produits par exemple en tant que secrétaires. Ces différentes manières de rendre service peuvent et doivent être soigneusement distinguées, mais elles participent toutes de la construction de la stature politique des maîtres et ainsi de la présence de ces acteurs sociaux à la cour, qui était le principal lieu où s’énonçait et se jouait la hiérarchie du 6 Elie Haddad, Fondation et ruine d’une « maison ». Histoire sociale des comtes de Belin (1582-1706), Limoges, Pulim, 2009. Nicolas Schapira 318 pouvoir. A la cour les réputations se réalisent - au sens où l’on réalise un gain - en rang, en honneur, en pensions, en charges, mais ces réputations ont été portées, voire forgées, par les professionnels des lettres. 2. Ecrivains et espaces de la sociabilité mondaine La domesticité lettrée ne se rencontre qu’à un certain niveau de l’aristocratie : patronner des poètes, entretenir un domestique de plume qui avait sa propre renommée d’homme de lettres n’était pas à la portée de tous les nobles ni de la plupart des robins. Mais une partie des membres des patriciats urbains n’en bénéficiaient pas moins des services des professionnels des lettres, non pas dans un cadre domestique, ni même à proprement parler dans le cadre de rapports de patronage, mais sous la forme d’échanges de services. Les différents services rendus par Valentin Conrart, homme de lettres parisien, premier secrétaire de l’Académie française, à la comtesse de Maure, une aristocrate dont la puissance sociale était loin d’être l’égale de celle d’un Grand, sont fondés sur son activité spécifique de secrétaire, de notaire : c’est-à-dire sur la capacité qui lui est reconnue de conserver des papiers importants et de les divulguer à propos 7 . Il conserve ainsi dans ses recueils un certificat de noblesse, traduit en français, de la famille paternelle de la comtesse (qui était d’origine italienne). Il a aussi gardé pour elle tout un dossier qui concerne une affaire de préséances dans laquelle son rang était en jeu. Enfin il a constitué un autre dossier de lettres à propos d’un événement plus crucial encore pour elle puisqu’il regarde son attitude pendant la guerre civile de la Fronde. En effet, le comte de Maure, son mari, a été un frondeur de la première heure, que sa femme s’efforce de raccommoder avec la régente Anne d’Autriche et le cardinal Mazarin. C’est pourquoi, peu après la paix de Rueil de mars 1649, qui signe momentanément l’arrêt des hostilités militaires, mais non pas la fin des antagonismes, elle écrit une lettre à la reine pour justifier et excuser la conduite de son mari. Cette lettre, confiée à une proche de la reine pour qu’elle lui soit remise en main propre, tombe entre les mains du cardinal Mazarin, et l’épître est finalement lue au conseil du roi par le prince de Condé qui ridiculise son auteure. La lettre produit alors l’effet inverse de celui qu’en attendait la comtesse. C’est Valentin Conrart qui a raconté l’aventure de cette épître et les circonstances de sa publication dans une note attachée à l’original de la lettre ; une note qui justifie très précisément la comtesse, pour pallier le 7 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres…, op. cit., pp. 253-264. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 319 ridicule dont elle fut victime, ou peut-être pour nourrir après la Fronde le dossier de réhabilitation susceptible de ramener son mari à la cour. Un type particulier de service rendu est la promotion par les hommes de lettres de certains espaces de la sociabilité mondaine : l’action d’un Jean Chapelain donne bien à voir ce travail, quand il s’attache à faire écrire un éloge épistolaire de l’hôtel de Rambouillet précisément accordé aux vœux de la marquise par Jean-Louis Guez de Balzac, écrivain célèbre dont les lettres sont réputées avoir beaucoup d’écho 8 . Bien entendu, pour un Chapelain ou un Balzac, vanter un lieu comme l’hôtel de Rambouillet signifie soigner sa propre réputation d’homme de lettres, inclus dans cet espace à la tonalité aristocratique. Cette pratique discursive doit bien être tenue pour telle, et ne pas être recouverte par la question de ce qui se passait et se jouait dans les réceptions qui avaient lieu dans tel ou tel hôtel aristocratique. Sur ce point on dispose du témoignage précieux des frères de Villiers, jeunes hollandais de la bonne société qui passent un an à Paris entre 1657 et 1658 en menant la vie des élites de la capitale : leur Journal, dans