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2008
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Finitude et Justice: Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir

2008
Debra Bergoffen
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49 Dossier Dossier Dossier Dossier Debra Bergoffen Finitude et Justice: Tous les hommes sont mortels , par Simone de Beauvoir Publié en 1946, le roman Tous les hommes sont mortels fut peu apprécié en France lors de sa sortie, 1 et subit un sort similaire aux Etats Unis dès qu’il fut traduit. Anthony West déclara dans le New Yorker qu’il était „difficile de croire que cette présomptueuse et affreusement vulgaire pièce d’écriture puisse être un roman sérieux“. 2 Frances Keenes, en rédigeant un compte-rendu pour The New York Times, le compara à Orlando de Virginia Woolf, auquel il était inférieur selon lui: „[…] La modestie de cette esprit créatif [à savoir, Virginia Woolf] a développé une action romanesque presque identique, avec comme résultat une œuvre d’art vivante. Mais l’ouvrage présent échoue, parce que Mademoiselle de Beauvoir n’y a pas mis tout son cœur.“ 3 Quelques années plus tard, les jugements sur ce roman devinrent plus favorables. En 1962, Maurice Cranston jugea Tous les hommes sont mortels comme un des romans beauvoiriens les plus réussis. Il explique ce succès artistique par le lieu et le moment de sa création: un Paris occupé par la Gestapo, où on définissait les gens selon leur appartenance ou leur hostilité envers la Résistance. Il lit le roman en le plaçant dans le contexte de ces quelques phrases de Sartre énoncées dans l’article „La République du Silence“ (publié dans Situations III): „Chaque seconde nous faisions l’expérience la plus complète possible de la signification de l’expression ‘Tous les hommes sont mortels.’ Et la décision prise par chacun de nous était librement choisie, parce que prise en présence de la mort et donc susceptible à être exprimée comme ‘Il vaut mieux mourir que…’“ 4 En 1998, Kate et Edward Fulbrook rangent Tous les hommes sont mortels parmi les ouvrages éthiques beauvoiriens de cette époque-là. Comme Keene, ils comparent ce roman avec Orlando, mais cette fois-ci avec un jugement en faveur de la Française. 5 Malgré cela, Tous les hommes sont mortels reste une œuvre négligée. Je suis convaincue qu’il s’agit d’une erreur. Si on la compare à l’essai beauvoirien „Littérature et métaphysique“ paru la même année, on découvre qu’elle a été conçue comme un roman métaphysique. Dans le contexte des ouvrages philosophiques qui l’entourent, Pyrrhus et Cinéas de 1944 et Pour une morale de l’ambiguïté de 1947, ce roman développe les implications politiques de l’éthique existentialiste de Simone de Beauvoir. Enraciné dans son époque intellectuelle et politique, Tous les hommes sont mortels continue à nous parler. Si les habitants de la France occupée se catégorisaient par leur rapport avec la Résistance, Tous les hommes sont mortels universalise cette manière de concevoir la personnalité humaine. Il montre la manière dont la résistance à une vision politique absolutiste peut être importante pour une politique de la justice. 50 Dossier Dossier Dossier Dossier Par sa défense d’une attitude de particularisme et de liberté, ce roman métaphysique pourrait aussi être entendu comme anticipation de la „politique de la révolte“ de Julia Kristeva. Comme chez Kristeva, dans Tous les hommes sont mortels sont désapprouvées toutes les idéologies politiques qui prétendent parler d’une manière absolue et universelle pour d’autres époques et d’autres hommes. Ce que Kristeva appelle une politique de la révolte, Beauvoir appelle une politique de la liberté, de la protestation et de l’engagement. Les principes de cette politique sont énoncés dans Pour une morale de l’ambiguïté. Beauvoir commence cet essai philosophique en refusant „de nier à priori que des existants séparés puissent en même temps être liés entre eux, que leurs libertés singulières puissent forger des lois valables pour tous“. 6 Sur la base de ce refus, elle découvre „qu’aucune existence ne peut s’accomplir valablement si elle se limite à elle-même; elle fait appel à l’existence d’autrui.