eJournals lendemains 34/134-135

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2009
34134-135

Nouveaux amers

2009
Jean-Claude Pinson
ldm34134-1350025
25 Jean-Claude Pinson Nouveaux amers (Fragments d’un alphabet lyrique) Amers. - Terme de marine, le mot désigne, nous apprend le Littré, „des marques apparentes sur les côtes, telles que clochers, tours, rochers propres à guider les navigateurs qui sont à vue de terre“. Beaucoup de choses ont changé, ces trente dernières années, dans la poésie française, et les amers d’aujourd’hui ne sont plus tout à fait ceux d’hier. En établir un relevé exact, impartial, est chose difficile au critique. Et elle l’est plus encore quand il fait partie lui-même du paysage. Car alors les amers dont il dresse la carte risquent de n’être guère démêlables de ceux que projette son désir propre d’écriture - ses attentes singulières, idiosyncrasiques, de praticien de la chose poétique. J’ai choisi cependant de passer outre, considérant, avec Barthes, qu’après tout „mieux valent les leurres de la subjectivité que les impostures de l’objectivité“. C’est donc sous l’angle d’inclinaison du fantasme d’écriture qui m’est propre que je parlerai ici des évolutions récentes de la poésie française, retenant les quelques amers qui suivent en fonction de la navigation très personnelle que je tente sur la page. Déclinés selon l’ordre, contingent, d’un abécédaire partial autant que lacunaire, ils tracent d’abord les contours du fantasme en question. Mais il n’est pas impossible, du moins je l’espère, qu’au bout du compte puisse, malgré tout, être ainsi produite, comme par le jeu de quelque anamorphose, un peu de vérité quant aux mutations survenues depuis bientôt trente ans dans la poésie française. Ce qu’est ce mien fantasme? - Celui, poursuivi depuis plusieurs livres, de rendre au plus près contigus, de faire peut-être même se rejoindre, les deux parallèles que font la poésie qui s’écrit et la poésie qui se vit (qui est éthos, habitation); celui de parvenir à lier à l’aventure du livre celle de la transformation du monde et de soi; celui de ne pas céder sur le désir que Dasein soit Gesang, que vie soit chant (Rilke); celui de faire droit, non seulement à la page, au texte, mais aussi à la requête du poème non imprimé de l’existence qui silencieusement s’écrit dans la vie au verso du poème imprimé (comme dit à peu près Thoreau). Fantasme synthétique dans l’ordre existentiel, „poéthique“, mais redoublé, et donc synthétique aussi, dans l’ordre poétique, puisqu’il aspire à une grande forme, prosimétrique, où seraient compossibles le cantar et le contar, l’intensité du chant et l’extension du récit. Chant. - L’hymne, comme l’a rappelé récemment Giorgio Agamben, est la forme première de la poésie. Célébration liturgique des dieux, de leur grandeur et hauteur, la poésie est d’abord, dans l’Antiquité, chant de joie et de louange, chant approbateur, affirmatif. Elle a pour horizon, ajoute Agamben, la pure profération des noms divins, et donc une poétique de la nomination, de „l’isolement hymnique du mot“, dont on retrouve la trace lointaine jusque dans le Coup de dés mallarméen (où l’énoncé „explose en une volée de noms déliés et disséminés sur le papier“). 26 Tant que perdure la vision religieuse du monde, le lyrisme ne fait pas problème et pas davantage la vision orphique dont il se soutient. Le monde est enchanté à l’aune de cette „musique des sphères“ dont la lyre du poète recueille les plus lointaines vibrations; un ordre harmonieux, que le poète par son chant salvateur dévoile et magnifie, gouverne l’univers. Mais nous venons après la fin de l’hymne. Que pouvons-nous encore chanter, quand Dieu est mort? A quelle „explication orphique de la Terre“ pouvons-nous encore prétendre? Pour le poète moderne, c’en est fini, semble-t-il, d’un ordre enchanté de la parole et d’une expérience auratique du monde. Si la „musique des sphères“ est inexistante, vaine alors est la prétention du poète lyrique à la rejoindre en s’élevant au-dessus de la prose