eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Discrétion/indiscrétion au XVIIe siècle: un aperçu de la sémantique historique des concepts

2011
Gisela Schlüter
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle : un aperçu de la sémantique historique des concepts G ISELA S CHLÜTER (Université de Erlangen/ Nuremberg) 1. Discrétion/ indiscrétion : un parcours sémantique à travers les siècles Les concepts de la discrétion et de l’indiscrétion participent à la richesse sémantique de discernere/ discretio et des dérivés en latin. Traditionnellement, discrétion signifie discernement, prudence, modération, discernement du bien et du mal, « un savoir de la nuance » 1 et, en outre, l’autorisation à prendre une décision par jugement arbitraire (« à [la] discrétion de qn. »). En philosophie, ces significations ont été conservées, mais dès les XVI e et XVII e siècles, elles ont peu à peu commencé à s’affaiblir. Le discours théologique et monastique ayant postulé la discrétion des esprits (discretio spirituum), l’emploi de ce terme a également été constant au cours de beaucoup de siècles (v. II). À l’exception de ce terme de théologie et de spiritualité monastique, les Essais de Montaigne témoignent de l’énorme richesse sémantique du concept traditionnel en mettant, à vrai dire, un fort accent sur l’antonyme - la fréquence du mot indiscretion étant bien plus haute que celle du mot discretion dans les Essais. Montaigne anticipe sur le sens moderne des mots discrétion/ indiscrétion en tant que délicatesse, réserve et retenue dans les relations sociales, la disposition à garder un secret (et les actions et dispositions opposées) (v. III). Dès le début du dix-septième siècle, du moins en français, une nouvelle configuration sémantique se profile, la notion méthodologique et épistémologique du discernement remplaçant de plus en plus celle de discrétion en tant qu’opération intellectuelle, et la discrétion devenant synonyme de réserve dans la conversation et silence sur les relations amoureuses ; l’antonyme, l’indiscrétion, s’emploie de plus en plus fréquemment. Tout de même, la carrière des concepts dans les romans et dans 1 Voir Le Pouvoir de la discrétion. Revue des deux mondes, juillet/ août 2004 ; voir Introduction. Gisela Schlüter 290 les traités de galanterie, ainsi que chez les moralistes dès le début du dixseptième siècle français, n’empêche pas que les significations traditionnelles, voire théologiques, spirituelles et monastiques, se soient maintenues au cours du Grand Siècle (v. IV). Sur la base de recherches plus approfondies et déjà publiées, on se propose ici de retracer brièvement l’histoire des concepts de l’(in)discrétion pour faire ressortir l’apport particulier du dix-septième siècle français au profilage de la signification moderne et contemporaine de l’(in)discrétion. 2. Les significations traditionnelles 2 À l’origine, la signification du mot discrétion, dans les langues modernes, correspond à la riche sémantique du mot latin. La sémantique traditionnelle se distingue nettement de la signification moderne du mot : la discrétion, dans les textes patristiques, dans les traités du Moyen Âge et de l’humanisme, n’est pas, dans la plupart des cas, définie comme une disposition, un habitus, comme respect du tacendum et du pudendum, mais désigne une action, une pratique de l’intellect, une opération logique, une faculté de l’intellection - la prudence, l’opération de faire des distinctions, le jugement, mais aussi la modération en tant que pratique. Le substantif français discrétion est documenté à partir du XII e siècle (dans le sens de distinction, prudence, raison, modération), le verbe discerner depuis le XIII e siècle ; discerner signifie distinguer, séparer, et, à partir du XIV e siècle, en outre : percevoir distinctement. À partir du début du XVI e siècle, on emploie aussi le substantif discernement, indiquant par-là un procédé de distinction/ de séparation, une opération de l’intellect. Dans ce sens, discernement devient synonyme de discrétion. 