eJournals lendemains 33/132

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2008
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Bienfaits de la nouvelle „littérature putride“?

2008
Aurélie Barjonet
ldm331320094
13: 06: 13 94 Art Art Art Arts & Lettres s & Lettres s & Lettres s & Lettres Aurélie Barjonet Bienfaits de la nouvelle „littérature putride“? Le cas des Particules élémentaires de Michel Houellebecq et des Bienveillantes de Jonathan Littell Il s’est établi depuis quelques années une école monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui fait appel aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures, qui s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus de la conscience. […] Je ne mets pas en cause les intentions; elles sont bonnes; mais je tiens à démontrer que dans une époque à ce point blasée, pervertie, assoupie, malade, les volontés les meilleures se fourvoient et veulent corriger par des moyens qui corrompent. On cherche le succès pour avoir des auditeurs, et on met à sa porte des linges hideux en guise de drapeaux pour attirer les passants. J’estime les écrivains dont je vais piétiner les œuvres; ils croient à la régénération sociale; mais en faisant leur petit tas de boue, ils s’y mirent, avant de le balayer; ils veulent qu’on le flaire et que chacun s’y mire à son tour; ils ont la coquetterie de leur besogne et ils oublient l’égout, en retenant l’ordure au dehors. Ferragus, „La littérature putride“, 1868 1 Louis Ulbach, qui avait adopté le pseudonyme de Ferragus, a écrit ces lignes en 1868 dans Le Figaro, en réaction à Thérèse Raquin (TR), le roman de Zola paru un an auparavant. L’actualité de cette diatribe lancée contre une „école monstrueuse de romanciers“ (qui ne s’appelait pas encore naturaliste) est frappante. Et au sein de la littérature contemporaine, elle rappelle particulièrement les arguments avancés à l’encontre des phénomènes de deux rentrées littéraires de septembre: Michel Houellebecq en 1998 avec Les Particules élémentaires (PE) 2 et Jonathan Littell en 2006 avec Les Bienveillantes (B) 3 . Plus d’un siècle après Zola, ces nouveaux peintres de „l’égout“ ont été accusés de pratiquer un voyeurisme malsain. Les deux romans sont des récits sans complaisance du mal. Le premier est l’histoire de deux demi-frères issus de la classe moyenne: Michel et Bruno, tout deux abandonnés par leur mère hippie. Tandis que Michel mène une carrière prometteuse de biologiste, Bruno est un écrivain raté qui enseigne la littérature au lycée. Le roman prend pour objet ces deux vies misérables, brisées par le monde né de la libération sexuelle de 1968, 4 un „monde régi par les lois et les réflexes du marché (performance, violence, satisfaction immédiate, consommation)“. 5 Michel, solitaire et incapable d’empathie, n’a développé aucune compétence sociale; Bruno, dans la crise de la quarantaine, s’enfonce dans une quête sexuelle désespérée et pathétique. Avec Les Bienveillantes, Jonathan Littell donne sur près de 900 pages une voix à un officier nazi fictif appelé Maximilien Aue. De mère fran- 95 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres çaise et de père allemand, Aue a pu, à la fin de la guerre, fuir l’Allemagne, se faire passer pour un Français et faire sa vie en France, sans jamais devoir répondre de sa participation à l’extermination des Juifs. L’auteur a brassé une documentation colossale 6 pour imaginer le parcours de Max Aue à Paris, Berlin, sur le front de l’Est, à Stalingrad, rythmé par ses rencontres avec des personnages historiques et parfois fictifs. Dénué de remords, cet antihéros somatise en revanche amplement sa traversée de l’enfer. Ce n’est pas, comme chez Houellebecq, un individu banal. Littell a choisi d’en faire un docteur en droit pétri de culture littéraire et philosophique. D’autre part, le personnage vit mal son homosexualité et souffre de son amour exclusif pour sa sœur jumelle Una, avec laquelle, devine-t-on (lui-même refoulant cette évidence), il a eu des jumeaux. Dans la suite de son article, Louis Ulbach avance qu’il est „plus facile de faire un roman brutal, plein de sanie, de crimes et de prostitutions, que d’écrire un roman contenu, mesuré, moiré, indiquant les hontes sans les découvrir, émouvant sans écœurer […]“, car Attacher par le dégoût, plaire par l’horrible, c’est un procédé qui malheureusement répond à un instinct humain, mais à l’instinct le plus bas, le moins avouable, le plus universel, le plus bestial. Les foules qui courent à la guillotine, ou qui se pressent à la morgue, sont-elles le public qu’il faille séduire, encourager, maintenir dans le culte des épouvantes et des purulences? 7 D’après Ulbach, la littérature putride n’est pas seulement facile et populaire, elle est aussi particulièrement répréhensible par sa systématisation de la représentation de l’abject, ou comme il le définit plus loin par la „monotonie de l’ignoble“: Je ne prétends pas restreindre le domaine de l’écrivain. Tout, jusqu’à l’épiderme, lui appartient: arracher la peau, ce n’est plus de l’observation, c’est de la chirurgie; et si une fois par hasard un écorché peut être indispensable à la démonstration psychologique, l’écorché mis en système n’est plus que de la folie et de la dépravation.8 Dans le cas de Zola, Ulbach s’insurge en plus contre la représentation du „physique“, du „charnel“ au détriment de l’âme des personnages. Certes, une partie de cette critique est aujourd’hui dépassée (essentiellement le dernier argument: peindre des „tempéraments“ et non des „caractères“, pour reprendre la distinction