eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste à travers quelques histoires comiques du XVIIe siècle

2013
Dorothée Lintner
PFSCL XL, 79 (2013) Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste à travers quelques histoires comiques du XVII e siècle D OROTHEE L INTNER (U NIVERSITE DE P ARIS III) La dispute qui oppose partisans du Tasse et de l’Arioste au XVII e siècle a surtout été étudiée par la critique moderne à partir des discours de théoriciens, d’auteurs d’épopée française et des pratiques éditoriales ou sociologiques (fêtes de cour, livrets d’opéra). Rarement le point de vue des auteurs comiques de l’époque est pris en compte, si ce n’est que par de brèves citations piquantes, de quelques répliques 1 . Dans la lignée des travaux de Béatrice Périgot 2 sur la réception de l’Arioste chez Rabelais, nous souhaiterions ici proposer une analyse de cette réception controversée de l’Arioste et du Tasse dans quelques œuvres comiques narratives du XVII e siècle. Nous ne prétendons pas du tout aborder de manière exhaustive la question, mais souhaitons ouvrir la voie à d’autres études plus complètes sur ce champ littéraire qui par sa spécificité comique, peut sembler a priori trop caricatural, partial, incomplet pour mériter d’être mobilisé 3 : il est vrai 1 Voir les ouvrages d’Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France : des origines à la fin du XVIII e siècle, Paris, Editions des Presses Modernes, 1939, ou de Chandler B. Beall, La Fortune du Tasse en France, Eugene, Oregon, University of Oregon and Modern Language Association of America, 1942. 2 Voir « l’Arioste et Rabelais face au roman », L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle, Cahiers V.L. Saulnier, n° 20, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2003, p. 39-52 ; « Rabelais et le modèle épique de l’Arioste », in l’Epopée et ses modèles de la Renaissance aux Lumières, colloque de Reims 16-18 mai 2001, études réunies par Frank Greiner et Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 2002, p. 189-202. 3 On pourrait ainsi analyser cette appropriation en tenant compte d’autres histoires comiques comme le Chevalier Hipocondriaque de Du Verdier, des travestissements burlesques comme l’Arioste Travesti, publié de manière anonyme en 1650 chez Dorothée Lintner 262 qu’au premier abord les allusions aux œuvres italiennes que disséminent Scarron ou Furetière dans leurs propres œuvres semblent bien maigres en comparaison des traités théoriques d’un père Le Bossu ou d’un père Lemoyne. Pourtant, nous voudrions montrer que la lecture et l’appropriation comique de ces textes épiques donnent un éclairage sur ces derniers qui diffère des jugements portés par les poètes et les théoriciens sérieux au XVII e siècle. Derrière la facétie, voire la raillerie que laissent entendre les œuvres comiques, se cachent d’autres motifs de réécriture, qui tentent peutêtre de dépasser en s’en moquant, le débat qui oppose des positions littéraires trop sûres d’elles-mêmes… Par l’étude de quelques œuvres en prose comique, nous proposerons essentiellement trois constats majeurs : tout d’abord, le relevé des références et des allusions aux œuvres du Tasse et de l’Arioste témoigne bien d’un goût différent, d’une préférence, selon les auteurs, pour un auteur plutôt que pour l’autre. En ce sens, les auteurs d’histoires comiques prennent bien parti dans la querelle, c’est-à-dire sans rejeter une œuvre pour porter aux nues sa rivale. Il arrive aussi que les auteurs comiques s’immiscent dans la querelle de l’épopée en ce qu’ils la mettent en scène : c’est une façon détournée de montrer leur intérêt pour ce débat, et de se positionner sans pour autant se prendre au sérieux (ce qui annulerait de fait le discours comique). Cette posture leur permet aussi de critiquer non pas tant les œuvres, objets du débat, que les théoriciens contemporains qui critiquent férocement les œuvres mais ne parviennent à produire eux-mêmes le poème héroïque que la France attend. Enfin, les auteurs comiques adoptent, à l’égard des modèles italiens, comme à l’égard de nombreux modèles épiques, une posture d’émulation. En dépit des railleries, en dépit des dénégations, l’extravagance des épopées italiennes et l’enchantement qu’elles suscitent semblent attirer les auteurs comiques, car ils y voient là une source d’inspiration pour leurs propres écrits. 1. Préférences comiques entre l’Arioste et le Tasse Encore une fois, loin de prétendre proposer une étude exhaustive, nous souhaitons simplement montrer à travers quelques œuvres phares, quelle place les auteurs d’histoires comiques semblent accorder aux poètes italiens, Toussaint Du Bray, ou encore la Bradamante ridicule jouée par la troupe de Molière en 1664. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 263 et comment ils s’inspirent de leurs œuvres. Nous nous interesserons ici aux œuvres de Sorel, Tristan l’Hermite, Scarron et Furetière. A observer leurs œuvres, on remarque que généralement elles s’inscrivent dans la tendance, constatée par la critique moderne, que l’œuvre du Tasse est mieux acceptée, au milieu du siècle que celle de l’Arioste. Sorel, Tristan l’Hermite ou Furetière semblent clairement en faveur de la Jérusalem délivrée plutôt que du Roland furieux. Les attaques sévères qu’on rencontre dans le Berger extravagant semblent relayées par quelques allusions et railleries du Francion : Je veux en venir aux Poetes Italiens. Il y a là l’Arioste qui a fait un Roman remply d’inventions absurdes. Sa fable est à l’imitation de celles de chevaliers errants, et néanmoins l’on y trouve aussi beaucoup de choses prises des metamorphoses d’Ovide. Le cheval volant d’Astolphe est le Pégase de Persée, et tous ces deux guerriers donnent du secours à une fille exposée à un monstre. Chacun trouvera facilement d’autres rapports. Au reste l’ordre est si mauvais qu’il y a cinquante contes, entassez les uns sur les autres. L’Autheur les fait à sept ou huict fois, et vous lairra deux chevaliers l’espée haute prests à se frapper pour aller voir ce que fait un autre, & puis il revient à eux pour leur faire donner deux ou trois coups d’épée et puis il les quitte encore. Voilà comme il nous fait languir apres des sottises et ses Chevaliers se transportent aussi vite d’un pais à l’autre que si tous leurs chevaux avoient des ailes. Quant au Tasse, nous luy sommes redevables aussi bien qu’à l’Arioste d’avoir fait une fable de nostre histoire. Ce dernier le fait avec impertinence car bien qu’il soit obligé de parler en Chrestien dans sa Hierusalem assiegee, il ne laisse pas de parler aussi souvent en payen, & de mettre en jeu les antiennes Divinitez. Il y en a beaucoup qui ont ainsi meslé les choses avec fort peu de jugement mais je tiens qu’il le faut condamner tout à la fois 4 . 4 Le Berger Extravagant, troisième partie, livre XIII, [Paris, Toussaint Du Bray, 1627, p. 40-41], reproduction Slatkine, Genève, 1972, p. 496-497. Voir aussi les Remarques sur le XIII e livre du Berger Extravagant : « Le Roland furieux, a une suite beaucoup plus mauvaise, et l’on ne scauroit rien entendre dans ce Roman sans en avoir leu quelques autres qui sont faits sur le mesme sujet. Toutes ses inventions il est vray que la pluspart sont prises d’Ovide & d’Homere pareillement : car l’enchanteresse Alcine qui attire à soy les Chevaliers et les metamorphose en tout ce qu’elle veut apres en avoir jouy n’est rien que la magicienne Circé. Pour ses avantures interrompues, elles ne peuvent sembler bonnes à une personne de bon jugement, quoyque dise Philiris. Au reste Clarimond n’eust eu jamais fait s’il eust voulu parler de toutes les impertinences qui sont dans ce livre, comme d’Astolphe, qui va au Ciel sur son Hypogriphe & qui rencontre Sainct Jean l’evangeliste, qui luy fait voir toutes les raretez du lieu, ayant mis sont cheval en un endroict où il fut bien traité cependant ; et il faut croire à ce compte là qu’il y a quelque escurie Dorothée Lintner 264 Si Le Tasse est coupable, aux yeux de Sorel, d’avoir mêlé les univers payens et chrétiens, l’Arioste ne peut être excusé d’avoir non seulement choisi des sujets absurdes pour son récit, mais aussi de les avoir empruntés aux récits de chevalerie. Sorel lui dénie donc toute originalité en plus de tout bon sens. Toutefois, ces développements sévères contrastent avec les allusions pleines d’humour qui jalonnent l’Histoire comique de Francion. Dans cette œuvre, les personnages de Sorel citent en effet les héros de l’Arioste, par exemple, dans le cadre d’éloges amoureux. Ainsi, le fou Collinet, après avoir proposé un contre-blason d’une demoiselle que courtise Clérante, entame son éloge. Mais la louange tourne vite à l’emphase grotesque, qui mobilise des personnages de l'Arioste : Quand je vous vois je suis ravi comme un pourceau qui pisse du son. Si vous voulez, malgré Roland et Sacripant, vous serez mon Angélique et je serai votre Médor, car il n’y a point de doute que la plupart des seigneurs sont plus chevaux que leurs chevaux eux-mêmes 5 . La comparaison pourrait sembler très défavorable au poète italien. Cependant, dans le contre-blason qui précède, Collinet compare Achille traînant le coprs d'Hector autour des murailles de Troie à un courtisan donnant des coups de chapeau à un de ses congénères qui lui manque de respect 6 . Dans le discours de Collinet, les modèles épiques se retrouvent donc pris dans le même système de renversement carnavalesque, bousculés qu'ils sont par les comparaisons les plus triviales 7 . au Ciel de la Lune où l’on luy donna à manger de l’avoine celeste. Cependant l’autheur ne laisse pas d’estre apellé le Divin Arioste, & voyez qu’il le mérite bien, ayant parlé si indignement des choses divines, comme j’ai encore fait voir en mon troisieme livre. Les François ne luy devroient pas donner ce tiltre dans les traductions de ses oeuvres. Pour les Italiens, laissons leur favoriser le vice puisque cela leur plaist ; l’impudicité & l’impiété d’Aretin n’empeschent pas qu’ils ne l’appellent aussi le Divin. Pour le Tasse, il n’a pas tant confondu les choses qu’Arioste ; mais il ne laisse pas de faire des contes fort extravagants, & je ne trouve point à propos qu’il mesle des choses veritables & sainctes parmy des fables pleines d’impiété », Remarques sur le XIII e livre du Berger Extravagant, [éd. cit., p. 643-645], reprod. cit., p. 710-711. 