eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Aventuriers de la mer: histoire parallèle d’un Siècle d’or

2012
Matthieu Freyheit
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or M ATTHIEU F REYHEIT (U NIVERSITÉ DE H AUTE -A LSACE ) Théâtre d’événements intérieurs considérables, au centre de plusieurs guerres européennes, la France du XVII e siècle se concentre sur sa métropole. C’est, du moins, ce que retiennent majoritairement les domaines qui l’appréhendent. On s’étonnerait presque de constater que la littérature de jeunesse ne suit pas le mouvement académique lorsqu’elle fait se jouer le siècle de Louis XIV, dans toute une part de sa production, sur les mers et dans les colonies. Cette seule observation justifie une série de questionnements : mettre l’action au large permet-il de s’arracher aux griffes d’un siècle dont l’historicité est perçue de manière aiguë ? Ou, plus subtilement, d’exposer au lecteur un autre XVII e siècle ? Les récits d’aventuriers de la mer sont pour la littérature de jeunesse l’occasion de rappeler à notre mémoire une époque de voyages, de développement des colonies, d’aventures et de dangers. Et si l’esthétique de la péripétie semble échapper à celle de l’événement historique, la mer et le lointain sont cependant l’occasion pour le jeune lecteur d’aborder une histoire connexe de la France et du monde. On ne saurait dans cette approche avoir de meilleurs guides que les pirates, forbans et autres flibustiers qui peuplent la littérature adolescente et enfantine. De l’île de la Tortue à l’histoire des renégats et des Guerres de Religion, du soutien de Louis XIV aux corsaires à son abandon, de l’âge d’or des Antilles au paradis de Madagascar, de la flibuste à la piraterie, du sang des batailles à l’or des fonds de cales, l’aventurier des mers livre un portrait hors et loin du siècle, qui pourtant se lit comme une histoire parallèle, le revers obscur du soleil des Antilles et des grandeurs de Versailles. « La piraterie, écrit Gilles Lapouge, appartient à l’historie comme un parasite à sa branche, plus secrètement comme le mal concourt au bien, comme Satan accomplit Dieu » 1 . C’est en compagnie de ce parasite que nous nous proposons de 1 Gilles Lapouge, Les Pirates. Vers la terre promise, Paris, Balland, 1976, p. 9. Matthieu Freyheit 53 voyager pour découvrir comment se lit, dans les productions confiées aux yeux et aux mémoires de nos jeunes lecteurs, l’histoire parasitaire d’un siècle lumineux. Le succès actuel du pirate n’a guère besoin d’une démonstration : littérature, bande dessinée, cinéma et dessins animés, il est aujourd’hui une figure incontournable de la production culturelle. La littérature jeunesse n’est pas en reste, loin s’en faut, et se donne pour maîtres Stevenson et d’autres comme James Matthew Barrie. Voilà quelques années maintenant que les historiens se sont penchés à leur tour sur ce personnage qui, jusquelà, demeurait dans les sphères de l’imaginaire. L’histoire de la piraterie connaît sous cette impulsion une forme de normalisation, de cadre permettant de la relier à l’histoire officielle. Pourtant, loin des nouvelles recherches, l’histoire demeure bien souvent absente des récits de pirates. Ainsi Daniel Vaxelaire, spécialiste de l’histoire de l’océan Indien, saisit-il l’occasion de romans de pirates - les aventures du jeune Bastien dans La Baie des requins puis Le Trésor des forbans 2 - pour échapper aux formes de l’histoire, et se contente de situer l’action sous le règne de Louis XIV, sans autre détail. Dans l’ambivalence qui se joue entre redécouverte de la piraterie et défaut apparent d’histoire, comment la littérature de jeunesse, qui fait la part belle au XVII e siècle comme aux personnages de pirates, fait-elle se rencontrer ces deux motifs ? Il va sans dire que la piraterie, présente aussi bien sous l’Empire romain que dans presque tous les siècles de l’histoire sous des formes diverses, ne se résume ni à un siècle ni à une période précise. Plus qu’une solution de facilité, s’emparer du personnage de pirate à l’heure où celui-ci est au haut de l’affiche constitue un choix à assumer, tandis que le choix supplémentaire de le situer au XVII e siècle engage des problématiques particulières. Ajoutons à cela les