eJournals lendemains 34/134-135

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2009
34134-135

Ce qui tient lieu de…

2009
Jean-Michel Espitallier
ldm34134-1350065
65 Jean-Michel Espitallier Ce qui tient lieu de… Entretien avec Jérôme Game Jérôme Game. Dans ton essai, Caisse à outils, tu écris que la poésie „depuis près d’un siècle, se dilate vers d’autres supports. Elle travaille aux frontières“. Les notions impliquées dans ces deux expressions - force trop intense pour sa propre forme, fonte comme devenir, d’une part; et avoir le cul entre deux chaises, trahir ou être clandestin d’autre part - me semblent essentielles. Et on va y revenir via ton travail personnel. Mais d’abord, comment décrirais-tu cette sortie ou cette effraction (cette reconfiguration) de l’espace littéraire dans la scène poétique contemporaine? Ça „dilate“ par où, et comment en ce moment? Jean-Michel Espitallier. Si nous vivons un moment historique c’est peut-être à cause de ça, de cette reconfiguration du statut et des modes opératoires de la poésie, de cette dilatation non programmatique, de cette déterritorialisation. De tout temps et plus encore au XX e siècle, les poètes ont croisé le faire avec des artistes, musiciens, peintres, sculpteurs, etc., ou ont traversé les lignes pour assumer d’autres genres tout en conservant et en revendiquant leur statut de poète. Ce fut aussi une question liée aux transformations technologiques qui accompagnent, on le sait, et au pas cadencé, la marche de l’art, et je pense notamment au rapport que les écrivains ont entretenu avec la photo, le cinéma, le phonographe quasiment dès leur apparition (Zola, Cocteau, les futuristes, les surréalistes, etc.). Au XX e siècle, les avant-gardes ont inoculé dans l’espace poétique des pratiques, des outils, des objectifs extra-littéraires qui n’existaient jusque-là qu’à l’état de lointains et flous désirs, rêve synesthésique du Rimbaud des „Voyelles“ ou des „Correspondances“ baudelairiennes, par exemple. Ce fut la poésie visuelle, spatiale et, à partir des années cinquante, la poésie sonore dont les grands anciens sont incontestablement Apollinaire mais aussi Schwitters (son Ur Sonate, sur un poème-affiche de Hausmann, date du début des années vingt), lequel, voyons-y un signe, se situe génériquement du côté des arts plastiques. Mais ces formes dites décalées occupaient un espace déterminé, reconnaissable donc reconnu. Elles procédaient par ajout mais affirmaient également une volonté d’effraction, explicitement politique. Le geste (et presque la geste! ) artistique ressortissait à un geste expérimental phantasmatiquement révolutionnaire et naturellement groupusculaire. Ce qui se passe aujourd’hui est assez différent en ce sens que la poésie utilise des outils, des matériaux „étrangers“ sans révérence ni insolence. Elle est même en train de sortir de l’espace strictement littéraire, en se dilatant vers d’autres vocabulaires esthétiques et bien sûr d’autres médiums. La question n’est pas de savoir si c’est 66 bien ou pas. C’est un constat. Il faut juste faire avec cette nouvelle situation - si l’on en a envie - qui me paraît d’une extrême richesse, et c’est très excitant. D’autant que les œuvres précèdent leur théorisation, ce qui marque une autre rupture vis-àvis de la chronologie avant-gardiste, qui pose d’abord les théories et les applique ensuite. Mais à la fois, cette nouvelle situation est générée par ce qu’elle reconfigure, à savoir la poésie elle-même. L’objet poésie s’infiltre partout, et prend des formes (y compris textuelles) d’une très grande variété. D’où l’extrême difficulté que nous éprouvons tous aujourd’hui à définir nos travaux à l’aune de critères classiques pertinents. A ceci deux réponses: la réponse implémentée; si j’assume comme poésie ce que je propose, notamment en contextualisant mon objet dans le genre poésie, alors la poésie c’est aussi cela, et donc je redéfinis la poésie, j’en dilate le champ d’action; la réponse „divine indifférence“ (le terme est de Nietzsche): je ne sais pas ce que je fabrique mais au fond je m’en fiche (c’est un peu ce que répondait Miro quand on lui objectait que ce qu’il faisait n’était pas de le peinture). Cette deuxième option fait certes courir le risque de dissoudre la notion même de poésie dans une sorte de compost artistique qui ressortirait aussi bien aux arts plastiques qu’aux arts sonores, etc. Mais quelle importance, si, au risque de flouter