eJournals lendemains 34/134-135

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2009
34134-135

Camus et l’Algérie

2009
Afifa Bererhi
ldm34134-1350124
124 Afifa Bererhi Camus et l’Algérie: la tentation de la signification mythologique „Le monde finit toujours par vaincre l’histoire“, affirmait Camus (Noces, 1959, ‘Vent à Djèmila’, 37), alors revenons à cette vérité souvent refoulée et qui pourtant, à l’observer, permet d’ouvrir d’autres pistes aux tentatives de saisissement du sens des écrits de Camus, les essais réunis dans Noces et L’Eté 1 qui de l’un à l’autre disent les différentes postures de „la présence au monde“ de Camus. Etre au monde, communier avec la nature se lit assurément dans le sillage de Nietzsche, Hölderlin, Heidegger. Cette filiation philosophique occidentale est, chez Camus, sous-tendue par une autre filiation, orientale, Plotin, l’Alexandrin hellénisé, auquel l’auteur de Noces a consacré son DES et où nous pouvons lire à son sujet ce passage: C’est un perpétuel effort pour concilier des notions contradictoires à l’aide d’un principe de participation, valable seulement dans une logique non spatiale et intemporelle. Raison mystique, Intelligence sensible, Dieu immanent et transcendant, les oppositions abondent. Elles marquent toutes cependant un balancement constant entre le sensible et l’intellectuel, l’aspect religieux des principes et leur pouvoir explicatif. Dans ce dialogue du cœur et de la raison, la vérité ne peut s’exprimer que par des images. D’où l’abondance des comparaisons chez Plotin. Ce luxe correspond sans doute au même besoin que les paraboles évangéliques: couler l’intelligible dans une forme sensible, rendre à l’intuition ce qui appartient à la Raison. Mais en même temps ces apparentes contradictions s’éclairent dans l’hypothèse d’une pensée située hors de l’Espace et du Temps. C’est pourquoi, l’originalité de Plotin réside surtout dans la méthode qui préside à ces conciliations. Mais une méthode ne vaut que dans la mesure où elle exprime une nécessité dans la nature de son auteur.2 Dans cette citation, et pour la circonstance, nous retiendrons les dernières lignes où la conciliation des contraires s’entend dans „l’hypothèse d’une pensée hors de l’Espace et du Temps“ et „exprime une nécessité dans la nature de (l)’auteur“. Tels sont les deux signes qui nous orientent vers la recherche d’une prédisposition anthropo-mythologique susceptible d’apporter un zeste d’explication supplémentaire à cette présence au monde camusienne qui pour être vécue dans la complétude et la plénitude porte inévitablement le sceau de l’oxymore. Le commentaire de Camus à l’adresse de Plotin, ne faudrait-il pas le lui retourner et s’interroger sur ce qui dans la nature de Camus favoriserait son attitude existentielle et intellectuelle qui embrasse tout à la fois l’envers et l’endroit, le oui et le non? Ne faudrait-il pas songer à quelque empreinte archaïque dont il porterait la trace comme hérédité d’un gène de la terre natale qui amène, par exemple, cet aveu: 125 En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire au moins qu’elle est ma vraie patrie et qu’en n’importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils et mes frères à ce rire d’amitié qui me prend devant eux. Oui ce que j’aime dans les villes algériennes ne me sépare pas des hommes qui les peuplent.3 Nous nous risquons donc dans une démarche de nomination, de désignation de ce que serait la nature de l’auteur, Camus. Une prétention à procéder à l’identification de ce qui est perçu comme une donnée naturelle et qui ne pourrait recevoir d’explication que par un recours au mythe, une pensée/ une image hors de l’espace et du temps. Aux origines algériennes, „racines obscures et emmêlées“, Camus oppose un attachement passionnel qu’il n’a eu de cesse de manifester à l’égard de son pays dans la geste d’une affirmation de soi, ‘autochtoriale’, compensatoire de son „origine muette“. 