eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

La cour et la ville: esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVIIe siècle (1630-1680)

2011
Jörn Steigerwald
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) La cour et la ville : esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle (1630-1680) J ÖRN STEIGERWALD (Ruhr-Universität Bochum) « La cour et la ville » est probablement l’expression la plus connue pour décrire les relations entre ville, culture et espace à l’âge classique. Elle nous permet de classer ces relations historiques de plusieurs manières : 1° elle façonne un lieu précis, à savoir la ville de Paris, comme un espace de la pratique sociale et esthétique de l’Ancien Régime. 2° cet espace social intègre deux espaces séparés, « la cour » et « la ville », et met ainsi en relief la distinction entre ces deux espaces par l’émergence des formes d’habitus propres à chacun. 3° dans cet espace spécifique ne se forment pas seulement la culture de la société de cour, mais aussi ou surtout, une représentation esthétique de la réalité dans la littérature, analysée d’une manière magistrale par Erich Auerbach. 1 Néanmoins, l’étude d’Auerbach nous renvoie aussi à quelques aspects qui ont été jusqu’à présent souvent négligés par la recherche, malgré de nom- 1 Voir Erich Auerbach, « La Cour et la Ville », Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVII e siècle, introduction et traduction par Diane Meur, Paris, Macula, 1998, pp. 115-179 ; Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Gallimard, 1985 ; Erich Auerbach, « Le faux dévot », Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, pp. 365-394. Voir aussi Jean-François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987 ; Jeroen Duindam, Myths of Power. Norbert Elias and the Early Modern European Court, Amsterdam, Amsterdam UP, 1995 ; Hof und Theorie. Annäherungen an ein historisches Phänomen, dir. R. Butz, J. Hirschbiegel et D. Willoweit, Köln, Böhlau, 2004 ; Höfische Gesellschaft und Zivilisationsprozess. Norbert Elias’ Werk in kulturwissenschaftlicher Perspektive, dir. C. Opitz, Köln, Böhlau, 2005. Jörn Steigerwald 274 breuses études sur ce modèle historique. Je souhaiterais me concentrer dans les pages qui suivent sur trois de ces aspects, (sans vouloir réclamer l’intégrité des aspects possibles ou revendiquer de décrire la totalité des aspects nommés). Il s’agit : 1° de l’aspect historique de « la cour et la ville » 2° de l’aspect social de cette relation 3° de l’aspect littéraire de cette configuration. De plus, au lieu de présenter une hypothèse sur l’interaction de « la cour et [de] la ville » ou une synthèse de cette configuration, je voudrais m’approcher de « la cour et [de] la ville » en posant des questions qui me semblent intéressantes pour une discussion que ce volume voudrait bien (ré-)animer. 1. La dimension historique de la notion « la cour et la ville » Nous avons souvent l’habitude de nous concentrer sur la situation spécifique du règne de Louis XIV quand nous analysons la relation entre la « cour » et la « ville ». 2 Nous décrivons ainsi le lien entre la cour de Versailles et la ville de Paris, un lien qui n’existait dans ce sens spécifique qu’avant la fin du siècle classique, ou plus précisément : depuis la résidence permanente de Louis XIV à Versailles en 1682. Cela me mène à la question de savoir combien de relations il existait entre « la cour » et « la ville » au long du siècle classique et au-delà, comment ces relations spécifiques étaient configurées ? Il se pose ainsi la question de savoir si et pour quelles raisons nous nous concentrons sur la relation entre la cour et la ville sous le règne de Louis XIV ou si nous préférons élargir le cadre historique en différenciant les relations diverses au long du siècle, c’est-à-dire dès la cour de Marie de Médicis jusqu’au règne de Louis XIV. 3 2 Voir p.ex. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine, Paris, Minuit, 1981. 3 D’après mes connaissances, la cour de Marie de Médicis n’a pas encore attiré l’attention de la recherche qu’elle mérite. Une des raisons résulte probablement de l’origine italienne de la reine et de l’italianisme de la cour qui s’opposent d’une manière évidente au concept du siècle de Louis XIV et de la naissance de la civilisation française au siècle classique. Néanmoins, il me semble être important, sinon nécessaire de s’occuper de cette interaction des auteurs, voire des artistes italiens et français à cette époque pour esquisser un tableau plus détaillé de ce temps et de cette culture ; je ne nomme que la relation entre Giovan Battista Marino et Jean Chapelain et le jeune Nicolas Poussin comme des exemples majeurs de cette interaction. Voir Le « siècle » de Marie de Médicis. Actes du Séminaire de la Chaire Rhétorique et Société en Europe (XVI e -XVII e siècles) du Collège de La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 275 Cependant, même la première option exige au moins une différence triple qui met en évidence la singularité et la différence entre trois étapes historiques différentes : 1° Le temps avant le Premier Versailles, c’est-à-dire les années autour de la prise de pouvoir de Louis XIV. 2° Le Premier Versailles, qui connaît la différence entre la résidence officielle du roi au Louvre et la résidence du roi au château de Versailles pendant les grandes fêtes de la cour ou les petits amusements du roi luimême. 