perspectives d’une littérature qui se distingue tant dans ses rapports à la littérature académique que dans ses rapports à l’histoire ; et, bien entendu, à son lectorat. À partir de ce triangle qui relie un sujet (la piraterie), une temporalité (le XVII e siècle) et un support (la littérature pour la jeunesse), quelles représentations du XVII e siècle les auteurs contemporains choisissent-ils de confier au jeune lecteur ? Quels discours sur le public visé, enfance et adolescence, y engagent-ils ? Quelle portée didactique accorder à ce personnage de forban, dont on ne sait s’il est nié par l’histoire ou si c’est lui qui la nie ? La situation historique mise en avant par les auteurs et la perspective selon laquelle ils y associent le lectorat particulier qu’est la jeunesse établissent une première série de questionnements conjugués selon les modalités suivantes : hésitation, soumission, transgression. Dans ce cadre, la littérature destinée à la jeunesse 2 Daniel Vaxelaire, La Baie des requins, Paris, Flammarion Jeunesse, 2003 ; Le Trésor des forbans, Paris, Flammarion Jeunesse, 2003. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 53 interroge plus généralement le rapport de l’enfant et de l’adolescent avec l’histoire, ainsi que son propre rôle de médiateur, faisant du pirate un moteur de réinvention ou d’anticipation historiques. Enfin, le pirate tend souvent vers la légende davantage que vers le personnage historique : un choix qui, entre modèle utopique et modèle déceptif, n’est pas sans lien avec la vision de la jeunesse véhiculée dans ces textes. Une fin de siècle très… Louis XIV Le premier constat, historique, est fort simple à formuler : les romans de piraterie situés au XVII e siècle engagent tous leur action dans la seconde moitié du XVII e siècle, sous le règne du (semble-t-il incontournable) roi Louis XIV. Plus précisément, les aventures maritimes qui nous intéressent se déroulent majoritairement en fin de siècle, c’est-à-dire au moment où, le gouvernement anglais ayant interdit la flibuste, les Français deviennent maîtres du jeu, jusqu’à la fin de la guerre de Succession. Mary Read, femme pirate, apparaît la première fois au XVIII e siècle dans la célèbre Histoire générale des plus fameux pirates du mystérieux capitaine Johnson, sous l’identité duquel nombre de chercheurs s’accordent aujourd’hui à voir l’écrivain Daniel Defoe. L’histoire peu commune de cette pirate, reprise maintes fois depuis sa version première et racontée, au sein de la littérature de jeunesse, par Alain Surget dans un roman intitulé Mary Tempête 3 , commence en 1698. Pirate rouge 4 , d’Anne-Marie Desplat-Duc, conte les aventures du jeune Josselin. Celles-ci se déroulent entre 1675 et 1684, alors que Henry Morgan, ancien boucanier, pirate ou corsaire selon ses heures, occupe un poste de vice-gouverneur de la Jamaïque. L’histoire d’Henriette, dans le septième volume des Colombes du Roi-Soleil 5 , de la même auteure, se joue également en fin de siècle pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg. Yves Heurté, en reprenant dans Le Forban magnifique 6 l’histoire de Libertalia, cité mythique fondée par un forban français - là encore, le récit premier apparaît dans l’Histoire générale de Johnson/ Defoe -, s’engage lui aussi dans le tournant du siècle. Seul Alain Surget fait exception avec sa série Pavillon Noir 7 dont les aventures débutent dans les années 1660. Deux jumeaux, Benjamin et P’tite Louise, y sont kidnappés par une bande de pirates avant d’apprendre qu’ils 3 Alain Surget, Mary Tempête, Paris, Flammarion, 2007. 4 Anne-Marie Desplat-Duc, Pirate rouge, Paris, Rageot, 2008. 5 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, t. 7. Un Corsaire nommé Henriette, Paris, Flammarion, 2008. 6 Yves Heurté, Le Forban magnifique, Paris, Gallimard, 2005. 