eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Pilosophies de ville au XVIIe siècle

2011
Dinah Ribard
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Philosophies de ville au XVII e siècle D INAH R IBARD (EHESS, GRIHL-CRH) Il n’est pas évident au premier abord que la structure « cour et ville », si importante pour l’histoire littéraire du XVII e siècle, apporte quelque chose à la compréhension de l’activité philosophique du temps. La figure du philosophe à la cour, conseiller du prince, à sa place auprès des puissants et pourtant libre de toute attache, traverse le siècle : antique et pérenne parce que bonne à penser pour penser l’écart actif entre la philosophie et la politique, elle ne connaît pas d’incarnation puissante dans la France des cardinaux-ministres puis dans celle de Louis-le-Grand 1 . Les élaborations dont elle fait l’objet - je pense notamment à l’Aristippe balzacien, « sage savant » 2 de cour qui porte la réflexion de l’auteur du Prince sur le compagnon de celuici, le ministre d’Etat - n’ont pas rejoint le corpus philosophique, peut-être parce que leur ajustement politique les rend impropres à être réutilisées ailleurs. La recherche de philosophes de cour au XVII e siècle amène pourtant à un texte qui, quoique mineur, appartient à ce corpus, et qui y fait en quelque sorte entrer la structure « cour et ville » en la travaillant. Dans le court dialogue intitulé La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, Descartes confronte trois personnages : Eudoxe, le particulier qui pense, autrement dit qui a décidé de penser par lui-même, sans qualité particulière pour le faire 3 ; Epistemon, le professeur ou le savant public, nanti des titres 1 Voir l’analyse de la parrêsia par Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, éd. établie sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Le Seuil, 2008. 2 J’utilise l’édition de 1660 : Aristippe, ou de la Cour, par Monsieur de Balzac, Rouen, Paris, 1660, p. 5. 3 Au début de la Recherche de la vérité, Eudoxe est présenté comme « un homme de médiocre esprit, mais duquel le jugement n’est perverti par aucune fausse créance, & qui possède toute la raison selon sa pureté », Descartes, Œuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery (désormais A-T), rééd. Paris, Vrin, 1996, t. X, p. 498. Dinah Ribard 300 nécessaires pour assurer la transmission et la régulation du savoir ; Poliandre, l’homme de cour et de guerre. Dans la lecture de ce texte qu’ils proposent dans Qu’est-ce que la philosophie ? , Deleuze et Guattari opposent Eudoxe, le philosophe particulier, à Poliandre aussi bien qu’à Epistemon, parce que le premier a comme le second une autorité d’ordre statutaire, bien que cette autorité ne soit pas gagée sur le savoir, mais sur la compétence et l’expérience sociales et techniques 4 . Il n’en reste pas moins qu’Eudoxe déclare vouloir et pouvoir amener Poliandre à rechercher la vérité et non le savoir à sa manière, et que l’homme de cour fait ici le personnage de disciple du philosophe, de futur philosophe peut-être 5 . Si l’on accepte que le dédoublement de la figure de l’homme public ait un sens spécifique à la caractérisation du personnage conceptuel du particulier philosophe (« l’Idiot » de Deleuze et Guattari) au XVII e siècle, alors Eudoxe, dont on voit qu’il est opposé avant tout au docte doté d’un statut, c’est-àdire au docteur, face à leur interlocuteur commun, pourrait être quelque chose comme un philosophe de ville. Lue ainsi, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle suggère d’aller voir du côté des figures de tiers dans le jeu qui confronte l’homme du monde au pédant. On verra alors que ce qui travaille dans les élaborations d’une possible philosophie de ville au XVII e siècle, c’est la question politique de la littérature plus encore que celle de la philosophie. 4 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? , Paris, Minuit, 1991, p. 61. 5 Eudoxe déclare à Poliandre, qui vient de dire qu’il sera heureux d’assister simplement à son entretien avec Epistemon : « Pensez plutôt, Poliandre, que ce sera vous qui aurez ici de l’avantage, pour ce que vous n’êtes pas préoccupé, & qu’il me sera bien plus aisé de ranger du bon côté une personne neutre, que non pas Epistemon, qui se trouvera souvent engagé dans le parti contraire », A-T, X, p. 502, après avoir marqué sa différence avec celui-ci en ces termes : « Que direzvous donc de moi, si je vous assure que je n’ai plus de passion pour apprendre aucune chose, & que je suis aussi content du peu de connaissance que j’ai, comme jamais Diogène le fut de son tonneau, sans que toutefois j’aie besoin de sa philosophie. Car la science de mes voisins ne borne pas la mienne, ainsi comme leurs terres sont ici tout autour du peu de que je possède, & mon esprit, disposant à son gré de toutes les vérités qu’il rencontre, ne songe point qu’il y en ait d’autres à découvrir », p. 501. Philosophies de ville au XVII e siècle 301 Un professionnel de la philosophie Le privilège d’impression obtenu le 10 août 1648 par Louis de Lesclache pour sa Philosophie divisée en cinq parties inscrit en style juridique une pratique d’enseignement philosophique