5 L’Histoire comique de Francion, VI, (1633), éd. Fausta Garavini, Paris, Folio, p. 311. 6 « Aussi dit-on que comme Achille traîna le corps du fils de Priam alentour les murailles de Troie, ainsi maint courtisan, afin d’être installé en la faveur, donne maint coup de chapeau à tel qui mériterait plutôt les étrivières. », ibid. 7 De la même façon, les personnages de l’Amadis et des récits de chevalerie sont l’objet de railleries inopinées. Nous en proposons un relevé dans notre thèse de doctorat Avatars de l’épopée dans la geste rabelaisienne et les histoires comiques du XVII e siècle, soutenue à l’université Paris III Sorbonne-Nouvelle, en 2011. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 265 Furetière, pour sa part, fait le choix inverse de passer sous silence l’Arioste et ne mentionne, dans son Roman bourgeois, que le Tasse. Ce parti pris est peut-être la marque d’une préférences esthétique pour le second auteur, mais surtout, croyons-nous, l’indice d’une distinction générique opérée par Furetière : le Roland furieux n’est pas vraiment, à ses yeux, une épopée, tandis que la Jérusalem délivrée s’en approche davantage. Preuve en est que toutes les mentions du Tasse dans le Roman bourgeois sont directement associées à l’un ou l’autre des deux grands poètes épiques de l’Antiquité, Homère et Virgile. On se souvient ainsi du fameux incipit : Car, depuis que feu Virgile a chanté Énée et ses armes, et que le Tasse, de poétique mémoire, a distingué son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n’étaient pas meilleurs musiciens que moi, ont tous répété la même chanson, et ont commencé d’entonner sur la même note 8 . Dans la « Somme dédicatoire », Furetière mentionne une légende selon laquelle le poète grec et le poète italien seraient morts dans la misère : Chapitre 6. Continuation du mesme sujet, avec la liste des hommes de lettres morts de faim ou à l’hopital, illustrée des exemples d’Homère et de Torquato Tasso 9 . Le Tasse semble mieux s’inscrire dans la lignée d’Homère et de Virgile que l’Arioste, considéré par Furetière davantage comme un romancier. La définition que donne l’auteur du Dictionnaire universel au mot ROMAN semble confirmer cette hypothèse, puisque l’Arioste y figure, alors que le Tasse, non : Le Roman de la Rose est un Roman en vers. Le Roland de l'Arioste est un Roman. Et en un mot toutes les Histoires fabuleuses ou peu vraisemblables passent pour des Romans. On dit même d'un recit extraordinaire qu'on fait en compagnie, Voilà un Roman, c'est une adventure de Roman, une intrigue de Roman. Il faut cependant préciser que ces exemples dans la définition sont précédés d’un autre, qui brouille quelque peu l’interprétation : Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans, comme l'Eneïde et l'Iliade. La délimitation des genres et de leurs modèles n’est donc pas tranchée, puisqu’y figurent aussi les poèmes d’Homère et de Virgile. Néanmoins, Fure- 8 Le Roman bourgeois, première partie, (1660), éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, p. 74. 9 Ibid., deuxième partie, p. 301. Dorothée Lintner 266 tière semble donner son opinion : en précisant que ces œuvres antiques sont des « Poëmes fabuleux » qui sont « aussi » des romans, l’auteur burlesque signale que la catégorie générique première dont ces œuvres relèvent est bien la poésie et non le roman 10 . Le Roland furieux, lui, relève catégoriquement de ce dernier genre. L’absence de référence à l’Arioste dans le Roman bourgeois peut s’expliquer donc par la préférence de Furetière pour l’esthétique plus grave, plus mesurée du Tasse, qui convient mieux au discours parodique, puisqu’aux pompes épiques de Virgile et du Tasse s’opposent d’autant mieux la bassesse du romanesque des avocats 11 . Il apparaît donc que Sorel comme Furetière semblent préférer le Tasse au sens où ils le critiquent moins, ou l’estiment davantage que l’Arioste parce que son œuvre serait surtout moins romanesque et moins extravagante. Par conséquent, le premier évite de railler les personnages de la Jérusalem délivrée et s’attaque plutôt à ceux du Roland furieux ; le second, au contraire, choisit les modèles plus nobles, les plus brillants, pour créer un contraste encore plus marqué avec ses personnages. Ces auteurs, aux positions théoriques affirmées, s’inscrivent donc assez fortement dans la lignée des jugements littéraires majoritaires de l’époque. Cependant, on peut rencontrer une autre forme d’appropriation dans les histoires comiques de cet héritage épique italien : elle consiste à mettre en scène la querelle littéraire. 