7 Alain Surget, Pavillon Noir (11 volumes, en cours), Paris, Flammarion, 2005-2009. Matthieu Freyheit 5 4 sont eux-mêmes les enfants d’un célèbre forban. Les auteurs font le choix d’un XVII e siècle du passage, de la transition, qui se matérialise dans le devenir des héros : passage vers la mer et vers une zone marginale de l’histoire, passage vers la flibuste dans laquelle les personnages réalisent une partie de leur destinée. Passage, enfin, vers un XVIII e siècle qui en réalité ne fait qu’achever le XVII e jusqu’en 1715 lorsque commence, précisément, l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Car le passage est aussi celui de la flibuste - le terme désigne les corsaires agissant dans les mers des Antilles et de l’Amérique - à la piraterie. Ainsi ne naît-on pas pirate : on le devient. À la merci de l’histoire ? Surget souligne constamment - et sciemment - le lien entre personnage et histoire ; lien qui se traduit par un rapport de force. Le personnage de Mary Read, mû individuellement par son ambivalence sexuelle (tantôt fille, tantôt garçon selon ce qu’imposent les circonstances, mais également selon son propre désir), voit sa destinée largement guidée par les aléas d’une histoire faite de guerres et d’intervalles de paix. Alors que, sous son identité de femme, elle tient une auberge avec son mari rencontré à la guerre dans les Flandres, Mary sait que la pérennité de son établissement ne tient qu’au bon vouloir des décideurs de ce monde, la guerre lui assurant une clientèle régulière : - La ville va se vider si on renvoie les soldats chez eux, relève un client. Mary se raidit. Joos a pincé les lèvres. Plus de militaires, ça signifie une perte importante pour les Trois Fers. Il ne restera que les poivrots, quelques pue-la-sueur…même les marchandes d’amour vont déserter le coin. […] - Ne vous en faites pas, les rassure une femme qui remarque leur mine décomposée, ce n’est pas pour demain. Quand les rois négocient des conditions de paix, ça dure plusieurs guerres. 8 Mais le front apporte en sus son lot d’épidémies. Joos, son mari, est terrassé. Mary tient bon tandis que la paix signée à Utrecht ne tarde pas à relancer les offensives ainsi que le commerce. Pourtant, un an plus tard, avec le traité de Rastadt, la guerre de Succession d’Espagne est bien finie, et Mary plie bagages. À la merci de l’histoire, le personnage illustre une existence soumise à des contraintes qui le dépassent et l’obligent. Cette histoire écrasante, perçue, tel l’État par Nietzsche, comme « le plus froid des monstres froids » 9 , incarne le sentiment qui saisit l’enfant face à la grande Histoire. La 8 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 147. 9 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Librairie Générale Française, 1983, p. 66. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 lecture voit se rencontrer conscience historique et conscience de soi de l’enfant ou de l’adolescent en construction : d’un côté le fait inébranlable, assuré, et soutenu par une communauté adulte qui fait corps autour de son histoire et, de l’autre côté, pour le jeune, la difficulté de la construction identitaire et du rapport au monde extérieur. Mary, Misson, Josselin, Benjamin et P’tite Louise sont autant de personnages qui fuient l’histoire et s’engagent sur un navire pirate, symbole de leur désinscription. Après la mort de son époux, Mary choisit d’embarquer une fois nouvelle, sous ses vêtements d’homme. Le navire à bord duquel elle sert est pris d’assaut par des pirates, dont la jeune femme finit par grossir les rangs. Contrainte à la fuite, Mary est comme mise en marge par l’histoire elle-même. « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme » 10 : sur le modèle de cette formule empruntée par Gilles Deleuze au Black Panther George Jackson, la piraterie introduit une bilatéralité dans le rapport de force du personnage à l’histoire. Mary Read rencontre Ann Bonny, une autre femme pirate ; insoumises, les deux louves des mers 11 illustrent la manière dont le personnage de pirate engage vis-à-vis de l’histoire non pas un rapport de servitude mais, selon l’expression de l’historien Marcus Rediker, « le choc de deux terreurs contraires » 12 . La flibuste et l’enfant devant la transgression Ce rapport de force est largement mis en avant par les auteurs dans le passage qui se joue entre flibuste et piraterie, ainsi que dans l’ambivalence du pouvoir face aux forbans malgré l’interdiction anglaise puis française en 1684 lors du traité de Ratisbonne. L’interdit demeure aléatoire et l’attitude des gouvernements ambiguë tout au long de cette période, tandis que la flibuste ressuscite lorsque commence la guerre de Succession