“ 7 En déclarant que la relation entre le moi et les autres est indissoluble et qu’„on ne peut révéler le monde que sur le fond du monde révélé par les autres hommes“, 8 Beauvoir affirme que „la liberté ne peut se vouloir sans viser un avenir ouvert“. 9 Elle nous rappelle que nos projets persisteront seulement s’ils sont poursuivis par d’autres. 10 En résumant, elle conclue qu’„il faut dévoiler le monde au fin d’un dévoilement ultérieur, et d’un même mouvement chercher à libérer les hommes par qui ce monde prend un sens“. 11 A travers ces arguments, Pour une morale de l’ambiguïté dessine la relation entre les exigences de la liberté, la nécessité de la protestation et la responsabilité de l’engagement. A travers le portrait de la vie d’un homme, Fosca, qui en choisissant l’immortalité croit pouvoir échapper aux exigences, nécessités et responsabilités, Tous les hommes sont mortels nous met en garde contre les conséquences destructives de cette fuite. En déformant l’axiome marxiste selon lequel la justice dépend de l’abolition de l’exploitation et de la fin de l’indigence matérielle, Tous les hommes sont mortels nous amène à considérer la justice sous l’aspect du manque de temps, qui remplace les critères économiques. De cette manière, ce roman transforme et élabore les vérités tragiques et productives de finitude et de justice ébauchées dans Pyrrhus et Cinéas. Plus exactement, il montre comment le désir de nier notre finitude et l’illusion d’un espoir utopique favorisent une politique antihumaine. En se concentrant sur le type de manque de temps appelé finitude, Tous les hommes sont mortels plaide pour la formule suivante: l’unique forme de vie qu’il vaut la peine de vivre est celle que l’on peut risquer, parce que la passion naît du risque et la vraie vie nécessite la passion. En raison de la limitation du temps (nous sommes vulnérables à la mort), les risques de la finitude sont étroitement liés aux contingences temporelles. Il n’y a aucune garantie que nos décisions auront les conséquences que nous souhaitons, et il n’est pas garanti non plus que nos projets, qui sont l’expression de nos désirs, exprimeront également les désirs des autres. Par la création d’un personnage qui perd son humanité en tentant d’échapper à sa finitude, Beauvoir transforme le très répandu préjugé contre la mortalité en un 51 Dossier Dossier Dossier Dossier argument en sa faveur. Quand il est immortel, Fosca a le sentiment d’être un esclave de la vie. Par la réfutation de ses calculs, il réalise que c’est une erreur que de mettre sur le même plan la liberté et le pouvoir. Sans la possibilité de prendre des risques, sa passion faiblit. La vie devient pour lui un jeu sans intérêt, rien n’a plus d’importance. En bref, comme immortel, Fosca est privé de la liberté de la manière la plus radicale qu’il soit. Face à cette perte, nous discernons une relation essentielle entre risque, échec, liberté et notre humanité. Beauvoir souligne que sans les ambiguïtés et les précarités de la finitude, le désir serait superflu. Nos besoins seraient satisfaits par une planification judicieuse. C’est uniquement parce que nous sommes dans l’impossibilité d’être sûrs de notre réussite que nous éprouvons de la passion. Si nous parvenions à reconnaître la valeur de cette impossibilité, nous arriverions à la valeur existentielle de la liberté. Afin de comprendre pourquoi Beauvoir a choisi d’explorer ces questions dans une œuvre de fiction, nous devons nous tourner vers son essai „Littérature et métaphysique“. Là, elle établit un lien entre son expérience avec le genre littéraire hybride du roman métaphysique et la révolte existentialiste contre la philosophie traditionnelle. Les existentialistes ont en commun avec les philosophes antérieurs la réflexion sur l’opposition entre le fini et l’infini, l’universel et le particulier, l’absolu et le relatif. Se pencher sur ces problèmes est une des tâches de la métaphysique. Dans la philosophie traditionnelle, la métaphysique était un système complet et fermé. En l’absence d’un point de référence universel, les existentialistes déclarent un tel système impossible pour eux. La critique d’ Hegel formulée par Kierkegaard est peut-être la manifestation la plus radicale de ce refus. Etant donné que la métaphysique est toujours basée sur notre situation particulière et finie, il faudrait la concevoir non comme un système, mais comme une attitude, „qui consiste à se poser dans sa totalité face à la totalité du monde“. 