zolienne); mais le terme de „littérature putride“, ainsi qu’une grande partie des accusations lancées par Ulbach, se retrouvent quasiment à l’identique en 1998 (comme l’a montré Rita Schober) 9 et en 2006. La putridité exposée par les deux romanciers contemporains est plus intense que celle d’un Zola (ou disons que celle de Zola ne nous choque plus). La comparaison d’un passage de Thérèse Raquin, sélectionné par Ulbach, avec un passage similaire sur le plan thématique, pris dans chacun des deux autres romans suffira à en donner une idée: Ils poussèrent un cri et se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser entre leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient toujours des lambeaux de Camille, qui s’écrasait ignoblement entre eux, glaçant leur peau par endroits, tandis que le reste de leur corps brûlait. (TR, 172) 96 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Il replaça sa tête plus confortablement et caressa le clitoris de l’index. Ses petites lèvres commençaient à gonfler. Pris d’un mouvement de joie, il les lécha avec avidité. Christiane poussa un gémissement. L’espace d’un instant il revit la vulve, maigre et ridée, de sa mère; puis le souvenir s’effaça, il continua à masser le clitoris de plus en plus vite tout en léchant les lèvres à grands coups de langue amicaux. (PE, 176) Sur le chemin du retour, je me sentais une coquille vide, un automate. Je songeais au rêve affreux de la nuit, j’essayais de m’imaginer ma sœur les jambes couvertes d’une diarrhée liquide, collante, à la puanteur abominablement douce. Les évacuées décharnées d’Auschwitz, blotties sous leurs couvertures, avaient elles aussi les jambes couvertes de merde, leurs jambes semblables à des bâtons; celles qui s’arrêtaient pour déféquer étaient exécutées, elles étaient obligées de chier en marchant, comme les chevaux. Una couverte de merde aurait été encore plus belle, solaire et pure sous cette fange qui ne l’aurait pas touchée, qui aurait été incapable de la souiller. Entre ses jambes maculées, je me serais blotti comme un nourrisson affamé de lait et d’amour, désemparé. (B, 805-806) Ce qui, en revanche, est resté cruellement identique, c’est le goût persistant de la foule pour la „guillotine“ et la „morgue“, de sorte qu’aujourd’hui encore, écrire „un roman contenu, mesuré, moiré, indiquant les hontes sans les découvrir, émouvant sans écœurer“ n’est pas le meilleur moyen de remporter un succès populaire. L’autre raison de ce manque de modération, c’est qu’à l’issue du XX e siècle, l’auteur qui veut écrire sur notre civilisation doit prouver qu’il est lucide sur le peu d’innocence qu’il reste au langage et à la représentation, au risque d’être affilié à une idéologie quelconque 10 ou d’être catalogué comme naïf, ou pire: divertissant, par la doxa critique. L’excès peut ainsi servir aux romanciers à démontrer leur lucidité sur le monde. Dominique Viart et Bruno Vercier remarquent également: L’une des grandes caractéristiques du ‘réalisme’ était de porter un regard informé sur le réel et d’inscrire celui-ci dans une réflexion sous-jacente. Il y a chez Balzac, chez Zola, comme dans le ‘réalisme social’, une ‘idéologie’ du réel. C’est ce dont la littérature contemporaine entend se dépouiller.11 La modération n’est pas une valeur dominante de la culture populaire. Ainsi, en guise d’avant-propos à un collectif récent intitulé Le Roman, pour quoi faire? , qui rassemble des textes d’écrivains affiliés à la revue L’Atelier du roman, deux écrivains d’ailleurs proches de Houellebecq, Philippe Muray et Lakis Proguidis, ressentent le besoin d’exprimer leur refus des „règles d’une vie littéraire soumise au mandarinat du ‘subversif’“. 12 La transgression et la provocation restent en effet les valeurs les plus sûres pour être à la mode, et l’écrivain qui les pratique peut compter à la fois sur une double reconnaissance: celle du public, toujours „curieux“, et celle d’une partie de l’institution qui se révèle prompte à délivrer un brevet d’avantgardisme face à l’extrême. Pour l’autre partie, plus élitiste, l’excès, combiné au succès, reste le signe d’une littérature industrielle. 13 A l’inverse, la transgression doit être aussi appréciée à sa juste valeur, tant il est vrai que le passé a montré que „tous les grands textes modifient l’idée de la littérature jusqu’alors en vigueur“. 14 97 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Enfin, le manque de modération suggère que l’histoire littéraire - en l’occurrence celle du roman - est encore en pleine évolution, en dépit de l’annonce récurrente de la mort du roman, de la littérature, de la culture... Après la disparition des grands romanciers du XIX e siècle, une première réaction a consisté a expérimenter sur le roman, à voir à quelle sorte de connaissances il pouvait nous mener par d’autres voies (Proust, Gide…). Après la Seconde Guerre mondiale, les nouveaux romanciers ont pris le contre-pied des grands romanciers, tué la linéarité du récit, l’histoire et l’auteur. Dans une évolution récente, lentement, prudemment, écrire est redevenu transitif. 