d’Espagne. Après avoir pillé un navire espagnol de sa cargaison de perles, Josselin se rend à la Jamaïque, alors gouvernée par l’ancien flibustier Morgan. Celui-ci rappelle au jeune pirate la punition qu’il mérite pour avoir pratiqué la course en temps de paix ; il oublie toutefois sa menace en échange d’une part du butin. Le terme du XVII e siècle est présenté, sur ce modèle, comme un temps d’hésitation envers une population dont on ne sait plus que faire. En effet, si la flibuste est de mise en temps de guerre, elle devient obsolète en temps de paix : elle n’est alors plus rentable. Le jeune lecteur pressent que l’inscription de l’individu dans la société est avant tout économique, et 10 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 164. 11 Lobas de mar est le titre original d’un roman de Zoé Valdès, publié en 2003. 12 Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, Paris, Libertalia, 2008, p. 29. Matthieu Freyheit 5 que son intégration dépend des conséquences pécuniaires de son acte, gain ou perte pour le commerce légal. Josselin ne place dans son désir de piraterie nul autre motif que l’enrichissement personnel. Parmi les boucaniers, il se fait un ami, Lalune, auquel il confie son rêve univoque : « […] devenir flibustier, seul moyen à mes yeux d’obtenir le pouvoir et l’argent » 13 . L’auteure n’est pas tendre avec un personnage dont la bassesse du désir se révèle dans l’échec de ses tentatives. Entraîné vers le fond, il ne retrouve véritablement le bonheur qu’en substituant à l’argent un désir plus noble : l’amour, bien évidemment, situant entre pirater pour soi et pirater pour autrui la tentative de moralisation de la piraterie. Moralisation ainsi que récupération. Jack Sparrow, un personnage taillé pour le succès auprès du jeune public, échappe à la corde dans les derniers instants de La Malédiction du Black Pearl, premier volet de la série cinématographique des Pirates des Caraïbes. Sa fuite suscite une réaction pour le moins modérée du gouverneur de l’île : « Peut-être que dans les rares occasions où la poursuite d’une juste cause impose un acte de piraterie la piraterie elle-même peut devenir une juste cause » 14 . Le lecteur découvre à travers la piraterie une histoire soumise à une question de seul point de vue, celui-ci étant à son tour soumis à un pouvoir possesseur du « monopole de la violence légitime » 15 . Ce motif rappelle l’enfant et la flibuste à l’autorité d’un État-père qui trouve sa juste expression dans la figure de Louis XIV. Suite à l’interdiction de la course par ce dernier, les flibustiers ont le choix de s’intégrer aux colonies ou de tomber dans la piraterie. Or, Mary, Josselin, Misson, ainsi que Benjamin et P’tite Louise, ne trouvent nullement leur place dans une société qui les enchaîne. La problématique de la flibuste en cette fin de siècle devient très explicite pour l’adolescent : que faire quand on ne trouve pas sa place ? Deux alternatives s’offrent aux forbans : s’intégrer ou déserter, s’inclure ou s’exclure ; l’enfant et l’adolescent, quant à eux, se voient parallèlement projetés par la littérature de jeunesse à un moment frontière, entre acte de soumission et acte répréhensible. Calico Jack, ouvrant le feu sur Port Royal dans Mary Tempête, s’écrie : Que les îles prennent peur désormais ! Ce que j’ai accompli aujourd’hui, c’est un acte de rébellion contre le roi. Je veux que la flibuste cesse d’être la pourvoyeuse des marchands, et qu’elle œuvre pour elle seule ! À nous l’or des Incas, les pierreries des Aztèques et les brocarts d’Europe ! Ce sont nos coffres que nous allons remplir ! 16 13 Anne-Marie Desplat-Duc, Pirate rouge, op. cit., p. 24. 14 Gore Verbinski, Pirates of the Caribbean, The Curse of the Black Pearl, 2003. 15 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/ 18, 1963, p. 124. 16 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 260. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 Il franchit dès cet instant la limite que représente l’État - le roi - et devient hors-la-loi, passant de l’inconséquence des actes au sérieux de la punition et, en quelque sorte, du jeu à la réalité. Un mouvement qui double celui du jeune lecteur pris dans le jeu de la lecture. Dans un premier temps, celle-ci le projette auprès d’un personnage transgressif qui, sur un mode cathartique, développe un principe de vie par procuration ; dans un deuxième temps, protectrice, elle lui impose la distanciation nécessaire à la réalité du monde : c’est le livre qui se referme. S’éloigner, réinventer Sous couvert d’une littérature de jeunesse prétendument inoffensive, les auteurs n’hésitent pas à s’emparer du dilemme de la flibuste pour appuyer les distinctions qui s’établissent entre piraterie et piraterie d’État, entre le vol illégitime pour soi et le pillage au nom d’un pouvoir institué. C’est, en quelque sorte, l’État qui décide, au nom de tous, des règles du jeu ; c’est aussi lui qui en est l’arbitre et c’est lui, enfin, qui en décide de l’arrêt. Certes, les romans de piraterie ne sont pas des leçons d’alter-politique adaptées à l’entendement des plus jeunes. Toutefois, l’espace-navire devient pour l’imaginaire un lieu essentiel où l’éloignement autorise à penser l’impensable dans une micro-société flottante s’opposant, dans un nomadisme deleuzien, à la fixité des terres. Alors que le roman historique est un genre national, identitaire, auquel on prête habituellement la vertu de faciliter l’intégration de l’adolescent dans une société spécifique 17 , le drapeau noir des pirates fait code pour l’enfant et symbolise, en plus de l’opposition au modèle social institutionnel, la proposition d’un modèle alternatif. Benjamin et P’tite Louise, élevés dans une pension pour orphelins, sont soumis à une éducation modelée par les attentes de leur siècle. Benjamin doit apprendre le maniement des outils et des armes, ainsi que l’obéissance aux règles. P’tite Louise, elle, doit apprendre l’art d’être une honnête et fidèle épouse, ainsi que les travaux de couture et de cuisine. Ni l’un ni l’autre ne se sent à l’aise dans le rôle qui lui est attribué. Ce n’est qu’une fois à bord du navire de Parabas, pirate aux mystérieux desseins, que chacun se formera aux disciplines qu’il a choisies : connaissances de la navigation pour Benjamin, et métier des armes pour P’tite Louise. C’est sous le signe de cette permissivité, voire de ce renversement, que s’organise la vie à bord du vaisseau pirate et, plus généralement, le modèle à la fois politique et social développé sur celui-ci. Entre transgression et intégration, la littérature jeu- 17 Voir Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents. Roman historique, roman-miroir, roman d’aventures, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 34. Matthieu Freyheit 5 nesse hésite sur le rôle qu’elle se donne. Sous couvert de l’incompréhension de ses enjeux par son public, et, parallèlement, consciente de la disponibilité psychologique particulière de celui-ci par rapport à un public adulte, elle s’ouvre la possibilité de « faire l’innocente » afin de choisir le camp de la transgression et profite de sa situation pour s’enrichir d’une dimension subversive. Ce faisant, elle dessine également les contours d’un dévoiement, d’une mise en péril du rôle bienveillant qui lui est traditionnellement désigné : étant elle-même en marge de la littérature académique, son statut d’outsider - mis en valeur par le personnage du pirate - interroge sa véritable capacité à favoriser l’intégration du jeune lecteur. Winnicott tend cependant à considérer comme essentielle, au sein de la démarche de l’individu vers l’indépendance, la prolongation de la capacité à créer 18 . Or, la littérature pour la jeunesse s’inscrit précisément - et, surtout, inscrit le jeune lecteur - dans un processus de création, une recréation mêlée de récréation, vis-à-vis de l’histoire. C’est ainsi qu’elle induit une distanciation par rapport à l’histoire qui contrebalance la distanciation imposée par l’acte de lecture entre le jeune lecteur et l’acte transgressif du pirate. Précéder l’histoire Pas tout à fait dans l’histoire sans être complètement dans l’imaginaire, la littérature de jeunesse installe son lecteur dans un espace de l’outstanding et du transitoire où elle distille, par le biais du personnage de pirate, une autre manière d’être au monde. Héros marginal, personnage de la périphérie ou de la bordure, le pirate agit sur la base d’un rapport de défection au pouvoir selon lequel l’éloignement devient