eJournals lendemains 34/134-135

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Narr Verlag Tübingen
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2009
34134-135

L’Exil et le Royaume d’Albert Camus

2009
Lila Ibrahim-Lamrous
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147 Lila Ibrahim-Lamrous L’Exil et le Royaume d’Albert Camus L’Algérie comme chair de la poésie Albert Camus a eu pour l’Algérie un attachement profond et sincère comme en témoignent aussi bien ses ouvrages que ses déclarations; ce „fils de pauvre“ ne parviendra jamais à échapper au charme de ce pays qui lui offre des splendeurs et des mystères qu’il n’aura de cesse d’explorer avidement. Spectateur fasciné de cette terre porteuse de variations infinies, il y puise l’inspiration, propice à l’émergence non pas seulement d’un décor romanesque mais à celle d’images et de sensations. Il excelle alors à rendre les lumières, les couleurs, les senteurs et l’éclat des paysages méditerranéens. Son projet, semble-t-il, consiste davantage à traduire la fascination qu’exercent ces paysages sur lui et ses personnages, qu’à les évoquer fidèlement ou sobrement. Cet envoûtement constamment maintenu que traduisent ses textes l’a „porté à la fois si loin et si près de [lui]-même“. C’est à travers la dernière œuvre de fiction de Camus publiée de son vivant, L’Exil et le Royaume, 1 que nous souhaitons suivre les traces de cette relation intime et scripturaire qui a permis à l’auteur de „délier tant de chose en [lui]“. Pour cerner cette écriture algérienne et l’image de l’Algérie dans son texte, nous refusons de pratiquer une lecture politicienne ou idéologique - voire judiciaire -, celle que pratiquent encore de nos jours de nombreux lecteurs érudits ou non de Camus afin de démontrer que l’œuvre camusienne équivaut à un manifeste pour la survie de la France impériale. C’est encore l’analyse récente d’Amadou Falilou Ndiaye dans Ethiopiques, 2 pour qui L’Exil et le Royaume dresse beaucoup plus que le simple constat du contentieux communautaire en Algérie. Selon cet auteur, le recueil de nouvelles, au plan idéologique, appréhende le conflit algérien dans une radicale „occultation de la guerre assimilée alors à une insurrection circonscrite“ et traduit en filigrane „un déni du droit de l’indigène, l’incapacité à comprendre son droit à l’insoumission au nom de la loi: celle de l’unité et de la continuité de l’empire“. 3 Selon ce critique qui va jusqu’à appuyer son argumentation sur la réflexion antérieure d’Albert Memmi, 4 l’écriture de Camus est assimilée à une preuve du refus de l’auteur de se départir de sa mythologie nationaliste et de concevoir une réforme du système colonial. Dans Culture et impérialisme, 5 Edward Said semble aller plus loin encore lorsqu’il demande au lecteur de „considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial: c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud“. Partant, „la sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite 148 avec tant de finesse et d’ironie contrôlée, tout cela se nourrit de l’histoire de domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords et de compassion“. Les lectures idéologiques s’apparentent alors souvent à un véritable procès, au cours duquel l’auteur désormais sans parole et défense est jugé sur ses écrits lesquels, - on devrait l’admettre sans difficulté! -, traduiraient fidèlement à travers les mots et les blancs, ses pensées - mêmes les plus intimes - et son inconscient. Accusé de ne pas pouvoir échapper à la mentalité coloniale de son époque, Camus devient en somme „une figure impérialiste“ majeure. Nous ne souhaitons pas entrer dans ce débat, vieux et actuel, nourri parfois de ressentiment et de colère. Une critique n’est pas un plaidoyer pour la défense d’un artiste, plaidoyer qui obligerait à piocher des contre-arguments au fil des intrigues