4 Dans ce rapport d’étroite intimité avec le pays, on rencontrerait au mieux une filiation littéraire: Louis Bertrand de Les Nuits d’Alger. 5 Camus lecteur de Louis Bertrand aurait-il aussi assimilé à son insu (? ) la négation d’une antériorité anthropologique, mythologique et symbolique du pays porté dans sa chair. Tout porte à le croire tant la redite du vide culturel et civilisationnel est insistante, (Vent à Djèmila, L’Eté à Alger, Le minotaure), jusque dans l’ultime écrit inachevé, Le Premier homme, où on repère cette phrase: „Cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, (les nuages) passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples.“ (C’est nous qui soulignons). L’absence de nomination équivaut à l’effacement des déterminations identitaires donc à la négation d’un passé (voilà qui peut expliquer le choix du titre du roman autobiographique de Camus), combien même celui-ci ne survivrait que dans les imaginaires; mais c’est précisément en cela que résident sa force et sa pérennité et qui fait que le présent s’explique par le passé. Camus s’est donné une naissance en construisant sa présence au monde. Celle-ci est certes le résultat d’une élaboration conjuguée des sens et de l’esprit par immersion dans la nature du pays, c'est-à-dire son soleil, sa mer, son désert, tous ensemble inséparables du tempérament qu’ils impriment de fait, depuis la nuit des temps, aux hommes qui peuplent le royaume élu. Alors, la mythologie camusienne pour „l’affirmation de l’autochtonie“ ne peut-elle pas être aussi entendue comme une réactivation littéraire, philosophique, esthétique de ce tempérament porté par la mythologie Barbare/ Berbère d’autant que Camus confirme que „les mythes sont faits pour que l’imagination les anime.“ ou qu’il faille „édifier un langage et faire vivre des mythes.“ 6 L’écriture de Camus n’offrant pas de tribune à la politique coloniale et sa dite mission civilisatrice contrairement à Louis Bertrand, conforte l’inclination à considérer la mythologie autochtone de la lointaine antériorité, occultée, et observer L’Eternel Jugurtha sous la plume de Jean Amrouche dont le point de départ est précisément la reconnaissance d’une nature humaine, originelle, en écho à 126 l’hypothèse signalée par Camus, mentionnée plus haut, et ainsi formulée par Amrouche: Je suppose pour plus de commodité, qu’il existe un génie africain, un faisceau de caractères premiers, de forces, d’instincts, de tendances, d’aspirations, qui se composent pour produire un tempérament spécifique.7 Jugurtha, l’archétype maghrébin, est de nos jours la figure qui incarne „l’homme révolté“ pour la liberté, cela même qui est théorisé et préside à la réflexion philosophique de Camus. Mais on oublie souvent que ce symbole de liberté puise son aura dans „un môle intérieur“, un tempérament premier qui prédispose à ce que sera par la suite l’action réfléchie puis engagée comme l’illustre Camus dans son œuvre comme dans sa vie. L’Eternel Jugurtha est une observation/ description du „premier homme“ du pays de la mer et du désert qui se perpétue dans le temps en s’accommodant „de la livrée d’autrui“ soit „l’hérédité africaine“ combinée à „l’enseignement de l’Occident“. On a parlé de „Camus le Grec“ pour reprendre l’expression de Amrouche (Réponse à une enquête sur Camus) en passant sous silence son „hérédité africaine“ ouvertement reprochée à Amrouche dans la France métropolitaine. Peut-être Camus s’est-il laissé convaincre que son pays était sans passé jusqu’à en témoigner lui-même. Mais il y a aussi le „Camus Africain“ 8 qui surgit dans l’écriture de Noces et L’Eté et trahit l’auteur. Ici l’écriture