12 Par conséquent, Beauvoir préfère parler de „situation métaphysique“, dépendante des circonstances „charnelles“ de l’expérience personnelle, subjective et dramatique, au lieu de „métaphysique“ tout court. Elle écrit que c’est „à travers ses joies, ses peines, ses résignations, ses révoltes, ses peurs, ses espoirs" que „chaque homme réalise une certaine situation métaphysique“. 13 Dans „Littérature et métaphysique“, Beauvoir nous explique qu’elle a créé ce genre littéraire hybride pour éviter les limitations de la pure philosophie et de la pure littérature. La philosophie la plus pure perd le particulier par sa concentration sur l’abstrait. La littérature la plus pure, où les personnages de la fiction sont caractérisés par leur psychologie ou leur appartenance sociologique, perd quant à elle la dimension métaphysique de leurs vies. Par la création de personnages qui connaissent les dimensions d’„angoisse, révolte, volonté de puissance, crainte de la mort, fuite, soif de l’absolu“, 14 Beauvoir prétend éviter les deux formes de limitation, en rendant les tensions métaphysiques du fini. Le destin de Tous les hommes sont mortels indique que la supériorité du roman métaphysique à la philosophie n’est peut-être pas aussi évidente que Beauvoir le suggère. En réalité la relation entre ce style hybride et la philosophie pure est as- 52 Dossier Dossier Dossier Dossier sez complexe. Ceux qui pensent qu’il s’agit d’un roman important (et j’appartiens à ce groupe-là) l’ont lu dans le contexte des essais philosophiques beauvoiriens. Cela signifie que les personnages de ce roman métaphysique atteignent toute leur profondeur seulement à l’aide de l’essai philosophique. Il signifie également que la réalité vécue qu’on trouve dans le roman est un défi aux interprétations trop faciles des essais. Par exemple, dans Pour une morale de l’ambiguïté, l’homme sérieux, le personnage qui s’enfuit devant sa liberté à cause de sa croyance dans des valeurs qu’il suppose comme objectivement existantes, est identifié soit comme l’origine d’une politique terroriste, soit comme un être susceptible d’être manipulé par des idéologies totalitaires. Mais dans Tous les hommes sont mortels, la politique de la terreur est attribuée à quelqu’un qui sait qu’il peut donner un sens au monde et qui croit avoir le droit de lui imposer un sens choisi par lui-même. En outre, ceux qui adoptent la vision de Fosca ne sont pas nécessairement convaincus de sa validité objective; ils acceptent cette vision parce que Fosca a le pouvoir de les terroriser. Dans le roman, la conception unidimensionnelle de la liberté développée dans l’essai devient plus compliquée. Ici, le tyran n’est pas caractérisé par la fuite devant la liberté, mais par le désir de posséder le pouvoir absolu. Pareillement, ce n’est pas la fuite devant la liberté mais le désir de préserver sa dignité face au pouvoir qui pousse l’homme sérieux à croire dans l’objectivité revendiquée par le tyran. A travers la combinaison des essais avec le roman, nous découvrons la complexité de la pathologie de la tyrannie. Nous pouvons discerner les qualités singulières du roman métaphysique en suivant ces commentateurs qui comparent le livre que Beauvoir a écrit - Tous les hommes sont mortels - avec le livre qu’elle n’a pas écrit: Orlando. Les deux romans semblent traiter le même thème: les conséquences de la transformation de notre condition mortelle dans une condition immortelle. En réalité, c’est seulement Beauvoir qui réfléchit vraiment sur l’immortalité; pour Woolf, il s’agit d’un simple moyen de préparer l’action de son personnage principal. Orlando n’a pas vraiment besoin de l’immortalité, il ne connaît aucune dimension métaphysique; mais de cette manière il peut multiplier infiniment les possibilités normalement limitées de la finitude. Compte