lequel ils relatent leurs activités, et donc les lieux qu’ils fréquentent, n’est pas pris dans les mêmes pratiques discursives que les « sources » habituelles sur les « salons » 9 . Les frères de Villiers se rendent le matin à l’Académie pour s’entraîner à l’équitation et à l’escrime, se promènent en carrosse au cours de la Reine, sont fréquemment invités à dîner, et font aussi des visites d’aprèsdîner, en général chez une femme qui reçoit en compagnie de ses filles - l’enjeu matrimonial de ces rencontres se laisse deviner en filigrane des récits. On s’approche là du modèle historiographique des « salons », à ceci près que si les frères de Villiers évoquent sans cesse la « conversation », ils ne font jamais allusion à la présence d’hommes de lettres chez les personnes qu’ils visitent. Voilà qui conduit à relativiser le phénomène des « salons » qui prendrait sens dans la rencontre pensée comme telle par les acteurs du temps entre élites lettrées et écrivains. Cela ne signifie pas pour autant qu’un certain nombre de financiers ou d’aristocrates n’exercent pas un patronage « léger » envers des hommes de lettres familiers, sous la forme par exemple de dîners qui ont pour ces derniers une valeur à la fois économique et symbolique, et qui sont « payés » en réputation : on est bien là dans un type d’échange de service. Toutefois, l’analyse qui précède n’épuise pas tout à fait le phénomène exceptionnel que représente la masse d’écrits qui font allusion à l’hôtel de Rambouillet des années 1630 aux années 1660, bien après que la politique 8 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature…, op. cit., pp. 130-131. 9 Journal d’un voyage à Paris en 1657-1658 publié par A.P. Faugère, Paris, Benjamin Duprat, 1862. Nicolas Schapira 320 de réception de la marquise eut été éteinte. Peut-être faut-il alors mettre en relation ce phénomène avec l’apparition en 1635 d’un autre lieu social qui travaille l’identité des hommes de lettres : l’Académie française. On peut bien sûr considérer que la création de cette institution a représenté une promotion sans précédent pour eux, du fait qu’elle sanctionne la reconnaissance royale de leur activité 10 . Mais tel ne semble pas avoir été l’avis des principaux intéressés, les Académiciens, qui ne s’identifient guère à cette institution, laquelle paraît presque sans vie, hors la brève période intense de la Querelle du Cid. C’est que l’Académie française a « professionnalisé » les hommes de lettres, les coupant ainsi symboliquement de l’ambiance aristocratique dans laquelle ils s’épanouissaient. En ce sens, on peut lire l’enthousiasme à louanger l’hôtel de Rambouillet comme un moyen pour les hommes de lettres de ce temps-là d’identifier leur activité à un espace aristocratique. On commet ainsi un contresens fondamental en voyant dans l’hôtel de Rambouillet le modèle d’un ensemble de salons dont l’activité ou les fréquentations seraient seulement moins documentées. L’hôtel de Rambouillet est bien singulier dans le paysage du temps, il fonctionne comme balise susceptible de servir de pôle identitaire aux professionnels des lettres du premier XVII e siècle. La description générale des rapports entre hommes de lettres et patriciats urbains qui vient d’être proposée avait pour but de saisir au cœur de ces rapports le phénomène d’invention des « salons ». On voudrait maintenant entrer dans l’analyse précise de deux textes singuliers qui mettent en jeu le « salon », la cour et la ville, pour prendre la mesure que les documents sur lesquels l’historiographie a bâti du « salon » sont le produit d’opérations particulières menées par des auteurs, et pour apercevoir dans ces opérations elles-mêmes des réalités sociales qui ont été plus tard figées en une opposition entre cour et « salons » de la ville. 3. Une lecture sociale de l’Honneste homme de Nicolas Faret « Il n’y a point de lieu où cette sorte de conversation se voye avec autant d’esclat & d’apareil que dans le Louvre ; lors que les Reynes tiennent le Cercle, ou plustost qu’elles estalent comme un abregé de tout ce que l’on a iamais vanté de merveilles & de perfections dans le monde. Quiconque a leu dans les Poëtes la magnificence de ces celebres assemblées qui se faisoient dans le Ciel, lors que Junon faisoit appeler toutes les Deesses […] Celuy-là 10 Pour une discussion sur les limites de cette reconnaissance, voir Hélène Merlin, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 27-68. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 321 se peut figurer, au moins imparfaitement, l’abord de tant d’illustres & belles Dames devant les Reynes, à qui elles viennent comme rendre hommage de tout ce qu’elles ont de plus charmant & de plus admirable. [ … ] C’est bien là sans doute le grand Theatre de la conversation des femmes ; mais l’estrange confusion du monde qui s’y voit, surtout à ces magnifiques heures du soir, est si importune, que les meilleurs entretiens s’en ressentent. Une bonne compagnie n’est pas si tost formée, qu’incontinent elle ne soit souillée de l’abord de quelque fâcheux, ou que la douceur n’en soit troublée par la présence de quelque personne de grande condition, ou tout à fait gesnée par le voisinage de quelques espions de Cour […] Si bien qu’en ce lieu-là c’est plustost par hasard, ou par force, que par choix, que l’on s’engage dans la conversation ; & l’on est bien souvent contraint de s’arrester à telle personne, dont hors de là l’on fuyroit la rencontre comme d’un pestiféré. Il faut donc descendre à la ville, & regarder qui sont celles d’entre les Dames de condition que l’on estime les plus honnestes femmes, & chez qui se font les plus belles assemblées, & s’il se peut, se mettre dans leur intrigue ; afin qu’elles s’interessent à nous rendre de bons offices aupres de tous ceux qui les visitent. » 11 Ce passage de l’Honneste homme n’est-il pas une illustration parfaite de l’opposition entre la cour et la ville, une opposition qui ferait par surcroît toute sa place à l’espace valorisé des salons ? La cour apparaît comme un théâtre, un espace hiérarchisé où aucune conversation n’est possible, à la différence des « belles assemblées » qui se déroulent à la ville, et que l’on pourrait assez facilement identifier aux salons dirigés par un personnage féminin. On tiendrait ainsi un écrit qui différencie clairement deux espaces, celui de la cour, et celui de la ville identifiée aux salons, en donnant un contenu à cette opposition - une perle rare par rapport au type d’écrits, souvent très vagues, mobilisés par les études sur les salons. On est bien là en présence d’un écrit propre à nourrir la fiction historiographique du salon, d’autant que le caractère général du propos laisse penser que ces salons sont très nombreux. On gagne pourtant à rapporter ce passage au projet global du livre de Faret : il s’agit de montrer comment se comporter à la cour, de manière à profiter des occasions de fortune qu’offre cet espace à nul autre pareil - mais à nul autre pareil aussi parce que s’y cristallise de la réussite qui peut être construite ailleurs, si bien que le livre ne parle pas seulement de l’univers curial. « L’art de vivre à la cour » ne se limite pas à l’exposé des règles qui régissent ce lieu exceptionnel : il enseigne les conduites qui mènent à la réussite sociale en général. 11 Nicolas Faret, L’Honneste homme ou l’art de vivre à la cour, Paris, T. du Bray, 1630, pp. 217-225. Nicolas Schapira 322 Relisons ce passage à partir d’un tel point de vue : la cour y apparaît bien comme un espace insuffisant, mais pour la bonne raison que l’on ne peut s’y livrer avec profit à la conversation, à la différence de ce qui se passe dans les « belles assemblées », où l’on peut se mettre à loisir « dans l’intrigue » de la maîtresse de maison. Faret ne précise pas à quelles « intrigues » il pense, mais on est manifestement assez loin des jeux de l’esprit et de la conversation polie qui sont censés caractériser l’univers des « salons ». Les trois facteurs identifiés par Faret comme responsables de l’échec de la conversation à la cour apparaissent alors également sous un autre jour. Le spectacle monarchique, la présence de la hiérarchie des rangs n’y sont pas critiqués pour eux-mêmes, mais parce qu’ils empêchent la conversation indispensable aux affaires, de même que l’intensité politique du lieu, qui attire les « espions de cour ». La perspective de Faret n’est donc pas ici morale, encore moins esthétique : elle semble avant tout sociale. Une telle lecture ne saurait être étendue sans précaution à l’ensemble de l’ouvrage. L’Honneste homme est un livre très négocié, où chaque discours est soigneusement ajusté en fonction d’une actualité faite de livres et sans doute aussi de politique au sens large. Prendre la cour pour objet, c’est se donner la possibilité de tenir à la fois un discours moral qui est très présent à l’époque (la cour comme lieu de