semble obéir au mouvement du tempérament de Jugurtha, exalté, chaleureux, passionné, comme par un effet de la mer, et tout à la fois, comme le convie le désert, indifférent, silencieux, méditatif. Cette écriture contrastée porte ainsi en elle-même, de manière biaisée, la contradiction à l’affirmation péremptoire d’un pays sans mythologie. Par la voie détournée de la littérature, l’imaginaire en exercice dévoile les signes de l’hérédité africaine qui consacrent l’oxymore figure fondatrice de l’écriture de Camus, l’oxymore - mystérieuse - qui a fait coulé tant d’encre: Ce trope, le plus énigmatique de tous, rayonne en noir et blanc au cœur de l’art et de la philosophie de Camus parce qu’il fait vivre la contradiction sans la résoudre en l’esquivant par la logique.9 Jugurtha occupe la réflexion de Amrouche depuis 1939, la version finale de son essai sera publiée en 1946 dans la revue L’Arche. C’est à la même période - à quelques années près (1937-1947) - que Camus rédige et publie Noces et l’Eté. Simple coïncidence pourrait-on dire d’autant que Amrouche se préoccupe de Jugurtha pour comprendre le hiatus entre la civilisation maghrébine et la civilisation occidentale, alors que Camus l’africain entremêle dans son œuvre l’esprit de Dionysos et celui de Prométhée. Divergence de positionnement; oui, mais pas tout à fait. En effet, alors que l’un et l’autre appartenaient au cénacle Charlot, la distance entre eux est clairement signifiée à lire une note manuscrite inédite de Amrouche à propos de Camus: „Nous sommes du même pays, nous n’appartenons pas au même peuple“. 10 En outre, ce qui est à relever c’est que d’une part Camus ne souffle mot sur l’Eternel 127 Jugurtha (mais le silence n’est-il pas aussi une expression de l’acquiescement, qui ne dit mot consent! ) et que d’autre part Amrouche semble ignorer ce qui dans l’œuvre de Camus constitue une réponse à son questionnement c'est-à-dire un Camus empruntant le visage de Jugurtha entré de plain-pied dans la modernité, scellant l’alliance du cœur et de la raison, faisant converger le sensible et l’intellect. Cependant, par delà le trait de séparation, qui pointe une culture et une civilisation tributaires de l’histoire qui creuse la différence, reste l’affirmation du pays en partage et ce qui lui ai par voie de conséquence inhérent. C’est autour de ce noyau que se noue le dialogue in absentia Amrouche/ Camus et qui mérite de recevoir la visibilité qui se doit. Jean Amrouche prend le soin de déterminer la situation géographique de l’Algérie: „île tourmentée qu’enveloppent la mer et le désert, qu’on appelle le Maghreb.“ A la différence de Camus, Amrouche nomme le pays (commentaire cidessus). Si ce n’est l’effacement du nom, lourd de sens dans une interprétation idéologique - mais qui ne trouve pas sa place ici - la description de l’emplacement de l’île El Djazair pourrait être entendue comme l’expression la plus condensée, la plus synthétique des premiers écrits de Camus qui sont un constant balancement entre images et discours de la mer et du désert. Noces à Tipasa inaugure le cycle des récits du bonheur et de l’amour naît au contact de la mer, Retour à Tipasa, renaissant „tous les jours dans une lumière toujours neuve“, et La mer au plus près en sont la clôture. „Je sais que la mer me précède et me suis“, dans l’intervalle il y a le désert. Le Vent à Djèmila, la ville qui „ne mène nulle part et n’ouvre sur aucun pays, [...] figure alors le symbole de cette leçon d’amour et de patience qui peut seule nous conduire au cœur battant du monde.“ Le minotaure est aussi une évocation du désert de pierres d’une ville nommée Oran: „Si l’on peut définir le désert un lieu sans âme où le ciel est roi, alors Oran attend ses prophètes.