3 Dans la philosophie française, par exemple chez Descartes, le terme philosophique de la discrétion sera remplacé par discernement - dans les autres langues, la terminologie philosophique gardera plus longtemps le terme de la discrétion ; cette particularité du français correspond probablement à la fréquence de l’emploi du mot discrétion dans le sens de tact, respect du pudendum et du tacendum. Au 2 Gisela Schlüter, « Materialien zu einem libro della discrezione. Zur historischen Semantik von discretion im Sprachvergleich », Archiv für Begriffsgeschichte 50, Hamburg, Felix Meiner, 2008, pp. 99-128 ; avec une documentation de l’histoire des mots (in)discretion et des formes dérivées en latin, français, italien, espagnol, anglais et allemand. Pour les détails de lexicologie historique, voir les sources indiquées dans cet article. Une source supplémentaire non encore utilisée dans cette recherche : http: / / frantext-fr (dernier accès le 09-03-2011). 3 À l’exception de l’allemand, cette forme parallèle se trouve dans toutes les langues prises en considération ici. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 291 cours du XVI e siècle, ce mot, aussi bien que son antonyme, l’indiscrétion, deviennent de plus en plus courants. La sémantique reste toujours proche du latin, discrétion signifiant dans la plupart des cas la distinction, la faculté de distinguer, la prudence, le jugement et la modération. Beaucoup d’occurences du terme se laissent repérer dans l’œuvre de Calvin, où les significations théologiques et morales dominent. Calvin se sert de l’expression la discrétion entre le bien et le mal. Cette expression remonte à un concept théologique et monastique de grande envergure et qui devait avoir de l’impact sur l’histoire terminologique, à savoir le concept de la discretio spirituum introduit et profilé par Cassian et d’autres théologiens et moines. 4 Celui qui possède la discretio spirituum s’efforce d’atteindre la perfection intellectuelle, spirituelle et morale et poursuit ce but avec modération. La discretio spirituum est un idéal spirituel qui remonte au Nouveau Testament, aussi bien qu’à la notion grecque de diakrisis et à la notion latine de la discretio dans le sens de prudentia et de temperantia. Idéal monastique, la discretio spirituum exige la prudence, la culture, le tact et la finesse, la dévotion et un sens de la mesure. Tout cela doit se combiner avec un savoir des pratiques monacales et des techniques d’apprentissage. Thomas, aristotélicien, souligne l’importance de l’habitualisation, c’est-à-dire de l’acquisition d’un savoir pratique pour s’orienter par l’intermédiaire de l’expérience ; la discretio, pour Thomas, est une vertu cardinale comprenant la prudence et la modération, vertu qui, transformée en habitus, permet d’agir et de prendre des décisions sans réflexion préalable. Ignace de Loyola, avec ses Exercices spirituels, s’inscrira dans cette tradition spirituelle et terminologique où l’indiscretio, d’ailleurs, équivaut à un manque de prudence, de modération et de force spirituelle. Cette dimension théologique, spirituelle et éthique du concept de la discrétion se retrouve dans le discours théologique et religieux des temps modernes. Du point de vue sémantique, le cas de Pascal sera particulièrement intéressant, car les significations religieuses et profanes, théologiques, philosophiques et mondaines du terme (in)discrétion interfèrent dans son langage (voir les Lettres provinciales). Au seizième siècle, ce sont Calvin et surtout Montaigne - et, après lui, Charron - qui redéfinissent le concept. Les Essais font briller toutes les facettes du concept, anticipant sur l’acception la plus moderne : la discrétion comme tact et réserve dans le comportement, dans la conversation et dans l’amour, l’indiscrétion comme vice opposé à cette vertu. 4 Ildefons Widnmann, « Discretio (Diakrisis). Zur Bedeutungsgeschichte », Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens und seiner Zweige 58 (1940), H. 1, pp. 21-28 ; André Cabassut, art. « Discrétion », dans : Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. 