tenu des essais beauvoiriens, de sa conception de la responsabilité de l’écrivain et de son expérience personnelle dans la France occupée et d’après-guerre, nous pouvons supposer que si Beauvoir avait écrit Orlando, elle aurait examiné le refus d’Orlando de devenir un écrivain engagé, en abordant des questions de complicité et de liberté. Le roman de Virginia Woolf n’est pas discrédité par l’absence de ce questionnement; mais nous percevons ainsi la particularité du roman métaphysique et comprenons qu’il serait superficiel de comparer deux ouvrages complètement différents. Pour Fosca, le personnage principal du livre que Beauvoir a décidé d’écrire, l’immortalité est définitive. Ce n’est pas un accident qui lui arrive, c’est au contraire quelque chose que lui-même a choisi. Il croit qu’en devenant immortel, il surmontera l’obstacle majeur à son désir tyrannique d’être universel: le manque de temps. Quand Beauvoir nous présente Fosca comme étant l’unique personne à prendre 53 Dossier Dossier Dossier Dossier une telle décision, elle souligne la signification de ce choix. Aucun membre de sa famille en possession de la potion magique ne prend le risque de la boire, et Catherine, son épouse, avertit Fosca du danger. La seule personne séduite par la promesse de l’immortalité est Fosca, caractérisé comme tyran. Les dangers de cette séduction sont représentés à travers deux conflits qui marquent le roman: le premier entre Fosca et Catherine, et le second entre Fosca et son arrière-petit-fils Armand. Le premier conflit survient tôt dans l’action, étant au même temps un pressentiment et un avertissement; le second conflit arrive plus tard et est utilisé comme critique de la politique humaniste. Les deux mettent à disposition des critères pour la justice de la finitude. Catherine prévient Fosca deux fois. Le second avis, déjà mentionné, concerne sa décision de devenir immortel. Le premier se produit avant que l’immortalité ne paraisse possible. Fosca est poursuivi par la mort - non pas parce qu’il a peur de la mort à proprement parler, mais parce qu’au moment de sa mort, son projet mourra aussi. Encore mortel, il fait de son mieux pour sauver sa ville. Plutôt que de se rendre à un ennemi plus puissant et sauver ainsi la vie de son peuple, il ferme les portes de la ville à clé, abandonnant, à l’extérieur, les femmes, les enfants et les vieux à un sort cruel. Il réserve ses maigres ressources pour les hommes en bonne santé. Son épouse, furieuse, le lui reproche: „Les hommes prieront pendant que les Génois violeront leurs femmes! “ 15 Fosca n’est pas ému. Dans cette scène entre mari et femme, nous observons un comportement qui semble correspondre aux clichés de la rationalité calculatrice masculine et de la compassion sentimentale féminine. Si c’était de la littérature pure, l’affaire serait réglée, mais ici la mise est majeure. On verra à quel point dans Le Deuxième Sexe. Les discussions dans Pour une morale de l’ambiguïté autour de l’engagement en constituent le début. Bien que Fosca ait laissé le sort des femmes de sa ville entre les mains de l’ennemi, il existe une femme qu’il protège: son épouse. Catherine le défie à propos de cette exception: selon elle, il devrait protéger non seulement sa propre famille, mais aussi tous ceux qui ne peuvent pas se défendre par eux-mêmes; s’il ne protège pas les autres, il n’a pas le droit moral de sauver son épouse. Fosca ne tient pas compte de ces arguments, qui sont pour lui l’expression d’un trivial énervement féminin. Pour Beauvoir, le défi de Catherine n’est pas du tout insignifiant: il marque l’incapacité de Fosca de comprendre les vraies obligations de son engagement et souligne l’injustice de son refus à adopter une politique d’austérité. Malgré cette imperfection du caractère du personnage principal, il assume au moins ses obligations envers sa famille, ce qui sert à limiter l’exercice de son pouvoir. Il ne permettra ni le viol de son épouse ni le sacrifice de son fils pour la ville. Il ‹gaspillera› une partie de ses ressources pour eux. Beauvoir fait ressortir cette obligation, en remarquant que, comme membre d’une famille, Fosca n’avait pas le pouvoir de jouir de tout son pouvoir, même lorsqu’il était devenu immortel et disposait donc d’un temps illimité. Ses actions restaient entravées par ses engagements envers sa famille. C’est seulement quand le dernier membre de celle-ci disparaît qu’il est vraiment autonome et peut finalement savourer tous les avantages de 54 Dossier Dossier Dossier Dossier l’immortalité. Sans les contraintes de l’amour, de la mémoire ou du devoir, Fosca s’élève au-dessus des lois. Son pouvoir est maintenant absolu, aucune vie humaine ne compte désormais pour lui, sans exception. 