“ Mer et désert, deux lieux indissociables, ressassés, portés à leur dimension métaphorique, symbolique, philosophique. Mer et désert comme projection imagée de l’avers et revers du visage de Jugurtha „partout présent, partout insaisissable.“ Au contraste du site ceinturé de mer et de désert, correspond la nature contrastée de l’homme. Jean Amrouche propose de Jugurtha un portrait janusien, ce qu’il est et sa propre négation, comme un défaut d’équilibre et de la mesure. Il nous offre une représentation oxymorique du tempérament originel de Jugurtha, „sa ‘mentalité’, c'est-à-dire une façon de voir et de vivre.“ (L’Eté à Alger, 45) Nous touchons ici probablement à la source première, la source archaïque, informulée, intuitivement ressentie par Camus, mais il suffit d’être attentif à l’emploi récurrent du lexème race et du champ sémantique qui s’ordonne (‘hommes de ce pays’, ‘ce peuple’, ‘ mes frères’, ‘ici’, etc.) pour se convaincre de la présence de cette source et que c’est d’elle que se nourrit l’écriture de Camus au double plan esthétique et éthique. En amont aux présocratiques auxquels on rattache la pensée camusienne, il y a la figure mythique de Jugurtha. 128 Par commodité nous proposons de suivre le texte de Amrouche dans sa linéarité et lui faire correspondre en écho ou en rupture les écrits de Camus. Parmi les textes qui composent Noces et L’Eté nous retiendrons plus particulièrement L’Eté à Alger. Après Noces à Tipasa, où la description est une allégorie de ce que l’on appelle vivre, ce que procure le contact de la mer, et Vent à Djèmila, où l’on rencontre le visage de la mort, au contact du silence de la pierre, L’Eté à Alger renvoie l’image de l’homme du pays dont il a reçu „à la fois sa splendeur et sa misère“ (Vent à Djèmila, 34), le goût de la vie et le passage dans la mort consciente. L’observation des hommes d’une „race née du soleil et de la mer“ (Noces à Tipasa, 21) ne laisse pas indifférent celui qui a en mémoire L’Eternel Jugurtha, „le Berbère sous sa forme accomplie: le héros dont le destin historique peut-être chargé d’une signification mythologique.“ De même, expliquer dans l’œuvre et la vie de Camus les contradictions, les paradoxes, les ambiguïtés, insolubles sinon par le détour de la logique (enseignement de l’Occident) ou à son antipode la „signification mythologique“ qui donnerait de la visibilité à „l’hérédité africaine“ de Camus, voilà qui pousse à la tentation d’emprunter cette seconde voie s’ajoutant à la première si fructueuse. L’approche se voudra comparative et susceptible de mettre au jour, nous semble-t-il, comment Camus, fidèle à sa nature, reproduisant, en la déplaçant au plan métaphorique, symbolique et philosophique, une attitude oxymorique originelle, héritée de la terre de Jugurtha, parvient à dire sa présence au monde en se situant en un point de synthèse où les contraires se répondent, là où l’on embrasse le monde dans sa totalité, dans l’unité de son avers et revers. Dans le „double-fond“ de la pensée de Camus se loge le mythe préexistant à sa mythologie de l’autochtonie „peuplée de signes et d’appels secrets pour qu’Alger en (lui) soit à ce point liée.“ Il s’agit de mettre au jour cet en-deçà ‘ secret’ pour comprendre - cette fois-ci autrement - la présence au monde de Camus: la description des noces de l’homme et de la nature par un effet d’osmose, est vraisemblablement une image dupliquée et symbolique „des formes et forces originelles, principielles et fondamentales“ toutes confondues en Jugurtha. Jean Amrouche propose de Jugurtha „un tableau heurté“. En même temps qu’il dépeint ce qu’il y a d’admirable en lui, en écho avec „la beauté de la race“ que mentionne Camus, il est sans concession sur ce qui lui fait défaut et qui expliquerait en retour la perception d’un pays vierge de toute construction qui appelle le concours de l’esprit: dans