le terme générique, des œuvres fortes s’en dégagent avec leurs insolentes nouveautés pour faire contact avec le réel, en enrayer les leurres, continuer un dire autrement, produire d’autres effets. Maintenant, si nous réfléchissons à ce phénomène de mixité du point de vue de la poésie, on peut dire qu’au fond ça n’est pas la poésie qui s’échappe de son espace, qui déserte, mais au contraire importe, fait venir à elle, aimante et récupère, pour les recycler et les faire rejaillir ailleurs, sous d’autres formes, toutes les possibilités artistiques des autres genres. Il ne s’agit pas d’écrire un texte puis de chercher à le mettre en musique, en espace, à le sonoriser, à le diffuser en lui ajoutant quelque chose, ce serait un contresens, ça c’est de l’accompagnement, une autre façon de diffuser un travail. Opération intéressante, parfois, pas toujours, mais qui ne fait qu’ajouter, parfois qu’illustrer un étalon, une base (le texte). Avec comme effet pervers une certaine complaisance parfois à jouer une espèce de transversalité cuistre et sans aucune nécessité artistique. Au contraire, un Anne-James Chaton par exemple, poète sonore qui a beaucoup travaillé avec le ready-made, est aussi plasticien, il travaille le son, il „joue“ avec des musiciens de la scène postrock et électronique, et toutes ces interventions sont encore de la poésie d’Anne- James Chaton, simplement il fait varier les écritures et les outils, les espaces de création, connecte entre eux en un réseau d’une extrême intensité des pratiques qui pouvaient paraître a priori inconciliables, en tout cas paraissaient jusque-là ne pouvoir s’imbriquer. Avec Alva Noto et Andy Moor, par exemple, il produit un objet absolument hors norme où se mêlent riffs de guitare, musique électronique, beats, texte, texture des voix, et c’est encore de la poésie. De la poésie d’Anne-James Chaton. Ou alors ça n’est pas de la poésie (mais quel surveillant général en décide? ), et là, comme Miro, je dis: je m’en fiche! Il ne s’agit pas d’accompagner, de s’ajouter, il s’agit de se fondre, de s’hybrider, de tendre des passerelles, d’opérer 67 des mises à feu concomitantes. Toi-même, dans tes collaborations avec la vidéaste Nebahat Avcioglu ou les musiciens électroacousmatiques Kristof’Karol, tu continues d’écrire des… poèmes, c’est ton écriture qui va aggriper d’autres vocabulaires esthétiques, les harponner et les ramener dans l’espace de ton travail d’écrivain. Tu scratches, tu fais surfer la langue, etc., tu as importé dans ton espace littéraire des textures qui viennent d’autres univers formels. Ce que fait Jacques Sivan est un peu du même ordre, en travaillant la langue comme s’il s’agissait de mo(t)lécules, il s’inspire beaucoup de la physique quantique, des nanotechnologies, non comme thème mais comme façon de se saisir de ce comment ça opère, comment ça travaille et comment faire travailler ça dans la langue. Et quand il connecte ses réseaux textuels aux réseaux sonores de Cédric Pigot par exemple, c’est encore „sa“ poésie qui se met en place en se reconfigurant. Idem pour Vannina Maestri dans ses compositions (oui! ) avec Florent Nicolas ou tel vidéaste. On assiste, dans son cas, à un phénomène de réécriture liée à l’espace dans lequel elle se produit, du visuel au sonore, mais un sonore qui travaille comme travaille le visuel sur la page du livre. C’est passionnant. Les „cinépoèmes“ de Pierre Alferi appartiennent à ce même genre de processus, je pense notamment à cette vidéo absolument magnifique qui s’intitule „Tante Elisabeth“, articulation de ritournelle, images, texte, musique, dans une grande cohérence, et c’est encore (ou déjà) de la poésie de Pierre Alferi. Ou bien ça n’est plus de la poésie mais alors, c’est quoi? Moi-même je travaille beaucoup avec les mathématiques, la logique, non pas comme sujet mais en ce qu’elles me fournissent des schémas rhétoriques très originaux, des outils pour travailler la langue en engageant des processus extra-linguistiques. Et bien entendu je travaille aussi avec, ou plutôt dans l’espace de la musique et du son, dans cette conscience-là, je vais y revenir. Christophe Fiat fait pareil, son statut est aujourd’hui très flou, et tant mieux. Ecrivain à part entière mais qui travaille pour le théâtre, la danse, avec une conscience scénique, c’est-àdire spatiale, visuelle et corporelle qui reconfigure ses textes et fait qu’ils sont écrits, travaillés dans cette conscience-là. Fiat