disharmonieuse du monde. L’orphisme alors fait difficulté et le lyrisme avec lui, pour autant qu’il entretient, écrit Yves Bonnefoy, le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier „la grâce de quelque surcroît d’harmonie“. A l’antique certitude de la poésie quant au bien-fondé de sa parole (on la trouve encore cependant chez un Saint-John Perse ou un Char) ne peut que succéder la moderne angoisse quant à son être même. D’où la question qu’à bon droit ne cesse de poser, après bien d’autres, Christian Prigent: pourquoi (wozu) de la poésie plutôt que rien? Est-elle décidément „inadmissible“? Sur quoi encore fonder la possibilité d’un chant? Gracq, bien qu’il n’ait pas „fait“ poète, est cependant, à sa façon, un grand lyrique. Il a aussi fort bien saisi que le lyrisme n’est possible qu’à la faveur d’un tropisme de l’affirmation qui est d’abord inhérent à la pulsion de vie elle-même. Et lorsque la foi n’est plus là pour étayer, comme chez Claudel, l’assentiment lyrique, c’est de la seule (et toute contingente) adhésion existentielle à la vie immanente, à ses accès d’intensité et de surabondance, de marée haute, que peut naître le chant. Du moins si nous savons ne pas en nous censurer le „sentiment de la merveille“, le „sentiment du oui“ qui naît à la faveur de lieux „eutopiques“ et de moments euphoriques (de „jours alcyoniens“, comme, après Goethe et Nietzsche, les nomme Gracq). Des „heccéités“ - des conjonctions de lieux et d’instants - peuvent suffire, quand elles sont l’occasion d’„épiphanies“, à une poétique de l’affirmation, de la louange - à une poétique lyrique, où se fera entendre le „chant du monde“, le chant immanent du monde. Un grand lyrisme alors est possible, la ritournelle devenant capable, pour parler comme Deleuze, de „capturer les forces muettes et impensables du Cosmos“. Mais le lyrisme est aussi une affaire d’énonciation. Il renvoie à l’idée d’une expression subjective - celle que Rimbaud s’empresse de condamner au motif que sa pente la conduit trop facilement aux mièvreries de l’effusion „horriblement fadasse“. Affaire de langage, l’idée de lyrisme renvoie également à un ton élevé, à un certain degré d’intensité, d’ébriété, d’enfièvrement de la langue; à un élan en elle, à une dynamique élévatoire, à un mouvement d’„apothéose“ (Baudelaire) qui rapproche la parole du chant, non sans le risque de l’emphase. C’est pourquoi - cavete musicam! - n’ont pas tort les poètes qui aujourd’hui se défient de l’idée de musique et de chant. Emmanuel Hocquard, par exemple, fait de la „démusicalisation“ un impératif essentiel: „En poésie, écrit-il, une bonne cure d’amaigrissement musical s’impose: déchanter, désenchanter, rompre le charme.“ Mais n’ont pas tort non plus, cependant, ceux pour qui la „musique des lettres“ est 27 l’essentiel. Car c’est à une musique sans emphase, à une musique au ton „désapplaudi, sec“ (Dominique Fourcade), qu’eux en appellent, et c’est un chant à rebours de la pente grégaire de la langue qu’ils s’emploient à faire surgir. Tel est le cas de Philippe Beck: „Un journal, écrit-il dans le livre éponyme, est j. musical. Hantique. Il sonde le passé prometteur de Musique. Par tristesse raisonnable, collier de fer et cœur dans la poussière? Non. Il défend l’essence de rythme et d’antirythme, de mélodies suspendues, qui se dérobe comme objet d’huile. Essence pareille au temps fuyant que Météo image en irritant les humains dans l’ordinaire. Ils reparlent de la couleur de jours. Musique d’huile se serre dans un Haydn, avec les nuages rieurs.