eJournals lendemains 43/172

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Narr Verlag Tübingen
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2018
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Jutta Fortin: Camille Laurens, le kaléidoscope d’une écriture hantée

2018
Lydia Bauer
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103 Comptes rendus Comptes rendus JUTTA FORTIN: CAMILLE LAURENS, LE KALÉIDOSCOPE D’UNE ÉCRITURE HANTÉE, VILLENEUVE D’ASCQ, PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTEN- TRION, 2017, 258 P. L’œuvre de Camille Laurens est opaque. Dans ses romans, ses récits, ses œuvres réflexives etc., l’écrivaine semble raconter toujours les mêmes histoires mais de façon variée: l’histoire de l’amour trahi, de l’enfant mourant à la naissance, de la „mère morte“ impassible, du père silencieux, de l’amant privé d’amour. Répétitions et variations sont présentes autant dans le monde imaginaire de l’écrivaine que dans sa vie réelle où la mort à la naissance de son fils Philippe fait écho à la sœur de l’auteure morte elle aussi à la naissance. Camille Laurens compare elle-même son écriture à un kaléidoscope, raison de plus pour laquelle le titre de l’ouvrage de Jutta Fortin, Camille Laurens, le kaléidoscope d’une écriture hantée, est si bien choisi. Entre l’aspect ludique d’un jouet d’enfant, le kaléidoscope, et le sérieux d’une œuvre qui tente de former un tout avec les pièces dispersées du miroir brisé de l’identité, Camille Laurens oscille dans ses textes entre la beauté des images se formant par hasard et le tragique des vies brisées. Comme les images d’un kaléidoscope, les figures dans l’œuvre de l’auteure sont fragiles, construites à un moment et démontées à un autre. Les personnages ne sont pas intacts; dans l’univers imaginaire de Camille Laurens, tout le monde semble avoir été blessé: „mères mortes“, hommes amputés, enfants morts à la naissance. Jutta Fortin nous guide avec une subtilité impressionnante à travers ce labyrinthe de pièces, renouées et dénouées à chaque page comme si nous assistions à la construction d’un puzzle. Les textes de Camille Laurens communiquent les uns avec les autres et le lecteur s’aperçoit rapidement qu’il lui faut connaître l’œuvre entière pour vraiment comprendre la partie qu’il lit, tout en restant conscient qu’il y aura toujours des pièces qui lui manqueront pour accéder pleinement à cette œuvre. L’ouvrage de Jutta Fortin se divise en cinq parties, chaque partie comportant plusieurs chapitres. La première partie, „Le cri“, est consacrée aux émotions dans l’écriture de Camille Laurens qui ne sont souvent pas directes mais passent par des références intertextuelles et intersémiotiques. Le cri est tout d’abord le cri qui n’a pas eu lieu, le cri absent du fils mort-né. L’écriture devient alors un moyen de remplir ce manque de crier, de se révolter. La figure de l’enfant mort réapparaît dans la deuxième partie de l’ouvrage: „L’enfant fantomatique“. En partant de la notion „fantomatique“ employée par Pierre Bayard lors de l’analyse d’un roman de Romain Gary pour désigner un mode littéraire d’inscription qui n’est ni thématique ni allégorique, Jutta Fortin étudie le phénomène de la hantise dans l’œuvre de Camille Laurens, concernant aussi bien la mort du fils de l’écrivaine que celle de sa sœur. Le traumatisme de l’enfant perdu est dans l’œuvre de Camille Laurens étroitement lié à ce qu’André Green appelle le „complexe de la mère morte“ et qui est expliqué dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée „La mère comme hantise“. La „mère morte“ est, selon la théorie d’André Green, une mère qui est physiquement présente mais, à la suite d’une grave dépression, émotionnellement absente. La quatrième partie, 104 Comptes rendus Comptes rendus „Le désir de connaître“, décrit les conséquences dévastatrices du traumatisme issu de l’enfant mort et de „la mère morte“ dans les relations amoureuses ultérieures des figures. Dans la cinquième et dernière partie, „Le pouvoir des mots“, Jutta Fortin analyse la force de la langue parlée ou écrite pour établir un lien affectif avec une personne, que celle-ci soit absente ou morte. Dans un monde rempli de tabous, de silences, d’interdictions ou d’impossibilités de crier, l’écriture se révèle être une façon de s’exprimer, remède autant qu’acte d’accusation. Ainsi le texte littéraire permet-il de se montrer tout en restant caché comme on peut le voir aussi bien dans l’utilisation du pseudonyme Camille Laurens que dans les jeux avec les textes littéraires, les films, les œuvres d’art et avec la langue. Dans une analyse précise de l’œuvre de l’écrivaine, Jutta Fortin introduit des correspondances entre la vie de l’écrivaine et son œuvre, les textes et les autotextes, l’écriture et les images. Les chapitres de son ouvrage communiquent entre eux comme c’est le cas avec les textes de Camille Laurens. La pièce qui reste toujours présente dans chaque image de ce kaléidoscope est, selon Jutta Fortin, „la mère morte“. En s’appuyant sur la théorie d’André Green ainsi que sur les travaux de Pierre Bayard, John Bowlby, Sigmund Freud, Jacques Lacan et Donald Winnicott, Jutta Fortin dévoile le fait que Philippe, le fils mort-né de Camille Laurens aussi bien que la mère de l’écrivaine constituent le noyau du labyrinthe et hantent son œuvre entière. En partant du cri, qui se révèle à la fois cri de douleur et cri de colère et que Camille Laurens utilise en jouant sur l’homophonie de „je crie“ et „j’écris“, Jutta Fortin nous plonge dans les profondeurs des textes de Camille Laurens en utilisant la structure du kaléidoscope comme clé d’analyse. Les histoires des divers textes sont liées les unes aux autres et analysées dans leur rapport avec le concept d’André Green ainsi qu’avec des contes tels que La reine des neiges, Peter Pan, Alice au pays des merveilles, des films comme Nosferatu de Murnau et la trilogie cinématographique de Sissi réalisée par Ernst Marischka, des paroles de chansons, des pièces de théâtre, photographies, mythes et textes littéraires tournant autour de l’amour impossible. Plus on avance dans l’ouvrage de Jutta Fortin, plus les intrigues des différents romans et textes se construisent, de sorte qu’à la fin, l’œuvre entière se dévoile à travers de multiples perspectives et des interprétations convaincantes et fascinantes livrant ainsi une multitude de chemins à prendre pour des analyses à venir. Lydia Bauer (Potsdam) ------------------