eJournals lendemains 34/134-135

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2009
34134-135

La peau et le pli

2009
Thomas Vercruysse
ldm34134-1350054
54 Thomas Vercruysse La peau et le pli Bernard Noël: pour une poétique de la réversibilité Dans l’article qu’il consacre à Bernard Noël 1 au sein du Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, 2 Fabio Scotto écrit que ses recueils Extraits du corps 3 et La Chute des temps représentent „le véritable acte fondateur d’une poétique qui oppose au parti pris des choses pongien un parti-pris du corps.“ 4 Ce „parti pris du corps“ a pour corollaire, voire pour équivalent, un désir du livre: Sans doute avais-je envie d’écrire un livre qui serait unique comme mon corps - un livre qui serait mon corps de papier, mais à la différence du corps, les livres se retournent. Je veux dire qu’ils sont réversibles. Et cette ambiguïté d’abord désolante devient leur intérêt.5 L’injonction à laquelle répond l’entreprise de Bernard Noël est précisément l’annulation de cette différence entre le livre et le corps pour favoriser un retournement, une réversibilité qui mettrait au jour les potentialités de ce que Fabio Scotto appelle „l’organisme physique et verbal“: 6 il faut dire non à non et non à non non il faut retraverser la peau et vider dehors tout ce dedans (…) il faut se crever les yeux pour boire le regard des ancêtres et la distance entre la fin et le commencement (…) il le faut malgré soi (…) et le pli de la symétrie et le sens unique du cœur.7 Dire „non à non et non à non non“, c’est rompre avec la chaîne linéaire des affirmations, et plus généralement, avec la linéarité comme expérience du temps verbalisé et donc vécu. Patrick Wateau dans son étude introduit ainsi une distinction d’échelle dans l’ordre des linéarités, linéarité qui se retrouve vidée de sa pertinence à l’endroit du microscopique et du poétique: Prigogine a bien montré que la prise en compte de l’irréversibilité a des répercussions dans la critique philosophique. Mais cette flèche temporelle n’apparaît qu’à un niveau macroscopique (…) pas au niveau microscopique élémentaire.8 Le microscopique et le microsyntaxique, mode préférentiel du poétique, constatent donc, voire tirent parti de cette réversibilité du temps comme le confirme Bernard Noël: Chacun de nous ne fait que modifier la position spatiale des mots qu’il emploie. Et cette modification modifie à la fois le sens et la temporalité du syntaxique. La scansion syntaxique, c’est du temps que l’on déflèche et dont on modifie les vecteurs.9 55 L’articulation de l’espace au temps, avérée depuis Einstein, qui avait en cela rompu avec la conception kantienne de l’espace et du temps comme catégories a priori de l’entendement, 10 est certainement devenue un topos de la littérature moderne, depuis la démonstration proustienne jusqu’à la poésie de Bernard Noël. La singularité de l’entreprise noëlienne réside peut-être en ceci que la correspondance livre-corps se précise et s’exacerbe dans l’équivalence plus ténue de la peau et du papier qui radicalise le rapport du corps à l’écriture; l’expérience poétique à laquelle Bernard Noël nous invite s’envisage alors comme celle de ce vécu solidaire. Au sein de son écriture, la peau emprunte au papier le „pli de la symétrie“ pour surmonter le „sens unique du cœur“ et s’épanouir en une véritable poétique de la réversibilité dont les enjeux existentiels et scripturaires devront être examinés. Comment se faire un corps de poète? Si l’on rejoint Patrick Wateau selon lequel „Tout poème possède (…) son espacetemps comme troublé par l’ensemble des autres espaces-temps poétiques“, 11 la naissance d’une écriture s’accompagne volontiers d’une réinitialisation, certes provisoire, qui tient à distance les interférences parasites, réfute les influences et se défend de ses admirations en identifiant l’origine à un