“ Echantillonnage (sampling). - A la faveur de la montée en puissance du son et de l’essor plus général des arts du spectacle et de la scène, la poésie sonore, sous des formes très diversifiées, a connu, lors des dernières décennies, un développement marqué. Mais il ne s’est pas simplement agi d’une montée en puissance du son et de l’oralité. Avec l’apparition de nouveaux instruments et de nouvelles techniques, c’est l’acte créateur lui-même qui s’est trouvé modifié. De ce point de vue, la poésie, qu’elle soit sonore ou écrite, a eu tendance à emboîter le pas aux musiques dites „actuelles“. Tels des D J, nombreux sont en effet aujourd’hui les auteurs qui usent, par exemple, de la technique du sampling et recyclent, les passant au broyeur de la poésie pour en mieux faire paraître les stéréotypes, toutes sortes d’énoncés ready made véhiculés par les médias. Page. - „Ce qui est intense, c’est la vie présente“, remarquait Barthes. L’écrivain s’attachera donc à noter l’„incident“ qui fait saillie, à arracher au réel les copeaux de ses épiphanies les plus jaillissantes. Mais il ne pourra en transposer à l’écrit l’intensité qu’à condition de faire de la page un espace lui-même vivant. Car il faut que la vie soit là sur la page autrement que par simple procuration, délégation; autrement que re-présentée (malgré le déficit congénital de la nomination). Prendre au sérieux la page, son espace et ce qui y vient s’inscrire, le considérer comme un espace réel, matériel - y faire jouer toutes les dimensions qui confèrent au langage sa „motériolité“ (Lacan), c’est ce dont ordinairement le roman ne se préoccupe guère. Mais c’est la tâche du poème: faire de la page beaucoup plus qu’un support indifférent; en faire un rectangle propice aux accidents de la langue et événements verbaux, et simultanément au perpétuel surgissement des éclats et lueurs du réel. Tout peut y contribuer: l’alternance de la prose et du vers comme le jeu avec les espaces et les blancs; le recours aux dispositifs typographiques comme le cadrage d’un mot ou la mise en résonance de son matériau phonique… Le grand mérite des poètes dit „littéralistes“ est d’avoir mieux que d’autres compris cet impératif de la page. Leçon que, pour ma part, je retiens de l’œuvre de Dominique Fourcade (qui de beaucoup excède cette étiquette de „littéraliste“), notamment de ce grand livre qu’est Le Sujet monotype. Poétariat. - Au sens large: la nouvelle classe, précaire et créative, contrôlée et fugitive, qui tend à se substituer à l’ancien prolétariat, sous l’effet des profondes mutations technologiques, économiques, culturelles, politiques, qui ont modifié la réalité et le sens du travail, à l’époque du capitalisme postmoderne. Exploitée, exposée à la 28 pression multiforme du biopouvoir, la multitude est menacée sans cesse de sombrer dans l’hébétude consumériste. Mais comme „poétariat“ elle est aussi constituée d’innombrables sujets qui, non seulement s’efforcent à la survie, mais inventent, dans les interstices du mortifère système, de nouvelles formes de vie, plus adéquates à l’exigence, désormais revendiquée par beaucoup, que chacun puisse se faire „le poète de sa propre existence“. Cherchant à se soustraire à la tyrannie de la marchandise et du spectacle, ces sujets s’attachent à inventer, de façon immanente et non remise au lendemain, un èthos davantage poétique où l’art (la poésie) occupe une place centrale. Et cette Selbstbetätigung, pour parler comme Marx, ce façonnage de soi, est, pour ce poétariat, indissociable d’une poiésis, d’un faire extérieur qui requiert le façonnage d’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit. Au sens restreint: les très nombreux, de plus en plus nombreux sujets qui fréquentent les ateliers d’écriture, publient des plaquettes ou des textes en ligne sur la Toile, participent à des soirées de slam… Le phénomène social d’une poésie ainsi de plus en plus „écrite par tous“ n’est sans doute pas absolument nouveau. Mandelstam déjà l’évoque, dans le contexte des lendemains de la Révolution d’Octobre, en des termes très sévères. Il fustige des „non-lecteurs congénitaux“ pour qui la poésie se réduit à un „perpétuel je vis, je veux, j’ai mal“. „Nous portons tous des chaussures - mais tout le monde n’est pas cordonnier“, conclut-il. Le „poèthe“ (le poèthe qui n’est pas simplement poète brouteur d’ambroisie) voit les choses autrement. Il ne méconnaît rien des dangers du kitsch propre à la poésie pratiquée par tous. Mais il veut cet oxymore qu’est „une démocratie nietzschéenne“ (Jean-Luc