16 Cela lui prend beaucoup de temps (il en a suffisamment) pour découvrir le coût de cette liberté. Une vie au-dessus des lois de l’engagement humain a son prix: isolation extrême, répulsion, désespoir. Bien que Fosca considère tous ceux qui vivent en respectant cette obligation comme des idiots, il se demande néanmoins s’ils partagent peut-être un secret qu’il ne connaît pas. 17 Ce mystère, entrevu par Fosca quand il était encore mortel, devient de nouveau important pour lui quand il se rapproche par amour de la vie et de ses obligations. 18 Mais, la plupart du temps, le secret reste impénétrable pour lui. La seconde dispute ne concerne pas les mystères. Le conflit entre Fosca, le tyran qui choisit l’immortalité, et son arrière-petit-fils Armand, le révolutionnaire qui la rejète, représente la lutte entre les réalités de la finitude et le désir de l’infini. A travers le personnage de Fosca, le roman révèle la manière dont l’illusion de l’infini détruit la dignité humaine. Au contraire, au travers du personnage d’Armand, il révèle comment la passion de la liberté détruit cette illusion. Cette dispute nous fait découvrir la relation essentielle entre des illusions qui semblent inoffensives et l’injustice. Si Fosca est un tyran, c’est un tyran bon enfant. Il s’agit d’un humaniste, qui en poursuivant les idéaux humanistes de paix et de bonheur, révèle le despotisme inhérent à l’humanisme. En se réclamant de ces idéaux, Fosca conçoit la vie comme une valeur donnée. Il opprime les autres, en prétendant agir pour leur bien; il nie leur particularité en faveur de son projet universel. Il ignore la justice de la finitude: que les vies finies des contemporains ne peuvent pas être sacrifiées pour un futur qu’ils ne partageront pas. La valeur du présent comme époque du désir et de la liberté des vivants doit être respectée. En trahissant la signification finie du présent, Fosca trahit aussi la signification du futur, qui sera également une époque du désir et de la liberté pour ceux qui vivront alors. La contingence est une forme de justice; un futur contrôlé priverait les générations à venir de leur liberté et de leur désir. En essayant de déterminer et de fixer le futur, Fosca ne tient pas compte d’un point essentiel: le temps libre du renouvellement, qui est le temps de l’autre. La face anti-humaine de l’humanisme se montre dans deux illusions qui sont à sa base. Premièrement, l’illusion qu’une seule personne peut déterminer le bien commun, que l’on peut résumer comme étant le mirage d’une perspective universelle. Deuxièmement, l’illusion du progrès, qui favorise la décision prise par Fosca de devenir immortel. Il est convaincu qu’avec assez de temps son but humaniste peut être réalisé dans l’histoire. Si ce but n’a pas encore été atteint, c’est, selon lui, à cause de l’absence d’un guide. Il pense être ce guide, qui comme immortel pourra garantir la direction progressive et la continuité du temps. Ici, ce ne sont pas la liberté et le désir des autres qui sont niés par lui, mais la contingence radicale du temps. A vrai dire, ces deux formes de négation ne peuvent pas être sépa- 55 Dossier Dossier Dossier Dossier rées; c’est la contingence temporelle qui est à l’origine de la possibilité de notre liberté. Fosca a besoin de plusieurs centaines d’années pour surmonter ces illusions. Au début, il n’est pas attentif aux catastrophes naturelles qui détruisent ses victoires. Comme il n’a jamais prétendu pouvoir contrôler la nature, il prend ces accidents à la légère. Il ne les interprète pas comme des indices de la contingence radicale du temps et du futur. Mais