perdition) mais aussi d’adopter un regard de déniaisé sur les réalités sociales, par exemple sur les « intrigues» dont les belles conversations sont le support. Faret lui-même baignait à coup sûr dans les affaires du temps : il appartenait à l’entourage du comte d’Harcourt, lui-même fidèle de Gaston d’Orléans. L’ouvrage est d’ailleurs dédicacé au frère du roi tandis qu’un texte liminaire est adressé au marquis de Puylaurens, qui est le principal conseiller de Gaston 12 . Son livre produit ainsi son auteur à la fois comme susceptible de porter un regard chrétien et un regard de déniaisé sur la cour. Faret observateur avisé des lieux sociaux du pouvoir : nul doute que c’était là une image susceptible de le servir en tant que professionnel des lettres au service d’un ou de plusieurs patrons. La mobilisation du thème de la cour et de la ville par Faret qui vient d’être décrite dissout la spécificité des « salons » comme lieux « littéraires », et dirige bien le regard vers les enjeux sociaux des pratiques de réception mondaine envisagées dans leur diversité. 12 Sur la politique de l’écriture de Nicolas Faret, voir Mathilde Bombart et Eric Méchoulan (éds.), Politiques de l’art épistolaire. Autour du « Recueil Faret », à paraître aux éditions Garnier en 2011. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 323 4. Tallemant des Réaux et l’hôtel de Rambouillet Si l’on cherche du « salon », on le trouve à coup sûr dans le rapprochement entre l’extrait de l’Honneste homme qui vient d’être lu et les pages que Tallemant des Réaux consacre à l’hôtel de Rambouillet, lesquelles semblent venir donner corps à la plus fameuse de ces « belles assemblées » de la ville - la seule en réalité, comme on l’a vu, à avoir été à ce point travaillée par l’écriture des littérateurs du XVII e siècle. Parmi toutes les évocations de l’hôtel de Rambouillet, celle de Tallemant est de loin la plus développée : on sait que les Historiettes forment un vaste recueil d’anecdotes nouées en grappes autour de noms propres, avant tout des Parisiens appartenant à la bourgeoisie, à la robe ou à l’aristocratie. Tallemant a consacré une historiette à la marquise de Rambouillet, mais aussi une à son mari, ses enfants, et à nombre d’écrivains définis par leur appartenance à l’entourage de la marquise. Mais la puissance d’incarnation de l’hôtel de Rambouillet dans les Historiettes tient moins à cette profusion - au reste toute relative - d’informations qu’à la place du célèbre « salon » dans le dispositif de l’ouvrage. Car si les Historiettes sont la principale « source » sur Rambouillet, la marquise est désignée par Tallemant comme son information principale pour les anecdotes qu’il a rassemblées dans son ouvrage : « C’est d’elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j’ay escrit et que j’escriray dans ce livre », écrit-il après avoir raconté comment il lui a souvent rendu visite, alors qu’elle était déjà âgée mais avait gardé toute sa vivacité d’esprit 13 . Ainsi placées tout entières sous le signe de l’hôtel de Rambouillet, les Historiettes ne pourraient-elles dès lors être considérées comme une sorte de restitution écrite des réunions qui s’étaient déroulées une génération plus tôt en ce lieu ? On voit comment l’ouvrage de Tallemant peut nourrir ou rencontrer le lieu commun historiographique de la « conversation » qui passerait naturellement à l’écrit (sous la forme de la correspondance notamment), la conversation entre Tallemant et la marquise jouant ici le rôle de connecteur parfait (sans brouillage) entre le temps des jeux de Rambouillet et les Historiettes 14 . Retrouver le geste propre de Tallemant - sans le ramener d’emblée au modèle du « salon » - passe au contraire par une prise de distance avec l’idée que l’écrivain n’aurait fait que rapporter, s’agissant du moins de Rambouillet, les anecdotes que lui livrait la marquise : il faut pour cela pleine- 13 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, I, p. 454. 