dilate les territoires de la performance, faisant du bord à bord et même du hors bord avec la chorégraphie, etc. Au fond la poésie aujourd’hui se balance peut-être entre la littérature, les arts plastiques et ce que l’on nomme très maladroitement, très bêtement les arts vivants (terme au demeurant détestable qui induit en sous-main des arts morts). Et là où je suis absolument heureux de vivre cette époque, c’est qu’elle dispose Jude Stéfan et Anne-James Chaton sur la même table de jeu; on peut se nourrir des deux sans risque d’excommunication, et entre l’un et l’autre s’ouvre un espace très large en même temps que très dense qui délimite peut-être les frontières de ce que l’on nomme aujourd’hui, faute de mieux, la poésie. J.G. Tu es musicien, j’allais dire depuis toujours, tu joues de plusieurs instruments et notamment de la batterie. D’après ce que je sais, tu as été musicien avant que d’être écrivain. L’importance de la rythmique dans tes textes comme dans tes performances est évidente. Ces dernières années tu l’as encore rendue plus nette en 68 jouant lors de tes propres lectures, puis, récemment, en intégrant un groupe de rock, Prexley, et en collaborant avec le bassiste Kasper Toeplitz: voudrais-tu évoquer ce devenir-musique, ce devenir-scène de ton travail littéraire? J.-M.E. J’ai un peu répondu plus haut. Il se trouve effectivement que j’ai un rapport particulier à la musique, tu le dis, et j’ai eu envie à un moment d’inoculer dans mon travail littéraire cette autre partie de moi. Au fond, rien de très extraordinaire, si ce n’est que c’était aussi, à un moment, une position quasiment politique. J’ai toujours été mal à l’aise dans les statuts, les communautés, et c’est justement peut-être aussi ce qui m’intéresse dans le champ de la poésie, ce genre au statut de plus en plus labile, flou, mouvant, poreux. Au début des années 2000, j’avais une position que certains jugeaient dominante, phantasmatiquement, après la publication de Pièces détachées, de mon dossier sur la „Nouvelle poésie française“ dans le Magazine littéraire, la revue Java que je codirigeais, mes premiers livres, etc. Et on me voyait un peu, pour le stigmatiser, comme une sorte de chef d’école oscillant entre l’avant-garde pure et une sorte de je-m’en-foutisme joyeux. Je ne sais pas d’où est venue cette image. Je-m’en-foutisme, oui, joyeux aussi, avant-garde, certainement pas, en tout cas dans le sens que les mêmes donnaient à ce terme, et donc j’avais ce statut de poète en chef qui me collait un peu à la peau, c’est tellement ridicule, et il me fallait déserter ça. Non pas en faisant autre chose mais d’une part en me reconcentrant sur mon propre travail (même si je devais sortir, par contrat, mon essai sur la poésie: Caisse à outils) et d’autre part en travaillant sur d’autres médiums, aussi pour enrayer ce statut. Voilà, c’est mon petit côté bourdieusien, il faut aussi expliquer les choses par des circonstances plus personnelles, un peu sociologiques. Il y a aussi que j’ai toujours eu à cœur de déplacer les points de vue sur la poésie, de tenter d’en élargir la diffusion, la réception en contaminant et en infiltrant des lieux a priori étrangers à la poésie. C’est aussi ce qui m’a plu dans ce changement d’univers, par exemple, lire dans une salle rock, au milieu d’un concert, passer de la batterie à la lecture de mes textes, ça produit aussi quelque chose qui est de l’ordre de l’électrochoc, un jeu avec les contextes. C’est une mise en danger. Lire ses textes, même si c’est à voix nu, devant un public qui n’est pas du tout dans cet univers, ça prend une tout autre dimension, le feedback n’est évidemment pas le même, rien à voir avec une lecture dans un lieu clairement dévolu à la poésie devant 45 personnes dont 30 amis poètes! Ce caractère un peu consanguin du champ. Pour en revenir à ma double casquette de musicien et de poète, je vais être très banal en énonçant un truisme, à savoir que le rythme est au cœur de l’écriture poétique, on peut même dire sans prendre beaucoup de risque que la poésie c’est d’abord ça: du rythme, cette hésitation entre le son et le sens, comme disait Paul Valéry, infliger à la langue des principes sonores et rythmiques qui n’existent pas dans le langage courant, et qui font sens, disent autrement, etc., métrique, rime, répétition, ressassement, etc. Des mantras aux boucles technoïdes, la poésie travaille dans, avec, sur le rythme. C’est une langue en