trou. Manière qu’aurait l’auteur de naître, en tant que poète, „sous X“ en quelque sorte, c’est-à-dire sans patronage encombrant: Né du trou. Bâti autour du trou. Je suis une organisation du vide. Ainsi mon oui est-il toujours le creux de mon non. Ainsi puis-je me retourner comme un gant.12 Rompre la chaîne des linéarités, le fléchage du temps, c’est donc aussi pour Bernard Noël rendre caduc le concept de généalogie auquel il oppose celui de symétrie. Mais cette coexistence des contraires, contraires qui „nous trouent“, 13 pose une anti-dialectique. La non résolution des contraires engendre la déchirure, la torsion du chiasme, où l’anatomie et l’axiologie, traitées en paronymie, retrouvent leurs droits: Il doit y avoir une éternelle équivalence, où cependant la droite ne vaut pas la gauche. Plaie de la symétrie. Je te donne mon cœur contre ton foie. La symétrie, et sa plaie, sont donc responsables d’une naissance où le dialogue de „je“ et de „tu“, („Je te donne mon cœur contre ton foie“) récurrent 14 dans les œuvres, voire dans les titres de Bernard Noël, apparaît comme une résultante d’un pli initial de l’être. Pour fonder ce pli en droit et lui offrir une caution probante, Bernard Noël s’essaie, dans „Les états du corps“, à un genre difficile, celui du récit de genèse: Au commencement, le corps est ouvert comme un oui. Quelle douceur! Mais il s’y oublie. Qui parle? fait-il en s’écoutant. Il remet de la peau. Il croit qu’en se doublant la résonance sera meilleure. Il prend seulement goût à la doublure. (…)15 56 A l’affirmation initiale du corps et de sa béance (béate) succède une simultanéité: celle du questionnement („Qui parle? fait-il en s’écoutant.“), qui suppose qu’il y ait de l’autre dans la voix, et de la peau, comme auxiliaire de ce dialogue, sur laquelle le corps parie („Il remet de la peau“). Il place tant d’espoir en la peau qu’il lui confère le statut d’essence, énoncée dans un glissement oscillant entre la continuité de l’anadiplose et la symétrie du chiasme: „Au deuxième temps, le corps, c’est la peau, et la peau, c’est l’homme.“ 16 Pourquoi traiter la peau et l’homme en relation équative, où la peau a valeur de définition de l’homme? La conclusion de la courte étude de Régine Detambel nous semble à cet égard lumineuse: L’œuvre de Bernard Noël est en quelque sorte un passage philosophique entre la peau-recouvrement, la peau-limite de Descartes (La peau n’est qu’un gant) et la peau psychanalysée du XX e siècle, cette peau symptôme, cette peau-fantasme, qui a dépassé lentement la problématique de la surface pour atteindre au feuilleté (…), au tressage structurel, à l’interstice (…).17 Ce passage de la peau-surface à la peau-feuilletée n’est pas le fruit d’une audace individuelle, idiosyncrasique; il s’enracine dans le champ épistémique de son époque et de ses découvertes en embryologie, exploitées notamment par le psychanalyste Didier Anzieu 18 dans Le moi-peau où il lance cette question: et si la pensée était autant affaire de peau que de cerveau? Cette question, à la formulation volontairement lapidaire voire provocante, est particulièrement pertinente si l’on tient compte des avancées en embryologie établissant qu’au stade de la gastrula 19 l’embryon devient par invagination, par repli sur soi, un sac à deux feuillets, l’endoderme et l’ectoderme, qui „forme à la fois la peau (incluant les organes des sens) et le cerveau“. 