eJournals lendemains 34/134-135

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2009
34134-135

Camus et l’Algérie

2009
Mustapha Trabelsi
ldm34134-1350086
86 Mustapha Trabelsi (ed.) Camus et l’Algérie Mustapha Trabelsi Préface Je n’ai jamais écrit qui ne se rattache, de près ou de loin, à la terre où je suis né. C’est à elle, et à son malheur, que vont toutes mes pensées. Essais, p. 1892. Depuis les essais, écrits en 1935-1936 et réunis depuis L’Envers et l’Endroit, jusqu’au roman inachevé Le premier homme, l’Algérie demeure présente dans toute l’œuvre d’Albert Camus, en filigrane ou en pleine clarté. Il a toujours gardé au cœur l’inguérissable blessure d’un „monde de pauvreté et de lumière.“ C’est avec ces phrases que Christiane Chaulet Achour et Jean Xuereb introduisent Albert Camus et Les écritures algériennes aux Rencontres de Lourmarin en octobre 2003 (Edisud, 2004). Le colloque de l’Université d’Alger du 24 au 28 avril 2006, le premier depuis l’indépendance du pays, a permis de confirmer cette présence réelle et symbolique de l’Algérie dans les textes camusiens et son influence sur les écrivains algériens. L’un d’eux, Noureddine Saadi, déclarait à Lourmarin: „Les écritures algériennes sont tissées aujourd’hui de voix multiples, singulières parmi lesquelles beaucoup d’entre elles redécouvrent la trace de l’œuvre de Camus jusqu’à le considérer parmi les fondateurs. Ainsi s’écrie Assia Djebar dans Le blanc de l’Algérie, „ces quatre morts de la première espérance, […] „ces quatre annonciateurs“, à savoir Frantz Fanon, Jean Amrouche, Mouloud Feraoun et Albert Camus“ Cette écriture magnifiant un pays de „cœur et de sang“ selon l’expression d’Yves Courrière dans Historia magazine, ce „style“ algérien expliqueraient, selon nous, les enjeux ontologiques de cette création, matrice maternelle alimentant la fibre secrète de l’œuvre. L’Algérie est à la fois réelle et rêvée, fraternelle et fuyante. „J’ai ainsi avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard“, écrivait Camus en 1939 dans L’Eté. Le visiteur de Tipasa ne peut échapper aux „enchantements solaires et [aux] ivresses maritimes“ de Noces ou de L’Eté. Camus confie aussi dans Le Minotaure ou la halte d’Oran: Sur les plages d’Oranie, tous les matins d’été ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la route couleur de sang caillé, la plage jaune. Tout disparaît avec le soleil vert; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d’étoiles. 87 Terre de beauté, mais aussi terre de déchirement. Camus confie dans Chroniques Algériennes: „Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui me touche de trop près.“ L’œuvre se fait l’écho de cette tension entre célébration du „spectacle de la beauté“ et l’expression d’une „tragédie personnelle“. Rares aussi sont les lecteurs de Malek Haddad, de Mouloud Feraoun, Abdelkader Djemaï, Yasmina Khadra, Maïssa Bey… qui ne relèveront pas ce fil d’Ariane qui relie de nombreux écrivains algériens. Ils réarpentent l’œuvre camusienne dans l’éblouissement de sa lumière solaire ou la réinterrogation de sa part ombrée de vérité. Dans leurs textes de fiction ou de réflexion, nous trouvons hommage et contestation, dialogue et condamnation. Mais, qu’ils lui rendent hommage ou croisent la plume - comme on dit „croiser le fer“ - tous reconnaissent ce pouvoir d’évocation de la terre algérienne, cette „corde intérieure“ dont le chant est „aveugle et grave.“ Ils reconnaissent qu’elle est l’une des „clefs“ dont on ne peut pas se passer pour comprendre l’œuvre et l’écrivain. Ce serait à la lumière de cette tension qu’il faudrait relire certains textes de l’auteur de l’Etranger et du Premier homme. Pour donner toute son ampleur à un retour à ce champ, „Camus et l’Algérie“, nous avons donné la parole à quelques chercheurs, spécialistes de l’œuvre d’Albert Camus, pour repenser la „dimension algérienne“ de l’écriture chez cet auteur à la lumière des réflexions récentes et tenter de comprendre l’ambivalence de sa réception. Dans un texte inaugural, Christiane Chaulet Achour traite de la „Camusie“ algérienne. Elle évoque à la fois l’empreinte de l’Algérie dans l’écriture camusienne et sa création dans le contexte du fait colonial ainsi que tout ce qui a été dit, écrit, pensé à partir de ses positions d’intellectuel et de son positionnement d’écrivain. Mettant en question les mêmes lieux communs sur le rejet algérien d’Albert Camus, elle relève d’un côté les rivalités et les ajustements des contemporains, de l’autre les imprégnations et les atmosphères camusiennes dans les créations postérieures. Dans la première partie, intitulée „L’intertexte algérien“, est posé la question de la dimension algérienne de l’écriture de Camus. S’inspirant des écrits de femmes contemporaines nées en Algérie comme Maïssa Bey, Assia Djebar ou Christiane Chaulet Achour, Alison Rice étudie dans son article les représentations textuelles de la „terre-mère“ dans Le premier homme pour montrer „la position fragile de Camus par rapport au pays et à l’être chers dont il est à la fois proche et éloigné.