Nancy). Il est, quoi qu’il en soit, du côté du poétariat. Il ne s’illusionne pas sur la valeur esthétique de l’art qui peut être ainsi produit. Mais il sait aussi la valeur éthique d’un art pratiqué par la multitude et réductible ni aux savoir-faire techniques ni à l'art des œuvres d'art. Il sait que cette pratique de l’art, qui n’est pas sans défaut, est essentielle à l'invention d'une nouvelle économie de l'existence. Il n’idéalise pas le poétariat. Il croit seulement nécessaire de tenir à l’Idée régulatrice qu’il constitue - pour autant qu’il fait signe en direction d’une autre humanité possible. Post-poésie. - Depuis au moins deux décennies, un changement de paradigme est en cours: la poésie, dans une large mesure, est devenue post-littéraire. Gracq déjà le notait il y a plus de vingt ans: „en matière de poésie, il y a longtemps que Rome n’est plus tout à fait dans Rome, et qu’elle a commencé à nomadiser“. La poésie, ajoutait-il, s’est absentée de ses points d’attache habituels; elle a „déjà émigré hors du langage très largement“, et il se peut même que ce soit au plus loin de „ses matériaux traditionnels en ruine“. Si elle a quitté l’espace littéraire, c’est, notamment, pour tâcher de se refaire une santé dans le monde de l’art, en particulier sous la forme, aujourd’hui proliférante, des lectures-performances. Ses points d’attache, du coup, ne sont plus du côté de la littérature - du côté des prosateurs et de l’écriture narrative -, mais du côté des arts plastiques et des arts du spectacle. Quand on parle aujourd’hui de poésie contemporaine (abrégée parfois en „p. c.“), ce n’est pas seulement pour désigner celle de l’époque que nous vivons, mais pour circonscrire un type nouveau de poé- 29 sie, un peu comme on tend à réserver le terme d’„art contemporain“ à des productions qui se fondent sur des démarches où les gestes et matériaux traditionnels de la peinture n’ont plus guère de place. Le changement de paradigme que j’évoque n’est sans doute pas propre à la poésie. Il renvoie à une mutation de la culture tout entière. La démocratie (au sens de Tocqueville) a largement défait l’ancienne hiérarchie où la culture savante, lettrée, se voyait octroyer une place prépondérante. Avec la culture „démocratique“, les arts reposant sur l’oralité et la performance, s’emparant des moyens et techniques offerts par l’industrie culturelle, ont peu à peu pris le dessus. Roman/ Poème. Roman-poème. — Si la poésie continue de paraître en plaquettes, elle n’est cependant plus désormais, remarquait Gracq, que „résiduelle“. Pour l’auteur du Rivage des Syrtes, c’est le roman, et lui seul, qui est „le gros œuvre, toujours et encore, de la littérature de ce temps“. On ne peut pas dire que la situation, depuis la fin des années soixante-dix, ait beaucoup changé: plus que jamais le roman éclipse, dans le champ littéraire, la poésie. Je ne sais si la poésie lyrique est bien cette „cime du discours humain“ qu’y voyait encore en 1820 un Leopardi. Si elle n’est plus qu’un „résidu“, du moins est-ce un résidu auquel on continue de s’obstiner avec beaucoup de ténacité. Comme si le type d’énonciation et les modalités de discours non narratif dont elle est le terrain d’élection (profération, invocation, prière, méditation, chanson, incantation, divagation, etc.) ne pouvaient trouver à se satisfaire au sein de ce genre pourtant très accueillant qu’est le roman (du moins le roman ordinaire). Comme si l’écrivain d’aujourd’hui ne pouvait se contenter d’être simplement poète d’histoires. Ce pourquoi sans doute il aspire à un autre roman. Par exemple à celui que Barthes appelle le roman rhapsodique, fragmentaire, roman dont la forme poikilos (bariolée) non seulement admet, mais requiert les éclats du poème et les épiphanies du chant. Sujet (lyrique). - „Gommer l’auteur au profit du Texte“, tels étaient l’axiome et la démarche du structuralisme littéraire, quand Barthes proclamait, en 1968, la „mort de l’auteur“. La théorie voulut alors proscrire du poème toute dimension autobiographique. Dominique