3, Paris, Beauchesne, 1954-1957, pp. 1311-1330. Gisela Schlüter 292 3. Transformations du champ sémantique autour de 1600 : l’apport de Montaigne 5 Les substantifs discretion et indiscretion ainsi que les adjectifs correspondants abondent dans les Essais. Ce qui saute aux yeux, c’est, premièrement, la fréquence relative du mot indiscretion et, deuxièmement, la fréquence de l’emploi du mot discretion à multiples sens, c’est-à-dire les interférences sémantiques entre prudence-raison-jugement, modération-mesure et tactréserve dans la conduite et dans le parler. La discretion selon Montaigne, c’est la faculté et l’obligation de faire des distinctions, c’est l’exactitude, c’est aussi la modération ; mais dans son langage, la discretion signifie souvent en même temps le jugement, le tact, la réserve, une communication bien réglée, une morale du discours. Par indiscretion, par contre, il entend une pensée faible et inexacte, un manque de responsabilité intellectuelle, la démesure, l’indécence, un manque de civilité, mais aussi la loquacité ; ici, on observe la même tendance à l’amalgame des significations. En outre, son grand essai Sur des vers de Virgile anticipe sur le transfert des concepts dans le domaine de la sexualité ; cette connotation amoureuse et érotique qui s’est fixée dans le discours galant en France à partir de 1600 s’est maintenue comme un élément constitutif de la sémantique de l’(in)discrétion jusqu’à nos jours. Tout d’abord, Montaigne se sert des termes respectifs de la discretion et de l’indiscretion dans leurs significations épistémologiques et psychologiques et, d’autre part, éthiques. 6 En ce qui concerne le profil épistémologique du concept, il rejoint le concept de la discrezione chez Guicciardini qui a postulé un libro della discrezione. 7 Tous deux sympathisent avec la philosophie du pluriel et de l’empirique caractéristique de leur époque, héritant du nominalisme et du scepticisme. Dans ce contexte, la discretion, dans le sens du 5 Gisela Schlüter, « Discretion/ indiscretion bei Montaigne », Literaturwissenschaft als Begriffsgeschichte, éd. Christoph Strosetzki, Hamburg, Felix Meiner, 2010 (Archiv für Begriffsgeschichte, Sonderheft 9), pp. 173-184. Pour les détails du vocabulaire de Montaigne, voir les citations commentées dans cet article. 6 On passe ici sur l’expression « à (la) discrétion de » (dans le sens de : dépendant du jugement arbitraire de qn., de la volonté de qn. autorisé à prendre une décision), qui s’emploie fréquemment dans des contextes politiques et juridiques - une constante dans l’histoire du concept jusqu’à nos jours. 7 « Questi ricordi sono regole, che si possono scrivere in su’ libri ; ma e’ casi particulari, che per avere diversa ragione s’hanno a governare altrimenti, si possono male scrivere altrove che nel libro della discrezione. » Francesco Guicciardini, Ricordi. Storie fiorentine, éd. par Emanuella Scarano, Milan, TEA, 1991, p. 82 (Série B 35). Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 293 donum distinctionis, correspond à un certain type de rationalité qui consiste en l’attention au cas particulier, en l’intérêt pour ce qui est individuel, singulier, concret, en le refus d’éliminer les différences en généralisant. La fameuse formule méthodologique montaigniste s’inspire de ce type de rationalité sceptique : « Disting[u]o est le plus universel membre de ma logique. » 8 Par contre, là où Montaigne fait glisser le sens du mot discretion vers la réserve dans le comportement et surtout dans le parler et le sens du mot indiscretion vers l’indécence, la loquacité, voire la rupture d’un secret, il reprend le nœud traditionnel entre la discrétion et le secretum déjà manifeste dans le lexique latin et encore présent dans Il libro del cortegiano. Comme on le verra, à ce nœud s’ajoutera celui entre l’indiscrétion et la curiosité dès le début du XVII e siècle. Les Essais de Montaigne, bien qu’ils soient un document fidèle et très riche de la polyvalence traditionnelle des concepts de la discretion et de l’indiscretion, ont donc laissé des traces profondes dans la transformation de ces concepts : Montaigne multiplie et souligne les aspects communicatifs, conversationnels et érotiques de la discretion et du comportement opposé. En outre, il emploie, avec une fréquence tout à fait insolite, la forme négative et privative de l’indiscretion. La fréquence des mots indiscretion/ indiscret dans le lexique de Montaigne, aussi bien que le glissement sémantique vers un sens communicatif, conversationnel et tendanciellement même érotique, forment un héritage lexical important pour le XVII e siècle, héritage auquel De la sagesse de Charron servit souvent d’intermédiaire. Dans les traces de Montaigne et de Charron, la notion d’(in)discrétion sera souvent employée dans le sens de (manque du) tact propre à la courtoisie, (manque de) retenue dans le comportement et dans la conversation aussi bien que dans le sens d’une disposition à (ne pas) garder le silence sur les relations amoureuses. En tant que terme rhétorique, l’habitus de la discrétion se superpose aux figures traditionnelles de la praeteritio et de l’ellipse. L’indiscrétion, par contre, est bannie de la conversation comme, par exemple, la praecipitatio. 