sans statut : Notre Cher & bien Aimé LOUIS DE LESCLACHE Nous a remontré, qu’ayant enseigné la Philosophie depuis plus de douze ans, il a été obligé, pour la commodité de ses Auditeurs de la faire graver en Tables avec beaucoup de Frais ; & pour en faciliter l’Explication, de faire Imprimer en Discours continué, La Philosophie, divisée en Cinq Parties […] A ces Causes, & désirant gratifier ledit Exposant, en considération de l’utilité que le Public reçoit de ses Instructions ; Nous lui avons permis […] de faire Graver, Imprimer, vendre […] lesdites Tables de Philosophie, & l’Explication d’icelles […] durant l’espace de Dix Ans […] Et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, de Graver […] lesdites Tables de Philosophie, & Explication d’icelles, divisée en Cinq Parties, ensemble, ou séparées […] Et d’autant que la Profession publique de l’Exposant a facilité le larcin de plusieurs de ses Ecrits, Nous faisons défense sur les mêmes peines d’imprimer ou débiter aucun des Ecrits de l’Exposant, sans son consentement ; & même cassons, & révoquons toutes autres Lettres de Privilège qui pourraient avoir été ci-devant obtenues par surprise. 6 Le texte des privilèges de librairie, rédigés et signés à la Chancellerie par des secrétaires du roi, reprenait l’argumentaire de la lettre qui en sollicitait l’obtention. On entend donc dans celui-ci non un libraire, mais Lesclache lui-même revendiquer ses douze années d’enseignement, ses tables gravées à grands frais pour la commodité de ses auditeurs, ses livres écrits pour en faciliter la compréhension, autrement dit (par lui) une « profession publique » de philosophe qui l’exposait particulièrement aux vols : professeur particulier, c’est-à-dire par le seul fait d’une pratique suscitée par (ou ayant créé) une demande sociale suffisante pour qu’il ait acquis au cours du temps la position non de simple précepteur, mais de philosophe connu comme tel du public parisien, il dictait à ses auditeurs des cours de philosophie ordinaire en français, ces deux traits les rendant en effet vulnérables aux appropriations 7 . Cette revendication est reprise et validée par la parole royale dans un privilège protégeant tous les écrits du philosophe, et 6 La Philosophie divisée en cinq parties par Louis de Lesclache, Paris, Charles Chastellain, 1648, Première partie n. p. 7 La philosophie de Lesclache est celle de l’Ecole : elle n’a rien de novateur, sauf le fait de son enseignement en ville et en français. Dinah Ribard 302 non pas seulement celui pour lequel il a été demandé. En somme, le livre donne ici corps, et un poids presque juridique lié aux spécificités de la police de l’imprimé sous l’Ancien Régime, à la qualification dont il est à la fois le signe et le produit : il autorise celui qui s’autorise à le publier, en reconnaissant la « profession publique » d’un particulier qui enseigne sans qualité pour le faire, au seul gré du public de ses auditeurs 8 . Il est donc, très concrètement, le lieu de cette qualification 9 . Dans les livres suivants de Lesclache, on voit réapparaître le même privilège, puis un autre le renouvelant, obtenu le 24 juin 1663 et toujours accordé au philosophe lui-même, qui s’en est servi pour protéger une nouvelle édition de sa Philosophie divisée en cinq Parties 10 et ses Fondements de la Religion chrétienne 11 . Dans ce dernier ouvrage, l’opération d’autorisation du livre par le livre est réitérée, cette fois par le biais des approbations, dont la première est la plus intéressante : Je soussigné Dom Louis Frémont Religieux Bénédictin, Docteur de la sacrée Faculté de Théologie de Paris, certifie que le Livre intitulé, Les Fondements […] ne contient rien que de très orthodoxe […] n’ayant promis que les Fondements de la Religion Chrétienne, il en donne aussi les autres parties, à savoir les Sacrements, la Grâce, les Vertus, & la suréminente Charité, qui 8 Etaient dit « publics », en principe, les cours donnés en conséquence d’un statut d’enseignant publiquement reconnu (celui d’un régent de collège, d’un docteurrégent ou d’un professeur royal), par opposition à toutes les autres formes d’enseignement : le préceptorat ; les cours dispensés par les maîtres de pension et autres répétiteurs privés (la catégorie la plus proche de ce que fait Lesclache), voire des maîtres des « petites écoles » en principe confinés à l’enseignement élémentaire, mais qui poussaient parfois jusqu’à la philosophie. Le Dictionnaire universel de Furetière oppose les « écoles » comme « lieux publics », c’est-à-dire les collèges de l’université où des maîtres enseignent à des étudiants qui visent à obtenir un titre, aux « petites écoles » qui sont des « lieux particuliers ». 9 Ce commentaire s’appuie sur l’analyse du fonctionnement des privilèges par Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 98-151 et « Le monde dans le livre, le livre dans le monde : au-delà du paratexte. Sur le privilège de librairie dans la France du XVII e siècle », Histoire et civilisation du livre, Revue internationale, VI, 2010, pp. 79-96. 10 La Philosophie divisée en cinq Parties, par Louis de Lesclache, seconde éd. augmentée, Paris, l’Auteur et Laurent Rondet, 1664. Il s’agit là d’une véritable nouvelle édition, distincte des nombreuses impressions de la première sous des formats divers. 