3° le Deuxième Versailles de Louis XIV, qui se caractérise par la résidence permanente du roi à Versailles. La mise en scène des spectacles royaux - c’est-à-dire les spectacles donnés par le roi ainsi que pour le roi - me permet de m’approcher de ces configurations diverses de la ‘cour’ et par ce biais des relations diverses entre la ‘cour’ et la ‘ville’ à l’époque de Louis XIV. 4 Je me concentrerai sur quatre entrées et fêtes royales qui me serviront d’exemple pour mieux concrétiser les relations diverses entre la cour et la ville sous Louis XIV. France sous la direction de Marc Fumaroli de l’Académie française, dir. F. Graziani et F. Solinas, Torino, Edizioni dell’Orso, 2003, (Franco-Italia, Nr. 21-22) ; Marie de Médicis, un gouvernement par les arts, dir. P. Pacht-Bassani, T. Crépin-Leblond, N. Sainte Fare Garnot et F. Solinas, catalogue de l’exposition au Château de Blois 2004, Paris, Somogy éditions d’art, 2004 ; Maria de’ Medici : (1573-1642) : una principessa fiorentina sul trono di Francia, Firenze, Palazzo Pitti, Museo degli Argenti, 19 marzo - 4 settembre 2005, dir. C. Caneva, Livorno, Sillabe, 2005 ; Caterina e Maria de’ Medici, donne al potere : Firenze celebra il mito di due regine di Francia, Firenze, Palazzo Strozzi, 24 ottobre 2008 - 8 febbraio 2009, dir. C. Innocenti, Firenze, Mandragora, 2008. 4 Voir Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV, dir. F. Reckow, Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürnberg, 1982 ; Marie-Christine Moine, Les Fêtes à la cour du Roi Soleil (1653-1715), Paris, F. Lanore, 1984 ; Philippe Beaussant, Les Plaisirs de Versailles. Théâtre et musique, Paris, Fayard, 1996 ; Spectacvlvm Evropaevum : (1580-1750). Theatre and Spectacle in Europe, dir. P. Béhar et H. Watanabe-O’Kelly, Wiesbaden, Harrassowitz, 1999 ; Europa Triumphans. Court and Civic Festivals in Early Modern Europe, 2 Vol., dir. H. Watanabe-O’Kelly et J. R. Mulryne, London, Modern Humanities Research Association, 2004 ; L’Âge de la représentation : l’art du spectacle au XVII e siècle, Kiel 16 - 18 mars 2006, dir. R. Zaiser, Tübingen, Narr, 2007 ; Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009. Jörn Steigerwald 276 Je commence par l’entrée solennelle de Louis XIV en 1660 à Paris, qui servit à inaugurer le règne officiel du roi après la démission du cardinal Mazarin. 5 Nous avons ici une fête royale qui rassemblait la cour et la ville dans un lieu spécifique mais commun, la ville de Paris, et qui permettait ainsi de mettre en évidence le système de la distinction entre la cour et la ville, mais aussi entre les couches sociales diverses de la cour ainsi que de la ville pendant et à l’occasion de l’entrée. 6 La devise de cette entrée pourrait être : chacun à sa place, car la place réelle du participant à l’entrée - soit actif dans la cérémonie, soit passif en tant que spectateur - indiquait le capital symbolique de cette personne ainsi que sa position sociale dans le système d’interdépendance de la société de cour ou de la société de la ville. Pour faire court : l’entrée (re-)produisait le système de la distinction sociale à cause de l’espace commun. 7 L’année suivante connaît une fête royale, c’est-à-dire une fête organisée pour le roi, qui montra plus que visiblement comment on pouvait faire échec si on ne respectait pas les règles de « la cour et [de] la ville » : la fête de Vaux-le-Vicomte, organisée par Foucquet pour Louis XIV. Ce qui m’intéresse ici, c’est moins la transgression complète de l’économie du statut par Foucquet, que la relation entre la ‘cour’ et la ‘ville’ qui s’y fait voir. Louis XIV venait avec sa cour à Vaux-le-Vicomte pour y célébrer une fête, organisée pour lui. 8 Mais cela implique aussi qu’il existait à cette époque non 5 Voir Karl Möseneder, Zeremoniell und monumentale Poesie. Die ‘Entrée solenelle’ Ludwigs XIV. 1660 in Paris, Berlin, Mann, 1983. Madeleine de Scudéry met en scène dans sa nouvelle Célinthe, nouvelle première une problématisation du portrait du roi et de la fabrication de Louis XIV par le biais d’un dialogue descriptif de cette entrée. Voir Jörn Steigerwald, « Madeleine de Scudérys dialogische Inszenierung von Festbeschreibungen oder : Möglichkeiten sozialer Praxis im Theaterstaat von Louis XIV », Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 215-233. Pour le modèle du ‘portrait du roi’ voir Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, pour le concept de la ‘fabrication’ voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, Yale UP, 1992. 6 Voir Georges Dethan, « Paris dans ‘Célinthe’ », Les trois Scudéry. Actes du colloque du Havre (1 - 5 octobre 1991), dir. A. Niderst, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 493- 496. 7 Voir Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Daniel Roche, La Culture des apparences, Paris, Fayard, 1989 ; Alain Faudemay, La Distinction à l’âge classique. Emules et enjeux, Genève, Slatkine, 1992 ; Alain Viala, « Les Signes Galants : A Historical Reevaluation of Galanterie », Yale French Studies, 92 (1997), pp. 11-29. 