9 8 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. par Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 355 ; George Hoffmann, art. « distingo », dans : Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. par Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2004, pp. 276-277. D’ailleurs, il n’y a pas d’entrée « discrétion » dans le Dictionnaire de Michel de Montaigne ; cette lacune témoigne de l’oubli du statut terminologique traditionnel de discrétion dans le français d’aujourd’hui. 9 Nicolas Faret conseillera à l’honnête homme d’éviter « l’indiscretion, l’opiniastreté, l’aigreur, le despit, l’impatience, la precipitation, et mille autres defauts » dans la Gisela Schlüter 294 4. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle : la galanterie, les moralistes, la pensée religieuse Au-delà de sa sémantique traditionnelle, le concept de la discrétion, en France, s’était donc enrichi d’une dimension strictement rhétorico-sociologique, contribuant ainsi aux standardisations des pratiques conversationnelles et sociales propres à la société et à la cour du type Ancien Régime. Pour esquisser brièvement le développement sémantique au cours du XVII e siècle, on pourrait se demander si le glissement sémantique indiqué - l’affaiblissement des significations philosophiques, épistémologiques et théologiques en faveur des significations rhétoriques et sociologiques - s’est déroulé sur un plan rhétorique : la signification rhétorico-sociologique, et particulièrement ses connotations érotiques se superposant aux signifiés traditionnels pour des raisons de rhétorique. 10 En France, c’est dans le contexte du roman baroque, de la galanterie et des traités des moralistes que, dès le début du XVII e siècle, 11 l’on avance le plus vite sur le chemin qui mène à la signification moderne de l’(in)discrétion en tant que retenue dans le comportement, dans le parler et particulièrement dans le discours amoureux et des vices opposés à ces vertus. Dans les autres langues, cette transformation sémantique sera plus tardive. En italien et en espagnol, par exemple, les significations traditionnelles (la discrétion comme prudence et modération) semblent encore dominantes au XVII e siècle - on se souviendra du Discreto de Gracián -, tandis qu’en français, la notion de discernement commence à remplacer la discrétion comme terme de philosophie (dans le sens du donum distinctionis et de l’opération intellectuelle correspondante, du jugement, mais aussi du goût) ; en outre, dans les traités de comportement, la discrétion en tant que modération sera désignée par d’autres termes. Tout de même, en France, comme partout ailleurs, les significations traditionnelles ne se perdront pas tout à fait ; on reviendra sur ce point. conversation, Nicolas Faret, L’Honneste Homme ou L’art de plaire à la cour, 1636, publié par M. Magendie, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 69. 10 Cette perspective sur le statut du concept au cadre du développement de la rhétorique a été ouverte par Rudolf Behrens pendant la discussion de notre séance au 7 e colloque de l’Association des Francoromanistes allemands, Essen, 29 septembre- 2 octobre 2010. 11 A corriger et à compléter l’article dans Archiv für Begriffsgeschichte (2008) sur ce point. Je remercie Jörn Steigerwald, spécialiste de la galanterie au XVII e siècle, qui m’a indiqué ce matériel très riche et a justement insisté sur l’affinité entre l’indiscrétion et la curiosité dans ce contexte. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 295 Dans les contextes romanesques et galants, par contre, la discrétion va presque toujours de pair avec le secret (érotique ou sentimental) à garder, la retenue verbale et la loyauté, l’indiscrétion avec la curiosité (tant psychique que physique), un certain voyeurisme, l’importunité et/ ou la loquacité. Les exemples abondent. 