rythme. Et donc oui, j’ai ressenti 69 le besoin de joindre explicitement deux aspects de mon geste artistique. Faire couler la langue dans du rythme, et du rythme dans la langue. Je n’accompagne pas mes textes, je les réécris avec ma batterie ou mes percussions, je les tords, leur inflige de sérieuses corrections, aussi pour les faire fuir ailleurs, mais un ailleurs qui soit en même temps un extrême ici. Il s’agit de leur donner des lignes de fuite, de les faire rejaillir à côté, qu’ils biaisent, coupent la route, partent en vrille, se faufilent ailleurs, se réinscrivent dans un maillage formel et esthétique. Par exemple, mes listes, inventaires, etc., sont littéralement déchirée par le rythme qui les retord, les rebricole, les emmène ailleurs en les soumettant à une frappe qui les reconfigure, génère autre chose qui ne se trouvait pas dans l’état premier du texte et que je ne pouvais atteindre sans ça. Et puis avec ma batterie je produis aussi d’autres types d’objets, soumis à d’autres énergies, etc. Mais on ne contrôle pas tout, le parcours, le projet d’un créateur est semé d’accidents, de fausses routes et d’actions incontrôlées, irréductibles, sans déterminisme esthétique particulier. Tout n’a pas forcément de sens. Si ce n’est le sens du plaisir. J’aime beaucoup ce que répondait David Lynch à un critique venu lui demander de parler du sens de certaines scènes de ses films: „Je ne sais pas ce que je veux dire aux gens. J’ai simplement des idées que je veux mettre dans mes films parce qu’elles me plaisent.“ Voilà, j’aime aussi faire de la musique, et j’aime beaucoup cette double énergie, celle du temps de l’écriture, celle du temps de la musique, qui se nourrissent aussi l’un l’autre. J.G. En même temps - et c’est ça qui est intéressant aussi - tu publies des livres: qu’en est-il de l’„écriture écrite“ dans ce régime? L’écriture écrite sur des pages sans CD dans le livre (parce qu’alors que tu es le plus musicien des poètes de la tendance que nous formons dans le contemporain - c’est vrai: Charles Pennequin ne joue pas d’un instrument, ni Anne-James, ni moi par exemple), tu n’as encore jamais collé de CD dans un de tes livres. Donc le livre tout seul, comment il s’arrange dans l’archipel multi-fonctions/ multi-sensorialité qu’est ton œuvre? J.-M. E. J’ai participé au collectif Vox hotel avec une dizaine d’autres poètes (Sivan, Maestri, Quintane, Fiat, etc.) et il y avait un CD des pièces sonores réalisées à cette occasion. Mais c’est vrai qu’il s’agit d’un collectif. En réalité, j’écris aussi pour le livre, je me sens très bien dans l’espace du livre, je joue d’ailleurs souvent avec les paratextes, le statut et les règles du livre, de l’objet livre. Mon travail sonore ou musical se joue surtout en live, parallèlement à l’écriture, ou après l’écriture, ou à côté, façon pour moi de recycler, de faire partir la langue les pieds en avant et de la contaminer. C’est de l’auto-contamination. Et en réalité je me sens et me comporte comme une sorte de hub artistique qui distribue ou va chercher des formes et des outils qui peuvent m’intéresser, sans complaisance, et si je suis en ce moment très affairé dans des projets sonores et musicaux, je crois que je n’en ai pas fini avec le livre. Mais je ne suis sûr de rien. 70 J.G. Que ce soit avec le peintre Pierre Mabille, avec lequel tu as écris un livre (Toujours jamais pareil), le graphiste Frank Talon avec lequel tu as réalisé une affiche, ou encore avec le vidéaste Nicolas Barrié, tu mets volontiers ton travail littéraire en rapport avec les arts plastiques et l’image: pourquoi? , comment? , qu’est-ce que ça fait? J.-M. E. Ça reconfigure encore mon geste artistique et ça déplace mon écriture sur d’autres espaces, d’autres dimensions. Voir agir la langue comme en 3D, et aussi la placer dans des espaces qui ne sont pas forcément adaptés, culturellement s’entend, et qui vont d’une part résister, d’autre part obliger à adopter des stratégies qui ne sont pas celles de l’écriture, disons, classique, pour le livre. Phénomène de fusion. Par exemple avec la vidéo, on fait se rejoindre et parfois se superposer différents types d’écriture, son, image, sens de l’image, texte, voix, textures, et ça engage une temporalité différente de la temporalité de l’écrit, etc. Tout cela s’articule. C’est très intéressant, ça fait remonter des connections, des effets qu’on ne peut atteindre autrement; ça invente des objets qui n’étaient pas