8 Voir pour la fête de Vaux en 1661 et l’affaire de Foucquet les études de Georges Mongrédien, L’Affaire Foucquet, Paris, Hachette, 1956 ; Paul Morand, Foucquet ou La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 277 seulement une cour, c’est-à-dire la cour royale, mais plusieurs, même si la cour de Louis XIV était la plus grande et - bien sûr - la plus importante de toutes les cours de France. En regardant la relation entre la cour et la ville, on pourrait dire que nous sommes en présence d’une double structure avant le Premier Versailles. La cour était un singulier collectif qui désignait toutes les cours de la haute aristocratie et non pas seulement celle de Louis XIV. De plus, la cour de Louis XIV était encore liée à la ville de Paris et au Louvre, ce qui indiquait une relation non seulement géographiquement proche mais aussi socialement et surtout politiquement pas encore complètement stabilisée - nous ne sommes que quelques années après la Fronde. 9 Cette situation changea avec « Les plaisirs de l’île enchantée », une fête royale à Versailles qui servit à « bâtir » le Premier Versailles dans tous les sens possibles du terme. 10 Dès ce moment, la signification de la relation entre « la cour et la ville » commença à changer, car la cour connut pendant cette période deux lieux divers et établit ainsi deux formes de relation entre les cours et la ville. Versailles devint non seulement le lieu des plaisirs royaux, mais aussi le lieu préféré de la mise en scène du pouvoir royal, même si le pouvoir politique restait encore à Paris et au Louvre. 11 De plus, cette distance spatiale entre le Louvre et le château de Versailles allait de pair avec l’émergence d’un nouvel idéal social qui produisait aussi une le soleil offusqué, Paris, Gallimard, 1961 ; Claire Goldstein, Vaux et Versailles : The Appropriations, Erasures and Accidents that made Modern France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008. Voir aussi Alain Génétiot, « Un Art poétique galant : Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché », Littératures Classiques, 29 (1997), pp. 47-66 et Patrick Dandrey, « Les Temples de Volupté : Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », ibid., pp. 181-210. 9 Voir Hubert Méthivier, La Fronde, Paris, PUF, 1984 ; Orest Allen Ranum, The Fronde : a French Revolution, 1648-1652, New York/ Londres, Norton, 1993 ; Michel Pernot, La Fronde, Paris, Éd. de Fallois, 1994 ; voir aussi Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. 10 Voir Alfred Marie, « Les fêtes des Plaisirs de l’isle enchantée », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français (1941), pp. 118-125 ; Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchantée (1664) », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 65-78 ; Kirsten Dickhaut, « Fest-Spiele als höfische Gefüge. Versailles, Les Plaisirs de l’île enchantée, Paris und Molières Tartuffe ou l’imposteur », Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 185-213. 11 Voir Alfred Marie, Naissance de Versailles. Le château. Les jardins, Paris, Vincent, Feal & C ie , 1968 ; Édouard Pommier, « Versailles, l’image du souverain », Les Lieux de mémoire, II, La Nation 2, dir. P. Nora, Paris, Gallimard, pp. 193-234 et Hélène Himelfarb, « Versailles, fonctions et légendes », ibid., pp. 235-292. Jörn Steigerwald 278 nouvelle distinction sociale et - ce qui est peut-être encore plus intéressant pour nous - une nouvelle esthétique : la galanterie, voire la France galante - je ne cite que La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry et la tragi-comédie Le Favori de Mme de Villedieu comme exemples littéraires de cette esthétique nouvelle du Premier Versailles. 12 Cette double distance entre la « cour » et la « ville » évoquait une orientation nouvelle de la ville à la cour, car elle essayait d’imiter les formes d’habitus et les formes de distinction de la cour de Versailles, et non celles de la cour du Louvre - ce qui provoque de nouveau des effets rétrogrades, comme le montre Molière d’une manière évidente dans sa comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme. 13 La situation changea encore une fois avec la résidence permanente de Louis XIV à Versailles, une époque qui ne connaissait plus de fêtes royales organisées par le roi. Il y avait surtout des bals ou des mascarades à Versailles, mais pas de fêtes royales. Le dernier essai de renouveler ces fêtes fut le Carrousel, organisé par le dauphin en 1685, qui échoua d’une façon lamentable. Par contre, c’est la ville de Paris qui donna à cette époque des fêtes en l’honneur du roi, des fêtes qui se passaient alors à Paris, et non à Versailles. Ces fêtes royales à Paris indiquent non seulement la distance absolue entre la cour de Versailles et la ville de Paris, mais elles mettent aussi en évidence que les pratiques sociales et esthétiques qui faisaient d’abord de Versailles le lieu « naturellement » préféré, devenaient des pratiques que partageaient la cour et la ville. On pourrait même dire que le Deuxième Versailles se basait sur un système d’interdépendance tellement stricte et rigide qu’elle produisait des effets rétrogrades qui menaient à une nouvelle forme de transgression : soit 12 Voir pour La Promenade de Versailles les études de Daniela Dalla Valle, « ‘Le Roi batissait Versailles’. Re e giardini nelle Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », La Letteratura e i giardini, Actes du colloque international de Vérone- Garde, 2-5 octobre 1985, Firenze, Olschki, 1987, pp. 255-266 ; Jean-Vincent Blanchard, « Description et rhétorique politique : du récit d’entrée royale à la promenade de Versailles », XVII e siècle, 212 (2001), pp. 476-490 ; Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 53-63 et pour la tragi-comédie Le Favori les études de Jocelyn Royé, « Le Favori ou la politique du cœur au cœur du politique », Madame de Villedieu et le théâtre, actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008), dir. N. Grande et Ed. Keller-Rahbé, Tübingen, Narr, 2009, pp. 161-170 et Jörn Steigerwald, « Sujets de l’amour : formes de la re-présentation de soi dans la société de cour d’après Le Favori », ibid., pp. 171-183. 