20 Ainsi, la poétique du pli de Bernard Noël, prenant pour objet privilégié la peau, aborde-t-elle, dans la doublure, le frère symétrique de celle-ci, le cerveau, et donc la pensée, par un angle d’attaque qui la préserve du piège de l’abstraction en incarnant son discours. Par le recours à la peau et au pli, Bernard Noël s’est donc doté d’un corps de poète. Comme nous l’avons examiné précédemment, l’énonciation affirmative a perdu ce qui fondait son assurance, et il faudra trouver une autre racination à la langue du poète: le commerce d’affirmation est fermé d’ailleurs on a perdu la tête21 Si la tête, (synecdoque du cerveau), et la peau ont même origine, cette dernière devrait être en mesure de prendre la relève. Ses chantres devront alors la débarrasser du soupçon de superficialité qui pèse sur elle pour lui conférer une profondeur que l’âge classique et rationaliste ne lui soupçonnait pas. 57 La peau comme profondeur La rupture entre la tradition, d’obédience cartésienne, de la peau-recouvrement au profit de la peau-fantasme s’opère d’abord, selon Georges Didi-Hubermann, par un „affolement de la notion de surface“. 22 Chez Bernard Noël, nous serions tentés d’oser le calembour (et le néologisme) et de parler d’„affoulement“ de la peau tant son récit de genèse met en exergue cette dimension collective de la surface: Nous ne sommes pas qu’une enveloppe! chante la foule enflammée.23 Dimension collective donc plurielle, voire duplice de la peau: l’espace est une caisse la peau un double-fond24 L’effet de surface n’était qu’illusion, la ruse de la peau lui permet de tirer le meilleur parti de l’espace, en dissimulant son pouvoir. Cette duplicité-dualité de la peau n’est pas le fruit d’une stratégie; elle tiendrait plutôt d’une sorte de psychologie des profondeurs, ou de la profondeur, s’expliquant par le soubassement de parole qui la travaille: car le tu est sous la peau la profondeur25 Ainsi, la peau devrait à cet autre, à ce „ça parle“ des psychanalystes, de ne pas limiter sa législation aux superficies, pour appréhender les volumes de l’être. Car le „tu“ n’est pas seulement à entendre comme cette part d’étrangeté au sein de soi, mais, plus fondamentalement, comme cet opérateur dialogique qui fait sortir le langage de sa fixité et permettrait d’en déverrouiller les archaïsmes: Le corps est une carrière à mots et ses explorateurs assurent que, là, sous la peau, il y a de quoi refaire la langue.26 D’où la peau profonde tire-t-elle sa capacité de renouveau, de régénérescence? Il suffit de suivre, dans l’œuvre de Bernard Noël, l’isotopie du langage, pour trouver des images éloquentes et suggestives: à vif enfin l’énigme est un creux où les mots se ravivent27 Cette image du „creux“ est à mettre en rapport avec ce que nous avions avancé plus haut sur l’évolution de l’embryon au stade de la gastrula: le „creux“ évoque à nos yeux ce stade d’invagination où le fœtus devient un feuilleté de peau et de cerveau. C’est en faisant retour, en prenant conscience de cette réversibilité peaucerveau, en mettant la pensée „à vif“, que l’on peut restaurer la langue dans sa vitalité. Il paraît tentant ici d’établir un parallèle avec le concept deleuzien de „Corps sans organes“, emprunté à Artaud. Deleuze, dans Francis Bacon - Logique de la 58 sensation 28 faisait lui-même référence à l’embryon pour évoquer cet état pré-organique du corps où la „sensation est vibration“: 29 On sait que l’œuf présente justement cet état du corps „avant“ la représentation organique: des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances dynamiques, par rapport auxquels les formes sont accessoires.30 Si les formes sont dites „accessoires“, ce n’est pas que les mots importent peu, c’est qu’ils entretiennent avec le corps une relation fusionnelle, comme l’expose Deleuze dans Logique du sens, 31 où il est dit du Corps sans organes qu’il est celui „qui opère dans une zone dite „de profondeur“ ou l’organisation de „surface“, qui garantit le sens en maintenant la différence de nature entre corps et mots, est de toute façon perdue.