il y quelque chose dans le fonctionnement de l’histoire qui commence à le déranger: Fosca découvre à plusieurs reprises que dans certaines situations historiques, il n’y a aucun choix et qu’il est incapable d’influencer la direction de l’histoire par sa volonté. En vertu de cette découverte, Fosca passe d’humaniste utopique à déterministe mécanique. Il décide que l’univers qu’il avait voulu dominer n’existe pas. La raison ne peut pas unifier l’humanité et Fosca est accablé par cette conclusion. Ne croyant plus à sa liberté ou à un futur utopique, son corps sensuel meurt. Le cri de Régine dans la dernière ligne du roman semble se référer à cette mort. Si ce bruit effrayant est la dernière note du livre, à mon avis, ce n’est pas le dernier mot de Beauvoir. Elle le fait prononcer par Armand. En créant le personnage d’Armand, Beauvoir nous montre l’échec de la formule choisie par Fosca: celle des visions utopiques, où la raison est supposée contrôler le temps; ou celle des revendications mécaniques, où le temps est contrôlé par les forces de la nature. Armand, en reconnaissant les réalités de finitude et de contingence, rejette toutes les idéologies qui ont pour but le contrôle. Au lieu de cela, il préconise une politique de la liberté et de la protestation. Cette politique accepte les risques et passions de la finitude comme source de justice. Son objectif est de garantir que les projets du présent rendent possibles les contingences du futur. Armand a la même apparence que son arrière-grand-père; mais il semble avoir hérité non seulement de l’apparence extérieur de Fosca, mais aussi de son expérience, ne croyant ni au droit de contrôler les autres (même pour leur bien), ni aux illusions de l’humanisme ou du progrès. Par contre, il incarne l’idéal d’une liberté conçue comme désir toujours imprévisible et insatisfait. Il s’allie avec d’autres révolutionnaires qui partagent ses convictions; par cette reconnaissance de son engagement envers la communauté, il lutte pour une liberté basée sur les réalités de finitude, d’insuccès et de contingence. Après l’échec de l’insurrection du 13 avril, Garnier, le compatriote d’Armand, dit à Fosca: „Nous n’avons pas à attendre que l’avenir donne un sens à nos actes; sinon tout action serait impossible. Il faut mener notre combat comme nous avons décidé de le mener, c’est tout.“ 19 Autrement dit, il faut réaliser ses projets dans le présent car même s’ils sont dirigés vers le futur, ils ne peuvent pas le déterminer. Face au futur, l’éternel inconnu, Armand et les autres comprennent que le seul but légitime de leur projet est la liberté, c’est le seul but qui respecte la contingence radicale de notre finitude, les responsabilités de l’engagement y compris. Fosca éprouve de la méfiance à l’égard d’Armand. Il veut savoir ce que l’homme doit faire avec ses forces une fois qu’il sera libéré. Armand répond: „Qu’importe! Il 56 Dossier Dossier Dossier Dossier en fera tout ce qui lui plaira. Il faut d’abord les délivrer.“ 20 Fosca insiste sur le fait que le futur dont Armand rêve ne se produira jamais, mais ce dernier réplique: „Ce que nous décrivons comme un paradis, c’est le moment où les rêves que nous formons aujourd’hui seront réalisés. Nous savons bien qu’à partir de là d’autres hommes auront des exigences neuves…“ 21 Armand et ses amis nous donnent des traductions politiques de ce que Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté appelle l’éthique de la protestation et de l’engagement. Comme raconté dans Tous les hommes sont mortels, il s’agit d’une politique de la finitude, qui rejette les illusions d’objectifs absolus défendus par Fosca. Dans le cadre de cette politique, l’imprévisibilité de mon projet est le signe distinctif de ma liberté et est essentielle pour la liberté des autres. Si comme être humain je me sens attiré par le futur, ceci exige que je me sente aussi attiré par ses possibilités en perpétuel renouvellement. Pour revenir à la dispute entre Fosca et Catherine, je pense qu’Armand incarne une manière de penser que Kristeva appellerait l’humilité: une pensée qui accepte ses limitations, reconnaît notre mortalité et se réjouit de l’incertitude