13 Voir Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, dir. V. Kapp, Tübingen, Narr, 1991 ; Molière, Le Misanthrope, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme, dir. Ch. Mazouer, Littératures classiques, 38 (2000) ; Viala, « Les Signes galants ». La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 279 qu’on cherchait un espace pour l’« otium », 14 c’est-à-dire pour le plaisir civilisé à la ville, et non plus à la cour, soit qu’on cherchait une retraite, pour avoir un espace privé et civilisé, hors des intempéries de la cour - et peut-être aussi hors de la ville ; 15 soit qu’on essayait de critiquer la cour par une vue de la ville, comme le faisaient p.ex. des moralistes comme La Rochefoucauld ou Mme de La Fayette. 16 La relation entre « la cour et la ville » devient de ce point de vue une relation assez dynamique qui connaît plusieurs formes d’interdépendance, ou, si on préfère, de cohabitation. Néanmoins, la question de savoir comment la relation se constitua reste encore plus ouverte, si on essaie d’intégrer la cour de Marie de Médicis, la cour de Louis XIII ou les cours sous la régence du cardinal de Richelieu et du cardinal Mazarin. Je reviendrai sur ce point en traitant la dimension littéraire de la relation entre la cour et la ville. 2. La dimension sociale de « la cour et la ville » Il me semble qu’en parlant des formes d’habitus ainsi que des formes de distinction de « la cour et la ville », nous avons souvent tendance à nous concentrer sur l’organisation de l’espace social ou des champs divers pour analyser les règles qui y règnent et les différents types de capitaux (réel, social, culturel, symbolique) pour mieux les reconnaître. Un effet secondaire d’une telle analyse pourrait être que nous considérons l’espace social ainsi que les champs divers comme des entités presque statiques qui connaissent une dynamique interne, mais pas une dynamique concernant l’évolution de l’espace social ou des champs. Cela va de pair, d’après mes connaissances, avec la question : qu’est-ce qui fait que les idéaux sociaux de « la cour et [de] la ville » du siècle classique se transformèrent, disparurent ou, pire encore, furent complètement corrompus au siècle des Lumières ? On se 14 Voir Alain Génetiot, « Otium literatum et poésie mondaine en France de 1625 à 1655 », Le loisir lettré à l’âge classique, dir. M. Fumaroli, Ph.-J. Salazar et E. Bury, Genève, Droz, 1996, pp. 42-60 et idem, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. 15 Voir Donna C. Stanton, « The Ideal of ‘repos’ in Seventeenth-Century French Literature », L’Esprit Créateur, XV (1975), pp. 79-104 ; Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle : loin du monde et du bruit, Paris, PUF, 1996. 16 Voir Les Moralistes. Nouvelles tendances de la recherche, dir. L. van Delft, XVII e siècle, 202 (1999) ; Michel Bouvier, La Morale classique, Paris, Champion, 1999 ; La Morale des moralistes, textes recueillis par Jean Dagen, Paris, Champion, 1999 ; An Inimitable Example. The Case for the Princesse de Clèves, dir. P. Henry, Washington, Catholic University Press, 1992 ; Autour de Madame de Lafayette, XVII e siècle, 181 (1993). Jörn Steigerwald 280 demande moins d’où venaient ces idéaux sociaux et qui étaient ceux qui les avaient préparés. Je ne donne que deux exemples qui me permettent de préciser les problèmes historiques qui se réfèrent à ces questions. Mon premier exemple est le concept d’urbanité, inauguré par Guez de Balzac dans son Deuxième Discours, Suite d’un entretien de vive voix, ou de la conversation des Romains, écrit en 1639, publié en 1644. 17 Balzac décrit dans ce discours le concept d’urbanité en se basant d’un côté sur le concept antique d’ « urbanitas » et en s’opposant, de l’autre, au concept italien de la « sprezzatura ». De plus, il s’adresse à la marquise de Rambouillet pour la présenter comme étant l’héritière naturelle de cet idéal antique et pour se représenter dans son discours comme quelqu’un qui connaît parfaitement les règles de cet idéal et qui sait les mettre en scène d’une manière exemplaire. Le succès de ce concept fut quand même limité : pendant les années 50, il eut encore une certaine résonnance, mais dès les années 60 du siècle classique, le capital symbolique de l’urbanité n’exista presque plus, car la notion disparut presque complètement des discours et des conversations qui traitaient des pratiques sociales. Néanmoins, il me semble qu’il vaut mieux différencier trois niveaux divers de l’urbanité telle que Guez de Balzac la présente : d’une part, elle désigne un idéal antique de la république romaine, c’est-à-dire des patriciens romains et permettait ainsi de la réactualiser en tant qu’idéal de la noblesse d’épée française, de l’autre, elle décrit l’idéal de l’« otium » de cette noblesse qui va de pair avec l’idéal du « negotium » de ce même ordre social décrit par Balzac dans son premier Discours : Le Romain. 