salutaire. « Chez moi, précise Misson, il faut obéir au roi ou mourir aux galères, obéir au pape ou mourir aux galères » 19 . Le retrait du pirate est l’occasion d’établir des règles nouvelles, indépendantes des conventions imposées par un siècle où les attitudes sont perçues par le jeune lecteur comme autant de codes et d’étiquettes. Marcus Rediker souligne l’efficacité des pirates à résoudre les principaux problèmes de leur temps. Race, religion, égalité politique et économique, notion de propriété, invention d’une forme d’assurance santé et question du féminin, le pirate inaugure un système social basé sur des valeurs qui ne sont pas étrangères au lecteur d’aujourd’hui : liberté, égalité, fraternité. Ce sont là les trois piliers de Libertalia, la cité mythique fondée par le tout aussi mythique capitaine Misson. Semblables thématiques, récurrentes dans l’organisation à 18 Madeleine Davis, David Wallbridge, Winnicott. Introduction à son œuvre, Paris, PUF, 1992, p. 64. 19 Yves Heurté, Le Forban magnifique, op. cit., p. 77. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 bord des navires pirates, apparaissent en nombre dans les textes, formant dans la multiplicité des auteurs un imaginaire en réseau. Évocation d’une charte-partie dans Mary Tempête ; partage équitable des richesses dans Le Forban magnifique ; possibilité d’élire son capitaine et de conserver un contre-pouvoir décisionnel ainsi que la possibilité de le destituer à tout moment dans Pirate rouge ; assurance de pouvoir quitter le groupe selon son envie dans ce même roman : loin de présenter un exemple de désordre anarchique, le pirate offre à contempler un modèle politique et social propre. De là à parler de modèle alternatif dans une histoire off du XVII e siècle, il n’y a qu’un pas. Mais, surtout, le développement conjoint de ces motifs et du pirate outsider semble enseigner au jeune lecteur que les avancées de l’histoire se profilent dans les ombres marginales du monde avant de se réaliser sous la forme d’événements jalonnant les manuels scolaires. Yves Heurté choisit sciemment ses mots lorsqu’il qualifie Misson de « forban révolutionnaire ». L’aventure pirate apparaît comme une révolution avant la Révolution, précédant celle du siècle à venir, tandis que les entreprises marginales elles-mêmes n’apparaissent plus vides mais porteuses de sens. Avec le pirate pour compagnon de l’aventure, l’enfant apprend que s’il n’est pas dans l’histoire, il ne sombre pas dans un néant pour autant ; car il y a bien des histoires à côté de l’Histoire et, peut-être même, structures préalables au réel objectif, avant l’histoire. Enfants et adolescents se voient soudain, à plusieurs encablures de leur rôle d’apprenant, précéder l’histoire : une perception qui, finalement, loin de désinscrire la jeunesse, lui accorde une véritable implication comme force active de proposition. Un siècle d’utopies Avec ses espaces propres (Libertalia, mais également l’île de la Tortue, l’île à la Vache), ses noms célèbres (Henry Morgan, John Rackham, Monbars l’Exterminateur ou l’Olonnais Éventreur - ces deux derniers exaltent l’enthousiasme de Josselin), ses trésors enfouis et ses cartes mystérieuses, la piraterie au sens large dresse, au cœur de l’histoire, l’image d’un XVII e siècle légendaire. La publication dans la collection Contes et Légendes d’un volume consacré aux récits de pirates confirme l’appartenance à la légende, le réinvestissement d’un temps mythique et non historique. L’histoire est supplantée par une multitude de récits, un indéfini médiateur où se compose, à la manière de la matière de Bretagne, une matière des mers du Sud, créant pour l’enfant et l’adolescent un nouvel espace potentiel entre le soi indivi- Matthieu Freyheit 54 duel et l’environnement historique 20 . Sur la route qui la mène à Versailles, la jeune Henriette ferme les yeux et s’imagine partir vers les îles. Versailles ne cesse de faire code : codes comportementaux auxquels sera soumise Henriette, mais également code de connaissance pour le lecteur, le château ayant été érigé par nous en symbole et résumé du XVII e siècle et de la monarchie absolue. Cependant, le modèle est fui par Henriette tout comme il est finalement rejeté par Lalie (sous Lalune, ami de Josselin, se cache