L’Eté à Alger nous retiendrons les affirmations suivantes: Il n’y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. (34) Ici l’intelligence n’a pas de place comme en Italie. Cette race est indifférente à l’esprit. (45) Un peuple sans passé, sans traditions. (46) Ce peuple tout entier jeté dans son présent vit sans mythes. (46) Rien où accrocher une mythologie, une littérature, une éthique, une religion. (47) Les exemples recueillis sont en quelque sorte le miroir de réflexion des propos de Amrouche: 129 (Jugurtha) Qu’importe ce qu’il fait, et la trace de ses pas sur le sable du temps? Et il abandonne l’œuvre commencée dans quelle éblouissante aurore de désir et de vision, dans quelle majesté des perspectives imaginaires! Pourquoi sans doute le Maghreb est un pays semé d’anciennes et de jeunes ruines: le pays des brèves dynasties, des fortunes précaires où les fils consument en peu de mois l’héritage de leurs pères. Est-ce congénitale de ne pas donner corps à ce qui fût construit en esprit? [...] cette œuvre pour laquelle l’Africain aurait tout sacrifié, et jusqu’à sa vie même, la voici destituée, je ne dis pas de son prestige seulement, mais bien de toute réalité. (133) De cette échoïsation textuelle, il en résulte, la justification, du moins en partie, du vide originel qui permet à Camus de construire par lui-même sa présence au monde. Partant d’un état zéro, il procède à sa propre fondation. Ce faisant, il en vient à reconnaître que „la vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit, avec ses reculs et ses avances, à la fois sa solitude et ses présences.“ (49) Par ces mots, Camus synthétise la représentation de l’Etre jugurthien. Formulation condensée, inspirée de l’image que propose l’hypertexte amrouchien, et illustrée entre autre dans L’Eté à Alger. Il y a lieu alors de se prêter au jeu des correspondances entre les deux essais et signaler de ce fait l’écriture palimpseste de Camus. Par ce détour on comprendra que Camus - à son insu peut-être - réactive un fond mythique où puisent les racines de son écriture oxymorique. Les deux textes sont de longueur sensiblement égale et de construction similaire, soit l’alternance de la description (traits de caractère chez l’un auxquels répondent des tableaux de vie chez l’autre) et du commentaire souvent sous la forme d’aphorismes, là où les deux auteurs se rejoignent. C’est là que se lit de manière directe ou figurée la correspondance entre un tempérament et une présence au monde, élaborant en creux les germes de l’élaboration de la philosophie existentielle que Camus énonce. Philosophie qui réside dans la conceptualisation des traits saillants d’une nature humaine première en harmonie avec une nature terrestre. Avant de constituer l’exemplier dont la longueur réclame des excuses, il n’est pas superflu de faire remarquer la proximité du ton, du phrasé. Une étude stylistique comparée viendrait parachever l’inscription de la filiation scripturale entre les deux écrivains. L’Eternel Jugurtha L’Eté à Alger On reconnaît d’abord Jugurtha à la chaleur, à la violence de son tempérament. Il embrasse l’idée avec passion. Il ne connaît que la pensée militante et armée. Sa nature répugne à un exercice où toutes ses puissances ne se trouvent pas engagées toutes à la fois. A Alger on ne dit pas ’prendre un bain mais ‘se taper un bain’. Ces êtres chargés de violence, j’apprends a ne plus les séparer du ciel où leurs désirs tournoient. Visage violent et acharné de ce peuple. Dans cette abondance et cette profusion, la vie prend la courbe des grandes passions, soudaines, exigeantes, généreuses. 