15 Cette esquisse trop brève a pour but de montrer qu’il y a eu, dans cette dialectique de l’histoire du roman, un flux et un reflux, une logique du „tout ou rien“. Vu ainsi, le „progrès“ dont l’histoire du roman peut se prévaloir se résume à une grande conscience des problèmes de la représentation, et le développement de la théorie littéraire y est pour beaucoup, sur un mode parfois excessif. Les romanciers multiplient les stratégies narratives pour échapper au reproche d’idéologie, et parfois même à toute interprétation claire, et ils peuvent être assurés que le flottement de leur narration va motiver bon nombre d’études des praticiens de la théorie littéraire. Dans cette logique, la „littérature putride“ peut être vue comme un nouveau reflux, dirigé à la fois contre le nouveau roman et le divertissement (ce qui n’exclut pas de leur emprunter leurs codes), comme un retour violent à un récit et à l’Histoire. Le temps est venu, et surtout pour cette littérature, de passer à la construction de sens, non d’y revenir naïvement mais de faire coïncider la violence de la destruction avec la puissance d’un vrai projet, à la fois sur le plan du fond et de la forme. 16 Le „jeu de la reprise“ (essentiellement de la littérature des années 1960, 1970) ne suffit plus, comme l’explique Jean Bessière. 17 Cette stratégie dissimule mal „le défaut d’orientation temporelle de la société“. 18 Il faudrait que le sens soit à la fois identifiable par le grand public intéressé, mais non tendu entièrement vers la délivrance d’un message simple qui ferait tomber l’œuvre dans la littérature à thèse, et que l’auteur montre patte blanche aux spécialistes en dévoilant son peu d’innocence. Cette double ambition, particulièrement exigeante car elle requiert autant d’optimisme que de pessimisme, constitue un vrai défi. L’autre versant du défi, c’est d’imaginer que le monde de l’édition suive sur ce terrain. Il y a aujourd’hui quatre façons de considérer la nouvelle littérature putride. La première, minoritaire, voit ce phénomène comme un retour. C’est généralement celle de la critique universitaire, celle de Rita Schober par exemple qui considère Houellebecq comme le représentant d’un nouveau paradigme qu’elle appelle „néo-naturalisme provocateur“. 19 La seconde, la plus répandue, „critique“ au sein de la critique, dénigre cette nouvelle génération d’écrivains „déprimistes“ (Jean-Marie Rouart en 1998 dans Le Figaro littéraire), „négativistes“ ou „nihilistes“ (Nancy Huston dans Professeurs de désespoir en 2004 et Tzvetan Todorov dans La Littérature en péril en 2007), 20 les considérant surtout comme des avatars de notre société 98 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres contemporaine. 21 La troisième consiste à l’ignorer, et précisément à considérer que ce n’est pas de la littérature 22 (ou, ce qui revient au même, à la trouver „sans estomac“). 23 Il y a enfin le public (apparemment commun à nos deux écrivains) 24 qui achète et s’exprime éventuellement sur internet, par le biais de blogs ou d’autres fenêtres d’expression publiques. Nos deux auteurs sont l’objet de graves accusations, qui ont en commun de ne pas suffisamment prendre en compte qu’il s’agit d’une fiction, même si les critiques disent en avoir conscience. Ainsi Daniel Lindenberg 25 voit en Houellebecq un „nouveau réactionnaire“, et Edouard Husson et Michel Terestchenko considèrent le livre de Jonathan Littell comme une „duperie [...] maléfique“: 26 „Le point de vue du narrateur, celui d’un nihiliste post-moderne qui promène son ennui le long des charniers causés par des nihilistes de l’âge totalitaire, conduit […] fréquemment à relativiser la gravité du national-socialisme“. 27 Michel Houellebecq et Jonathan Littell ont suscité une très forte médiatisation. Au-delà des avantages et des inconvénients que celle-ci implique pour les auteurs, elle rend leur évaluation encore un peu plus difficile. Houellebecq entretient une pose provocante à la Gainsbourg, tandis que Littell adopte une posture intellectuelle un peu nouvelle dans le monde littéraire français: fuyant la médiatisation mais précédé d’un agent littéraire; le plus silencieux possible sur ses intentions littéraires mais enclin à nous livrer son point de vue sur la tuerie de Virginia Tech ou sur le débat entre les deux candidats à l’élection présidentielle française de 2007. Comme Houellebecq, c’est un décalé. Mais cela ne se manifeste pas par l’envoi de messages provocants et contradictoires, qui menacent sans cesse une lecture littéraire ou sérieuse de son œuvre, mais par son itinéraire personnel, emblématique de la société globalisée. Américain, juif, résident à Barcelone, désormais Français, ancien de l’humanitaire et père de famille, maîtrisant à la perfection les codes de la discipline littéraire et de la discipline historique, 28 autant de caractéristiques qui le rendent à la fois insaisissable et intouchable. Le choix de son sujet n’en est que plus mystérieux, si ce n’est - mais le parallèle ne se veut absolument pas polémique - que Max Aue est aussi inclassable que Jonathan Littell (le personnage est plus intellectuel français de droite qu’officier nazi, comme le fait remarquer Frank-Rutger Hausmann, 29 ni vraiment Français ni vraiment Allemand, peu enclin à la chasse en forêt mais capable de tuer de sang-froid, homosexuel et frère incestueux…). Face à toutes ces contradictions et à la diversité des jugements critiques, il faut revenir à l’essentiel. En nous demandant „à quoi bon la littérature putride? “, nous touchons à des questions bien connues qu’on ne peut résoudre pour de bon, à savoir la question du réalisme (que peut dire un écrivain? ) et celle, véritablement tabou ou polémique, de la valeur (qu’est-ce qu’une œuvre d’art? ). Le statut de la littérature n’est pas plus clair qu’hier, son avenir encore moins, dans un monde plus industrialisé et déjà post-industriel, à la fois plus démocratique et en manque d’éthique, en somme moins prometteur qu’à l’époque de Zola. Mais nous étions fondée à faire partir de là notre réflexion, car c’est de cette époque, et précisément 99 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres du Second Empire, que date la mise en place d’un appareil de production culturelle sur les bases duquel nous fonctionnons encore. 