“ Ce qui va contribuer à renforcer, ou à permettre l’équivalence entre le livre et le corps est donc bien cette topique du „Corps sans organes“. Si Bernard Noël reconnaît à la peau le privilège, le mérite de la profondeur, cela ne le conduit pas à régler la question de son énigme par l’autopsie réductrice: la crudité est une promesse On va voir enfin par le tranché Ce qui fut caché dans l’épaisseur32 Seulement, cette attente est déçue, et le „On“ ne reprend pas par énallage la pensée de l’auteur, il participe d’une énonciation ironique. Car ce n’est pas le scalpel inquisiteur et brutal qui va réussir à percer les secrets de la profondeur; Noël préférera parier sur la Nomination qui abandonne l’outil, l’„appareil“: Au onzième temps, il n’y a plus de temps mais une activité dite l’Ouverture ou la Découpe universelle. Plus d’appareil, plus de brutalité: il suffit de bien orienter le clin d’œil pour trancher dans la vue. Dans n’importe quelle vue. Et le meilleur trancheur est évidemment le plus grand Nominateur aussi bien que le plus grand Artiste.33 C’est, en effet, plus que le corps autopsié, le „corps nommé“ 34 qui intéresse Bernard Noël. Car chaque énonciation fait figure d’apparition où le mystère du corps reprend vigueur et repousse l’univocité que vise la libido sciendi du scalpel: Comme si le geste déchirant Avait ici ou là même effet Pour faire venir l’apparition Mais chaque blessure a une langue Qui change la vie en vie sans pareille Si bien que l’énigme reste entière.35 La Nomination n’a toutefois pas amenuisé le mystère; elle a seulement œuvré à la prise de conscience que celui-ci s’inscrivait dans une ligne de fuite. La peau n’a donc pas la profondeur comme fin mais comme horizon. L’expression ligne de fuite que nous employons est à entendre au sens de Deleuze, qui fait de celles-ci, d’après François Zourabichvili, 36 „des vecteurs de désorganisation 37 ou de „déterritorialisation“„ qui rompent avec l’assignation, le „quadrillage dichotomique“ 38 établissant les „couples d’opposés qui tous enveloppent 59 une hiérarchie“, une disjonction du majeur et du mineur. Or, comme nous l’avons examiné plus haut, Bernard Noël réfute les généalogies au profit de la symétrie, dont on se doute qu’elle le conduit aussi à refuser les hiérarchies qui sont des axiologies non seulement subies mais établies en droit. Approfondissons ce qui motive ce mouvement de ligne de fuite: une cartographie parcourue de symétrie et de réversibilité serait-elle la seule valide pour épouser le désir et les enjeux du corps? Remontée du désir, érotique du chiasme Echapper, pour Bernard Noël, au striage du corps, c’est plaider pour la circulation du désir. Plaidoyer qui a pour corollaire de se défier, comme nous l’avons déjà constaté, de la vectorisation de l’espace et du temps. A ce titre, la „perplexité“ 39 de Noël s’est trouvée en „qui“: pronom relatif et interrogatif, un outil pertinent. En effet, „qui“, dont la valeur indéfinie est toujours à activer, perturbe la chaîne syntacticologique de la langue et, partant, de la pensée de l’Age classique: qui jette bas la cause avec l’explication on ne me fera plus le coup de l’origine40 Si l’on fait table rase de la rationalité classique d’obédience cartésienne, 41 celle-là même qui soutient et prescrit une géométrie „dure“ 42 des espaces quadrillés, la nature, tout du moins la nature métaphorique, n’a plus à suivre les lois de la physique newtonienne: la vie est une cascade le désir la remonte tout acte proclame notre liberté43 En réfutant l’idée d’„origine“, notion commune à la géométrie cartésienne et à la théologie, et de telos, de temps vectorisé, Bernard Noël ouvre à une nouvelle poétique du visible. Celle qui, comme l’expose Patrick Wateau, refuse „la vision surplombante du „spectateur absolu“ 44 qui s’apparente à une simple fenêtre sur le monde“, 45 où l’homme constate sa place dans une consécution d’événements qui le domine et qui le meut de l’extérieur (voir la note 42). Pour Bernard Noël, il s’agira plutôt d’entrer en participation active avec le monde, avec le dehors, jusqu’à l’absorber et se confondre avec lui: les choses entrent dans mon corps l’espace se retrousse Dedans est immense (…) Et la convexité du corps Touche à celle du ciel Et je dors Comme un dieu remonte dans la gorge du père.46 60 Cette courbure du réel, où simultanément l’homme forme un pli dans le monde et le monde un pli dans l’homme, entre directement en résonance avec l’analyse de Deleuze sur Leibniz: „Il faut mettre le monde dans le sujet, afin que le sujet soit pour le monde. C’est cette torsion qui constitue le pli du monde et de l’âme“. 