130 Demeurer maître de soi. sa passion pour l’indépendance. Il ne se soumet pas au destin sans se révolter contre lui. Il y a des peuples nés pour l’orgueil et la vie. Vivre, c’est ne pas se résigner. Jugurtha ignore la demi-mesure, il est tout entier tel qu’en lui-même et dans ce qu’il entreprend. Comme un principe ce trait ordonne la description de la présence au monde de Camus. Il est poète: il lui faut l’image, le symbole Le mythe. Sans cesse il passe du réel à l’imaginaire, de l’imaginaire au réel percevant des relations singulières, des similitudes et des dissemblances, progressant de métaphore en métaphore, sautant de parabole en parabole. Parfois l’imagination surchauffée et comme ivre de sa fécondité spontanée poursuit son aventure de vision en vision. Peuple [...] non sans poésie - mais d’une poésie dont je sais bien la qualité dure, charnelle, loin de la tendresse, celle même de leur ciel, la seule à la vérité qui m’émeuve et me rassemble. [...] c’est un peuple créateur. Ces bar- -bares qui se prélassent sur des plages, j’ai l’espoir insensé qu’à leur insu peut-être, ils sont en train de modeler le visage d’une culture où la grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage. On sait combien „Camus pense par images et par figures métaphoriques [...] L’image chez Camus est d’abord, un médiateur, un élément conducteur entre l’esprit et le corps.“ (I. Abdoun) Il se plaît dans la controverse. Jugurtha ou l’inconstance, Jugurtha, génie de l’alternance. Celui qui n’avait jusque là cessé de dire oui fait tout à coup défaut et s’affirme dans la négation. Tout ce qu’on fait ici marque le dégoût de la stabilité. On se dépêche de vivre et si un art devait y naître, il obéirait à cette haine de la durée qui poussa les Dorien à tailler dans le bois leur première colonne. Ces vérités relatives sont les seules qui m’émeuvent. Jugurtha versatile trouve son pendant dans le balancement entre le oui et non de Camus. La versatilité ne préfigure-t-elle pas la quête de l’équilibre et de la mesure, le leitmotiv de Camus. Une voix profonde lui murmure que l’homme est moins que tout cela encore, qu’il n’est rien que l’ombre d’un voyageur sans bagage. Jugurtha qui tout à l’heure développait en tous sens une extraordinaire activité, dont l’esprit lançait des flammes dans toutes les directions, s’éteint et sombre dans une étrange apathie. La richesse sensuelle dont un homme sensible de ce pays est pourvu, il n’est pas étonnant qu’elle coïncide avec le dénuement le plus extrême. Il n’est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume. Les hommes trouvent ici pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après, c’est la descente et l’oubli. Précipitation à vivre qui touche au gaspillage. A 131 Belcourt, comme à Bab-El-Oued, on se marie jeune. On travaille très tôt et on épuise en dix ans L’expérience d’une vie d’homme. Un ouvrier de trente ans a déjà joué toutes ses cartes. Il attend sa fin entre sa femme et ses enfants. Ses bonheurs ont été brusques et sans merci. De même sa vie. Et l’on comprend alors qu’il soit né de ce pays où tout est donné pour être retiré. Il se complait dans l’indifférence atone où il s’abreuve du plus pernicieux des poisons et jusqu’à la nausée: la tentation de l’absolu. Il se tient satisfait de peu, de moins que rien. tandis qu’en lui brûle un désir sans limites. A Belcourt et à Bab-El-Oued, les vieillards assis au fond des cafés écoutent les vantardises des jeunes à cheveux plaqués. [...] Le soir ils retrouvent la toile cirée et la lampe à pétrole qui font tout le décor de leur vie. ce pays, je ne l’aime jamais plus qu’au milieu de ses hommes les plus pauvres. Au revers de l’exaltation de la vie il y a la contemplation du silence et de la nudité, l’autre richesse qu’inspirent les pauvres gens auxquels s’identifie Camus . Tout parle ici de paix ou semble parler de paix, et il n’y a pas de frontière précise entre la vie et la mort. La vie et la mort sont sur le même plan, on de l’une