11 Les Fondements de la Religion chrétienne, ou les ordres de Dieu, qui font reluire sa sagesse & sa bonté et les principales choses que nous devons éviter, ou pratiquer pour mériter la vie Eternelle, par Louis de L’Esclache, Paris, chez l’Auteur, 1663. Philosophies de ville au XVII e siècle 303 est le toit de l’édifice spirituel. Dans la structure de cet édifice, il prend pour Architecte l’Ange de l’Ecole saint Thomas […] ; mais par le bel ordre qu’il donne à ses propositions, il relève tellement la doctrine de cet Ange terrestre qu’il en fait un Dieu, & si l’on peut dire que saint Thomas interprétant Aristote l’a Christianisé, on doit dire que Monsieur Delesclache familiarisant saint Thomas l’a divinisé ; je veux dire qu’il en a fait un homme divin dans l’estime de tous les sages. Ceux qui liront cet Auteur ne pourront plus dire aux termes de l’Orateur Romain qu’il est bon de philosopher, mais qu’il est permis à peu : car sa méthode très rare & très excellente, donne à tous les hommes un accès si facile à sa Philosophie Chrétienne, que les plus embarrassés dans les affaires domestiques, n’ont aucun prétexte de s’en dispenser. 12 En obtenant ces approbations - c’est-à-dire en les ayant demandées à des docteurs, comme il était de règle pour les productions touchant à la religion - et donc à nouveau grâce aux exigences de la police du livre, Lesclache fait valider par l’autorité religieuse un élargissement de son enseignement à des matières théologiques. Chez beaucoup d’acteurs de ce que j’ai appelé la dé-disciplinarisation de la philosophie à l’époque moderne, on observe une tendance à étendre ses compétences à d’autres disciplines, de la grammaire à la théologie, et par là à entraîner tout le système des disciplines dans un mouvement de délocalisation 13 . Dans le cas de Lesclache, il 12 Les Fondements de la Religion chrétienne, op. cit., n. p. 13 Un rival de Lesclache, Saint-Ange, écrivait et enseignait à la fois de la philosophie et de la théologie ; chez lui comme chez Léonard de Marandé, auteur d’une Clef des philosophes (1659) et d’une Clef de St Thomas sur toute sa Somme (1668-69), ou chez Jean Macé, autrement dit le P. Léon, carme, auteur du Portrait de la sagesse universelle (1655, plusieurs rééditions) qui se présente comme ouvrant à toutes les sciences, la démarche prend la forme d’un projet systématique. Chez Jacques Du Roure, autre rival proclamé de Lesclache, elle semble plutôt s’apparenter à la construction progressive d’une offre d’enseignement la plus riche possible. La Bibliothèque française de Charles Sorel (1 ère éd. 1664) peut être lue comme un guide pour s’orienter dans cet ensemble de livres, c’est-à-dire comme un manuel d’autodidaxie ; or elle recommande particulièrement, dans le chapitre sur les livres de philosophie, le cours de Lesclache (voir aussi sa Science universelle, nouvelle éd., Paris, Nicolas Le Gras, 1668, t. IV, p. 576 : « Quelques autres montrent la Philosophie en français. Les sieurs Inviard, Vaflart et Saint-Ange ont entrepris autrefois de l’enseigner en public et en particulier […] Tant qu’il y a qu’il ne s’est trouvé aucun des professeurs de philosophie qui ait enseigné avec plus de persévérance et d’approbation que le sieur de Lesclache qui, les ayant tous précédés, subsiste encore après eux »). Sur la dé-disciplinarisation de la philosophie, Dinah Ribard, Raconter Vivre Penser. Histoires de philosophe(s), 1650-1766, Paris, Vrin/ EHESS, 2003. Dinah Ribard 304 semble qu’on puisse en outre repérer les traces d’un travail attentif d’élaboration d’une figure de professionnel du bon usage du savoir philosophique, c’est-à-dire notamment d’un usage qui le rende capable de soutenir la foi là où la théologie ne pénètre pas, tandis que la pastorale des prédicateurs n’est pas assez raisonnée pour convaincre. Un tel professionnel s’adresserait aux gens « embarrassés dans les affaires domestiques », c’est-à-dire répondrait à ce que Lesclache présente à plusieurs reprises comme un besoin familial et social de savoir, d’éducation morale et religieuse, de formation solide de la raison. L’emploi du philosophe, ainsi conçu, serait d’aller sur le terrain de la vie elle-même, jusque dans les lieux où les hommes, et aussi les femmes, agissent pour le bien ou le mal de toute la société, leurs maisons, pour y faire parvenir la science, comme Lesclache l’écrit dans un opuscule intitulé Les Avantages que les femmes peuvent recevoir de la philosophie : Mais je voudrais […] que les femmes eussent une claire connaissance des vices que nous appelons Capitaux, pour s’opposer à leur naissance […] Il leur serait sans doute très avantageux d’avoir une parfaite connaissance de la Prudence, de la Force, de la Tempérance, de la Justice, […] qui leur sont nécessaires, pour les éclairer dans la conduite de leur vie […] ; Elles devraient chercher la connaissance des choses qui leur sont utiles pour établir l’ordre dans leurs maisons, & pour entretenir leurs enfants & leurs serviteurs dans l’amour & dans la crainte de Dieu. Elles devraient connaître les merveilles qui se rencontrent dans la prière […], pour savoir ce qu’elles doivent désirer […] & pour imprimer ces lumières dans l’esprit de leurs enfants […] Elles devraient examiner avec soin les béatitudes, c’est-à-dire, les actions qu’elles doivent pratiquer pour mériter la vie éternelle. Enfin elles devraient savoir en combien de façons elles peuvent tomber dans la médisance, & quels sont les autres vices qu’elles doivent éviter dans les conversations. 