et des lignes. Du reste, ce débat parfois stérile n’ouvre pas à la compréhension de cette „poésie concrète“ qui naît sous la plume de l’auteur et que des recherches récentes explorent avec habileté. Dans cette perspective, force est de constater que „La Femme adultère“ laisse dans l’esprit du lecteur une trace indélébile: son opacité voulue, son caractère indéchiffrable stimulent la rêverie, suscitent la question inquiète mais gratifiante. Cette opacité participe ou naît de la brièveté de la nouvelle et de la mise en place de la chute, événement inattendu et point fort de la narration de ce genre de récit. Mais, et là plus qu’ailleurs, l’esprit du lecteur est perturbé, ce dénouement ne dénoue pas; loin d’être un dévoilement, il ouvre la voie à une réinterprétation de la nouvelle, force le lecteur à revenir sur le texte pour lui donner un autre sens. Ce retour à la première ligne, cette relecture incessante, programmé en quelque sorte par le texte, ramène au premier plan des phrases ambiguës, des images, des symboles, des signes passés inaperçus et longtemps encore récalcitrants à toute interprétation univoque. L’écriture de cette nouvelle condense les éléments poétiques mis en œuvre, réduits les stratégies structurelles, mais multiplie en contrepartie les pistes de lecture et place le lecteur devant cette ivresse poétique qu’analyse Gaston Bachelard dans La Poétique de la rêverie. 6 Notre objectif consistera alors tout simplement ou modestement à pratiquer une lecture attentive à l’agencement des mots et à l’expression des sensations, à l’écheveau de symboles et d’images, au choix des personnages et des situations dans lesquelles les personnages des nouvelles de ce recueil découvrent, atteignent ou non ce royaume dont ils avaient la préscience voire la nostalgie. Si „La Femme adultère“ se donne d’abord à lire comme le récit d’un voyage commercial de Marcel dans le Sud de l’Algérie, il convient de ne pas occulter, comme le préconise Peter Cryle, 7 la force fécondante de l’ambiguïté et le „réalisme physique“ de ce texte. La relation du voyage de Marcel est concurrencée par l’évocation des noces nocturnes de Janine avec le désert - épisode qui donne son titre à la nouvelle - ou son alliance fugitive avec l’univers transfiguré. L’événement diégétique, cette alliance mystique du sujet avec le cosmos, quadrille, gouverne les lois d’écriture de cette nouvelle placée sous le signe d’une dichotomie entre l’imaginaire 149 nocturne et l’imaginaire diurne laquelle est résorbée dans l’épisode final, sorte d’épiphanie du sujet qui se réconcilie provisoirement avec le monde et son être. Le récit de cet itinéraire spirituel du personnage, qui bénéficie d’un itinéraire géographique et physique, repose sur la mise en place d’éléments symboliques qui jalonnent la représentation du référent algérien. Peter Cryle peut ainsi conclure son analyse sur l’idée que „L’Exil et le Royaume nous ouvre le monde de la pierre qui pousse, de l’objet qui dépasse ses limites physiques et prend valeur symbolique“. 8 Cette perspective nous semble pertinente pour éclairer l’importance de cette „poésie concrète“ qui se nourrit du contexte algérien. Mais contrairement à Peter Cryle nous pensons qu’elle est aussi au service de la prise de position de l’auteur qui se tournerait vers le symbolisme et le rêve pour répondre aux convulsions de l’Histoire, qui proposerait à l’homme le „rêve“, dans le sens bachelardien du terme, pour renouer avec sa „nature profonde“. Lire la présence réelle et symbolique de l’Algérie dans les nouvelles de L’exil et le Royaume sans préjugés idéologiques, c’est aussi une façon de rester fidèle aux intentions de l’auteur. Le recueil, qui ne fait pas partie des séries trilogiques, constitue une sorte de charnière dans la création de Camus et approfondit sa réflexion sur l’art romanesque. L’écrivain, sans