12 12 Quelques exemples par ordre chronologique : Antoine de Montchrestien, L’Escossoise, ou le Désastre (1601), Paris/ La Haye, Mouton, 1975, p. 86 : « Reine : On fait en deux perils du moindre eslection.- Conseiller : Mais il en faut juger avec discretion. » (ici, discretion dans la signification traditionnelle) ; ib., p. 114 : « Mais gardez en ce fait tant de discretion qu’on n’aperçoive point en vous de passion. » (discretion dans sa signification plus actuelle). Mathurin Régnier, Les Satires (1-13) (1609), Paris, F. Roche, 1930, p. 118 : « [...] et Jeanne, que tu vois, dont on ne parle point, qui fait si doucement la simple et la discrete, elle n’est pas plus chaste, ains elle est plus secrete ; elle a plus de respect, non moins de passion. Elle cache ses amours sous sa discretion. » La source la plus riche est probablement l’Astrée d’Honoré D’Urfé, parue à partir de 1610, Reprint Genève, Slatkine, 1966, 2 nde partie (1627), p. 588 : « Continuez et esperez, ce qui vous doit rapporter plus de contentement, car en cela rien ne vous est defendu ; mais souvenez-vous que la fidelité, la discretion et le silence sont les seules victimes qui se doivent immoler sur les autels où vous voulez sacrifier. » Ib., p. 379 : « [...] le roy est tellement amoureux de Dorinde qu’il n’a contentement ny repos que quand il la void, et toutesfois il en use avec tant de discretion que je ne pense pas que personne s’en soit encore pris garde. » Ib., 3 e partie (1631), p. 235 : « Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, et voyant que Diane ne disoit rien : je ne vis jamais, continua-t-il en sousriant, une bergere moins curieuse que Diane. Pourquoy ne me demandez-vous qui est celle de qui je veux parler ? - ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion, car je suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz, et si vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner. » Charles Sorel, Les Nouvelles françaises où se trouvent divers effets de l’amour et de la fortune (1623), Nouvelle 1 : Le pauvre genereux, Genève, Slatkine, 1972, pp. 18-19 : « […] Vous me servirez tousjours en telle qualité que vous voudrez, pourveu que ce soit en secret et avecque discretion, dit serieusement Elidore : Et après cela elle se teut, et rougissant de honte d’en avoir tant declaré, elle baissa la veue en terre. » Abbé François-Hédelin d’Aubignac, Relation du royaume de coquetterie, 1654/ 55, sous le titre Nouvelle Histoire du temps ou la veritable Relation du Royaume de Coqueterie à consulter online www.bsb-muenchen-digital.de (dernier accès le 09- 03-2011), p. 14 : « […] et tout ce qui s’y passe [dans la maison de Plaisance] de plus secret se peut nommer un mystere scandaleux ; le silence y commande sous l’authorité de l’Amour-coquet, mais souvent l’indiscretion et quelquefois le dégout en laissant approcher les faux-bruits qui sont les avantcoureurs de la Renommée […] » ; voir aussi Philippe Quinault, L’Amant indiscret ou le Maître étourdi, Paris, 1656 (http: / / moliere.paris-sorbonne.fr, dernier accès le 09-03-2011). Gisela Schlüter 296 Pour les moralistes, la discrétion est synonyme de décence, et l’indiscrétion enfreint à ses règles. 13 L’héritage traditionnel du concept, enrichi de ses connotations moralistes, se retrouve dans la définition très dense donnée dans le Dictionnaire universel de Furetière. Ici, la discrétion se définit comme « prudence ; judicieuse retenue ; science des égards ; modestie, qui sert à conduire nos actions, & nos paroles. » 14 Si le XVII e siècle français, malgré les innovations sémantiques à la suite du transfert des mots dans des contextes romanesques et galants, témoigne encore de la richesse sémantique du concept heritée de la tradition et bien documentée dans les Essais de Montaigne, cette adhérence aux traditions terminologiques concerne également la notion de la discretio spirituum Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine (1657), textes choisis, présentés, établis et annotés par Delphine Denis, Paris, Gallimard, 2006, p. 77 : « En effet ces amants fiers qui sont ennemis de la tendresse, et qui en médisent, sont ordinairement insolents, incivils, pleins de vanité, aisés à fâcher, difficiles à apaiser, indiscrets quand on les