2. Dépasser la querelle et la mettre en scène D’autres histoires comiques marquent ainsi leurs préférences, en construisant leur récit à partir de ces modèles épiques et surtout des rivalités littéraires que ces derniers suscitent. Tout d’abord, on constate par exemple que le narrateur du Page disgracié préfère assurément, lui aussi, le Tasse, mais on constatera qu’il n’en loue pas 10 En outre, dans le Roman bourgeois, la seule petite allusion qu’on pourrait déceler à un personnage de l’Arioste, c’est la mention du nom d’Angélique, qui est, d’après le narrateur, un parfait nom de personnage de roman : « Elle n’avait point voulu prendre d’autre nom de guerre ni de roman que le sien : car le nom d’Angélique est au poil et à la plume, passant partout, bon en prose et bon en vers, et célèbre dans l’histoire et dans la fable. », op. cit., p. 154. 11 On notera cependant que d’autres entrées du Dictionnaire Universel viennent défendre l’Arioste : « MESPRISABLE. adj. masc. et fem. Qui merite peu d’estime. Tous les biens qui peuvent perir sont mesprisables. Ce n’est pas un Ouvrage mesprisable que l’Arioste, quoy qu’il ne soit plein que de fables et de bagatelles. » Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 267 moins l’ingéniosité de l’Arioste. Surtout, les références à la Jérusalem délivrée vont construire le récit dans son ensemble. Ainsi, dans la première partie, le jeune page se voit confier la tâche d’instruire une jeune demoiselle et il lui fait découvrir les romans héroïques mais aussi ces deux poètes italiens qu’elle ne connaît pas : Mais elle savait fort peu de la fable, et presque rien de ces romans héroïques dont on fait estime ; elle n’avait encore jamais fait de réflexions sur cet industrieux ouvrage qui fut balancé avec l’or et les perles d’une mitre ; elle n’avait jamais rien appris de ces ingénieuses nouvelles, par qui l’excellent Arioste empêcha son nom de vieillir ; elle n’avait encore rien sur de ces glorieux travaux, par qui la sublime plume du Tasse rendit sa réputation immortelle, en conduisant le grand Godefroy à la Terre Sainte 12 . On constatera que les éloges des deux poètes italiens fonctionnent différemment : l’Arioste, par son ingéniosité, restera jeune, tandis que la réputation du Tasse sera immortelle, glorieuse, sublime. Surtout, l’allusion à l’œuvre de l’Arioste reste très vague, alors que la seconde renvoie au héros et chef des chrétiens, et mentionne le lieu même de la conquête. Cette précision du lieu n’est assurément pas anodine, car elle permet de faire écho, discrètement, au parcours même du page. En effet, on se souvient que le narrateur rappelle, dès le début du récit, les origines glorieuses de sa famille, et mentionne à cette occasion cette même Terre Sainte où un ancêtre est allé se battre au côté des croisés : Je suis sorti d’une assez bonne maison, et porte le nom et les armes d’un gentilhomme assez illustre, et qui comme un autre Périclès fut grand orateur et grand capitaine tout ensemble. L’Histoire lui donne beaucoup de louanges pour avoir été l’un des principaux ministres de cette heureuse guerre qui se fit en Terre Sainte, il y a cinq cents années ; et je puis dire qu’il y avait autrefois d’assez grands honneurs et assez de biens en notre famille 13 . Surtout, au cours des pérégrinations du page, le jeune héros se trouve un moment tenté de suivre un alchimiste étrange qui lui propose de partir explorer le monde, et de commencer notamment par la Terre Sainte : [Il me dit] que si je voulais m’unir à sa compagnie, comme je disais, il me mènerait avec lui par toute la Terre, dont il me disait savoir presque toutes les langues et les coutumes ; que nous commencerions ces beaux voyages par celui de la Terre Sainte, afin qu’ayant adoré le Sépulcre, où fut ren- 12 Le Page disgracié, première partie, XXVI (1643), éd. Jacques Prévost, Gallimard, Paris, p. 87. 13 Ibid., première partie, II, p. 24. Dorothée Lintner 268 fermé celui qui a fait tout le monde, nous eussions une bénédiction particulière sans le parcourir sans danger 14 . Bien sûr, l’alchimiste disparaîtra sans laisser de trace et le page poursuivra sa quête seul, sans jamais se rendre en Terre Sainte. Cependant, l’univers du Tasse continue de hanter son récit, puisque, dans la seconde partie, il compare la femme qu’il aime à Armide : De là, je me cherchais encore dans le palais enchanté de cette jeune Armide, qui m’avait donné tant d’amour en un âge où je ne devais pas être capable d’en prendre 15 . Mais l’appropriation la plus étonnante de l’œuvre du Tasse à laquelle se livre Tristan l’Hermite réside assurément dans l’épisode de duel qui oppose le jeune page à un autre étudiant : en effet, lors d’un dîner rassemblant des « beaux esprits » et surtout une belle hôtesse, un autre jeune homme soutient que Virgile est plus grand que le Tasse. Le page prend alors la défense du poète italien : Ce fut à juger lequel l’emportait, pour la magnificence et la beauté du style héroïque, de Virgile ou du Torquato Tasso. Il y eut en la compagnie un grand garçon, fort bien fait, qui dit avec un souris dédaigneux qu’il n’y avait nulle comparaison à faire de ces deux génies, assurant que le Mantouan surpassait l’autre indéfiniment. L’audace dont il soutint cette opinion me piqua, je me rangeai soudain de l’autre parti et, bien que je n’ignorasse pas que l’Énéide est un