à l’autre sans hiatus. Comment faire comprendre pourtant que ces images de la mort ne se séparent jamais de la vie. Les valeurs ici sont étroitement liées. La plaisanterie favorite des croque-morts algérois, lorsqu’ils roulent à vide, c’est de crier: „Tu montes chérie? “ aux jolies filles qu’ ils rencontrent sur la route. Tout ici respire l’horreur de mourir dans un pays qui invite à la vie. Et pourtant c’est sous les murs mêmes de ce cimetière que les jeunes gens de Belcourt donnent leurs rendez-vous et que les filles s’offrent aux baisers et aux caresses. Proximité de la vie et de la mort, l’une et l’autre confondues dans les oxymores: ‘les morts conscientes’ ou ‘la mort heureuse’ Pour Jugurtha, vivre, c’est épouser aussi étroitement que possible le mouvement, la durée, c’est rester souple, pour faire face aux circonstances changeantes qui modifient sans cesse les conditions de l’action. Pas d’éternité hors de la courbe des journées. Ce peuple tout entier jeté dans son présent… Aptitude à la flexibilité pour embrasser le monde et vivre au présent. Ni nostalgie ni anticipation réfléchie pour un ‘devenir meilleur’. Jugurtha croit très profondément à l’unité de la condition humaine. Cette union que souhaitait Plotin, quoi d’étrange à la retrouver sur terre. Du mythe de Jugurtha à Plotin c’est toute la filiation de Camus qui est ainsi établie. 132 La proximité des deux textes suggère l’interférence de pensée de Amrouche et Camus avec cette différence importante qu’il faut bien souligner. Amrouche voit dans le tempérament de Jugurtha un potentiel d’aptitudes naturelles nécessaires à son épanouissement mais en même temps ce même potentiel ne laisse pas la place à l’exercice de la raison, la raison cartésienne: Il ne s’agit donc pas de se complaire dans une conception humble de la condition humaine et dans une orgueilleuse et stérile contemplation. Le mépris de l’homme et le mépris de la matière du bien-être d’ici-bas, ne sont pas nécessairement des vertus. Il s’agit au contraire, de respecter l’homme et de respecter l’univers créé, que l’esprit demeure l’essentiel. [...] Il faut donc que Jugurtha s’intéresse à ce monde autrement que comme un objet de contemplation esthétique ou une source inépuisable de voluptés et de douleurs éphémères. Il faut qu’il apprenne à le considérer comme son champ d’action, où il donnera la mesure de toutes ses forces conjuguées. Il faut qu’il apprenne d’humbles vertus comme celle qui consiste à donner soins à l’entretien des objets de l’industrie humaine, il faut qu’il acquière, en canalisant son inquiétude, en équilibrant sa vie psychique, à observer, à comparer, à rapprocher les faits d’une manière méthodique et rigoureuse, sans souci d’aucune obédience religieuse, sans souci de savoir si ses intuitions, si les audacieuses constructions de son imagination, recevront la sanction de l’expérience. Alors seulement il sortira de l’âge théologique et de l’âge de la magie. Amrouche souligne ainsi chez Jugurtha la disjonction entre le sensible et l’intellect alors que Camus, sur les traces de Plotin, dit leur conjonction. Au Jugurtha esthète animé d’une „imagination féconde“ correspond le Camus poète, et de surcroît philosophe de l’unicité du monde où dialoguent le cœur et la raison. Ainsi dans l’œuvre de Camus nous rencontrons un Jugurtha accompli, Jugurtha tel qu’en lui-même, entré dans la maturité qui à pour nom la mesure: S’il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de ‘oui’. Et ce chant d’amour sans espoir qui naît de la contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d’action. (Noces, 68) Pour revenir à notre point de départ, essayer de décrire la nature de Camus, comme prédisposition au développement de „la pensée de midi“, le détour par la mythologie maghrébine dont Jugurtha