18 L’urbanité se réfère ainsi à un capital d’une certaine société de cour, à savoir la société de la haute noblesse, qui était à cette époque encore plus ou moins indépendante - la Fronde n’avait pas encore eu lieu. Ces deux niveaux de l’urbanité peuvent être regardés comme deux raisons pour lesquelles un tel idéal n’était pas apprécié sous le règne de Louis XIV, car ils s’opposaient fonda- 17 Voir Edwin S. Ramage, « Urbanitas. Cicero and Quintilian, a Contrast in Attitudes », American Journal of Philology, 1963, pp. 390-414 ; idem, Urbanitas. Ancient Sophistication and Refinement, Oklahoma, University of Oklahoma Press, 1973 ; Roger Zuber, « Littérature et urbanité », Le statut de la littérature. Mélanges offerts à Paul Bénichou, dir. M. Fumaroli, Genève, 1982, pp. 87-96 ; Jörn Steigerwald, « Urbanitas : Ausfaltungen einer höfischen Ethik zwischen Guez de Balzac und Christian Thomasius », Welche Antiken ? Konkurrierende Rezeptionen des Altertums im Barock, dir. U. Heinen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011, pp. 835-848, et l’article d’Andreas Gipper dans ce volume. 18 Voir Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), éd. R. Zuber, Paris, Champion, 1995 ; voir aussi Génetiot, « Otium literatum » ; idem, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 281 mentalement aux idéaux sociaux de ce roi et - ce qui est plus important - de sa société de cour. Le troisième niveau de l’urbanité par contre, la pratique sociale, était facile à intégrer dans les idéaux sociaux nouveaux ou renouvelés, soit dans l’honnêteté, soit dans la galanterie. 19 A ce niveau, l’urbanité désigne surtout une certaine compétence dans la conversation, à savoir « l’art de détourner les choses », pour qu’elles plaisent à la société de « la cour et la ville ». 20 Guez de Balzac, Paul Pellisson, Madeleine de Scudéry et beaucoup d’autres voient dans cette pratique spécifique de la conversation durant la deuxième moitié du siècle une base fondamentale, ainsi qu’une compétence exemplaire des membres de la société de cour, qui faisait que la cour et la ville puissent se réunir réellement d’une manière civilisée dans un même espace concret. 21 De ce point de vue, l’urbanité ne disparaît pas du tout, mais elle change d’abord sa position dans le système de distinction, en allant du centre à ses alentours et se transformant après, en perdant son nom, en un idéal du dialogue galant, qui reste cependant encore le capital symbolique de toute conversation galante. 22 Cela me mène à mon deuxième exemple, la galanterie ou plus précisément le galant homme. Nous savons bien que le galant homme, qui désigne l’idéal social de la société de cour dans la deuxième moitié du siècle 19 Voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. 1580- 1750, Paris, PUF, 1996 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 ; Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft, 1650-1710, Heidelberg, Winter, 2011. 20 Voir Madeleine de Scudéry, « De l’Air galant » et autres conversations 1654-1684. Pour une étude de l’archive galante, éd. D. Denis, Paris, Champion, 1998 ; voir aussi Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997 ; Claire Cazanave, Le Dialogue à l’âge classique. Étude de la littérature dialogique en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2007 ; Jörn Steigerwald, « Die Selbstdarstellung der Galanterie im Dialog - am Beispiel von Madeleine de Scudérys De la conversation », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit. Von der Antike bis zur Aufklärung, dir. K. W. Hempfer et A. Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 341-359. 21 Voir p.ex. Chroniques du Samedi suivies de pièces diverses ; (1653-1654). Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, éd. A. Niderst, D. Denis et M. Maître, Paris, Champion, 2002. Voir aussi l’article de Stephanie Bung dans ce volume. 22 « Mais ce qu’il y a de plus nécessaire pour la [i.e. la conversation] rendre douce et divertissante, c’est qu’il faut qu’il y ait un certain esprit de politesse, qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur : et je veux enfin qu’on sache si bien l’art de détourner les choses, qu’on puisse dire une galanterie à la plus sévère femme du monde ; qu’on puisse conter agréablement une bagatelle […] ». Madeleine de Scudéry, « De la conversation », De l’Air galant, pp. 73-74. Jörn Steigerwald 282 classique, devient au siècle des Lumières synonyme de la forme la plus corrompue des mœurs : galanterie signifie séduction et le galant homme n’est qu’un euphémisme pour séducteur. 23 Reste la question simple mais importante : comment nomme-t-on un homme de cour idéal, mais aussi un séducteur avant l’émergence de la galanterie ? Ne pouvant pas répondre d’une manière adéquate à la question, j’essaie de m’en approcher en me référant à un exemple, c’est-à-dire à L’Illusion comique de Corneille. Dans la première version de 1639, la notion de « galant homme » servait dans la pièce à désigner un séducteur et non pas un homme vertueux ou idéal. 