30 Quelle position nos auteurs adoptent-ils sur le réalisme et à quel type de réalisme avons-nous affaire? Zola distribuait dans ses romans un savoir encyclopédique, préalablement consigné dans un système de fiches, pour accroître l’effet de réel. Le naturaliste croyait infiltrer habilement un savoir exact dans le discours littéraire et rendre ce dernier „scientifique“. Houellebecq n’a pas cette naïveté. Il a lu Barthes et a trouvé chez Lovecraft une parade pour dire le monde de façon nouvelle, qui de surcroît - par son talent quasi proustien de grand pasticheur - lui permet de montrer la vacuité de certains discours sur le monde. Rita Schober a étudié l’intégration, chez Houellebecq, de „discours pragmatiques“ et le „mélange des discours, notamment en provenance du domaine des sciences exactes“ (réflexions théoriques, digressions scientifiques, rapports de recherche, débats, notices encyclopédiques, conversations…) visant à un roman total à la Novalis. 31 Eric Bordas s’est plongé dans le fonctionnement de l’ironie houellebecquienne, toute postmoderne. 32 Chez Littell, l’intégration de la documentation ne se fait absolument pas sur le mode ludique, en revanche, vu la masse d’informations récoltées sur le réel nécessaire au „montage“ du livre, l’ampleur du récit et les différents „niveaux de réalité“ sur lesquels son roman fonctionne, 33 son projet s’inscrit lui aussi dans une ambition de totalité. Dans le même temps, cette „documentation revécue de l’intérieur“ et cette „sorte d’imprégnation intime de chacun des lieux, de chacune des situations, de chacun des personnages“ produit - aux yeux de Pierre Nora - un „rendu historique […] confondant“. 34 Les deux auteurs assument leur ambition totalisante en plaçant à la fin (Houellebecq) et au début (Littell) deux phrases qui incitent de surcroît à trouver dans leur œuvre un message „sérieux“: Ce livre est dédié à l’homme (excipit de PE, 394) Pour les morts (exergue de B, 7)35 Mais étrangement, alors que Les Particules élémentaires semble plus du côté du jeu 36 et Les Bienveillantes viser plutôt l’hyperréalisme, c’est l’auteur du premier roman qui va plutôt se revendiquer de l’action et le second de l’esprit. Houellebecq veut „mettre le doigt sur la plaie“ (ce qui encourage Rita Schober à parler d’activisme destructeur), 37 le second revendique le silence du romancier sur son propre projet, s’en remet aux jugements des lecteurs et de la postérité, ce qui est toujours un peu frustrant, et presque démesurément courageux pour un tel livre. Houellebecq, comme Zola, montre les ravages du monde moderne sur des tempéraments et revendique son réalisme en invoquant la puissance de la vérité: Zola: Lorsque L’Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d’expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d’écrivain? J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de 100 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C’est la morale en action, simplement. L’Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j’ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple! Ah! la forme, là est le grand crime! […]38 Je ne me défends pas, d’ailleurs. Mon œuvre me défendra. C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple.39 J’ai fait ce qu’il y avait à faire; j’ai montré des plaies, j’ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l’on peut guérir. […] Je ne suis qu’un greffier qui me défends de conclure. Mais je laisse aux moralistes et aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver les remèdes.40 Houellebecq: La société où vous vivez a pour but de vous détruire. Vous en avez autant à son service. L’arme qu’elle emploiera est l’indifférence. Vous ne pouvez pas vous permettre d’adopter la même attitude. Passez à l’attaque! Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais. […] Votre mission n’est pas avant tout de proposer, ni de construire. Si vous pouvez le faire, faites-le. Si vous aboutissez à des contradictions insoutenables, dites-le. Car votre mission la plus profonde est de creuser vers le Vrai. […] La vérité est scandaleuse. Mais, sans elle, il n’y a rien qui vaille.41 La première - et pratiquement la seule - condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire.42 Zola veut dire la vérité pour expliquer un monde en transition et susciter des réformes, Houellebecq veut dire la vérité pour attaquer le monde. Jonathan Littell se met en revanche résolument sous la double autorité de la littérature et de la vérité et revendique son livre comme une expérience: 43 choisissant de se glisser dans la peau d’un nazi, 44 parce qu’à la différence des témoignages des victimes, dans les „textes de bourreaux, […] il n’y avait rien“, 45 il explique: […] un nazi sociologiquement crédible n’aurait jamais pu s’exprimer comme mon narrateur. Ce dernier n’aurait jamais été en mesure d’apporter cet éclairage sur les hommes qui l’entourent. Ceux qui ont existé comme Eichmann ou Himmler, et ceux que j’ai inventés. Max Aue est un rayon X qui balaye, un scanner. Il n’est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n’y a pas de roman possible si l’on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d’un autre ordre que la vérité historique ou sociologique. La question du bourreau est la grande question soulevée par les historiens de la Shoah depuis quinze ans. La seule question qui reste est la