favorise, et insupportables quand on les maltraite. » (I, 1). Voir aussi l’Indiscretion dans la Carte de Tendre. Madeleine de Scudéry, Célinte, nouvelle première (1661), éd. par Alain Niderst, Paris, A.G. Nizet, 1979, p. 55 : « J’adjousteray mesme que la Fable qui invente tousjours les choses avec quelque vray-semblance, a donné des exemples de punition pour la curiosité, lors qu’elle est suivie de trop de hardiesse et d’indiscretion, comme l’avanture de Diane et d’Acteon le montre, et l’Histoire n’est remplie d’autre chose que de Curieux, que la curiosité a perdus. » Voir aussi Madeleine de Scudéry, Artamène (à consulter en ligne : http: / / www.artamene.org/ rechercher. php). Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678), éd. par Jean Mesnard et Jérôme Lecompte, Paris, Garnier Flammarion, 2009, pp. 202-203 : « Comment excuser une si grande imprudence, et qu’était devenue l’extrême discrétion de ce prince, dont elle avait été si touchée ? Il a été discret, disait-elle, tant qu’il a cru être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. » Ib., p. 167 : « Elle a pour vous une passion violente ; votre discrétion vous empêche de me le dire et la mienne de vous le demander ; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, et la vérité est contre vous. » 13 Évidemment, les couches sémantiques tendent à se superposer. Pour en citer un exemple caractéristique : Saint-Evremond, dans son essai Sur les vaines occupations des savans et controversistes, écrit : « Je voudrois que l’ignorance, / S’exposât moins hardiment, / Je voudrois que la science, / Se montrât discretement, / Avec moins de suffisance, / Et plus de discernement. » Cité d’après Michael Jaspers, Saint- Evremond als Vorläufer der Aufklärung, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 2002, p. 1. 14 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, corrigé et augmenté par Henri Basnage de Beauval et Brutel de La Rivière, La Haye, 1727 (Reprint Hildesheim/ New York 1972), t. 1, s.p. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 297 reprise par la théologie du temps. 15 Rien de plus fascinant pour l’historien des concepts que de voir se superposer les significations rhétorico-sociologiques, galantes et moralistes aux significations traditionnelles et surtout théologiques dans certains syntagmes d’une polyvalence extraordinaire. 16 Ce fut peut-être cette surcharge sémantique (sit venia verbo) qui décida du destin sémantique de la discrétion. Sa polyvalence diminua, et elle fut de plus en plus identifiée à une norme de conduite et à une règle discursive ; les traces de ses anciennes significations se perdirent au cours du XVIII e siècle. Un mot parent comme le discernement, un concept partiellement synonyme comme l’attention, succédèrent à la discrétion en tant que notion épistémologique et psychologique. La discrétion courtoise avait commencé à oublier ses origines terminologiques. 15 Quelques exemples : Père Marin Mersenne, L’Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, Paris, Bilaine, 1624 (Reprint Stuttgart/ Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1975), p. 741 : « […] et ce qui est bon pour l’un, est souvent mauvais pour l’autre : il faut donc que nous y apportions de la discretion, et de la moderation. » Robert Arnauld d’Andilly, Fondations faites par Sainte Thérèse de plusieurs monastères de Carmélites et de 100 Carmes deschaussez, Paris, 1670 ; citation d’après Frantext, lexème discretion, Q : « C’est pourquoy il faut extremement prendre garde à ne rien commander aux autres de ce qui leur paroist rude. Car la discretion est très importante dans le gouvernement des ames […] la discretion et la connoissance des talens […]. » Une autre ressource très riche et instructive : Antoine Arnauld, De la Fréquente Communion (1643). Dans ce contexte religieux encore proche de discretio spirituum, l’expression « zélé(s) indiscret(s) » (synonyme de fanatique[s]) devient de plus en plus courant, p.ex. chez Bossuet, à consulter http: / / www.molière.paris-sorbonne.fr, dernier accès le 09-03-2011 (« zélés indiscrets »). 16 Un exemple très instructif se trouve dans la onzième des Lettres provinciales de Pascal ; voir Schlüter (2008), pp. 127-128, note 114 (un aspect de « l’esprit de piété » : « parler avec discretion »).