14 Cet effort pour faire émerger et reconnaître une sorte de métier de philosophe de ville, dispensant un savoir à la fois général et certain 15 , utile à la 14 Les Avantages que les Femmes peuvent recevoir de la Philosophie, et principalement de la Morale, ou l’Abrégé de cette Science, par Louis de Lesclache, Paris, l’Auteur & Laurent Rondet, 1667, pp. 12-13 ; cet opuscule fonctionne comme ouverture à l’une des éditions de la partie morale du cours de philosophie de Lesclache. Celuici développe ici le plan de ses Fondements de la Religion chrétienne, tout en renvoyant, un peu plus loin, à sa Philosophie divisée en cinq Parties. 15 On en possède une trace de réception : un recueil manuscrit conservé à la BnF (Ms. fr. 2528) qui contient, au milieu d’autres notes sur des ouvrages ou des discours de philosophie, de chimie et de physique, un extrait « Du premier Discours [de] M. de l’Esclache » (fol. 127-128 v). Le rédacteur, auditeur probable de Lesclache, ne retient de ce discours que des propositions comme : « Par la Philosophies de ville au XVII e siècle 305 vie et par là à la vie civile, informe les choix éditoriaux de Lesclache : réimpressions multiples, sous des formats et des titres divers, des mêmes contenus, le plus souvent sans aucun péritexte, mais avec des signes manifestes d’une grande attention à ce qu’il publie. Beaucoup de ses livres ont en effet des frontispices allégoriques très soignés, comme le sont les tables gravées qui donnent sous forme figurée l’ensemble des divisions de la connaissance philosophique 16 , et on peut voir dans l’application de ses propositions orthographiques à la totalité de ses derniers ouvrages, page de titre et privilège compris, une autre trace de cette attention. Il n’est pas exagéré de parler ici d’une politique du livre de philosophie, caractérisée par la mise en œuvre d’une réflexion sur les effets spécifiques de la non-assignation de l’imprimé à un lieu social, par l’utilisation de la présence des autorités (politiques, ecclésiastiques) dans l’objet livre pour valider une qualification appuyée sur la publication elle-même, et par des choix de présentation. Donnée à voir comme à la fois accessible et solide parce qu’appuyée sur la réitération constante des mêmes opérations mentales (figurées sur les tables), la philosophie de Lesclache s’ajuste au rôle qu’il entend assumer. Partir de ce rôle permet de comprendre sa double critique de l’Ecole, dont la méthode d’enseignement est selon lui source de doutes et de conflits pernicieux 17 , et de la littérature : division exacte et bien ordonnée on peut parvenir à la connaissance de toutes choses. Sans la division exacte de toutes choses on ne peut rien savoir ». Ce recueil appartenait à Philippe de Béthune (frère de Sully et premier gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, mort en 1649) qui en était peut-être le rédacteur. Je remercie Didier Kahn pour cette information. 16 C’est ce que confirme une réédition posthume de la philosophie de Lesclache par un imprimeur marseillais dont il sera question plus loin : « Quelques années avant sa mort, il fit graver ces Tables sur le cuivre au nombre de 138 […] Le prix arrêté de ces Tables était vingt écus. […] L’Ouvrage est véritablement un Trésor, mais un prix si haut le rendant inaccessible à la plupart de ceux qui pourraient en avoir besoin, & le temps du Privilège étant expiré, je me suis persuadé de le mettre sous la Presse, afin de le pouvoir donner au public pour un prix beaucoup moindre », La Philosophie en tables par Monsieur de Lesclache, Marseille, Garcin, éd. nouvelle, 1675, pp. III-IV. Vingt écus représentaient une somme considérable, peut-être exagérée par l’imprimeur soucieux de faire valoir son livre, mais l’ordre de grandeur est significatif. 17 Dans Les Avantages que les Femmes peuvent recevoir de la Philosophie, op. cit., pp. 18- 20, par exemple : « Ceux qui accoutument leurs auditeurs à discourir problématiquement de plusieurs choses, pensent qu’ils ont trouvé l’art de bien exercer leur esprit ; mais ils ont trouvé celui de leur faire mépriser les sciences, car celui qui a contracté l’habitude de douter, croit qu’il n’y a rien de certain dans les Sciences, d’où vient qu’il les méprise […] On ne doit enseigner dans la Philosophie Dinah Ribard 306 Lors que ces faibles esprits veulent mettre quelqu’un au rang des hommes extraordinaires, ils soutiennent […] qu’il n’est point philosophe, mais qu’il est très savant dans les belles-lettres, & qu’il est admirable dans la conversation. […] Je demeure d’accord que celui qui entend bien les Poètes, peut être plus agréable dans la conversation, que celui qui a la connaissance de toutes les subtilités que certains Philosophes ont inventées […] ; mais ceux […] qui méprisent […] les principes du raisonnement […] ne pourront pas suivre le sentiment de Platon, qui soutient que les Républiques sont heureuses, lorsqu’elles sont gouvernées par des philosophes. Ils diront sans doute que cet avantage n’est dû qu’à ceux qui ont la connaissance des belles-lettres. Les railleries faites de bonne grâce, le génie pour faire des Epigrammes ou quelque Sonnet […], la facilité de traduire les anciens auteurs & celle de faire revivre les vieux mots de la langue Française, la connaissance des fables, & l’art de faire des lettres pour exprimer agréablement ses passions, seront donc assez dans la pensée de ces politiques les plus avantageuses qualités d’un grand Ministre d’Etat. Toutes ces choses, qui sont, ou communes, ou inutiles, ou nuisibles à la langue Française & la raison, sont, ou peu estimées, ou méprisées par les sages politiques, qui doivent connaître, par le moyen de la philosophie, les inclinations des hommes, & les maux qu’elles peuvent exciter, afin de […] s’opposer à leur naissance. Ceux qui s’appliquent aux belles-lettres, ont ordinairement assez de lumière pour condamner des questions qui ont été inventées par des Philosophes chimériques & autorisés par la coutume ; mais leur esprit n’a pas beaucoup d’étendue, quand ils s’imaginent que les songes de certains rêveurs composent la philosophie. […] Ceux qui les admirent, disent qu’il est très difficile de bien faire une lettre […] mais il faut être privé de jugement, pour […] croire qu’il est plus difficile de bien exprimer le désir que l’on a de rendre service à son ami, que de réduire toutes sortes de propositions au premier principe de la connaissance. 18 L’enjeu de telles déclarations me semble être de tenter de maintenir, dans le monde même des producteurs de livres, une hiérarchie qui donne sens au métier que Lesclache s’invente : celle qui place les savoirs disciplinaires, les sciences, et particulièrement la philosophie, à la fois à l’écart et au-dessus que des choses qui peuvent servir pour arriver à la fin qu’elle se propose, […] principalement […] les préceptes qu’il faut pratiquer pour s’opposer à la naissance de l’erreur […]. On y doit disposer par ordre les principes généraux qui sont les fondements de toutes les sciences.. » 18 La Philosophie divisée en cinq Parties, seconde éd. augmentée, op. cit., pp. 27-31. Ce passage fait partie de ceux qui sont ajoutés dans la seconde édition. Philosophies de ville au XVII e siècle 307 des compétences lettrées. Travaillant hors des institutions garantes de ces savoirs disciplinaires, il se retrouve en effet confondu parmi toutes sortes d’auteurs dont le crédit, c’est-à-dire la capacité à trouver des protections, y compris au plus près du pouvoir politique, est gagé sur leur pratique de la littérature 19 . Aussi joue-t-il - jusque dans ses ouvrages sur la réforme de l’orthographe, où Lesclache va chercher sur l’un de leurs terrains, la question de la langue, ceux qu’il raille ici 20 - la carte d’une différenciation par la réaffirmation de la place éminente de la philosophie et de son lien intime avec l’art de gouverner. Cette entreprise peut être utilement rapprochée de la politique repérable dans les écrits d’un auteur contemporain mais plus connu que lui, Charles Sorel. Ce dernier s’est efforcé de promouvoir une sorte de fonction publique d’auteur, à laquelle correspond une figure de lecteur universel, membre sans qualité particulière de la nation française 21 . A ce lecteur, l’auteur tel que le conçoit Sorel, ni pédant lié à des institutions savantes, ni littérateur mondain dépendant de patrons et de la mode, doit un savoir à la fois solide, accessible et formateur. Ces deux politiques similaires, fondées sur la mise en œuvre réfléchie - bien plus explicite chez Sorel - des effets sociaux et politiques de la multiplication des livres et des lecteurs, expliquent peut-être la rencontre de Lesclache et de Sorel sous la plume du médecin et érudit Guy Patin écrivant en 1653 à l’un de ses amis, le médecin lyonnais Charles Spon : M. Sorel me vient voir céans aussi souvent, il a un livre sur la presse […] Il a une politique et une morale à donner au public, qui ne sont point marchandise commune. Il est un homme de fort bon sens […] M. L. de Lesclache est un autre honnête homme un peu plus vieux, qui fait des leçons en français de la philosophie d’Aristote, où il est fort suivi et fort 19 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. Il n’est pas exclu qu’en évoquant le « Ministre d’Etat », Lesclache vise ici Guez de Balzac, dont l’Aristippe, ou de la cour, consacré précisément, on l’a dit, à la figure du conseiller ou du ministre d’Etat, avait connu une publication posthume en 1658 (sur ce texte, voir les pp. 352-366 des Pouvoirs de la littérature) 20 Lesclache formule ses propositions ultra-modernistes au nom de l’utilité publique et de celle du prince (cf. Les Véritables règles de l’ortografe francèze (1668), Genève, Slatkine Reprints, 1972). 