abandonner le dessein d’illustrer ses idées, s’avoue préoccupé de problèmes de techniques romanesques ou qui relèvent des stratégies d’écriture. Son intention est clairement d’expérimenter différents procédés narratifs et stylistiques. Pour Olivier Todd, „Camus semble se prouver qu’il sait jouer de plusieurs instruments“ 9 et met à l’épreuve son talent d’écrivain. L’Exil et le Royaume permet donc d’être sensible aux techniques de composition et d’écriture mises en œuvre par Camus pour dire cette terre algérienne, ce lieu où le sujet rencontre son altérité ou l’inéluctable. Trois nouvelles ont plus particulièrement retenu notre attention: „La Femme adultère“, „Le Renégat ou un esprit confus“ et „L’Hôte“ qui ont pour particularité commune de situer l’action loin des rivages algériens, ce littoral qui semble être le territoire du Français d’Algérie et qui a nourri le lyrisme descriptif de Camus. L’éloignement géographique permet aussi de s’écarter des „villes d’or“, de la thématique de Noces, de L’Envers et l’Endroit et notamment d’une écriture du mythe méditerranéen. Ce déplacement sur les Hauts Plateaux et dans le désert peut donner le sentiment d’un décentrement de l’auteur par rapport à son traitement habituel du paysage algérien et de la question algérienne. Pourtant, d’une part, les trois nouvelles accordent une forte importance à la présence de la nature pour la description de laquelle Camus retrouve parfois les éclats lyriques de Noces. D’autre part, en affrontant le territoire des Arabes, l’auteur ne réussit pas à abandonner complètement les stéréotypes et les techniques dont il use habituellement pour camper cette population autochtone. Les Arabes sont toujours décrits en groupe, fondus dans une masse qui les rend anonymes, interchangeables, sorte de silhouettes fantomatiques. Les arabes, dissimulés derrière leur vêtement, traversent la nouvelle „La Femme adultère“ comme des ombres inquiétantes: „Sur le remblai, tout près du car, des formes drapées se tenaient immobiles. Sous le ca- 150 puchon des burnous, et derrière un rempart de voiles, on ne voyait que leurs yeux. Muets, venus on ne sait d’où, ils regardaient les voyageurs“. 10 Dans „L’Hôte“, Camus s’attache à la mise en scène d’un seul Arabe tiré en quelque sorte de la foule dépersonnalisante mais il ne lui réserve pourtant pas un traitement de héros, il ne le sort ni de l’anonymat ni de l’état d’ombre et ne lui accorde pas un statut énonciatif. Le portrait de l’Arabe reste vague et proche du stéréotype, ses pensées et motivations restent obscures autant à Daru qu’au lecteur. Parmi les trois personnages de la nouvelle, l’Arabe demeure d’ailleurs le seul privé de nom; l’auteur le désigne comme „l’Arabe“ ou „il“, pronom de l’absence. Cet anonymat prend sens dans l’économie du récit et le système de distribution des personnages: selon Philippe Hamon, „l’anonymat peut être le signe plus profond d’une perte de vouloir, d’une dépossession de vouloir qui peut empêcher le sujet d’accéder au statut de sujet réel“. 11 Mais on constate par ailleurs que l’écrivain n’hésite pas à peindre aussi sans fard un Français d’Algérie: le traitement stéréotypique qu’il lui réserve également ne masque guère l’intolérance du personnage et n’atténue pas ses propos racistes: „Et puis, il y avait du porc au menu. „Le Coran l’interdit. Mais le Coran ne savait pas que le porc bien cuit ne donne pas de maladies. Nous autres, nous savons faire la cuisine“ […] Marcel pressa le vieil Arabe d’apporter le café. Celui-ci […] sortit à petits pas. „Doucement le matin, pas trop vite le soir“, dit Marcel en riant“. 