motivation des bourreaux.46 101 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Cette analyse se précise dans un entretien avec Pierre Nora: J. L. - […] J’ai déjà parlé dans un autre entretien […] de la distinction entre la vérité et la vraisemblance. Il est clair que là je n’ai pas cherché la vraisemblance. P. N. - La vérité alors? J. L. - Disons une vérité, puisqu’il n’y a pas la vérité; une façon d’approcher la vérité autrement. C’est d’une certaine manière effectivement un exercice littéraire et qui, comme tout exercice littéraire, est très différent de l’histoire et de la mémoire. Il n’est pas mutuellement exclusif qu’au regard du discours historique on puisse dire „ce livre est faux“ mais que, du point de vue du discours littéraire, on puisse formuler un autre jugement. Pour moi, la seule question intéressante, et qui me tracasse encore, est de savoir si ce livre fonctionne, comme... P. N. - Comme opérateur de vérité? J. L. - Non, comme opérateur de littérature. P. N. - De littérature vraie? J. L. - De vérité dans la littérature, si vous voulez, au sens où un livre comme Madame Bovary est vrai.47 Zola et Houellebecq veulent, grâce à la littérature, mettre le doigt sur les plaies, et revendiquent ainsi une sorte d’utilité destructrice; Littell met le doigt sur la construction de son livre (allusions littéraires, modèle explicatif issu du mythe, construction inspirée par la musique) et sur le pouvoir cognitif du roman, complémentaire de celui des historiens. L’atout du romancier est en effet sa totale liberté, mais celle-ci doit être mise au service d’un savoir, étant entendu que celui-ci est un savoir spécifique. La littérature est savoir et affect - c’est ce qui, d’après Vincent Jouve, ressort des réponses les plus souvent données à la question: „que recherchons-nous dans une œuvre littéraire? “. Les deux romans diffusent indéniablement une forte „intensité émotionnelle“, 48 basée - de façon dérangeante - sur l’exposition de la putridité. Il nous semble particulièrement approprié de demander à la littérature putride de nous apprendre quelque chose, pour compenser en quelque sorte la position de voyeur dans laquelle elle nous place. Tentons de déterminer quel peutêtre le „bénéfice intellectuel“ 49 de ces deux romans. La critique a été choquée par la personnalité trouble de Max Aue. Mais le traumatisme de l’enfance, les fantasmes sexuels et autres caractéristiques de sa „psychologie envahissante“ 50 empêchent justement l’identification du lecteur - ce n’est pas un être banal - et sur un plan moral, ce choix romanesque est défendable. Apparemment, Jonathan Littell a eu besoin de Max Aue avec son lourd bagage pour „montrer les autres“. 51 Au-delà de la „signifiance“ propre à l’objet esthétique, Vincent Jouve définit la spécificité du savoir littéraire comme étant „’existentiel’ dans les deux sens du terme: c’est un savoir qui concerne l’existence et qu’on apprend par l’existence, c’est-à-dire à travers un vécu affectif et émotionnel“. 52 Jonathan Littell nous confronte à la logique des bourreaux, il nous projette dans la guerre, dans les camps, dans les lieux où se décident et où se font les exterminations de masse par le biais d’un personnage qui ne ressent aucun remords, ni sur le moment, ni 102 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres après. Cette neutralité est choquante, 53 elle déclenche instinctivement notre réflexion morale, 54 elle nous force à nous positionner à nouveau sur un sujet essentiel, que l’auteur a réussi à „déjudaïser“ pour en faire „un problème beaucoup plus universel […] un problème humain“. 55 A la neutralité extrêmement perturbante du narrateur des Bienveillantes correspond une méchante ironie dans les récits de Houellebecq. Elle nous met en revanche à distance et fait „passer“ le réel putride que l’auteur a décidé de nous servir. Le réel, chez Houellebecq, n’est pas comme chez Littell un passé bien connu, un passé cependant inconcevable. Houellebecq dresse un bilan exacerbé de notre époque moderne qui s’achève par une utopie. Les travaux de Michel Djerzinski, un des deux frères dont on suit le parcours, ont „permis“ la disparition de l’humanité au profit d’une nouvelle espèce asexuée et immortelle. L’épilogue s’ouvre sur un aveu du narrateur (un mutant issu de cette nouvelle ère): „Sur la vie, l’apparence physique, le caractère des personnages qui ont traversé ce récit, nous connaissons de nombreux détails; ce livre doit malgré tout être considéré comme une fiction, une reconstitution crédible à partir de souvenirs partiels, plutôt que comme le reflet d’une vérité univoque et attestable.“ (PE, 383) Le récit putride n’est pas seulement „au second degré“, il a aussi une fonction dans la logique même du récit. Il est la mémoire des mutants. Comme le disciple de Djerzinski dont les travaux ont permis la mutation, ceux-ci sont redevables aux hommes d’avoir organisé eux-mêmes leur propre remplacement: […] l’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. Cette espèce torturée, contradictoire, individualiste et querelleuse, d’un égoïsme illimité, parfois capable d’explosions de violence inouïes, mais qui ne cessa jamais pourtant de croire à la bonté et à l’amour. (PE, 394) Dans un article récent du Monde des livres, Nancy Huston s’insurge contre l’auteur des Bienveillantes qui, selon elle, prend au sérieux la prose de l’étudiant meurtrier de Virginia Tech. Pourtant, Jonathan Littell écrivait: A leur lecture, nul ne pourra dire que Cho Seung-Hui avait du talent; pourtant, ces brèves pièces, maladroites et juvéniles, bien mieux que de nombreuses œuvres publiées, nous disent crûment la vérité d’une rage sans fond; et si nous voulons bien faire nôtre la définition de la littérature que nous propose Georges Bataille, celle de textes auxquels ‘sensiblement leur auteur a été contraint’, alors, d’une certaine manière, nous devons reconnaître qu’il y a ici littérature, une forme de littérature: quelque chose qui se dit.56 L’écrivaine canadienne commente ironiquement: „il est vrai que ces phrases de Cho Seung-Hui ressemblent étrangement à celles de certains écrivains adulés de notre époque. De Michel Houellebecq par exemple […]“. 