attendus et qui deviennent immédiatement irremplaçables. C’est aussi une stratégie pour transformer le regard que les gens peuvent porter sur mon travail, susciter d’autres types de lectures, d’autres lieux de réception, etc. J’aime aussi l’idée que d’autres scripteurs se saisissent de mon travail et le réécrivent à leur façon, avec leurs outils, leurs grammaires esthétiques, leurs médiums, etc. Phantasme du palimpseste, comme une nomadisation du travail… Un jeu de ricochets, de répons, où les écritures se malmènent et se répondent, se piègent, se rechargent ou se délitent de leur moule originel, et en tout cas travaillent, au sens le plus physique du terme, toutes voiles dehors, arraisonnées (pas du tout au sens heideggerien, qu’on se rassure! ) en haute mer, piratées, amarres larguées, soumises à des courants contraires. J.G. Depuis tes premiers textes, et avec une insistance jamais démentie depuis, le thème de la liste (ouverte, aberrante, angoissante, drôle) s’impose comme dominant dans ton œuvre: qu’est-ce que c’est une liste, la machine-liste espitallière? A quoi ça sert et comment ça marche? Et puis aussi, quel rapport dé-traqué/ ant à la logique et aux nombres (à la numération) cela révèle-t-il? Je pense à Wittgenstein que tu cites souvent: comme si se jouait dans ce thème, au détour d’un sourire et même d’un rire franc, quelque chose de plus chargé existentiellement: une sorte de méditation profonde? J.-M. E. La liste c’est la perte de contrôle du langage et dans cette perte de contrôle, il y a reprise en main. Tout à coup ça dévale, ça part, ça glisse, ça chuinte. Ça se met à raconter des histoires, des histoires qu’on ne raconte pas, ça cherche à enrayer aussi le scandale de la finitude, puisque la liste, contrairement à l’inventaire, est un objet infini. Il faut y voir une manière de vanité, et sans doute aussi une tension équivalente à la tension qui anime le collectionneur ou le fétichiste. Agamben analyse très bien ça dans Stanze, cette recherche de l’objet 71 perdu soumise à la pulsion de l’accumulation. Formellement, la syntaxe vole en éclat, ça parle par parataxe, il y a du matériau, brut, de l’accumulation, de la quantité, et par ailleurs des petits moteurs qui font travailler la machine, qui animent, mettent en mouvement: le dialogue chez Novarina, l’inventaire perecquien, la ritournelle du Vaduz de Bernard Heidsieck, etc. Mais la liste invente aussi son propre espace, espace „impossible“ comme le qualifie Foucault dans sa préface à Les Mots et les choses, qui est, à ma connaissance, l’un des seuls textes théoriques qui aborde cette question. Le paradoxe et l’un des intérêts de faire des listes réside dans la facilité d’exécution, cette facilité rendant précisément l’exercice périlleux. Je ne vais pas revenir sur cette question, un peu négligée par la critique, et que j’ai abordée dans Caisse à outils, et d’une certaine manière, dans Le Théorème d’Espitallier, d’autant que ça n’est qu’une particularité de mes obsessions formelles. Je travaille aussi beaucoup sur la rhétorique, les syllogismes, les paradoxes, etc. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, ce côté mécanique logique, mettre la langue en circuit fermé. Et au fond, c’est un peu comme une partition, un principe de composition, l’harmonie, le rythme, avec ses règles fixes qui, si on sait les utiliser et aussi les vriller, les enrayer, procurent des outils tout à fait originaux pour continuer, peut-être, peut-être pas, la poésie. Ce qui tient lieu de… Ce que l’on nomme encore… etc. Jean-Michel Espitallier est écrivain (poète? ), performer et musicien. Il travaille sur de nombreux projets multimédias et est l’auteur d’une douzaine de livres, dont, pour les derniers: Tractatus Logo Mecanicus, Al Dante, 2006; Caisse à outils: un panorama de la poésie française aujourd’hui, Pocket, 2006; Army, Al Dante, 2008; Syd Barrett, le rock et autres trucs, Philippe Rey, 2009. Jérôme Game est écrivain et enseigne à l’université américaine de Paris. Son travail se développe au contact de l’image (pièces multimédia, vidéo-poèmes, affiches), du son (enregistrements et travail sur la voix, performances) et de la langue étrangère. II est membre des comités de rédaction des revues Inventaire-Invention et Action Poétique et co-fondateur du quartet poético-musical <sense high/ sense low>. Dernières publications: ça tire (livre + CD) Al dante, 2008; Flip-Book (livre + CD), L’Attente, 2007.