“ Ieme Van Der Poel, consciente des difficultés soulignées par Alison Rice, analyse la notion de silence telle qu’elle figure dans les premiers textes de Camus et la „façon curieuse“ dont elle semble y incarner le dialogue interculturel entre les Français d’Algérie et les Algériens. Ce „dialogue silencieux“ prend parfois paradoxalement la forme d’une communion intense avec le paysage. Amina Azza Bekkat traite de la représentation, dans les œuvres d’Albert Camus, de la terre d’Algérie, des villes et des hommes qui les peuple. Elle souligne que les „bouleversements qui commençaient d’affecter le pays et les hommes sont en quelque sorte estompés par une effusion lyrique“. Afifa Bererhi, partant de la réflexion de Camus sur Plotin et de la conciliation des contraires dans „l’hypothèse d’une pensée hors de l’Espace et du Temps“ explique la „présence au monde“ camusienne qui, pour être 88 vécue dans la complétude et la plénitude, porte en elle le sceau de l’oxymore. L’attitude existentielle et intellectuelle de Camus parvient à dire sa présence au monde en se situant en un point de synthèse où les contraires se répondent, là où l’on embrasse le monde dans sa totalité, dans l’unité de son avers et revers. Dans la seconde partie, intitulée „L’Algérie, au carrefour des mots“, est soulevée la mise en texte et en mots de l’Algérie. Allan Diet parle à travers La Maison mauresque du „Gris d’Algérie“. Malgré un lyrisme évident et assumé, le jeune Camus tente de neutraliser l’enthousiasme, la confidence et le „je“ personnel par le détour d’un „je“ poétique, par le souci naissant d’une mesure qui sera par la suite un des fondements de son écriture et par la description dans la nuance, faite autant d’ombre que de lumière. Lila Ibrahim-Lamrous étudie dans L’Exil et le Royaume les traces de la relation intime et scripturaire qu’entretient Camus avec l’Algérie, qui lui a permis de „délier tant de choses en lui“. S’éloignant d’une lecture politicienne et idéologique, elle opte pour une lecture attentive à l’agencement des mots et à l’expression des sensations, à l’écheveau de symboles et d’images, au choix des actants et des situations dans lesquelles les personnages des nouvelles de ce recueil découvrent, atteignent ou non ce royaume dont ils avaient la prescience voire la nostalgie. Nous analysons dans Le premier homme le „style algérien“ de Camus. Le retour aux sources du Premier homme n’est pas seulement de revenir sur un individu, ses racines, c’est-à-dire sa famille et son enfance en Algérie, mais c’est surtout un retour aux sources de l’écriture. Il montre que par les détours de l’art, Camus retrouve les images primordiales qui ont traversé toute son œuvre: la mère, l’Algérie, le soleil et la misère. Ce dernier texte de Camus aurait pu être paradoxalement son premier écrit puisqu’il marque le point de départ de toute son œuvre. Martine Job, dans son article „Petit abécédaire de l’œuvre d’Albert Camus“, interroge la matière algérienne de l’œuvre. Elle souligne la complexité des textes de l’écrivain „surtout lorsqu’ils se rapportent à l’Algérie, microcosme particulier, mais éclairant pour lui le monde.“ Cette appartenance géographique et culturelle est loin d’être mineure dans l’élaboration et la résonance de l’œuvre. Qu’on décèle chez Camus „un inconscient colonial“, que l’écrivain estompe les bouleversements historiques dans une effusion lyrique ou qu’il „prie pour que s’atténuent les différences entre les hommes“, l’œuvre camusienne porte en elle les stigmates de la terre et de l’histoire algériennes. Elle est avant tout une œuvre d’art qui a beaucoup à dire aux Algériens et aux autres. Elle semble être, selon Abdelmajid Kaouah, „plus qu’une empreinte littéraire voilée par la fracture historique.“ Outre qu’elle continue à nous interpeller, ses traces sont perceptibles dans la production littéraire algérienne. Cette dernière porte, selon Afifa Bererhi et Naget Khadda, „les traces d’un dialogisme mettant en œuvre […] des échos de cette pensée de midi dont l’auteur de Noces s’était fait le héraut.“ Un dialogue d’outretombe, passionné ou serein, mais moins inféodé aux certitudes figées et idéologiques, se poursuit en Algérie et ailleurs dans la création littéraire.