14 Lieu commun discuté dans Myriam Maître, Les Précieuses, contribution à l’histoire de la naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999, pp. 462-463. Nicolas Schapira 324 ment considérer les Historiettes comme un écrit, et non comme un document où serait tout de go lisible l’expérience et la vision du monde de son auteur 15 . On sait le caractère essentiellement satirique, moqueur, critique des Historiettes, mais c’est pourtant un franc éloge auquel se livre Tallemant à propos de l’hôtel de Rambouillet, dont les hôtes semblent davantage préservés de l’échec, de la bassesse, du ridicule que les autres personnages des histoires qu’il rapporte. Rambouillet apparaît chez Tallemant comme un espace exceptionnel, lieu de la distinction insouciante, domaine des jeux et des ris, et la marquise est bien le modèle de la femme du monde. Le motif de son retrait de la cour est de ce fait un élément narratif supplémentaire dans la description de cet univers essentiellement distinctif - et non le geste inaugural qui a permis la naissance du « salon ». Il est bien probable que la vision de l’hôtel de Rambouillet propagée par Tallemant correspond à l’image que la marquise souhaitait voir donner de sa vie et de ses activités. Il n’en reste pas moins que l’écrivain, avec les Historiettes, ne se fait pas le simple héraut de Catherine de Vivonne : en se présentant comme la mémoire de l’hôtel de Rambouillet, qui lui aurait été ouverte par la complicité nouée avec la marquise, il s’inclut lui-même dans cet univers choisi auquel son récit s’identifie. Si l’on suit la piste des sources revendiquées par Tallemant, on découvre deux autres informateurs qui partagent avec la marquise le privilège d’être loués dans les Historiettes. Le premier est le cardinal de Retz, que Tallemant et son frère, étant jeunes, ont eu le privilège d’accompagner dans un voyage en Italie : « je l’entretins presque tousjours, durant dix mois ; et, comme il a autant de mémoire que personne [ … ] il me conta et me dit bien des choses » 16 . Or le portrait de Retz est franchement positif : c’est celui d’un ambitieux, mais qui a les moyens de ses ambitions - principalement le courage, la hardiesse et le savoir. Le troisième portrait positif qui se dégage nettement des Historiettes est celui du grand ami de Tallemant dans le livre, l’avocat et homme de lettres Olivier Patru, à la fois beau, sage, écrivain sans égal et dont les actes sont sous-tendus par une grande droiture morale. Tallemant n’écrit pas explicitement que Patru a été pour lui une source précieuse, mais le montre : Patru est présent dans maintes anecdotes sous la forme de celui à qui l’un des protagonistes a dit ceci ou cela (et que rapporte Tallemant). Son « intime amy » Patru est ainsi très visible dans les Historiettes. Qu’elles soient présentes de manière locale (Retz) ou disséminées dans tout l’ouvrage (la marquise de Rambouillet, Patru), ces figures 15 Robert Descimon, « L’exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », dans Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles), Dijon, EUD, 2008, pp. 181-195. 16 Tallemant, Historiettes…, op. cit., II, p. 308. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 325 positives participent à l’établissement de la crédibilité des anecdotes, mais surtout elles valident la position impliquée par le regard sur le monde social que porte Tallemant, muni des récits aigus de ses précieux amis : une position à la fois dans le monde et en surplomb de celui-ci, qui justifie au fond le satirique. Le motif du retrait de la cour de la marquise apparaît à cet égard particulièrement précieux : il sert comme élément distinctif en général, mais permet aussi de fonder le regard à distance qui est celui de Tallemant. Une telle lecture des Historiettes implique de rechercher quels pourraient être les usages sociaux, pour leur auteur, d’une telle entreprise. Tallemant se présente lui-même comme à distance des engagements sociaux propres à son milieu. On sait qu’il appartenait à une famille de banquiers et de financiers que la réussite pécuniaire autorisait à se projeter dans le monde de la robe parisienne 17 . Mais Tallemant déclare dans une historiette qu’il a refusé une telle possibilité par « haine » du « métier » de conseiller au parlement, un office que lui aurait volontiers procuré son père 18 . De manière générale, dans ses récits, dont plusieurs évoquent sa propre vie, il ne se montre guère occupé par la banque familiale, ni par les diverses affaires de finance qui attachent étroitement les Tallemant à la cour. En somme c’est depuis un lieu scripturaire de la retraite que Tallemant construit la vision de l’hôtel de Rambouillet comme lieu retiré. Mais n’étaitce pas là un autre moyen pour lui de jouer le jeu de la mobilité sociale ? Pour considérer cette hypothèse, il faut passer de l’individu à la famille : n’y avait-il pas place, dans une famille de financiers