parfait modèle du poème héroïque, je mis la Jérusalem beaucoup au-dessus de Troie et de Carthage. Pour prouver ce que je disais, je débitai sur-le-champ sept ou huit des plus beaux endroits de l’un et de l’autre auteur et, les comparant l’un à l’autre, fis voir que ceux qui donnaient l’avantage à Virgile n’en jugeaient pas trop judicieusement, et donnaient possible à la pompeuse richesse de sa langue ce qu’ils pourraient accorder avec raison à la sublimité de l’esprit du Tasse 16 . L’extrait est tout à fait remarquable car il met en scène une dispute littéraire. Le chapitre s’intitule ainsi « Querelle du page pour avoir soutenu l’honneur du Tasse, qu’un jeune écolier rabaissait ». S’il ne s’agit pas ici d’une dispute entre défenseurs du Tasse et de l’Arioste, du moins montre-telle comment l’écriture comique se nourrit de ces querelles littéraires. En effet, dans cette scène, le génie des œuvres est moins moqué que les protagonistes, naïfs et prétentieux, qui se battent à l’épée pour défendre officiellement une poésie épique, et officieusement leurs amours. Le narrateur se 14 Ibid., première partie, XVIII, p. 68. 15 Ibid., deuxième partie, V, p. 159. 16 Ibid., deuxième partie, XLVI, p. 242-243. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 269 décrit en effet comme un jeune vaniteux qui lit beaucoup, mais sans savoir vraiment sélectionner les bons ouvrages : C’était une occupation où j’employais cinq ou six heures le jour pour le moins, sans que cela pût attiédir la passion que j’avais d’apprendre ; mais il m’en arrivait comme à ceux qui se nourrissent de mauvais aliments, ils en acquièrent plutôt de l’enflure que de l’embonpoint ; aussi, ne lisant guères de bons livres, cela ne servait qu’à me donner une enflure de vanité qui avait quelque apparence d’excellence, mais qui n’était pas grand’chose en effet. Partout où l’on parlait de la cosmographie, de l’histoire et des poètes tant anciens que modernes, je disais avec hardiesse mes sentiments 17 . A cette vanité intellectuelle du page s’oppose le dépit amoureux de son adversaire, fâché de ne pas avoir eu le dernier mot dans la querelle littéraire : Ce jeune philosophe voulut répondre, mais ce fut avec tant de marques de désordre où je l’avais mis que les rieurs ne furent pas de son côté. Le dépit qu’il conçut alors d’avoir été rendu muet devant cette belle fille, dont il était possible amoureux, le piqua si fort contre moi qu’il m’envoya le lendemain, dès qu’il fut jour, un billet écrit de sa main 18 . La dispute sophistique se transforme en duel à l’épée, au cours duquel les deux combattants feront preuve, malgré leurs blessures respectives, de générosité et de bravoure. La mise en scène du combat, très précise et détaillée, vient donc accomplir dans la fiction les valeurs que les textes épiques, objets de la dispute, viennent sans cesse rappeler. Elle vient aussi comme accomplir le destin du jeune page, qui entame sa carrière de poète dans un cadre on ne peut plus épique, puisque le chapitre suivant est consacré au siège du Roi contre la ville protestante de Montauban. Cependant, et surtout, cette scène se moque moins des œuvres elles-mêmes que de leurs « supporters », qui cherchent plutôt à nourrir leur orgueil qu’à défendre une esthétique littéraire. Cette mise en scène comique de la querelle littéraire rappelle des épisodes similaires qu’on rencontre dans d’autres histoires comiques. Dans le Francion le personnage d’Hortensius est une image de ces pédants qui citent sans cesse les grands modèles et se querellent à leurs sujets. Il en va de même chez Scarron, lui met notamment en scène des querelles (parfois physiques) opposant détracteurs et supporters de la comédie ou du roman 19 . Telle est donc la deuxième tendance qu’on peut apercevoir de l’appropriation, par les auteurs d’histoires comiques, de la dispute entre le Tasse et 17 Id. 18 Ibid., p. 243. 19 Voir par exemple chapitre XXI, première partie, p. 165 et sq. Dorothée Lintner 270 l’Arioste, mais plus généralement, de toutes les disputes littéraires qui agitent les cercles lettrés du XVII e siècle autour des grands modèles que sont l’épopée et la tragédie. 3. Exubérances fécondes du Roland furieux Cependant, il semble qu’une troisième tendance peut être dégagée, car elle révèle une appropriation des épopées italiennes, et notamment du Roland furieux, là aussi assez commune chez tous les auteurs d’histoire comique : de ce que nous avons observé jusqu’à présent, c’était toujours le Tasse qui « l’emportait ». Or, en réalité, il nous semble que l’exubérance et l’extravagance du récit de l’Arioste plaît et même inspire beaucoup plus les auteurs qu’ils ne veulent bien le reconnaître. Seul Scarron parmi tous semble l’admettre et assumer clairement sa préférence pour l’Arioste plutôt que pour le Tasse. En effet, on s’aperçoit que parmi toutes les références héroïques que mobilise cet auteur dans son Roman comique aucune ne renvoie explicitement à la Jérusalem Délivrée, mais bien plutôt au Roland furieux, ou à ses continuateurs. Tout d’abord, on rencontre des mentions