Fourcade, dans un livre pourtant beaucoup plus tardif (Le Sujet monotype, paru en 1997), formule très bien la nécessité poétique de cette forclusion: „mon histoire, écrit-il, est d’être sans histoire - ne pas avoir d’histoire, pour qu’il puisse y avoir poème“. Comprenons que le poème doit demeurer impersonnel, refuser l’anecdote biographique, pour que puisse advenir la voix lyrique de ce „merle anhistorique“ qu’est le poète. A contre-pente, pourtant, la veine autobiographique a persisté. En 1967 par exemple, paraît Une vie ordinaire, le „roman poème“ pleinement autobiographique („Anecdotique je le suis/ Merci de me le faire entendre“) que Georges Perros compose en octosyllabes. Ou encore, en 1993, William Cliff publie, de son côté, un livre intitulé précisément Autobiographie, livre constitué de sonnets en vers de quatorze syllabes. Mais il est des livres au schéma moins linéaire et qui mêlent vie personnelle et vie impersonnelle. Ainsi Autobiographie, chapitre X de Jacques Roubaud, livre où l’invention formelle et le souci du texte viennent, ironiquement, bousculer l’attente 30 propre au pacte autobiographique. Roubaud, pour qui la poésie est liée fondamentalement à la mémoire, va même, dans ce livre, jusqu’à s’inventer une vie préhistorique: „Lucy est morte, voici trois millions d’années. J’ai conservé près de moi 40% de son squelette et parfois, au moment de traverser le boulevard sinistre contre la gueule des camions je recule, et je retourne en arrière jusqu’à ma chambre, pleurer à larmes chaudes sur ses vertèbres.“ Il est évident que nous sommes, depuis une vingtaine d’années, dans un tout autre paradigme que celui du structuralisme. Tandis que l’auteur retrouvait en littérature une place éminente, la philosophie, sur les ruines du cogito, repensait, elle, la question du sujet, non sans la déplacer. Ainsi Michel Foucault professe-t-il au Collège de France, au début des années quatre-vingt, un cours fameux où il étudie les modalités et techniques de soi qui favorisent, dans l’Antiquité tardive, l’émergence d’un sujet avant tout pratique, éthique. Dans ces mêmes années et dans la même enceinte, Yves Bonnefoy prononce de son côté une Leçon inaugurale où, fustigeant une „paresse à poser la question du moi“, il insiste, au nom de „cet éternel censuré, la finitude“, sur une vérité du sujet advenant dans la parole du poème. Mais c’est surtout la trajectoire de Barthes qui est ici la plus frappante et la plus nuancée. Car s’il a pu proclamer la „mort de l’auteur“, il n’a cependant pas abandonné la catégorie de sujet. Dans le droit fil de Benveniste, il y voit d’abord „un effet de langage“, l’écriture conduisant à le diffracter et à le déplacer. „Le sujet, remarque-t-il dans son Roland Barthes par Roland Barthes, se prend ailleurs, et la „subjectivité“ peut revenir à une autre place de la spirale: déconstruite, désunie, déportée, sans ancrage: pourquoi ne parlerais-je pas de „moi“, puisque „moi“ n’est plus „soi“? “ Le dernier Barthes, comme on sait, fera retour, sans ambage, à l’auteur, à la biographie et à l’autobiographie. Et si son propos continue de traiter de la chose littéraire, il est plus que jamais hanté, comme il ne manque pas de le constater, par un „indirect“ „qui est d’ordre éthique“. Au croisement de la poétique et de l’éthique, la réflexion du dernier Barthes s’infléchit en direction d’une „poéthique“. Toutefois, ce dernier mot peut s’entendre en deux sens, selon deux accentuations distinctes. Il peut d’abord désigner la recherche par le sujet d’une forme de vie où il pourrait faire valoir dans le monde - et si nécessaire contre lui - l’„idiorrythmie“, le rythme propre, qui lui permettra, peut-être, de l’habiter d’une façon plus poétique. C’est cette question existentielle, directement éthique, que pose Barthes dans son cours Comment vivre ensemble. Elle laisse entrevoir qu’„un plus-que-l’œuvre ou un désœuvrement importe à l’œuvre de l’existence“, comme le remarquait récemment Jean-Luc Nancy. Mais „poéthique“ peut aussi, de façon plus centripète, renvoyer à l’écriture ellemême. La question du sujet divisé, diffracté, du sujet-léopard, tacheté, bariolé, renvoie alors à celle du texte poikilos. Ce qui m’intéresse désormais, remarque Barthes, dans une séance de son dernier cours, en janvier 1980, c’est „l’écriture de vie, la vie écrite“. Il s’agit, ajoute-t-il, de retrouver „une adéquation, non de l’écriture et de la vie (simple biographie), mais des écritures et des fragments, des plans de vie.