comme celle des Tallemant, pour un homme de lettres qui contribuait à sa manière à la réputation de sa famille ? De même, il faudrait aussi examiner la situation de Madame Tallemant, précieuse patentée qui recevait chez elle des compagnies. A l’appui de cette hypothèse on peut citer le cas de Valentin Conrart, dont l’activité d’homme de lettres, bien plus visible que celle de Tallemant, il est vrai, s’accompagnait d’un intense investissement dans les affaires familiales, où sa sagesse et son entregent étaient reconnus, tandis que sa grande notoriété produite grâce à son pouvoir dans le domaine de la librairie rejaillissait sur toute sa parentèle 19 . Autre cas mis en lumière par le travail récent d’Oded Rabinovitch, celui de la famille Perrault. L’aîné des quatre frères Perrault est un financier prospère dans les années 1650 et qui donne le ton à toute sa famille. Charles, à ce moment là, l’assiste dans ses affaires, 17 Voir la mise au point biographique de Vincenette Maigne dans Tallemant des Réaux, Le Manuscrit 673, Edition critique par Vincenette Maigne, Paris, Klincksieck, 1994. 18 Tallemant, Historiettes, op. cit., II, p. 572. 19 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres…, op. cit., pp. 396-410. Nicolas Schapira 326 tout en étant un poète à la mode. Au début des années 1660 Pierre Perrault fait faillite : c’est alors que les frères investissent massivement, à la suite de Charles, dans la politique de Colbert en direction des lettres. Mais dès les années 1650, la réputation des Perrault s’effectue à l’aide de récits de pratiques lettrées qui réunissent les frères, notamment dans leur domaine campagnard 20 . Envisager que la famille Tallemant ait pu elle aussi secréter un homme de lettres dans le cours de la mue de ses assises socio-économiques et socio-politiques est d’autant moins incongru qu’elle a en fait donné naissance à pas moins de deux écrivains, Gédéon Tallemant des Réaux, mais aussi son frère l’abbé François Tallemant 21 . Conclusion Ni source transparente sur les pratiques de sociabilité mondaine, ni expression ou prolongement de celles-ci : les écrits qui évoquent les « salons » doivent être regardés comme des événements d’écriture singuliers, à examiner dans leur autonomie d’objets - à l’existence éventuellement problématique - posés dans le monde social de leur temps. Ainsi abordés, ils font signe moins vers la force de lieux de sociabilité que vers les mécanismes de la réputation et les espaces de la publication, où joue pleinement l’articulation entre manuscrit et imprimé 22 . Or les trajectoires individuelles ou familiales qui sont en jeu dans cet espace de la réputation ne sauraient au XVII e siècle se jouer exclusivement à la ville, et encore moins contre la cour. Dès lors la mobilisation des catégories de « la ville » et de « la cour » - et leur opposition éventuelle - doit se lire à l’aune de tels enjeux de distinction. Que reste-t-il dès lors à la ville si on la dépouille de ses « salons » ? L’une des voies pour répondre à cette question consisterait à examiner des événements curiaux résolument inscrits dans l’espace urbain parisien. Le Journal des frères de Villiers, déjà évoqué, incite à se poser une telle question : les jeunes hollandais racontent par exemple plusieurs bals donnés par de grands personnages de l’Etat dans l’hiver 1658, qui sont décrits comme des moments de mise en représentation de la cour - le roi y est présent, ainsi que les principaux courtisans - mais où une foule mêlée - et 20 Oded Rabinovitch, Anatomy of a Family of Letters : The Perraults, 1640-1705, PHD Brown University, 2011. 21 Alain Bourreau, « Contes du père et comptes des fils, le roman familial des Tallemant », dans Myriam Cottias et alii (dir.), Le corps, la famille et l’Etat. Hommage à André Burguière, Rennes, PUR, 2010, pp. 185-194. 22 GRIHL, De la publication entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 327 parfois qualifiée spécifiquement par son appartenance « à la ville » - y assiste 23 . Qu’est-ce qui se joue de la représentation de la cour quand elle descend à la ville ? Les études sur les entrées de ville, les carrousels, voire le théâtre, donnent des éléments de réponse, mais qui pourraient être utilement complétées par une étude des pratiques de sociabilité aristocratiques envisagées sous cet angle - une autre manière encore d’aborder ensemble la cour et la ville. 23 Journal d’un voyage à Paris…, op. cit., pp. 408-413.