21 La 2 ème éd. de la Bibliothèque française (1667) est dédiée à la France. Comme Lesclache, Sorel n’usait pas de la pratique de la dédicace à des puissants. Il diffère fortement de lui, cependant, dans la valeur qu’il accorde à l’histoire : pour lui, la possible fonction publique de l’auteur s’incarne au mieux dans la charge d’historiographe, dont il s’est fait l’historien dans un de ses livres. Dinah Ribard 308 versé ; on dit même qu’il y gagne beaucoup. Les jeunes seigneurs de la cour le vont entendre, et quantité d’autres honnêtes gens qui illustrent fort son auditoire. Il court sous son nom une logique et une physique qu’il désavoue, et promet de faire imprimer quelque jour. 22 On voit aussi ici ce qui distingue Sorel de Lesclache. Le premier n’entendait enseigner que par ses livres. Lesclache, lui, soutenait ses livres (et viceversa) par une pratique effective et rémunératrice de l’enseignement, nécessairement locale et fragile, soumise aux aléas de la clientèle. C’est bien un philosophe de ville que Patin fait apparaître, tout comme, dix ans auparavant, Olivier Lefebvre d’Ormesson, dont le journal signale qu’il était bon pour un jeune magistrat parisien de se montrer à l’ouverture des cours de Lesclache, tout autant qu’aux soutenances de thèses qu’il évoque fréquemment : Le samedy 21 novembre [1643], je fus l’apresdisnée rue Quinquempoix, chez M. Lesclache, qui faisoit trois discours françois à l’ouverture de ses leçons de philosophie en françois. Il y avoit grand monde, des jésuites et des personnes d’esprit. Il parla de Dieu selon Aristote, et satisfit toute la compagnie. 23 . Lorsqu’il meurt à Lyon, en 1671, six ans après un mariage tardif loué comme un événement mondain par diverses publications parisiennes 24 , Lesclache avait sans doute perdu cette clientèle. Mais sa philosophie de ville mise en livres, elle, avait trouvé ses lecteurs. La philosophie en Provence En 1675, paraît à Marseille une édition de la Philosophie en tables. C’est un bel in-quarto qui s’ouvre sur une épître dédicatoire à un président au parlement de Provence, le marquis d’Oppède, alors que les livres que Lesclache publiait lui-même étaient généralement de petit format et dépourvus, on l’a dit, d’épître dédicatoire. L’avis de l’imprimeur affirme que « feu M. de Lesclache » était « comme la France sait, un Esprit des plus éclairés & des 22 Lettres de Gui Patin, éd. J-H. Réveillé-Parise, Paris, J-B. Baillière, 1846, t. II, Lettre CCXLIX, p. 83 (23 novembre 1653). 23 Journal d’Olivier d’Ormesson, éd. Cheruel, Paris, Imprimerie impériale, 1860, t. I, p. 124. 24 Ce mariage entre le philosophe et une de ses anciennes élèves, et auquel le prince de Condé assiste comme témoin, est célébré par un poème latin dû à Jean Maury et des articles de gazette. Philosophies de ville au XVII e siècle 309 plus pénétrants qu’elle ait jamais élevés » 25 : l’opération de republication à Marseille, plus encore qu’une telle déclaration, signale l’existence d’un public pour les livres de Lesclache, au-delà de son activité parisienne d’enseignement. Les tables sont en outre accompagnées ici de deux traités attribués à un certain Linville, officier lui aussi : d’une part une « Clef des tables » qui donne une méthode pour les lire, et d’autre part un « Traité second de la conduite du jugement, ou pratique des préceptes de la Logique pour toutes les sciences, et particulièrement pour la Rhétorique ». Ces traités ont une visée explicitement pédagogique ; il s’agit d’adapter l’abstraction des tables à un apprentissage pratique. L’auteur donne des conseils de lecture, des exercices à faire, des modèles d’amplification du discours à partir de la logique de Lesclache, et même des recommandations minutieuses sur la bonne manière de prendre des notes, ou sur les moments où il est bon de se taire dans les discussions et les termes de mépris à éviter avec ses interlocuteurs. Trois choses sont ici remarquables. D’abord, Linville inclut explicitement à ses traités des passages des Essais de morale de Nicole et de l’Art de penser (les règles du raisonnement cartésien, qu’il présente comme des « Règles générales et communes à toutes les Méthodes » 26 ). Lesclache l’aristotélicien se trouve donc lu à travers ou avec Descartes et Port-Royal. Deuxième chose remarquable, l’inflexion rhétorique, ou plus précisément l’orientation vers la pratique publique de la parole qui est donnée ici à la philosophie : Celui qui m’a mis ces Pièces [supplémentaires] entre les mains pour vous les donner, m’ordonne de vous dire trois choses. La première, que son but en les composant a été de venir plus au particulier, que ni Monsieur de Lesclache, ni tous les autres Auteurs de sa connaissance [...] La seconde chose que j’ai à vous dire de sa part, est, que vous ne vous étonniez pas si parmi ces pièces vous en trouvez quelques-unes qui semblent n’appartenir ni à la Logique ni à la Rhétorique, ni aux autres parties de la Philosophie, comme sont celles qui regardent en général la manière d’étudier, & celles d’enseigner ; & les vices d’esprit que l’on contracte ordinairement dans les Ecoles ; […] La manière de contredire quand il est à propos : Les termes de mépris ordinaires dans les disputes, avec les moyens de s’en abstenir. L’air ascendant, & l’air passionné, &c. […] L’on a trouvé qu’elles étaient du ressort de la Philosophie, puisqu’elles servent à