claires à certains de ses héros et notamment Roland qui sert de contre-modèle ou plutôt de modèle paradoxal à Ragotin. En effet, ces deux personnages, malgré leurs gabarits radicalement opposés, s’apparentent par leurs crises de colère et de folie : « C’était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland 20 . » De même, les amours de Renaud et d’Armide viennent servir de comparaison aux personnages des nouvelles héroïques qui tentent de s’expliquer les situations romanesques compliquées dans lesquelles ils se trouvent pris. Ainsi, la Dame invisible, dans la nouvelle intitulée « Histoire de l’amante invisible », explique au beau Dom Carlos pourquoi il a été enlevé et par qui : « C’est la princesse Porcia qui vous a enlevé. Elle ne considère rien quand il va de se contenter et vous n’êtes pas le premier Renaud de cette dangereuse Armide ; mais je romprai tous ses enchantements et vous tirerai bientôt d’entre ses bras 21 . » Plus intéressante encore est la réutilisation par Scarron de l’héritage dramaturgique du Roland furieux. La comédienne La Caverne raconte ainsi comment la troupe de ses parents a donné pour un seigneur du Périgord la pièce Roger et Bradamante de Garnier, adaptation scénique du poème de l’Arioste. L’épisode se révèle tragi-comique car si la représentation tourne à la farce, les conséquences sont, elles, malheureuses. En effet, un page du 20 Roman comique, première partie, VIII, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, p. 59. 21 Ibid., première partie, p. 73 (Histoire de l’amante invisible). Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 271 seigneur a toutes les difficultés du monde à réciter les deux vers qu’on lui demande d’apprendre, et se trompant le jour de la représentation, déclenche l’hilarité générale : Le bruit se répandit dans le pays qu’une troupe de comédiens devait représenter une comédie chez le baron de Sigognac. Force noblesse périgourdine y fut conviée ; et lorsque le page sut son rôle, qui lui fut si difficile à apprendre qu’on fut contraint d’en couper et de le réduire à deux vers, nous représentâmes Roger et Bradamante du poète Garnier. […] Il jouait le page du vieil duc Aymond et n’avait que deux vers à réciter en toute la pièce ; c’est alors que ce vieillard s’emporte terriblement contre sa fille Bradamante de ce qu’elle ne veut point épouser le fils de l’empereur, étant amoureuse de Roger. Le page dit à son maître : Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez ; Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos pieds. Ce grand sot de page, encore que son rôle fût aisé à retenir, ne laissa pas de le corrompre et dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme un criminel : Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez ; Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos jambes. Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le comédien qui faisait le personnage d’Aymond s’en éclata de rire et ne put plus représenter un vieillard en colère. Toute l’assistance n’en rit pas moins, et pour moi, qui avais la tête passée dans l’ouverture de la tapisserie, pour voir le monde et pour me faire voir, je pensai me laisser choir à force de rire 22 . L’hilarité est telle (on compte près de 18 occurrences du verbe rire dans l’extrait), que la tragi-comédie vire à la farce, et le maître des lieux, si tyrannique, s’humanise 23 . Seulement, l’affront est tel, pour le page, qu’il décide de se venger et tue, lors d’une chasse, le père de La Caverne 24 . La scène ainsi racontée est construite à rebours du schéma de la tragicomédie de Garnier mais ses retournements sont aussi extravagants que 22 Ibid., deuxième partie, III, p. 205-206. 23 « Notre comédie eut l’applaudissement de toute l’assemblée. La farce divertit encore plus que la comédie, comme il est d’ordinaire partout ailleurs hors de Paris », p. 207. « Le baron nous faisait manger à sa table, ses gens nous servaient avec empressement et nous disaient souvent qu’ils nous étaient obligés de la bonne humeur de leur maître, qu’ils trouvaient tout changé depuis que la comédie l’avait humanisé. », p. 208. 24 « Le page seul nous regardait comme ceux qui l’avaient perdu d’honneur et le vers qu’il avait corrompu, et que tout le monde de la maison, jusqu’au moindre marmiton, lui récitait à tout heure, lui était, toutes les fois qu’il en était persécuté, un cruel coup de poignard dont enfin il résolut de se venger sur quelqu’un de notre troupe », p. 208. Dorothée Lintner 272 ceux du Roland furieux : la comédie et le rire conduisent à une tragédie qui elle-même déclenche de nombreuses péripéties romanesques. La mère de la Caverne se retrouve finalement presque prisonnière du baron de Sigognac qui veut absolument l’épouser et elle n’y consent pas… On n’aura simplement pas le fin mot de l’histoire, puisque les deux femmes sont interrompues dans leur conversation par l’arrivée inopinée d’un lévrier dans la chambre, qui permet au narrateur de couper court au récit, et de reprendre l’histoire du Destin. Ce passage brutal d’un récit à un autre, cette