24 Par contre, dans la deuxième version de 1660, Corneille remanie complètement la scène entière dans laquelle le séducteur se fait voir et donne ainsi une signification nouvelle, mais encore critique au « galant homme », en respectant les nouvelles règles de la bienséance. Ce qui paraît d’abord être un détail négligeable devient plus signifiant si on regarde l’épître de l’édition de 1639 et l’Examen de l’édition de 1660. Dans la première édition, Corneille considère sa pièce comme « un étrange monstre » et fait ainsi allusion à l’esthétique baroque du grotesque et, par ce biais, à la mise en scène de la grotte comme le lieu de la perception dans son Illusion comique. 25 Dans l’Examen, par contre, Corneille désigne sa comédie comme « une galanterie extravagante ». 26 Cela signifie que 23 Voir p.ex. Voltaire, « Art. Galant », Encyclopédie ou Dictionnaire des Sciences, des Arts et des Métiers, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann, 1966, Vol. VII, p. 427. Voir aussi Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, pp. 449-482. 24 « Lyse : ‘Madame, leur honneur a des règles à part : / Où le vôtre se perd, le leur est sans hasard, / Et la même action, entre eux et nous commune, / Est pour nous déshonneur, pour eux bonne fortune. / La chasteté n’est plus la vertu d’un mari ; / La princesse du vôtre a fait son favori ; / Sa réputation croîtra par ses caresses ; / L’honneur d’un galant homme est d’avoir des maîtresses ». Dans l’édition de 1660, ces vers sont remplacés. Voir Pierre Corneille, L’Illusion comique, éd. Jean-Yves Huet, Paris, Flammarion, 1997, p. 122. 25 « Voici un étrange monstre que je vous dédie ». Corneille, L’Illusion comique, p. 37 ; voir aussi Hans Sckommodau, « Die Grotte der Illusion Comique », Wort und Text. Festschrift für Fritz Schalk, dir. H. Meier et H. Sckommodau, Frankfurt/ Main, Klostermann, 1963, pp. 281-293 ; Colette Cosnier, « Un étrange monstre : L’Illusion comique », Europe, 540-541 (1974), pp. 103-113 ; Jean-Claude Vuillemin, « Illusion comique et dramaturgie baroque. Corneille, Rotrou et quelques autres », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXVIII, 55 (2001), pp. 307-325 ; Leopold Peeters, « La grotte et le théâtre », French Studies in Southern Africa, 35 (2005), pp. 94-114. 26 « Je dirai peu de chose de cette pièce : c’est une galanterie extravagante qui a tant d’irrégularités qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps ». Corneille, « Examen », L’Illusion comique, p. 143. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 283 Corneille essaie en 1660 d’intégrer son Illusion comique dans l’esthétique galante d’une double manière : 1° en déclarant que la pièce était dès le début un exemple de la nouvelle esthétique, même si on n’utilisait pas encore ces mots à l’époque et 2° en effaçant toutes les marques de l’ancien langage et - bien sûr - d’un code de distinction anachronique qui ne met en évidence que l’incompétence de celui qui l’utilise (encore). Cependant, la question reste ouverte : pour quelles raisons Corneille se voit-il contraint de changer l’esthétique de la pièce et de suivre un modèle nouveau de comportement et d’éthique ? Ou plus précisément en faisant abstraction de Corneille et en me référant directement à « la cour et la ville » : Quelles négociations eurent lieu pendant les années 30, 40 et 50 à la fin desquelles la France galante émergea ? Et, de plus, qui étaient ceux qui négocièrent et qu’est-ce qui faisait partie de cette négociation ? C’est-à-dire, quelles étaient les alternatives à la galanterie et pourquoi ne les avait-on pas préférées ? L’analyse de la galanterie - considérée comme une pars pro toto de la dimension sociale de « la cour et la ville » - ouvre ainsi deux chemins qui sont construits d’une manière complémentaire et me mènent ainsi à deux questions que je voudrais offrir à la discussion : 1 o Le premier chemin est le chemin historique qui concerne plutôt la chronologie des idéaux ou plus précisément : des idéaux sociaux hégémoniques. Reste la question : Est-ce qu’on peut parler d’une suite historique de la courtoisie, de l’urbanité, de la galanterie et finalement de l’honnêteté pour décrire les idéaux sociaux hégémoniques de « la cour et la ville » ? Et si on peut établir une telle suite, il reste la question de savoir s’il s’agit d’une évolution spécifique - p.ex. la fameuse ascension de la bourgeoisie - ou d’une (dis-)continuité ou… de je ne sais quoi ? 2 o Le deuxième chemin peut être considéré comme le chemin social et pose la question de savoir comment les espaces sociaux et les champs étaient organisés durant le siècle classique et avec cela quelle qualification sociale était nécessaire pour obtenir une certaine position dans un champ spécifique. Je ne nomme que l’idéal du « philosophe honnête homme » et de son opposant, le modèle du « Socrate à la cour », qui mettent en évidence ce besoin de se distinguer en tant que savant ou philosophe, hors des règles propres du champ auquel on appartient par profession. 27 27 Voir Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVII e siècle, 150 (1986), pp. 3-18 et Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », Paul Pellisson, L’Esthétique galante. Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes, dir. A. Viala, Toulouse, Société des Littératures classiques, 1989, pp. 13-46. Jörn Steigerwald 284 Reste, pour conclure, la question de savoir quelles formes du selffashioning et du community-fashioning de « la cour et la ville » s’étaient établies pendant le siècle classique et - naturellement - pour quelles raisons ces formes s’étaient établies ? 28 Une question que je voudrais bien lancer pour une discussion, même si elle transgresse les limites de ce volume. 3. La dimension littéraire de « la cour et [de] la ville » L’analyse d’Erich Auerbach se concentre - on le sait bien - sur la tragédie de Racine et la comédie de Molière pour donner deux exemples majeurs de la représentation de la réalité dans la littérature du siècle classique. Mais cela implique aussi - consciemment ou inconsciemment - une préférence, sinon une hiérarchie des genres à l’époque, qui est au moins à remettre en question. Pour donner un exemple : la comédie la plus couronnée de succès de Molière à l’époque n’était ni Le Misanthrope ni Le Tartuffe ni une autre comédie de caractère, mais la comédie-ballet Psyché ; cette comédie-ballet connut un très grand succès à la cour et à la ville. 29 De cela résulte 1° la question de savoir quelle position la comédie-ballet avait dans la littérature de « la cour et la ville » et 2° à quelle étape des configurations de « la cour et la ville » elle correspondait d’une manière exemplaire et garantissait ainsi ce succès ? 30 De plus, si l’on considère l’évolution des genres narratifs au siècle classique en présupposant qu’il y eût une relation entre « la cour et la ville » et la littérature, il se pose la question suivante : comment peut-on expliquer le changement dans la hiérarchie partant de l’épopée, passant par le roman (galant) et allant jusqu’au petit roman, voire la nouvelle. Cette question 28 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980. 29 Il est assez remarquable que le ballet de Psyché était, pour la première fois, entièrement dansé par des danseurs professionnels, ce qui dispensa la Cour d’être présente à toutes les représentations au théâtre et - ce qui était plus important pour le succès financier - facilita l’accès de la ville au spectacle. Ainsi Molière transforme la relation entre la cour et la ville à sa manière. Voir aussi Laura Naudeix et Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes II, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 2010, pp. 1483-1497. 30 Voir pour le succès de Psyché au siècle classique Les genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2005 et pour la comédie-ballet l’étude de Charles Mazouer, Molière et ses comédiesballets, Paris, Klincksieck, 1993. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 285 semble moins intéressante si l’on regarde la situation après 1650, car la recherche actuelle a bien analysé les disputes sur le roman et a montré d’une manière évidente comment cette transformation se déroula dans la seconde moitié du siècle. 31 Mais nous en savons jusqu’à maintenant moins sur la situation de la première moitié du siècle et sur les débats entre l’épopée, le roman et les pastorales de ce temps. 32 Je me réfère seulement à un exemple qui me semble assez significatif, le cas du chevalier Marin. Giovan Battista Marino arriva dans les années 1610 à Paris, invité par la reine Marie de Médicis. Il y écrivit - entre autres - son épopée Adone, une épopée qui fut publiée en 1623 à Paris et à Venise. Dans sa Lettre qui servit de préface à l’Adone, Jean Chapelain analyse la valeur et surtout la nouveauté de cette épopée en déclarant que ce texte est une œuvre majeure de la littérature qu’on ne peut pas dépasser mais qu’il faut quand même imiter. 33 Reste la question de savoir comment cette épopée fut imitée - par qui et en faisant quoi exactement ? Pour être plus précis : les auteurs de l’esthétique galante suivirent-ils l’éthique du chevalier Marin ? 31 Voir pour l’évolution des genres romanesques dans la deuxième moitié du XVII e siècle Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. C. Esmein, Paris, Champion, 2004 ; Camille Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 ; voir aussi Nathalie Grande, « Du long au court : réduction de la longueur et invention des formes narratives, l’exemple de Madeleine de Scudéry », XVII e siècle, 215 (2002), pp. 263-271 ; Alain Viala, « De Scudéry à Courtilz de Sandras : les nouvelles historiques et galantes », XVII e siècle, 215, (2002), pp. 287-295 et Christian Zonza, La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703), Paris, Champion, 2007. 32 Néanmoins, je voudrais bien nommer plusieurs cas d’exception : Jean-Pierre van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle, Paris, PUF, 1999 ; Deborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2009 ; Frank Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de l’Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Champion, 2008 et Lire l’Astrée, dir. D. Denis, Paris, PUPS, 2008 ; Laurence Giavarini, La Distance pastorale, Paris, Vrin, 2010. Voir aussi l’article de Goulven Oiry dans ce volume. 