en réalité une jeune fille) qui rêvait auparavant de bals, de robes, de musique et de vie à la cour. Versailles concentre pour le jeune liseur les représentations du siècle comme une sorte d’utopie monarchique, symbole du pouvoir et de la France. Mais, comme si le siècle avait créé un monde et son contraire, le pirate dessine le revers de cette image trop exclusive. Au modèle d’équilibre que doit tenter d’approcher l’honnête homme du XVII e siècle, le pirate offre au lecteur l’image d’un siècle de l’excès et de l’humeur. Josselin, partisan de cette esthétique, ne manque pas une occasion de boire à s’en rendre malade. Tantôt jaloux, colérique et égoïste, sa valeur morale est plus d’une fois remise en doute. Mais c’est dans la cité de Libertalia que se manifeste l’envers le plus évident de l’utopie versaillaise ; le deuxième visage de Janus en quelque sorte. La République des forbans, créée par le pirate Misson, constitue un pendant libertaire et grossier de Versailles : l’or qu’on y ramène est volé et non saisi au nom d’un roi choisi de Dieu, l’égalité entre les hommes y remplace les codes et usages de la hiérarchie, la grossière liberté du langage et des mœurs s’y substitue à l’idéal de l’honnête homme, et les fastes du bal sont troqués contre les saouleries masculines au rhum. Telle est la cité présentée par Yves Heurté, reprenant un texte attribué à Defoe. Bien qu’aucune preuve n’ait jamais été découverte prouvant l’existence d’une telle cité, et qu’elle soit presque unanimement considérée comme une invention de la part de Defoe, Yves Heurté postule une véracité historique dans un court hommage liminaire : D’où tenons-nous le récit des faits et forfaits de ce pirate révolutionnaire ? De l’auteur de Robinson Crusoé. À cette différence près qu’il n’inventa rien, notre Daniel Defoe. Car ce forban érudit a bel et bien existé au siècle de Louis XIV, et nous a laissé des écrits en français. 21 Heurté s’accorde ici avec l’historien américain Marcus Rediker : Bien entendu, Libertalia est une fiction. C’est en tout cas ce que répètent de nombreux érudits depuis bien longtemps. Était-ce littéralement une « utopie », c’est-à-dire quelque chose d’irréel, un non lieu ? Était-ce un mythe, 20 Voir Madeleine Davis, David Wallbridge, Winnicott. Introduction à son œuvre, op. cit., p. 62. 21 Yves Heurté, Le Forban magnifique, op. cit., p. 6. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 54 une invention ? Ce livre répond par un « non » de défi. C’est en réalité tout le contraire : Libertalia ne s’appuie pas seulement sur des faits historiques. Elle est l’expression littéraire de traditions, de pratiques et des rêves vivants du prolétariat de l’Atlantique au cours de l’âge d’or de la piraterie. 22 Entrer dans la légende L’histoire événementielle se voit supplantée, sous l’impulsion même de l’historien, par une histoire fondée sur les aspirations littéraires et les rêves dont elle est issue, comme si la légende imposait soudain sa loi à l’histoire 23 . L’affaire n’est pourtant pas aussi optimiste qu’elle semble l’être pour le pirate comme pour l’adolescent. Rappelons que lorsque le corsaire est reçu à Versailles - Henriette et Jean Bart dans Les Colombes du Roi-Soleil -, le pirate, lui, est pendu haut et court - William Kidd et Calico Jack dans Mary Tempête. D’un côté l’honneur retrouvé d’Henriette et de son nom, de l’autre la fin misérable d’un Calico Jack qui s’entend dire : « […] si tu t’étais battu en homme, tu n’aurais pas à mourir comme un chien » 24 . Tandis que la vie de corsaire se révèle une aventure-étape structurante qui permet une intégration sociale, une transition tournée vers une réussite possible, la vie de pirate, quant à elle, constitue une étape auto-destructrice : il faut que le pirate meure, réalisé dans sa chute comme la transgression ne se réaliserait que dans la punition. C’est un texte non contemporain, Peter Pan, qui nous met ici sur la voie. L’ultime bataille s’achève par la victoire des enfants sur les pirates. Les premiers endossent alors les vêtements des seconds : la figure du pirate, vidée de sa substance par la mort, devient simple déguisement. Les enfants décident de rejoindre enfin Londres et cessent d’être des héros pour se fondre dans la foule, tandis