absence de transition, voire de logique (apparente) dans l’enchaînement des récits, est peut-être un clin d’œil à l’esthétique de l’Arioste et des romanciers héroïques qui l’imitent, puisque c’est, comme on l’a vu, un des reproches que lui adresse Sorel dans son Berger Exravagant. On pourrait enfin se demander si certains personnages extravagants du roman ne sont pas non plus inspirés du Roland furieux, bien qu’aucune mention explicite ne soit donnée : les personnages de fou, qui traversent le roman, ne font-ils pas malicieusement écho aux épisodes décrivant les errances de Roland ? Nous avons déjà mentionné la comparaison explicite entre Ragotin et Roland. Mais un autre fou traverse, à proprement parler, le Roman comique, faisant de curieuses apparitions, et surtout, comme Roland, se promenant nu et effrayant les personnages qu’il rencontre. Ainsi, la première fois qu’il apparaît, il saute, sans crier gare, et sans le moindre habit sur lui, au dos du Destin, qui est à cheval : Il [Le Destin] maudissait intérieurement un si méchant chemin quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable qui lui passa les bras alentours du col. Le Destin eut grand-peur et son cheval en fut si fort effrayé qu’il l’eût jeté par terre si le fantôme qui l’avait investi et qui le tenait embrassé, ne l’eût affermi dans la selle. Son cheval s’emporta comme un cheval qui avait peur et le Destin le hâta à coups d’éperons, sans savoir ce qu’il faisait, fort mal satisfait de sentir deux bras nus à l’entour de son col et contre sa joue un visage froid qui soufflait à reprises à la cadence du galop du cheval. […] La lune luisait alors assez pour lui faire voir qu’il avait un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne lui demanda point qui il était, je ne sais si ce fut par discrétion. Il fit toujours continuer le galop à son cheval, qui était fort essoufflé et lorsqu’il l’espérait le moins, le chevaucheur croupier se laissa tomber à terre et se mit à rire. Le Destin repoussa son cheval de plus belle et regardant derrière lui, il vit son fantôme qui courait à toutes jambes vers le lieu d’où il était venu. Il a avoué depuis que l’on ne peut avoir plus de peur qu’il en eut. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 273 Il conta à la même femme la rencontre qu’il avait faite de l’homme nu et elle lui apprit que c’était un paysan de leur village qui était devenu fou et qui courait les champs 25 . On remarque que c’est bien la même expression qui désigne le comportement du fou que celui de Ragotin quand le narrateur l’avait comparé au Roland de l’Arioste : un fou qui « court les champs ». Mieux, on retrouve ce même fou toujours nu et malfaisant, face à Ragotin, ivre et endormi au bord d’un chemin : Il n’y avait pas longtemps qu’il [Ragotin] dormait, ronflant comme une pédale d’orgue, quand un homme nu (comme on peint notre première père) mais effroyablement barbu, sale et crasseux, s’approcha de lui et se mit à le déshabiller. Cet homme sauvage fit de grands efforts pour ôter à Ragotin les bottes neuves que, dans une hôtellerie, la Rancune s’était appropriées par la supposition des siennes, de la manière que je vous l’ai conté en quelque endroit de cette véritable histoire ; et tous ses efforts, qui eussent éveillé Ragotin, s’il n’eût été mort-ivre, comme on dit, et qui l’eussent fait crier comme un homme qu’on tire à quatre chevaux, ne firent autre effet que de le traîner à écorche-cul la longueur de sept ou huit pas. Un couteau en tomba de la poche du beau dormeur ; ce vilain homme s’en saisit et, comme s’il eût voulu écorcher Ragotin, il lui fendit sur la peau sa chemise, ses bottes et tout ce qu’il eut de la peine à lui ôter de dessus le corps ; et ayant fait un paquet de toutes les hardes de l’ivrogne dépouillé, l’emporta, fuyant comme un loup avec sa proie. Nous laisserons courir avec son butin cet homme, qui était le même fou qui avait autrefois fait si grand-peur au Destin, quand il commença la quête de mademoiselle Angélique, et ne quitterons point Ragotin qui ne veille pas et qui a grand besoin d’être réveillé 26 . La confusion entre le grand fou et le petit Ragotin atteint son paroxysme quand des paysans croient reconnaître le premier en apercevant le second, nu et ivre : Le corps nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la vue qu’ils s’écrièrent : Le voilà ! et s’approchant de lui faisant le moins de bruit qu’ils purent, comme s’ils eussent eu peur de l’éveiller, ils s’assurèrent de ses pieds et de ses jambes qu’ils lièrent avec des grosses cordes et, l’ayant ainsi garotté, le portèrent dans leur charrette, qu’ils firent aussitôt partir avec autant de hâte qu’en a un galant qui enlève une maîtresse contre son gré et celui de ses parents 27 . 25 Le Roman comique, seconde partie, chapitre I, p. 196-197. 26 Ibid., p. 296. 