“ „Plus l’écriture et la vie se fragmentent (ne cherchent pas à s’unifier abusivement), plus chaque fragment est homogène; ainsi se retrouve à l’horizon le poiki- 31 los du Roman Romantique“. De la sorte, le plan de l’existence et celui de l’écriture communiquent sans cependant se confondre. Et aujourd’hui? Le programme, pour maints poètes, est bien d’ordre éthique - „poéthique“. „Le soi doit se refaire en se récrivant“, note ainsi, de façon très foucaldienne, Philippe Beck. Et Emmanuel Hocquard: l’histoire de cet „élégiaque inverse“ qu’est le poète est „l’histoire d’un homme refait“. Ou encore F. Cælebs: „renaître: que faisons-nous d’autre? nous étreindre et nous séparer, aller du soi à l’autre, de l’autre à soi, sans fin/ il/ je / nous sommes/ ilje tout attaché.com“. Voix. - A proprement parler, il n’y a pas de Voix. Elle n’existe que dans la non coïncidence à elle-même, ne cesse, remarque Agamben, de s’évanouir dans l’insurmontable écart qui sépare le vivant et le langage, dans leur différance, celle de la phonè et du logos. En ce sens, elle est un „mythologème“, car „il n’y a pas, ajoute le philosophe, - sinon dans la théologie, dans le Verbe fait chair - d’instant où le langage se soit inscrit dans la voix vivante, de lieu où le vivant ait pu se logiciser, se faire parole“. Et ce fading métaphysique de la voix, après la „mort de l’auteur“ - c’est-à-dire la déposition du sujet substantiel ou transcendantal -, le poète contemporain en fait d’autant plus l’expérience que sa parole, dépourvue de tout appui, confrontée au chaos des discours, toujours plus bombardée, traversée de messages formatés, lui apparaît plus spectrale que jamais. Même l’instance la plus proche, la plus intime, paraît se dérober. Parler moins que jamais ne va de soi. Mais que la voix ne soit plus, dans le poème qui s’écrit, que de l’ordre du fantôme, ce n’est pas nécessairement une faiblesse. Car d’avoir dû déposer sa voix, voilà qui incite d’autant plus le poète à s’arracher aux fantasmes de la naturalité, du donné, de l’immédiat. La mort du poète à sa propre voix est ainsi la condition pour qu’il puisse à nouveau, la réinventant comme voix écrite, la poser dans le jeu d’une infinie différence à soi. „J’éteins ma voix dans la pièce, écrit ainsi Dominique Fourcade, le poème continue indépendamment de ma voix.“ „Station d’écoute“, le texte peut alors faire entendre, sur toutes les fréquences, toutes sortes de voix: de la voix qui murmure ou qui crie à la voix qui se tait. Composé comme une partition, le poème est alors l’équivalent, par exemple, d’un opéra de chambre ou d’un oratorio. „Très en avance sur le visage, très en avant“, la voix, notent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, a „une puissance d’être déterritorialisée beaucoup plus grande“ (que le premier). Comme la musique qui „machine la voix“, l’écriture a elle aussi une grande force déterritorialisante: elle fait advenir dans l’espace du texte des voiX (x du pluriel et x de l’inconnu) en devenir, des voix minoritaires et collectives, moléculaires et cosmiques. Poème polyphonique ou roman lyrique: il n’y a plus lieu alors de vraiment choisir. Jean-Claude Pinson est philosophe, essayiste et poète. Il a publié notamment Habiter en poète, Essais sur la poésie contemporaine (Champ Vallon, 1995), Sentimentale et naïve Nouveaux essais sur la poésie contemporaine, (Champ Vallon, 2002), A Piatigorsk, sur la poésie (Editions Cécile Defaut, 2008). Il a également publié les recueils Fado (avec flocons et fantômes) (Champ Vallon, 2001) et Drapeau rouge (Champ Vallon, 2008).