que les pirates, vaincus, demeurent à jamais bloqués sur l’île de Neverland, dans un temps de légende. Le périple du capitaine Misson et de son équipage, après la destruction par les autochtones de Libertalia et d’une grande partie de ses habitants, prend également, peu à peu, l’apparence d’un songe, la cité elle-même devenant dans la mémoire des survivants un souvenir raréfié. Et tandis que l’histoire s’efface, les pirates meurent eux aussi, Yves Heurté laissant le lecteur à son hésitation : le pirate abandonne-t-il le réel, ou le réel abandonne-t-il le pirate ? Déguisement ou songe, la littérature impose à l’enfant d’associer le pirate au jeu ou à la légende, lui adjoignant une nature éphémère. La 22 Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, op. cit., p. 21. 23 Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents…, op. cit., p. 102. 24 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 322. Matthieu Freyheit 54 légende et le jeu se présentent comme une construction humaine hors du monde, susceptible comme les pirates de Barrie d’être oubliée à tout moment. Entrer dans la légende, c’est, définitivement, sortir du monde. Ainsi se présente l’entrée en littérature et la mise en livre du personnage. Le pirate, devenu majoritairement un personnage de roman et non d’histoire, disparaît de la surface du monde pour s’ériger comme une chimère, une inexistence. En se saisissant du pirate - un personnage dont la mort peut être marquante et dont les actes peuvent être punis - la littérature jeunesse choisit une manière bien particulière de présenter l’histoire. Entre réel et légendaire, le XVII e siècle semble sous son impulsion se partager en deux voies que sont histoire et aventure. Et, alors qu’elle condamne, à l’instar de Pierre Mac Orlan, l’aventurier actif, elle invite son jeune lecteur à devenir, dans un mouvement dialectique, aventurier passif de l’histoire dont le pirate, disparu, héros d’histoires sans Histoire, participe en fantôme, silencieusement. Le roman historique propose des points de repère dans un paysage bouleversé : il correspond, affirment Danielle Thaler et Alain Jean-Bart, à un besoin d’enracinement dans la crise de notre société 25 . Dans un contexte où les discours adultes sur la mondialisation sont ceux d’une dénonciation, d’une crainte, d’une inquiétude sur la possibilité d’être soi dans un monde uniformisé et écrasant, l’enfant et l’adolescent appréhendent eux-mêmes avec difficulté les rapports au monde extérieur. Parallèlement, Winnicott fait de l’acte transgressif une composante essentielle de la construction identitaire adolescente. Dans un XVII e siècle aux tensions similaires, où l’identité disparaît derrière une image monarchique omniprésente et un développement commercial pressant, le pirate traduit précisément un instant de franchissement, un passage à l’acte ; acting out : un acte délinquant par lequel il franchit simultanément les limites du jeu et celles de l’histoire. Alors que le passage à l’acte échappe par sa violence à la pensée et à la verbalisation, la littérature de jeunesse s’en empare et le textualise, affirmant son rôle à la fois médiateur et canalisateur. Entre âge d’or de la flibuste et âge d’or de la piraterie, elle entrelace éléments historiques et imaginaires pour fonder une légende dorée dans laquelle se conjuguent regardants et regardés : lecteur et personnage, bien entendu, mais aussi, plus largement, époque contemporaine et fin de XVII e siècle, deux moments de transition, deux changements de siècle. La mise en légende de l’histoire de la piraterie vient endiguer, empêcher la possibilité de l’acte violent, révélant non seulement la qualité morale que s’impose toujours la littérature pour jeunes, mais également la 25 Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents…, op. cit., p. 43. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 54 vertu quasi auto-cathartique d’une histoire qui tente de contrecarrer ses propres démons ; car, sans doute, ce mouvement de défense n’est-il pas sans rapport avec la réaction d’une époque qui, entre crise des banlieues et commerce culturel menacé, se sent basculer vers un nouvel âge d’or où l’adolescence pourrait bien, cette fois, faire l’histoire : celui du piratage.