12 Marcel, l’époux de la femme adultère, exprime constamment son mépris de l’autre et n’affiche qu’indifférence pour la terre qu’il parcourt à des fins commerciales. Mais à l’opposé, Daru, Janine et le Renégat sont fascinés par l’espace dans lequel ils éprouvent intensément amour et exil. C’est dans la contemplation avide du désert que Janine renoue avec son être profond, „ses racines“, après avoir fait l’expérience de la solitude; c’est sur les Hauts Plateaux que Daru, pris au piège de l’Histoire, manifeste son désarroi intérieur: „Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul“. 13 C’est aussi sous le „soleil sauvage“ de Taghâsa que le prêtre se perd dans un délire brûlant dans lequel se révèlent la fragilité de sa foi et l’aspect négatif de son projet de création d’un royaume du mal. Dans cette Algérie référentielle que l’écriture nous donne à voir, ces personnages en porte-à-faux perçoivent et vivent douloureusement l’hostilité entre les deux communautés. L’image de l’Algérie divisée et irréconciliable traverse les nouvelles, déployée de différentes manières. Janine, que possède parfois le regret de ne pas parler l’arabe, semble s’ouvrir progressivement au désir de comprendre cette communauté qui lui fait face. Elle découvre la vie libre et l’extrême dénuement de ces seigneurs du désert („Depuis toujours, sur la terre sèche, raclée jusqu’à l’os, de ce pays démesuré, quelques hommes cheminaient sans trêve qui ne possédaient rien mais ne servaient personne, seigneurs misérables et libres d’un étrange royaume.“ 14 ) mais ressent aussi l’impossibilité d’entrer en communication avec eux. Janine se heurte au silence et à l’indifférence de ces hommes orgueilleux: „ils ne la voyaient pas“. De nombreux exemples attestent ce sentiment de rejet et de négation qui condamne Janine à l’inexistence: „des Arabes les croisaient qui se 151 rangeaient sans paraître les voir, ramenant devant eux les pans de leur burnous“; „quelques uns sans paraître la voir tournaient lentement vers elle cette face maigre et tannée [...] ils ne la voyaient pas“. Cette expérience angoissante rappelle cruellement à Janine qu’elle ne peut atteindre ce „royaume“ et que tout échange avec l’Autre est vain. La même leçon est à tirer du drame que vit Daru: son rêve de fraternité, que l’on pourrait penser concrétisé par le repas partagé dans le cercle protecteur de l’hospitalité, ne garantit guère, en fait, la fin de l’antagonisme. La fatalité à l’œuvre dans ce récit se nourrit largement du sentiment ineffaçable d’incompréhension. La bonne volonté et le sens de la justice ou de l’éthique de Daru ne suffisent pas. Face à l’Arabe disposé à parler, voire à partager, Daru impose le silence: „L’Arabe s’était maintenant retourné vers Daru et une sorte de panique se levait sur son visage: „Ecoute“, dit-il. Daru secoua la tête: „Non, tais-toi. Maintenant je te laisse“. Il lui tourna le dos“. 15 Naturellement, la nouvelle „l’Hôte“ n’est pas sans renvoyer au drame que vit Camus amoureux d’une terre de laquelle il se sent rejeter. Cette nouvelle fait résonner dans tout le recueil l’écho du problème algérien et le dilemme de l’auteur: sa fidélité aux valeurs qui sont les siennes lui interdit aussi bien de renier son identité en se ralliant à l’indépendance qu’à cautionner la violence aveugle qui embrase l’Algérie. Cette impuissance à admettre ce qui se joue réellement place l’auteur dans une situation inconfortable que résume parfaitement la diégèse de „L’Hôte“, „nouvelle de l’exil et de la contradiction, de la responsabilité non assumée aussi“, 16 écrit Anne Chaurand. Mais au-delà de ce contentieux communautaire dont il serait maladroit de nier la prégnance dans tout le recueil, les nouvelles évoquent un malentendu plus général, un drame de l’incommunication qui concerne les hommes dans leur ensemble. Ce sentiment de rejet qu’éprouve Janine dans le désert n’est pas l’effet que du mépris qu’affiche l’Arabe à son égard. Cette indifférence se lit également dans le regard du militaire français que l’auteur se plait à comparer à un chacal. D’une manière significative, cette même image est utilisée pour peindre „l’Arabe arrogant“ qui croise le couple sur la place de l’oasis. Il existe une ressemblance étonnante entre les deux inconnus: l’un est mince, à la face longue et pointue; l’autre „un grand Arabe, maigre, vigoureux […] portait haut un visage aquilin et bronzé“. Les deux hommes posent un regard absent sur Janine („Elle attendait son sourire ou son salut. Il [le soldat] la dépassa sans la regarder, et disparu.