57 Nancy Huston dénonce la conception bataillienne de la littérature, revendiquée par Littell, comme une imposture. Réduisant le message de son confrère à une défense des „fous“, elle estime, pour sa part, que la folie ne suffit pas, le „geste fondamental de l’artiste“ n’est 103 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres pas de „transcrire telle quelle la matière brute de la souffrance humaine, mais, en la réfractant à travers une ou plusieurs consciences particulières, [de] nous aider à la comprendre et, peut-être même, parfois, on ne sait jamais, à l’alléger.“ Les récits de Houellebecq et de Littell n’allègent pas la souffrance humaine. Ils nous placent au contraire dans l’urgence de changer le monde en nous confrontant au pire dont est capable l’être humain. L’expérience est douloureuse, mais elle a le droit d’être proposée - c’est une forme de connaissance: „La littérature nous affranchit de nos façons convenues de penser la vie - la nôtre et celle des autres -, elle ruine la bonne conscience et la mauvaise foi.“ 58 1 Ferragus, „La littérature putride“, Le Figaro, 23 janvier 1868, cité dans: Emile Zola, Thérèse Raquin, éd. par Philippe Hamon, Paris, Pocket, 1998, 266-272, ici 266-267. 2 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998. 3 Jonathan Littell, Les Bienveillantes. Roman, Paris, Gallimard, 2006. 4 Dans un essai de 1991, Michel Houellebecq expliquait: „Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. […] La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique […]“ H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie (1991), Paris, J’ai lu, 1999, 144. 5 Christian Authier, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, 2002, 53. Plus loin, l’auteur trouve la formule adéquate pour ce thème houellebecquien dominant: la „convergence entre les ‘libéraux’ et les ‘libertaires’“, 58. 6 Les historiens ont commenté ses erreurs historiques, les germanistes ses erreurs linguistiques, les puristes son français. 7 Ferragus, „La littérature putride“, 268. 8 Ibid. 9 Rita Schober, „Renouveau du réalisme? ou de Zola à Houellebecq“, dans: Monique Gosselin-Noat et Anne-Simone Dufief (dir.), La Représentation du réel dans le roman. Mélanges offerts à Colette Becker, Paris, Orséa, 2002, 333-344. En plus de la similarité des arguments avancés par la critique, Rita Schober constate que Zola et Houellebecq vivent tous deux à une époque de transition et qu’ils entretiennent un rapport positif avec les sciences exactes modernes. 10 Voir Jean-Pierre Bertrand, „Haro sur l’idéologie“, COnTEXTES, février 2007. Disponible à cette adresse: http: / / www.revue-contextes.net/ document.php? id=218. 11 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, 214. 12 Philippe Muray et Lakis Proguidis, „Avant-propos“, dans: id. (dir.), Le Roman, pour quoi faire? , Paris, Flammarion, 2004, 7-8, ici 7. 13 Pascal Durand énumère les „propriétés délétères“ de cette littérature, d’après Sainte- Beuve qui l’emploie pour la première fois en 1839 dans la Revue des Deux Mondes: „instrumentalisation de l’imagination au service de la presse, surabondance, vénalité, redondance, stéréotypie, distension du style“. „De la ‘littérature industrielle’ au ‘poème populaire moderne’“, dans: Jean-Yves Mollier, Jean-François Sirinelli, François Vallotton (dir.), Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques 1860- 1940, Paris, PUF, 2006, 23-36, ici 27 et 30. 104 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres 14 Vincent Jouve, „Qu’est-ce qui fait la valeur des textes littéraires? “, Revue des sciences humaines, n°283, juillet-septembre 2006, n°sur La Valeur dirigé par Dominique Vaugeois, 63-77, ici 66. 15 J’emprunte cette formule, qui inverse la phrase bien connue de Roland Barthes, à Rita Schober („Schreiben ist wieder transitiv“), dans son compte-rendu de l’ouvrage de Michel Collomb (voir note 19), dans lendemains, n°125, 2007, 150-161, ici 153. 16 Dans sa leçon inaugurale, Antoine Compagnon pose la question: après l’ère de „l’impouvoir sacré“ de la littérature, „le moment n’est-il pas venu de passer du discrédit à la restauration et du reniement à l’affirmation? “ La Littérature, pour quoi faire? , Paris, Fayard / Collège de France, 2007, 59. 17 Jean Bessière, Qu’est-il arrivé aux écrivains français? D’Alain Robbe-Grillet à Jonathan Littell, Loverval, Labor, 2007, 6-8, 42, 58. 18 Ibid., 59. 19 Rita Schober, „Vision du monde et théorie du roman, concepts opératoires des romans de Michel Houellebecq“, dans: Bruno Blanckeman, Marc Dambre, Aline Mura-Brunel (dir.), Le Roman français au tournant du XXI e siècle, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, 505-515, ici 515. Dans le collectif récent de Michel Collomb, le phénomène Houellebecq est envisagé sous l’angle du retour du social: L’Empreinte du social dans le roman depuis 1980, Publication du Centre d’études du XX e siècle, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2005. 