du futur. Dans Tous les hommes sont mortels, cette manière de penser assume dans la personne d’Armand un caractère androgyne: comme Fosca, il calcule le succès de son projet; comme Catherine, il confirme les bornes de l’engagement. Ses calculs prennent comme point de référence la relation entre les nécessités de la finitude et les contingences du futur. Dans sa lutte pour un futur qui ne peut pas être garanti, au lieu d’une vision utopique, Armand se bat pour la liberté des générations à venir. Il retient le projet d’un futur ouvert, qui assurera la constante renaissance de l’humanité. Ces conflits entre Fosca, Catherine et Armand nous conduisent vers le principe d’une politique de la finitude: en dépit de notre passion pour certains projets, nous devons nous rappeler qu’ils n’appartiennent pas à nous seuls; ils appartiennent aussi aux autres, qui peuvent soutenir, modifier ou remettre en question nos visions. Cette politique commence par une interrogation: Qui possède le présent et le futur? La réponse est que le présent appartient à nous tous, mais le futur n’appartient à personne, ce qui transforme une constatation éthique en des projets politiques. Ces projets acceptent la tâche difficile de matérialiser notre manière d’exister à l’intersection entre le particulier et l’universel. Cette tâche, identifiée dans Pour une morale de l’ambiguïté, est celle de formuler des lois non seulement valables pour tous, mais aussi respectueux des limitations de la finitude. Par ce respect, cette politique évoque la relation universelle et indissoluble entre moi et les autres, qui implique aussi la différence: aucune existence ne trouvera son accomplissement si elle reste limitée à elle-même. (Traduction de l’anglais: Thomas Stauder) 57 Dossier Dossier Dossier Dossier 1 Cranston Brosman, Simone de Beauvoir Revisited, Boston, Twayne, 1991, 64. 2 Anthony West, „Prison of Wretchedness“, in: The New Yorker, 1955, 102. 3 Frances Keene, „Deathless Hero“, in: The New York Times, 30 janvier 1955, 4 & 20. 4 Maurice Cranston, „Simone de Beauvoir“, in: The Novelist as Philosopher: Studies in French Fiction, editor J. Cruickshank, New York, Oxford University Press, 1962, 172. 5 Edward and Kate Fullbrook, Simone de Beauvoir: A Critical Introduction, Cambridge, Blackwell, 1998, 44-51 & 100. 6 Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, 25. 7 Op. cit., 97. 8 Op. cit., 104. 9 Op. cit., 102. 10 Ibid. 11 Op. cit., 107. 12 Simone de Beauvoir, „Littérature et métaphysique“, in: Les Temps Modernes, 1(7) 1946, reproduit dans L’existentialisme et la sagesse des nations, Paris, Gallimard, 2008 ( 1 1948), 71-84; ici: 78. 13 Op. cit., 79. 14 Op. cit., 82. 15 Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, Paris, Gallimard, 1946, 97. 16 Op. cit., 122. 17 Op. cit., 210. 18 Op. cit., 302. 19 Op. cit., 354. 20 Op. cit., 362. 21 Op. cit., 371. Resümee: Debra Bergoffen, „Endlichkeit und Gerechtigkeit: Tous les hommes sont mortels , von Simone de Beauvoir“ Im Zentrum von Simone de Beauvoirs Roman Tous les hommes sont mortels stehen zwei Auseinandersetzungen. Die erste findet zwischen Fosca, einem Mann, der sich für die Unsterblichkeit entscheidet, und seiner sterblichen Frau Catherine statt und betrifft den Umgang mit den Anderen, die gesellschaftliche Solidarität und das Engagement. Der zweite Streit, hier zwischen Fosca und seinem sterblichen Urenkel Armand, betrifft die zwischenmenschliche Kommunikation, das Begehren und die Freiheit. Diese Meinungsverschiedenheiten lassen erkennen, dass die zum Wesen des Menschen gehörende Endlichkeit auch eine Voraussetzung für die irdische Gerechtigkeit darstellt. Indem sie aus der Sterblichkeit die politische Verpflichtung zur Respektierung der Eigenheiten des Anderen sowie gegenseitige Verantwortlichkeit ableitet, zeigt Beauvoir auf, dass politische Ideologien, die einen Allgemeingültigkeitsanspruch erheben, notwendig ungerecht sind. Durch die in Tous les hommes sont mortels etablierte Verbindung zwischen Gerechtigkeit der Freiheit und Gerechtigkeit des Begehrens definiert der Roman das Wesen der Menschenwürde auf eine Weise, die Julia Kristevas Konzept der Revolte vorwegnimmt.