“), regard qui agit comme un refus de communication. Pire, cette absence de reconnaissance par le regard signifie peut-être le mépris qu’inspire Janine aux individus qu’elle croise. Perturbée par ces rejets implicites, Janine cherche un soutien du côté de son époux. Mais elle se heurte chaque fois à l’indisponibilité de Marcel qui n’est capable de s’ouvrir ni aux désirs muets de sa femme ni au monde qui l’entoure. Force est alors de constater que „La Femme adultère“ relate l’histoire de la solitude de ce personnage féminin en quête d’échange, de son isolement dans le monde des hommes. Cette diversité de personnages masculins et les ressemblances dans leur comportement vis-à-vis de Janine attestent que l’essentiel de la nouvelle n’est 152 pas de décrire le fossé incommensurable qui sépare les deux communautés mais l’impuissance de l’individu à trouver en l’Autre l’écoute et le partage salutaires. Cette aspiration à l’échange qui caractérise Janine tout au long du récit prend une forme plus radicale dans „Le Renégat“ puisqu’elle passe par une volonté de puissance à travers le désir du personnage d’évangéliser les habitants de Taghâsa. Mais la foi du prête ne suffit pas pour convaincre ces nomades qui parviendront eux à soumettre sa volonté: en un retournement surprenant, c’est le prêtre qui finit par chanter les louanges des nomades devenus ses maîtres et qui abdique sa foi et sa raison. Ce récit halluciné permet peut-être de percevoir que cette terre algérienne et ses habitants agissent sur l’esprit des personnages pour les amener à renier leur moi social, conventionnel, étriqué afin de renouer avec leur être profond, à exhiber une frustration puis un moi plénier trop longtemps camouflé. Le prêtre renégat venu du Massif Central se révèle en conflit permanent avec sa nature et ses désirs. L’Autre, sous le soleil sauvage, l’amène à percevoir et à exprimer ses contradictions, son refus du monde physique et les erreurs de sa foi. Le personnage de l’autochtone n’a sans doute pas de réel statut énonciatif et diégétique dans les trois nouvelles, il est pourtant le réactif, celui qui par sa présence, sa nature ou sa différence provoque en Janine, Daru et le prêtre apostat la révélation de leur déchirement profond (l’exil) puis la découverte de l’essentiel (le royaume). Janine, Daru et le Renégat se sont confrontés d’une manière abrupte au monde de l’Autre. Les trois récits inscrivent le dépaysement et l’ouverture dans leur thématique, que ce soit par le biais du voyage ou de l’hospitalité. L’étranger, figure de l’hôte, 17 fonctionne comme trope de l’ouverture: il oblige l’individu à une prise de risque qui modifie sa relation à l’Autre, au monde et à son propre être vécu comme une forme d’altérité. L’hospitalité offerte par Daru condamne celui-ci à réinterroger ses certitudes et ses principes, l’ouvre au questionnement inquiet sur ses valeurs et son éthique. Cette relation d’accueil de l’Autre est aussi une relation d’accueil de soi, un soi non expurgé de ses contradictions et de ses angoisses. Quant au voyage, il provoque également la remise en question et la rupture. Janine récalcitrante tout d’abord cède à la fascination du désert et de ses habitants. La traversée du Sud favorise chez elle l’examen de son passé, de ses choix, bouscule ses habitudes et ses repères. Délaissée par tous, saisie d’un sentiment d’indignité, elle se tournera alors vers la contemplation du désert et, partant, d’ellemême. Dans l’autocar qui la mène vers les hauts plateaux de l’Algérie, Janine est amenée à revisiter son passé; elle voit ainsi défiler devant elle les images de la jeune fille qu’elle avait été, qui a cédé à la demande en mariage de Marcel simplement parce qu’elle avait „pens[é] avec angoisse à ce jour où, peut-être, elle vieillirait seule“. 