27 Id. Dorothée Lintner 274 Cet ensemble d’extrait montre bien à quel point Scarron semble avoir goûté le Roland furieux, et s’en est inspiré. Comme il le rappelle dans la préface du Chant VI du Virgile Travesti, il écrit, comme l’Arioste des « coyonneries » que tout le monde imite 28 . Par conséquent on peut se demander si Scarron n’y voit pas autant une source d’inspiration que d’émulation. De la même façon on pourrait nuancer les propos catégoriques du Berger Extravagant de Sorel ou de sa Connaissance des bons livres, car le Francion, lui, fait preuve aussi d’un extravagance séduisante : on peut penser aux récits de rêve du héros, à ses pérégrinations qui conduisent à le faire emprisonner par ses ennemis, puis à le transformer en berger de campagne. Ces péripéties sont peut-être des parodies romanesques mais elles occupent une telle place dans le récit que leur intention critique (qui reste à démontrer) s'en trouve de toute façon réduite. Les défauts mêmes d’une œuvre que d’autres jugent sérieusement ne constituent-ils pas autant de qualité dans le cadre d’un récit comique et héroïque comme les conçoivent les auteurs d’histoire comique ? Ce mélange de référence et de lexique héroïque aux épisodes les plus ridicules - mélange si spécifique de cette prose comique du XVI e et du XVII e siècle, ne profite-t-elle pas pleinement de l’esthétique extravagante et enchanteresse qu’un poème comme le Roland furieux défend ? Quelques entrées du Dictionnaire Universel suggèrent une proximité forte entre certains auteurs ou entre ces esthétiques a priori opposées : 28 « Quand je devrais passer pour un jureur, il faut que je vous jure par Apollon, les neuf Muses, et tout ce qu’il y a de vénérable sur le sacré coupeau, que vous êtes une des personnes du monde que j’estime le plus ; je ne pense pas vous en donner des preuves bien assurées en vous dédiant mon livre, car, par le même serment que je viens de faire, je suis prêt de signer, devant qui l’on voudra, que tout le papier que j’emploie à écrire est autant de papier gâté, et qu’on aurait droit de me demander, aussi bien qu’à l’Arioste où je prends tant de coyonneries. Tous ces travestissements de livres, et de mon Virgile tout le premier, ne sont pas autre chose que des coyonneries, et c’est un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule, tant ceux qui se sont jetés sur Virgile et sur moi comme sur un pauvre chien qui ronge un os, que les autres qui s’adonnent à ce genre d’écrire là, comme au plus aisé », Le Virgile travesti, préface au livre V, édition J. Serroy, Classiques Garnier, 1988, p. 383. Cette expression est aussi reprise par Furetière dans un article de son Dictionnaire Universel : « COYONNERIE, signifie aussi un discours impertinent, plaisant, extravagant. Les Charlatans amassent et amusent le peuple en leur disant mille coyonneries. Le Valet de l’Arioste ne pouvoit concevoir où son maistre avoit pris tant de coyonneries qu’il en a laissé par escrit. » Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 275 CHANT, est aussi un titre de livre de Poësie : ce qu’on a tiré des Italiens, qui les divisent ainsi. Scarron a divisé la Gigantomachie en Chants. Le Tasse, l’Arioste, ont divisé leurs Poësies en plusieurs Chants. GROTTESQUE, se dit figurément de ce qui est bisarre, extravagant, ridicule dans les personnes, dans les habits, dans les discours, etc. On peignoit les Dieux des Payens en mille figures grottesques. les habits de masques, de ballets sont plus estimez plus ils sont grottesques. l’Arioste et les autres Poëtes Italiens inventent mille adventures grottesques, font des descriptions grottesques. RAVISSANT, ANTE. adj. En termes de Blason on appelle un lion ravissant, lors qu’il est rampant, ou qu’il emporte sa proye. On le dit aussi des choses qui causent de l’admiration, de la joye, de l’estonnement. Cette beauté est ravissante, charme tout le monde. Cet ouvrage est ravissant et merveilleux. On le dit quelquefois en contre-verité. Cela est ravissant, pour dire, est ridicule. Ce qui est ravissant, extravagant, enchanteur devient vite ridicule, et a donc de quoi séduire les amateurs de burlesque (on se souvient d’ailleurs que les deux termes, grotesques et burlesques, ont été un temps confondus) 29 . En conclusion, il apparaît que les implications des auteurs d’histoire comique dans la querelle qui oppose les esthétiques du Tasse et de l’Arioste prend des formes diverses, et par conséquent riches d’enseignement : la littérature comique s’implique en effet dans le débat, mais à sa façon. Parfois, en refusant de citer un des modèles, elle le protège ou l’accuse. Sinon, elle met en scène des querelles littéraires pour mieux mettre à distance l’ensemble des œuvres et surtout leurs farouches supporters. Enfin, elle mobilise la matière épique et l’esthétique particulière d’un modèle pour se l’approprier et fonder une nouvelle esthétique de prose comique et héroïque. Si cette étude, encore une fois, n’est qu’un premier jalon, l’analyse de beaucoup d’autres littératures comiques et satiriques depuis le XVI e siècle jusqu’au XVIII e siècle (notamment les parodies de l’Arioste qui se multiplient alors) pourrait sûrement consolider les quelques réflexions proposées ici. 29 Voir Claudine Nédélec, Les Etats et Empires du burlesque, Paris, Champion, 2004.