47 Et il n’est pas anodin que ce soit „dans la gorge du père“, organe de l’expression, qu’un dieu remonte: „Aussi Dieu ne crée-t-il les âmes expressives que parce qu’il crée le monde qu’elles expriment en l’incluant: de l’inflexion à l’inclusion“. 48 Ainsi, le mouvement de remontée du dieu dans la gorge du père est-il isomorphe à la remontée par le désir de la cascade vitale que nous relevions plus haut. C’est un authentique mouvement de création qui nie l’origine dans son antériorité irréversible car il est lui-même capable de l’origine. Cette courbure qui permet au sujet de contenir le monde en accueillant le monde comme désir représente une création continuée qui „donne au monde la possibilité de recommencer dans chaque monade“. 49 Chaque profération, chaque émission de parole a bien la force et l’exigence d’une genèse car elle doit extérioriser le monde, faire du dedans un dehors: qui et la voix perdue la voix faussée qui tire vers le haut la première salive pour le retour du commencement50 Ou encore: comment pourrais-je dire aujourd’hui Sans être à bout de souffle Car la fin et le commencement se tiennent Entre les dents qui tiennent ce mot51 Cette création, qui lie désir et expression, mène à une érotique où l’autre serait la réponse du „qui“ infiniment relancé dans les poèmes de Bernard Noël. L’homme ne ferait plus seulement corps avec le monde; la réversibilité dont il fait l’expérience le mènerait au plaisir de la réciprocité. Pour cerner ce plaisir de l’étreinte amoureuse, Patrick Wateau nous invite à lire Merleau-Ponty, penseur que Fabio Scotto a également rapproché de Bernard Noël: 52 Pour la première fois, le corps ne s’accouple plus au monde, il enlace un autre corps, (s’y) appliquant soigneusement de toute son étendue, dessinant inlassablement de ses mains l’étrange statue qui donne à son tour tout ce qu’elle reçoit, perdu hors du monde et des buts, fasciné par l’unique occupation de flotter dans l’Etre avec une autre vie, de se faire le corps de son dedans et le dedans de son dehors. Et dès lors, mouvement, toucher, vision, s’appliquant à l’autre et à eux-mêmes, remontent vers leur source et, dans le travail silencieux du désir, commence le paradoxe de l’expression.53 Paradoxe de l’expression qui „donne à son tour tout ce qu’elle reçoit“ au prix d’une torsion où „la vie qui revient dans la bouche est une vie changée par le sens“. 54 Ainsi, la sensation amoureuse réitère la genèse de l’expression quand le corps a trouvé dans l’autre, dans le „tu“ qui est sa profondeur, la peau du pli et la réso- 61 nance du chiasme dedans-dehors, sentant-senti, voyant-visible, du „corps nommé“ au corps qui nomme: un linge flotte en tête une farine d’alphabet plus d’images plus qu’un désir de traverser le lit de peau le lit de nom55 L’étreinte amoureuse du „lit de peau“ elle-même n’est pas le terme de l’expérience mais l’occasion de recharger la nomination 56 en dressant une nouvelle ligne de fuite: dis-moi dis-tu mais l’intimité est comme la sirène57 En guise de conclusion: la réversibilité comme poétique de l’éternité Le désir noëlien du Livre, „monade aux multiples feuillets“, 58 que nous signalions au début de cette étude, recouvre son projet de révéler la réversibilité du corps en niant les notions d’origine et de temps vectorisé au profit de la symétrie et du chiasme. La peau profonde du poète, qui fait pli avec le monde, absorbe le dehors pour retraverser le nom, qui s’érotise et se recharge au contact du „tu“. Cette nomination accomplit une création authentique, qui mime celle du dieu dont le désir remonte infiniment la langue. Jusqu’où cette création peut-elle prétendre? Sa poétique du pli, dont on a examiné les correspondances avec Leibniz, peut-elle „le porter à l’infini“? 