la conduite du jugement, & qu’elles servent d’Antidote au Pédantisme, à l’Esprit de Chicane, & aux autres vices qu’on remporte ordinairement de l’Ecole. […] L’on a cru qu’il en fallait user de la sorte pour entrer tout à fait dans le 25 La Philosophie en tables, op. cit., p. III. 26 La Philosophie en tables, op. cit., p. XI. Dinah Ribard 310 génie de feu Monsieur de Lesclache, qui, dans ses Leçons de vive voix, touchait souvent ces matières comme très importantes pour polir les esprits de ses Auditeurs, dont il avait autant de soin que de les rendre savants. […] les Règles & les Méthodes ne sont pas seulement pour suppléer au défaut de lumière : mais encore pour aider aux esprits à produire au dehors, & pour ainsi dire à enfanter les Idées qu’ils ont conçues & ce qu’ils portent au dedans ; ou du moins pour les reproduire fortement & vivement dans la mémoire. […] La troisième chose est, que dans le second Traité vous trouverez divers préceptes ajoutés à ceux de Monsieur de Lesclache, qui sont tirés de l’Art de Penser, des Essais de Morale, & de quelques autres célèbres Ouvrages ; & qu’ainsi vous verrez en un petit volume tout ce qui (de notre âge) a été inventé de plus exquis & de plus utile pour la conduite du jugement. 27 Manifestement, l’auteur s’adresse ici à des gens qui, parce qu’ils appartiennent à des institutions ou à des milieux urbains où il faut savoir parler, ont besoin d’apprendre le discours, c’est-à-dire à en produire (d’où les exercices d’amplification), et aussi à en juger. La troisième chose remarquable dans l’opération est la manière dont cette réédition de Lesclache accentue sa distance avec la philosophie de l’Ecole qu’il enseignait, comme le redit le « Parallèle de la Philosophie de M. de Lesclache avec celle de l’Ecole » qui conclut la « Clef des tables » : […] il a pris le soin d’écarter toutes les matières inutiles, qui ne se débitent jamais que dans les Ecoles, telles que sont celles de l’Universel a Parte rei, celles de l’Etre de raison, &c. Il ne les a pas toutefois entièrement bannies, parce qu’il en dit en quatre mots tout ce qu’il est bon d’en savoir […] En quoi il nous épargne bien du temps & du chagrin […] Secondement, Un des grands avantages que l’on tire de cette Philosophie est qu’elle n’est point contentieuse : Elle donne seulement le fonds des connaissances nécessaires, & les principes pour résoudre les objections qu’on peut faire […] Troisièmement, Il faut encore mettre au nombre des biens que cette Philosophie nous fait, l’Elégance & la politesse de ses termes, l’Auteur lui ayant ôté tous les mots barbares qui la bannissaient des bonnes compagnies, & la faisant parler le langage des honnêtes gens. […] D’ailleurs, si la Philosophie contentieuse est capable de gâter les esprits des femmes […] : il n’en est pas de même de celle-ci, qui n’inspire 27 La Philosophie en tables, op. cit., pp. IV-V. Philosophies de ville au XVII e siècle 311 point l’esprit de chicane, mais seulement des connaissances propres à fortifier la raison contre l’erreur & le vice. 28 Dans sa lecture provençale, la philosophie de ville proposée par Lesclache perd les traits qui éloignaient son enseignement de la littérarisation du savoir philosophique à laquelle ses livres participaient pourtant : elle devient un prêt-à-parler pour s’intégrer au mieux à la bonne société locale, avec un grand souci d’incorporation de tous les modèles de distinction parisiens 29 , et donc une atténuation de l’écart philosophique à la mondanité des littérateurs. Une autre production, cette fois purement provençale, donnera d’un tel processus une seconde image, plus vive encore. Il s’agit d’un livre très bizarre intitulé La Philosophie pour la conversation au plaisir de la France, à une dame de distinction et publié en 1687 à Aix par un certain Sirizanis (ou Sirijanis) de Cavaillon, docteur en théologie et en droit canon, chanoine théologal, sans doute protégé du nonce Barberini, et auteur prolifique. En trois tomes, il se présente comme une sorte de manuel de philosophie pour la conversation adressée à une dame d’Aix. Il est extrêmement local, mentionnant beaucoup de noms de lieux et de gens, et faisant allusion à des événements de la chronique mondaine aixoise. Il est aussi presque exclusivement consacré à un éloge hyperbolique et proliférant de Louis XIV, qui intervient constamment comme exemple dans les raisonnements que le personnage qui dit « je » propose à son interlocutrice, et qui donne aussi lieu à ce que l’auteur appelle des « effusions de pensée », par exemple sur sa naissance, son sacre ou ses vertus. Ces « effusions » finissent par proliférer à un point tel qu’elles occupent plus de place que le dialogue philosophico-pédagogique ; elles sont mêlées de poèmes à la gloire du roi et de ses ministres, et du récit du voyage que l’auteur avait fait à Paris en 1674, où il aurait eu l’honneur de réciter quelques-uns de ses poèmes devant Louis XIV, qui l’aurait récompensé par une gratification. On pourrait penser que ce livre, pratiquement illisible, ne témoigne que de l’écart de goût entre Aix et Paris ; mais que fait-il au savoir philosophique en l’installant dans le lieu provincial ? Comme la