figure l’oxymore par excellence, semble offrir les moyens de la réponse à l’hypothèse émise. Cette première étape de la réflexion mérite certainement d’être validée par l’entreprise d’une analyse de l’œuvre fictionnelle de Camus, cette fois-ci lue à la lumière des propositions de Jean Amrouche et aussi de ce que renferme et enseigne la culture orale autochtone. Le pays de la mer et du soleil se gonfle de ses propres histoires, de son répertoire gnomique, de sa morale populaire à laquelle par exemple fait écho Camus: On a sa morale et bien particulière. On ne „manque“ pas à sa mère. On fait respecter sa femme dans les rues. On a des égards pour la femme enceinte. On ne tombe pas à deux sur un adversaire, parce que „ça fait vilain“. Pour qui n’observe pas ces commandements élémentaires, „il n’est pas un homme“, et l’affaire est réglée. Ceci me parait juste et fort. Nous sommes encore beaucoup à observer inconsciemment ce code de la 133 rue, le seul désintéressé que je connaisse. Mais en même temps la morale du boutiquier y est inconnue. (L’Eté à Alger, 42-43) N’en déplaise, tout ne semble pas avoir été dit à propos de l’œuvre de Camus et surtout dans le procès de l’autochtonie, dans celui de l’authentification de son algérianité qui, au-delà des déclarations et consignations écrites est à rechercher dans l’imaginaire qui infléchit sa pensée et structure ses romans. C’est cela même qui viendrait, en complément de ce qui a été déjà lu, éclairer l’énigme de l’oxymore inscrite au fronton de l’œuvre de Camus. Bibliographie: Ismaïl Abdoun: „Du Détournement des Dieux à la pensée de midi“, in: Afifa Bererhi: Camus et les lettres algériennes, 2007, 471-479 Jean Amrouche: „L’Eternel Jugurtha ou le génie africain“, in: L'Arche, n°13, 1946, SNED 1968 Gabriel Audisio: Tête d’Africa ou le génie d’Afrique du Nord, Marseille, Cahier du Sud, 1961 Albert Camus: Noces suivi de L’Eté, Paris, Gallimard, 1954 Jacques Chabot: Albert Camus ‘la pensée de midi’, Aix-en-Provence, Edisud, 2002 Christiane Chaulet Achour: Camus et l’Algérie, Alger, Ed Barzakh, 2004 Danièle Chauvin: „Hypertextualité et mythe“, „Mémoire et mythe“, et Benoit Vincent, „Epistémologie et mythe“, in: Danièle Chauvin, André Siganos, Philippe Walter (eds.): Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, IMAGO, 2005 Réjane Le Baut: Jean El Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité, Blida, Ed du Tell, 2005 1 Camus 1954. 2 Cité par Ismaïl Abdoun 2007. 3 Petit guide pour des villes sans passé, 130-131. 4 Christiane Chaulet Achour 2004. 5 Ch. Chaulet Achour mentionne à ce sujet l’étude de Bernard Ucla. 6 J. Levi Valenci: „l’écriture du mythe“, cité par Ch. Chaulet Achour. 7 Jean Amrouche 1946. 8 Gabriel Audisio 1961 - signalons au passage la parfaite similitude avec le titre de l’essai de Jean Amrouche. 9 Jacques Chabot 2002, 183. 10 Cité par Réjane Le Baut 2005, 69, note 3. Resümee: Afifa Bererhi, Camus und Algerien: die Versuchung einer mythologischen Bedeutung. Ausgangspunkt unserer Überlegungen ist ein Kommentar von Camus über Plotin, der seine Philosophie der Versöhnung von Gegensätzen betont, hervorgebracht von einer Natur, die dafür empfänglich macht. Die Verbindung Plotin-Camus kann in der oxymorischen Schreibweise des Letzteren gelesen werden; es bleibt zu präzisieren, was bei Camus diese Neigung fördert, Gegensätze miteinander zu verbinden. In einem Illustrationsversuch geht es um den Umweg über die maghrebinische/ algerische Mythologie, der uns L’Eternel Jugurtha von Jean Amrouche hinzuziehen lässt, einen Text, der den Archetyp des maghrebinischen Menschen porträtiert. Camus’ erste Essais werden im Spiegel von L’Eternel Jugurtha gelesen, um ihre Ähnlichkeiten aufzuzeigen und zielsicher das zu treffen, was in Camus’ tiefsten Innern seine „Algerität“ enthüllt.