59 En fait, Bernard Noël va jusqu’à prendre les généalogies à rebours, à les investir de réversibilité. Son parti-pris de la symétrie triomphe de l’opposition vivants-morts dans la nomination: Les mots sont à l’absence ce que les morts sont à la terre: ils la créent et, l’ayant créée, celle-ci fait pousser leur contraire. L’avenir est d’abord cette lourdeur, qui nous lie au sol avant de se nier dans le vertical.60 Ainsi la réversibilité temps - espace, mène-t-elle, dans un espace qu’on peut déplier infiniment, à l’éternité où „tout commence / par une fin“: 61 comment tirer de la vie la contre-vie notre appétit toujours terrifie les dieux 62 ils ont la lourde éternité nous avons le sens attache fragile leur présent est le rêve où ils ne peuvent pas rêver ils n’ont pas à vivre toi tu n’as plus à mourir il est venu le perpétuel le large espace.62 1 Né en 1930, Bernard Noël est une figure majeure de la poésie contemporaine. Son activité de poète, principale, est nourrie de son travail d’essayiste, de romancier, de traducteur et de critique d’art. 2 M. Jarrety (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, Paris, 2001. 3 B. Noël, Extraits du corps, Paris, Poésie-Gallimard, 2006. Ce recueil comprend, outre „Extraits du corps“ (1958), „La peau et les mots“ (1972), „Bruits de langues“ (1980), „Les états du corps“ (1999) et „L’ombre du double“ (1993). Il constitue, avec La Chute des temps, l’un des principaux volumes de poèmes de Bernard Noël, auxquels on peut ajouter la belle anthologie de Régine Detambel (Bernard Noël, poète épithélial, Paris, Jean- Michel Place/ poésie, 2007) précédée de sa présentation. Nous nous référerons à ces trois volumes pour les citations des poèmes de l’auteur. 4 M. Jarrety (dir.), op. cit., 535. 5 Cité par P. Wateau in: Bernard Noël ou l’expérience intérieure, Paris, José Corti, 2001, 13. 6 M. Jarrety (dir.), op. cit. 7 B. Noël, Extraits du corps, op. cit., 11. 8 P. Wateau, op. cit., 22. 9 B. Noël, L’Espace du poème, Paris, POL, 1998. Cité par P. Wateau, op. cit. , 22-23. 10 Dans la théorie de la relativité, l’espace-temps désigne „un continuum quadridimensionnel formé par l’union de l’espace géométrique à trois dimensions et du temps; quatre variables sont donc nécessaires pour déterminer un phénomène.“ J. Russ, Dictionnaire de philosophie, Paris, Bordas, 1991, 92. 11 P. Wateau, op. cit., 23. 12 B. Noël, Extraits du corps, op. cit., 45. 13 „les contraires nous trouent la création n’est pas de ce côté car la main qui informe pose du visible sur l’invisible“ B. Noël, „La peau et les mots“ in: R. Detambel, op. cit., 42. 14 On peut citer Le Double Jeu du tu, Treize cases du je, Le tu et le silence. 15 R. Detambel, op. cit., 38. 16 Ibid. 17 Ibid., 35. 63 18 D. Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1995, 2 e éd., 31. 19 La gastrula est le stade du développement embryonnaire caractérisé par la présence d’une cavité endodermique primitive. 20 D. Anzieu, op. cit. 21 B. Noël, La Chute des temps, op. cit., 152 22 G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Editions de Minuit, Collection „Critique“, 1985. Cité par R. Detambel, op. cit., 33. 23 B. Noël, „Les états du corps“, in: R. Detambel, op. cit., 40. 24 B. Noël, La Chute des temps, op. cit., 163. 25 Ibid., 115. 26 B. Noël, Extraits du corps, op. cit., 212. 27 Ibid., 67. 28 G. Deleuze, Francis Bacon - Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981. 29 Ibid., 33. 30 Ibid. 31 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 13 e et 27 e séries. Cité par François Zourabichvili in: Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 15. 