18 Le passé convoqué fait prendre conscience à Janine des erreurs de ses choix, de sa passivité devant l’existence. Sa défaite est totale: sa vie, médiocre, n’a été qu’une succession d’habitudes et d’actes de soumission. L’incidence du voyage sur le personnage est donc nette: en quittant le littoral, Janine a ôté ses œillères, s’est éveillée à la lucidité. L’inquiétude qui en naît a cela de salutaire 153 qu’elle pousse Janine à s’interroger, à considérer les moindres détails de son existence et du monde comme tissés d’énigmes à élucider. Ainsi, la vision des nomades libres dans l’immensité du désert s’impose à son esprit et à son imagination; elle devient signes que le personnage questionne, indices d’un sens à explorer: „On apercevait de longues tentes noires. Tout autour, un troupeau de dromadaires immobiles, minuscules à cette distance, formait sur le sol gris les signes sombres d’une étrange écriture dont il fallait déchiffrer le sens“. 19 Le désert agit sur Janine parce qu’il est à l’opposé de son cadre de vie habituel, il est un lieu de révélation, un lieu d’ascèse qui favorise l’inquiétude, sentiment nécessaire pour que l’individu se retourne sur lui-même. Le voyage dans l’espace, dans cet espace en particulier, correspond à un voyage intérieur, intime qui débouche sur une remise en question de soi. Cette remise en question, inattendue et irrémédiable, douloureuse et salvatrice, laisse la femme infidèle désemparée parce qu’elle l’atteint dans ses racines les plus profondes: „Aussitôt, une angoisse sans nom l’envahit [...] Non, elle ne surmontait rien, elle n’était pas heureuse, elle allait mourir, en vérité, sans avoir été délivrée. Son cœur lui faisait mal, elle étouffait sous un poids immense dont elle découvrait soudain qu’elle le traînait depuis vingt ans, et sous lequel elle se débattait maintenant de toutes ses forces. Elle voulait être délivrée…“ 20 Janine découvre la vacuité de son existence, voire son inutilité mais aussi son désir d’autre chose, objet indécis, informulable mais plus fondamental. Son sentiment de vacuité et de médiocrité peut alors contenir une promesse de changement latent: „Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et qui pourtant n’avait cessé de lui manquer“. 21 Les trois acteurs des nouvelles font l’expérience du vide qu’offrent l’Histoire et la société et affrontent ainsi leur solitude. Exclus de l’échange, acculés à surmonter leurs contradictions et leurs doutes, ils recherchent la paix intérieure, l’unité. Cette unité de l’être ne peut naître que de la contemplation de l’unité du monde et de la nature. Ainsi que le démontre Mustapha Trabelsi, „le monde que convoite le personnage camusien [...] est celui de la totalité qui ne souffre aucune scission. A son unité participe l’unité de l’être. De l’un à l’autre il y a reconnaissance, participation, intégration. Ainsi ce monde est non seulement le soleil, la pluie éclatante de lumière sur la mer, le tremblement de la chaleur sur les pierres et la terre mise à nu mais aussi l’homme qui s’éveille à leur présence, les contemple, les interroge, règle sur la leur sa respiration, s’accorde en y consentant à leur clarté où à leur réalité, à leur évidence, à leur ordre“. 