20 Tandis que les écrivains nihilistes sont l’objet du livre de Nancy Huston, Todorov ne s’y intéresse que ponctuellement, voir par exemple 34-35. 21 Nancy Huston fait cependant remonter la tradition négativiste à Schopenhauer et évoque, avant Houellebecq, Samuel Beckett, Emil Cioran, Jean Améry (et dans ce chapitre également Charlotte Delbo et Imre Kertész), Thomas Bernhard, Milan Kundera et Elfriede Jelinek. Après Houellebecq, trois „femmes tentées de noir: Sarah Kane, Christine Angot, Linda Lê“ ferment la marche. 22 Le Magazine littéraire de décembre 2006 qui fait le point sur 40 ans de littérature ne fait pas des PE le livre emblématique de l’année 1998, mais il est mentionné dans la chronologie „recensant les livres qui ont fait date“ (25). Dans son résumé, la revue met des gants puisqu’elle écrit: „En rupture avec les esthétiques officielles, l’auteur provoque une polémique en évoquant un sujet sensible, le clonage qui conduit, selon lui, l’humanité à son extinction.“ (109) 23 Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, Paris, L’Esprit des péninsules, 2002. 24 D’après Alain Beuve-Méry qui a interrogé les libraires, „Le phénomène ‘Les Bienveillantes’“, Le Monde des livres, 22 septembre 2006, 11. 25 Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002. 26 Edouard Husson et Michel Terestchenko, Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007, 13. 27 Ibid., 38. 28 Voir son entretien avec Richard Millet („Conversation à Beyrouth“, 4-24), puis avec Pierre Nora „Conversation sur l’histoire et le roman“, 25-44, dans Le Débat, n°144, mars-avril 2007. 29 Frank-Rutger Hausmann, „Voyage au bout de l’Holocauste. Bemerkungen zu Jonathan Littells Buch Les Bienveillantes“, lendemains, n°125, 2007, 162-168, ici 168. 30 C’est „un appareil de production culturelle caractérisé par l’industrialisation, la communication accélérée et massifiée, un contrôle idéologique neutralisant, l’insistance sur le 105 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres spectaculaire et l’iconique, la circulation publicitaire des messages“. Jacques Dubois, „Emergence et position du groupe naturaliste dans l’institution littéraire“, dans: Pierre Cogny (dir.), Le Naturalisme. Colloque de Cerisy, Union générale d’éditions, 10/ 18, 1978, 75-91, ici 79. 31 R. Schober, „Vision du monde et théorie du roman, concepts opératoires des romans de Michel Houellebecq“, 509. C’est un rapprochement que fait aussi C. Authier dans Le Nouvel Ordre sexuel, 56. 32 Eric Bordas, „Ironie de l’ironie“, dans: Vincent Jouve et Alain Pagès (dir.), Les Lieux du réalisme. Pour Philippe Hamon, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, éditions L’Improviste, 2005, 341-358. 33 C’est ce que Jonathan Littell explique à Pierre Nora: „[…] mon inscription dans le réel documenté est une dimension qui manque à toutes ces œuvres […]. Moi, j’essaye de serrer, de maintenir un point d’ancrage beaucoup plus fort pour tous les aspects qui relèvent des autres niveaux de réalité - le fantasmatique, l’onirique, le tragique, etc. -“ J. Littell, „Conversation sur l’histoire et le roman“, 40. 34 Ibid., 32. 35 Claude Lanzmann a dénoncé le flou artistique de cet exergue: „Le paradoxe inimaginable des Bienveillantes est que la tâche de mémoire, d’intellection et de récit de la Shoah est confiée à un SS, qui parle pendant plus de 900 pages. On est en droit de s’interroger sur la nature de cet improbable projet. L’auteur des Bienveillantes dédie son livre ‘aux morts’, mais le héros qu’il crée est un tueur de juifs.“ Le Journal du dimanche, 10 septembre 2006. 36 Le packaging des Particules élémentaires connote plus le divertissement que celui de Littell: il a paru en poche dans la collection „Nouvelle génération“ de la maison J’ai lu, et la couverture montre un Houellebecq narquois, cigarette aux lèvres et sac plastique à la main. Jonathan Littell a „eu“ la blanche de chez Gallimard et en impose avec son volume et ses pages compactes. Seul le bandeau est un peu racoleur, en reprenant l’attaque amplement controversée du livre: „Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé.“ (Pour E. Husson et M. Terestchenko, c’est un „pacte pervers“, Les Complaisantes, 18). 37 Elle explique que cet activisme destructeur ne procède pas d’un refus absolu du monde (Houellebecq restant, comme Zola d’ailleurs, fasciné par certains phénomènes du monde moderne) mais d’un „rejet de toute forme d’’art utile’ comme forme d’apaisement social“, et qu’à ce titre, il assigne au roman „une sorte d’utilité destructrice“. R. Schober, „Renouveau du réalisme? ou de Zola à Houellebecq“, 338 et 339. Quant à J. Bessière, il fait de Houellebecq le représentant de la littérature de la condamnation du contemporain: Qu’est-il arrivé aux écrivains français? 38 La forme est aujourd’hui encore „le grand crime“. La critique dénonce la forme vulgaire de nos deux romanciers et de façon plus originale, une Nancy Huston s’offusque de la complaisance de l’institution littéraire devant les déchaînements de haine et l’extase du dégoût d’une Elfriede Jelinek ou d’un Michel Houellebecq. Nancy Huston se demande, effarée, „Jusqu’où sommes-nous prêts à nous faire violence, au nom du sacro-saint de l’art? Que se passe-t-il […] si le fait de piétiner ainsi méticuleusement l’humanité suscite notre approbation esthétique? “ Professeurs de désespoir, 266-267. L’écrivaine résiste à la mystique de l’écriture. Elle remet radicalement en cause non le bien-fondé mais les motivations d’une esthétique du mal. Pour elle, en réalité, „Comme Elfriede […], sous prétexte de dénoncer des structures politiques et économiques oppressives, il [Houellebecq] donne libre cours à ses rages personnelles“, ibid., 300. 