32 B. Noël, cité par R. Detambel, op. cit., 30. 33 B. Noël, „Les états du corps“, in: R. Detambel, op. cit., 41. 34 Expression de R. Detambel, op. cit., 12. 35 B. Noël, in: R. Detambel, op. cit., 33. 36 F. Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, 42. 37 Voir supra, l’expression de Bernard Noël relevée en note 10 in: L’espace du poème, op. cit. 38 Ibid., 41. 39 Au sens où Jean-Michel Maulpoix parle, dans son ouvrage éponyme, de poète perplexe (José Corti, 2001). Cette „perplexité“ est plus précisément ici refus des évidences et des schèmes imposés. 40 Bernard Noël, La Chute des temps, op. cit., 57. 41 En appendice de son Discours de la méthode, Descartes publia en 1637 sa Géométrie qui proposa une méthode pour désigner les points et les droites par des nombres ou, algébriquement, par des lettres: „Sa méthode est semblable à celle utilisée pour donner des références cartographiques en chiffres comptés à partir d’une „origine“, et basée sur l’idée d’un quadrillage de la carte par des droites perpendiculaires. Descartes découvrit qu’en employant cette technique les droites ou les courbes pouvaient s’exprimer sous la forme d’une équation algébrique. (…) Cela, également, eut une influence considérable sur le développement de méthodes plus générales de calcul infinitésimal.“ (Colin Ronan, Histoire mondiale des sciences, Paris, Points-Seuil, 1999, 488.) En effet, comme l’expose ensuite Colin Ronan, le développement de la technique efficace du calcul infinitésimal de Newton conduira à la solution du problème d’ensemble du mouvement planétaire, justifiant sa théorie de la gravité. 42 Voir sur ce point, qui informe toute notre problématique, G. Deleuze, Le pli: Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, 20: „L’élément génétique idéal de la courbure variable, ou du pli, c’est l’inflexion. L’inflexion est le véritable atome, le point élastique. C’est elle que Klee dégage comme l’élément génétique de la ligne active, spontanée, témoignant ainsi de son affinité avec le Baroque et avec Leibniz, s’opposant à Kandinsky, cartésien, pour qui les angles sont durs, le point est dur, mis en mouvement par une force extérieure.“ 43 B. Noël, La Chute des temps, op. cit. 44 B. Noël, L’espace du poème, cité par P. Wateau, op. cit. , 67. 64 45 Ainsi Deleuze, in: Le Pli, écrit-il d’après Leibniz: „Les monades „n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir“, elles n’ont pas „de trous ni portes“ (Monadologie, §7). Aux trous se substituent les plis.“ in: Le Pli, Leibniz et le baroque, op. cit., 38. Un poème de Bernard Noël évoque précisément ce passage du trou à la monade: „(et la nuit tourne/ nuit nue autour de qui la troue/ et nyctalopes sont les astres noirs tombés depuis la nuque/ et nuée nulle en l’épaisseur égale/ où ne surnage enfin que la monade) in: R. Detambel, op. cit., 54. 46 B. Noël, Extraits du corps, op. cit., 9. 47 G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, op. cit., 37. 48 Ibid. 49 Ibid., 36-37. 50 B. Noël, La Chute des temps, op. cit., 41. 51 Ibid., 64. 52 Dans son article précédemment cité in: M. Jarrety, Dictionnaire de la poésie, de Baudelaire à nos jours, op. cit., 536. 53 Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible cité par P. Wateau, op. cit., 76-77. 54 B. Noël, La Chute des temps, op. cit., 77. 55 Ibid., 262. Cet extrait est la fin du poème „Sur un pli du temps“. 56 „qu’est-ce qu’un nom quand il ne reste plus aucun visage“ Ibid., 62. 57 Ibid., 121. 58 G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, op. cit., 43. 59 Voir Deleuze: „Le problème n’est pas comment finir un pli, mais comment le continuer, lui faire traverser le plafond, le porter à l’infini.“ in: Le Pli, Leibniz et le Baroque, op. cit., 48. 60 B. Noël, La Chute des temps, op. cit., 10. 61 Ibid., 204. 62 Ibid., 213-214.