22 Camus traduit donc à nouveau dans ce recueil son rêve de réintégration de l’homme dans son royaume qui se situerait sur cette terre même. Il ne fait que poursuivre sa réflexion sur le rapport de l’homme au monde, c'est-à-dire, à l’homme, à la société et à la nature. L’Exil et le royaume approfondit la question des frontières et de la nature de ce royaume dont les personnages ont la nostalgie. Est-il dans la communion intense et fugitive avec la nature ou dans le rêve de fra- 154 ternité et d’échange avec les hommes? „La Femme adultère“ nous donne à voir une réponse dans la communion nocturne de Janine avec le désert, dans ses noces avec le cosmos. L’expérience de Janine s’apparente bien à une réconciliation de l’être avec lui-même: le personnage, plus lucide que jamais, trouve une paix intérieure à partir du moment où elle perçoit le monde de pierre qui étend son immensité et sa pureté devant elle. Elle sort de son „sommeil“ (dans tous les sens du terme) pour s’unir avec la nature et retrouve une sorte d’innocence originelle. Dans l’épisode final où concret et spirituel se rejoignent, l’univers prend possession de Janine, la féconde et la conduit jusqu’au plaisir de l’orgasme: „Janine ne pouvait s’arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond, où le froid et le désir maintenant se combattaient. [...] Janine s’ouvrait un peu plus à la nuit. Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. [...] il lui semblait retrouver ses racines, la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus…“. 23 Cette union permet à l’héroïne de prendre la mesure exacte de sa place dans l’univers et provoque une catharsis en forme de véritable renaissance. Janine est „délivrée“ sous le vaste ciel étoilé; immergée et fécondée par la nuit, purifiée aussi par la solitude, elle s’éloigne des contingences du superflu. L’étreinte cosmique ouvre Janine au bonheur et à l’unité de son être, le temps d’un regard. Camus retrouve des accents lyriques pour dire cette terre métamorphosée par le regard de l’individu délivré de tout souci de partage avec l’Autre et plongé dans la contemplation de l’univers. Janine est avant tout un regard, posé sur le désert, regard avide et agissant. Sa méditation à partir d’un lieu élevé est une contemplation du désert et du ciel, une quête ou captation des éléments et des forces du cosmos. Dans les autres nouvelles, les paysages sont tout autant importants lorsqu’il s’agit pour l’auteur de donner à voir cette expérience de quête de bonheur (réussie ou non), et ils sont présents sous formes de morceaux ou d’annotations descriptifs. Les tableaux s’organisent à partir des éléments naturels (eau, terre, air) et suggèrent ce „panthéisme sensualiste“ 24 qu’analyse Peter Cryle ou l’idée d’une totalité harmonieuse dans les couleurs, les senteurs et les mouvements. Mais surtout, l’évocation de la nature met en lumière l’importance des sensations de l’observateur: celui-ci se donne à l’univers, que son regard et son esprit embrassent; il est tout dans l’instant de la contemplation comme si plus rien d’autre n’existait. La description de la terre n’a de sens que parce qu’elle esquisse ce désir de l’individu de se fondre dans l’univers, ses efforts pour abolir la distance qui le sépare du monde physique. La méditation face au monde naturel est donc d’abord une façon de se l’approprier, de se fondre dans son règne. Cette fusion se réalise dans un sentiment fugitif d’éternité, dans un instant privilégié ou une halte apaisante dans l’écoulement du temps: sur la terrasse du fort d’où Janine découvre le désert, „il lui sembla que le cours du monde venait de s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait. En tous lieux, désormais, la vie était suspendue…“ 25 155 Dans L’Exil et le Royaume, l’Algérie décrite par Camus renvoie sans doute à sa terre de „fils de pauvre“ soumise aux aléas de l’Histoire qui, cruellement, impose une fracture irrémédiable entre deux communautés qui ne se comprennent pas. Mais, d’une manière plus flagrante, la terre évoquée est celle de la „pierre qui pousse“, celle du règne naturel qui donne à l’écriture de Camus sa coloration poétique et métaphorique. Dans la nouvelle „Le Renégat ou un esprit confus“, la métaphore, lyrique et violente, élabore constamment le lien entre le héros, son désordre mental et la nature: le renégat, „les yeux rongés par les épées de sel et de feu qui sortent de tous les murs“, est jeté à genoux „au creux de ce bouclier blanc dans la blancheur minérale des rues [sous] le couvercle de ciel bleu dur qui reposait sur les bords de la cuvette“. 