106 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres 39 Zola, „Préface“ (1 er janvier 1877), L’Assommoir, Paris, Presses Pocket, 1990, 521-522. 40 Lettre de Zola au Bien public du 13 février 1877, ibid., 524. 41 Michel Houellebecq, „Frapper là où ça compte“, dans: Rester vivant. Méthode (1991), dans: id., Rester vivant et autres textes, Paris, Librio, 2001, 23-27, ici 26-27. Les étapes précédant celle-ci, la dernière dans la „méthode“, sont: „D’abord, la souffrance“, „Articuler“ et „Survivre“. 42 Michel Houellebecq, Interventions, Paris, Flammarion, 1998, 53. 43 „Un livre est une expérience. Un écrivain pose des questions en essayant d’avancer dans le noir. Non pas vers la lumière, mais en allant encore plus loin dans le noir, pour arriver dans un noir encore plus noir que le noir de départ.“ Entretien de Jonathan Littell avec Samuel Blumenfeld, „Il faudra du temps pour expliquer ce succès“, Le Monde, 17 novembre 2006, 2. Et auparavant, à la même personne, sur le choix du „je“: „C’était le seul choix possible, car l’objet qui m’intéresse est le meurtre politique de masse. C’était le seul moyen de comprendre ces gens.“ „Jonathan Littell: ‘La parole vraie d’un bourreau n’existe pas’“, Le Monde des livres, 1 er septembre 2006, 3. 44 Les raisons invoquées pour ce choix sont triples: son expérience de l’humanitaire (et sa rencontre avec des bourreaux de notre époque), le souvenir traumatisant du Vietnam et la photo de Zoya Kosmodemianskaïa, une paysanne russe pendue par les nazis. „Ce qui est extraordinaire dans cette image, c’est qu’on perçoit à quel point cette femme a pu être belle. Cela m’a beaucoup travaillé, et en même temps c’était insupportable.“ „Jonathan Littell: ‘La parole vraie d’un bourreau n’existe pas’“. 45 „Il faudra du temps pour expliquer ce succès“, Le Monde, 17 novembre 2006 et „Jonathan Littell: ‘La parole vraie d’un bourreau n’existe pas’“. 46 J. Littell, „Il faudra du temps pour expliquer ce succès“. 47 J. Littell, P. Nora, „Conversation sur l’histoire et le roman“, 30. 48 V. Jouve, „Qu’est-ce qui fait la valeur des textes littéraires? “, 75. Tzvetan Todorov s’est interrogé brillamment dans un essai sur comment se comporter Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1991. 49 V. Jouve, „Qu’est-ce qui fait la valeur des textes littéraires? “, 75. 50 Claude Lanzmann, „Une documentation impeccable mais… Lanzmann juge ‘les Bienveillantes’“, propos recueillis par Marie-France Etchegoin, Le Nouvel Observateur, n°2185, 21-27 septembre 2006, 27. 51 C’est ce qu’il dit à Pierre Nora, „Conversation sur l’histoire et le roman“, 39. 52 V. Jouve, „Qu’est-ce qui fait la valeur des textes littéraires? “, 75. 53 Littell se revendique d’ailleurs de Maurice Blanchot et Max aussi lit ce dernier. Max Aue est intelligent, il comprend tout, analyse tout, il ressent l’horreur: „Je suis sorti de la guerre un homme vide, avec seulement de l’amertume et une longue honte, comme du sable qui crisse entre les dents“, B, 19 ou encore: „Vous devez trouver que je vous entretiens bien froidement de tout ça […]“, B, 616. Mais il ne formule ni remords ni excuses: „Je ne regrette rien: j’ai fait mon travail, voilà tout […]“, B, 12 et il rédige ces souvenirs „pour me remuer le sang, voir si je peux encore ressentir quelque chose, si je sais encore souffrir un peu. Curieux exercice“, B, 19. Jean Bessière explique: „Jonathan Littell […] s’attache à décrire la bureaucratie de la guerre et de l’extermination et ce qu’elle vise et permet: la production sociale de l’indifférence morale - de la part des agents allemands - et de l’invisibilité morale - celle des Juifs. […] Il y a là cependant plus. Le roman décrit un maximum d’organisation sociale, un maximum de définition d’une identité sociale, qui participe, comme il a été dit du partage entre les amis et les ennemis, ceux qui agissent sans responsabilité et ceux qui sont responsables sans qu’ils agissent nécessairement. Il 107 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres est ainsi le roman qui dit le plus explicitement ce qu’est une société sans référent.“ Qu’est-il arrivé aux écrivains français? , 88-89. 54 Et à ce titre, le livre est bien, comme le dit Max Aue dès les premières lignes de son récit, „un véritable conte moral, je vous l’assure“, B, 11. Pour une position opposée, voir François Dufay, „Les Bienveillantes, un an après“, Le Magazine littéraire, n°467, septembre 2007, 30-33, ici 32 et 33 et au même endroit: Daniel Mendelsohn, „Retracer l’histoire d’une famille exterminée“, 39-40, ici 40. 55 J. Littell, „Conversation sur l’histoire et le roman“, 44. 56 Jonathan Littell, „Cho Seung-hui, ou l’écriture du cauchemar“, Le Monde, 22 avril 2007. 57 Nancy Huston, „Art, folie, responsabilité“, Le Monde des livres, 4 mai 2007, 2. 58 A. Compagnon, La Littérature, pour quoi faire? , 66-67. Bibliographie: Authier, Christian, Le Nouvel Ordre sexuel, Paris, Bartillat, 2002. Bertrand, Jean-Pierre, „Haro sur l’idéologie“, COnTEXTES, février 2007. Disponible à cette adresse: http: / / www.revue-contextes.net/ document.php? id=218. Bessière, Jean, Qu’est-il arrivé aux écrivains français? D’Alain Robbe-Grillet à Jonathan Littell, Loverval, Labor, 2007. 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Dennoch können Houellebecqs und Littells Romane aus literaturgeschichtlicher Perspektive als Fortschritt angesehen werden. Am Ende des Aufsatzes steht die Frage, welcher intellektuelle Gewinn aus der Lektüre dieser ‘angefaulten Literatur’ zu ziehen ist.