publication marseillaise des tables de Lesclache, on peut remarquer que Sirizanis insiste sur la conduite du jugement, en adoptant la disposition des éléments dans l’Art de penser (idées simples, propositions, jugements), mais dans une perspective d’oralisation. Ce qu’il dit des règles pour apprendre à bâtir des propositions est de ce point de vue remarquable : 28 La Philosophie en tables, op. cit., p. X. 29 Cf. Isabelle Luciani, « La province poétique au XVII e siècle : sociabilité distinctive et intégration culturelle », RHMC, 47-4, 2000, pp. 545-564. Dinah Ribard 312 Les conceptions de l’esprit seraient imparfaites & sans fruit pour le plaisir & pour la vérité, si elles ne venaient à s’allier agréablement dans une juste proposition, à éclore & à communiquer notre pensée, par la parole. […] La proposition par l’alliance des pensées d’une personne qui veut parler juste, doit avoir trois perfections : la propriété des mots & du style ; la conformité aux principes ; & un éloignement raisonnable des métaphores & des hyperboles. La propriété est de la mode ; la conformité, de la Filosofie ; & l’éloignement du sens commun. La première de ces perfections rend agréable ; la seconde, plausible ; & la troisième persuade. Pour la première, les entretiens fameux d’Ariste & d’Eugène serviront beaucoup ; pour la seconde, ceux que je me donne l’honneur, Madame, de vous offrir ici ; pour la troisième, le bon sens & l’expérience la perfectionneront. L’Art des propositions consiste à savoir allier deux termes dont le premier se nomme Sujet, & le second Attribut, parce qu’il est attribué au Sujet par le moyen d’un lien, que la Grammaire appelle Verbe ; & cette espèce de verbe, doit toujours lier la proposition, expressément, ou du moins tacitement. A cette pratique, je vous donne des exemples tirés de la Physique, de la Morale, & de la Politique ; dans la première, le Soleil, Roi des Astres ; dans la deuxième, la Charité, Reine des Vertus ; dans la troisième LOUIS LE GRAND, Soleil des Rois. » 30 L’apprentissage philosophique proposé vient compléter un apprentissage de la « mode » calqué sur l’exemple de bien-dire donné par les Entretiens d’Ariste et Eugène du P. Bouhours. La conduite des pensées, la logique, dans la perspective discursive qui est celle de Sirizanis, passe ainsi par l’appropriation du style des honnêtes gens, tel qu’il est élaboré et normé à Paris. L’enjeu de distinction - le mot « vulgaire » est très présent dans le livre, comme d’ailleurs dans les traités ajoutés de Linville, où celui-ci donne des exemples concrets, en disant par exemple que c’est le vulgaire qui, au lieu de poser des principaux généraux, commence à parler en disant « par exemple » - l’emporte ici nettement sur les enjeux parisiens de constitution de champ disciplinaire ou de séparation de pratiques d’écriture proches. Un témoignage frappant de ce phénomène apparaît dans la manière dont Sirizanis parle des académies parisiennes, au moment où, dans une de ses « Effusions de pensées », il en vient à évoquer son séjour à Paris : il ne distingue manifestement pas l’Académie des Sciences de l’Académie fran- 30 La Philosophie pour la conversation au plaisir de la France, à une dame de distinction, par le Sr D. S. D. C. Ch. Th. D., Aix, Guillaume Le Gras, 1687, t. I, pp. 32-34, « Maximes à l’Alliance des Conceptions de l’Esprit ». Philosophies de ville au XVII e siècle 313 çaise 31 . Si l’occupation de toute académie doit être la seule science, conformément à l’héritage platonicien, alors il ne peut en exister qu’une à Paris, qui sera l’Académie française, occupée à l’éloge du roi puisque la philosophie, pour Sirizanis, se résume finalement à cet éloge. Dans un ouvrage qui donne comme exemple de « morale mieux tournée » et de « physique plus éclairée » 32 un débat sur l’âme des bêtes comme on en trouve dans les recueils de conversations et de poèmes mondains parisiens de l’époque, tranché en faveur de la position cartésienne, l’appropriation de la nouvelle philosophie s’identifie à celle des belles-lettres de cour : la philosophie de ville est devenue littérature. 31 « Cette effusion de pensées n’a été qu’une illustre pratique des règles de l’Art du discours pour conclure juste. La Filosofie donne la forme, & la Rétorique la répand, & forme enfin par le caractère des choses, par leur éclat & par leur perfection, ces raisonnements pompeux de l’Académie des Sciences […] L’Ecole qui a son barbarisme, appelle cet Art celui de la définition, de la division & de l’argumentation ; mais l’Académie de Paris a des termes plus doux, plus insinuants et plus agréables. Par occasion, Monsieur, je vous prie un mot de cette Académie Royale des Sciences, que le Roi honore de sa protection, & régale de ses bienfaits. Un mot, Madame ! Il faudrait un Livre entier pour s’expliquer sur le mérite original de tant de célèbres Académiciens […] Ils répondent magnifiquement, ces Messieurs, à l’espérance que s’étaient proposée leurs grands Protecteurs, Monsieur le Cardinal de Richelieu, & Monsieur le Chancelier Séguier », La Philosophie pour la conversation, op. cit., t. I, pp. 190-196. 32 La Philosophie pour la conversation, op. cit., t. I, pp. 208 et suiv.