26 Les paysages décrits, loin de procéder à l’exaltation d’un mythe méditerranéen, sont donc associés à des personnages, à leur vie intérieure. Ainsi, le désert, par son âpreté et son mystère, traduit parfaitement le silence intérieur de Janine et l’immensité de son désir d’autre chose; le soleil sauvage et l’éclat cruel de Taghâsa s’accordent à l’enfer moral de l’apostat „aveugle“ dans la lumière de la ville de sel, et, l’immensité vertigineuse des Hauts plateaux dit la solitude de Daru. Les descriptions témoignent du désir de Camus de donner à voir un monde intérieur, une quête des personnages tendus vers la réalisation de leur bonheur et de leur unité à travers l’unité du monde. Les personnages expriment leur sentiment de désunion et son origine dans le conflit entre l’homme et la nature. Cette leçon n’est pas sans rappeler une remarque de Camus dans Noces: „C’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure où je m’attache au sort des hommes qui vivent au lieu de contempler le ciel qui dure“. La contemplation, expérience de fidélité de l’homme au monde, conduit l’individu vers l’expérience de l’éternité et ancre l’écriture de Camus dans la chair de la poésie. 1 Albert Camus, L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, 1957. 2 „Albert Camus et l’empire“, in: Ethiopiques, Revue négro-africaine de Littérature et de Philosophie, n°77, 2ème semestre 2006. 3 Ibid. 4 Albert Memmi, Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, Folioactuel, 1985. 5 Edward Said, Culture et impérialisme, trad. de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000. 6 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, PUF, 1960. 7 Peter Cryle, Bilan critique: L’Exil et le Royaume d’Albert Camus, essai d’analyse, Paris, éditions Minard, Lettres modernes, 1973. 8 Ibid.,41. 9 Olivier Todd, Albert Camus. Une Vie, Paris, Gallimard, 1996, 654. 10 L’Exil et le Royaume, 15. 11 Philippe Hamon, Le Personnel de roman. Le système de personnage dans les Rougon- Macquart d’Emile Zola, Genève, éd. Droz, 1983, 134. 156 12 L’Exil et le Royaume, 19. 13 Ibid., 101. 14 Ibid., 27. 15 Ibid., 100. 16 Anne Chaurand-Teulat, „De L’Express au Premier Homme: Camus journaliste et écrivain de la guerre d’Algérie“, in: Regards croisés sur la guerre d’Algérie, Etudes réunies par Lila Ibrahim-Lamrous et Catherine Milkovitch-Rioux, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2005, 113. 17 L’Etranger dans la maison, Figures romanesques de l’hôte, études rassemblées par Bernadette Bertrandias, Cahiers de recherches du CRLMC, Presses Universitaires Blaise- Pascal, mars 2003. 18 L’Exil et le Royaume, 11. 19 Ibid., 26. 20 Ibid., 31. 21 Ibid., 26. 22 Mustapha Trabelsi, „La Guerre d’Algérie entre l’Histoire et le mythe dans la correspondance Camus-Grenier“, in: Regards croisés sur la guerre d’Algérie, op. cit., 125-126. 23 Ibid., 33-34. 24 Peter Cryle, op. cit, 47. 25 L’Exil et le Royaume, 27. 26 Ibid., 45. Resümee: Lila Ibrahim-Lamrous, Das Exil und das Reich von Albert Camus. Algerien als Inbegriff der Poesie. In Das Exil und das Reich ist das Algerien von Albert Camus jenes des „Steins, der wächst“, jenes der Herrschaft der Natur, die der Schreibweise ihre poetische und metaphorische Färbung gibt. Das Projekt von Albert Camus besteht mehr in der Übersetzung der Faszination, die diese Landschaften auf ihn und seine Charaktere ausüben, als darin, sie getreu in einer realistischen Weise heraufzubeschwören.