33 « Je dis donc pour vous respondre que je tiens l’Adonis, en la forme que nous l’avons veu, bon poëme, conduit et tissu dans sa nouveauté selon les regles generales de l’épopée, et le meilleur en son genre qui puisse jamais sortir en public ». « Lettre ou Discours de M. Chapelain à Monsieur Faverau, conseiller du Roy, en sa cour des Aydes, portant son opinion sur le Poème d’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. Giovanni Pozzi, Milano 1998, p. 12. Même si Chapelain évoque ici - et par plusieurs reprises au long de sa lettre - la perfection du poème d’Adonis qu’on ne peut pas surpasser, toute son argumentation sert de base à imiter le modèle de Marin décrit par lui dans sa lettre. Jörn Steigerwald 286 Suivirent-ils son « self-fashioning » en tant qu’écrivain ? Imitèrent-ils sa manière de réactualiser la mythologie antique ? Ou ne l’imitèrent-ils pas du tout ? Ce qui me semble peu vraisemblable. 34 De plus, si l’on considère qu’une imitation est possible, il reste encore une autre question : le cas du chevalier Marin était-il un cas singulier mais exemplaire ou y avait-il d’autres cas de ce genre ? Et s’il en est ainsi, il reste la question de savoir comment se constituait « la cour et la ville » dans la première moitié du siècle classique. Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur un exemple de la deuxième moitié du siècle, qui met en évidence - je l’espère au moins - que cette question a des suites assez intéressantes. Nous avons l’habitude de considérer Molière comme l’inventeur de la comédie de caractère et ajouté à cela, de la comédie de l’intérieur. Ainsi, nous montrons la grande distance entre les comédies de Molière et celles de ces prédécesseurs - comme « la commedia dell’arte ». Cependant, le seizième siècle italien ne connaît pas seulement l’émergence de la « commedia dell’arte », mais aussi celle de la « commedia erudita », de la comédie érudite. 35 Au centre de cette comédie érudite se trouve - comme chez Molière - la famille ou pour être plus précis : la relation entre parenté, maison et sexualité. Et cette relation me mène encore une fois au centre de « la cour et la ville », qui, elles aussi, se basaient sur cette relation que l’on pourrait nommer, au sens historique de la notion, une relation « oiconomique », qui intègre l’ »oiconomia » de l’homme et celle de la famille. 36 34 L’exemple le plus connu d’une telle imitation - c’est-à-dire une imitation de la manière de réactualiser la mythologie antique - du chevalier Marin est probablement celui de Jean de La Fontaine. Voir Françoise Graziani Giaccobi, « La Fontaine lecteur de Marino : Les Amours de Psiché, œuvre hybride », Revue de Littérature comparée, 232 (1984), pp. 389-397 et Marc Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus : l’Adone de Marino et l’Adonis de La Fontaine », Rome et Paris - Capitales de la République européenne des Lettres, avec une préface de Volker Kapp et une postface de Giovanni Pozzi, Hamburg, LIT, 1999, pp. 123-133. Voir aussi l’article de Jörn Steigerwald dans ce volume. 35 Voir Patrizia De Capitani, Du spectaculaire à l’intime. Un siècle de « Commedia erudita » en Italie et en France ; (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. Voir aussi l’article de Rudolf Behrens dans ce volume. 36 Voir Eugenio Garin, L’Éducation de l’homme moderne, 1400-1600, préface de Philippe Ariès, Paris, Hachette, 1968 (original 1957) ; Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981 ; idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 2004. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 287 Pour finir, je souhaiterais poser une dernière question : Que reste-t-il de la notion d’Erich Auerbach et de son approche de cette configuration historique de la société française au siècle classique ? J’espère avoir montré qu’il est préférable de se situer dans la continuité de ses recherches, même s’il vaut également la peine de se poser de nouveau quelques questions et d’élargir ainsi la perspective de « la cour et la ville ». Une possibilité pourrait être de regarder les émergences des formes d’habitus dans l’espace social ainsi que dans la littérature. 37 Une autre serait d’analyser les échanges entre des champs discursifs et la littérature à l’âge classique pour reconstruire les configurations spécifiques de la relation entre la cour et la ville à cette époque. 38 Une troisième possibilité pourrait être de se concentrer sur les stratégies officielles, c’est-à-dire organisées et contrôlées par les institutions de la monarchie, et les tactiques des groupes ou des individus qui tentent de trouver une position spécifique dans la configuration de « la cour et la ville » - soit qu’ils cherchent à se positionner au centre de cette configuration, soit qu’ils essaient de trouver un lieu de repos sinon de retraite. 39 Toutes ces possibilités que les auteurs de ce volume présentent - et il y en a beaucoup d’autres - montrent que « la cour et la ville » n’est pas du tout une notion hors de l’intérêt de la recherche actuelle, mais qu’elle désigne plutôt une configuration qui connaît encore beaucoup de questions ouvertes et qui montre un intérêt même ou surtout aujourd’hui. 37 Voir p.ex. Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. Voir aussi les articles de Dinah Ribard, Nicolas Schapira et de Gisela Schlüter dans ce volume. 38 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. 39 Suivant le modèle de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.