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2018
43172

Dialogues franco-allemands: présence de l’Allemagne chez les éditeurs français

2018
Marie-Hélène ne Quéval
ldm431720081
81 Arts&Lettres Marie-Hélène Quéval Dialogues franco-allemands: présence de l’Allemagne chez les éditeurs français La langue de l’Europe, c’est la traduction Umberto Eco Si l’on en croit Yves Chevrel (1997), la France passerait pour un pays se suffisant à lui-même et peu ouvert aux cultures étrangères. Il suffit pourtant d’entrer dans une librairie du Quartier latin à Paris pour se persuader du contraire. Les jeunes auteurs côtoient leurs aînés bien exposés au regard de leurs futurs lecteurs. Même au XVIII ème siècle, l’hégémonie culturelle de la France n’avait pas altéré la curiosité naturelle des lecteurs pour tout ce qui venait d’un lointain ailleurs. Friedrich Melchior Grimm (1723-1807) ne soulignait-il pas, dans sa Correspondance (1829), 1 une manie si puissante qu’elle conduisait de nombreux auteurs à produire des pseudotraductions pour séduire plus sûrement un public friand d’exotisme, comme le firent Montesquieu (1689-1755) dans ses Lettres persanes (1721) et Voltaire (1694-1778) dans Candide (1759). La traduction-simulation, voie détournée du retour sur soi par la distanciation, souligne le rôle ambigu d’un art qui ne consiste pas seulement à transcrire une langue dans une autre, mais à favoriser la confrontation de deux sensibilités, deux cultures, et parfois même plusieurs. Loin de n’être qu’un ‚mal nécessaire‘, comme le formule Yves Chevrel (cf. Chevrel 1997: 356), la traduction favorise la rencontre de deux identités qui s’enrichissent mutuellement l’une au contact de l’autre. N’a-t-elle pas en effet joué un rôle essentiel pour l’essor d’une culture véritablement européenne, dont elle serait, selon les mots d’Umberto Eco, la véritable langue? Très tôt en Europe, il est vrai, avec le recul du latin et l’essor des langues vernaculaires aussi bien dans le domaine scientifique que littéraire, la traduction s’est s’imposée dans la République des Lettres. Consacrée d’abord aux grands classiques latins et grecs, elle s’élargit à l’hébreux puis aux publications littéraires, scientifiques et philosophiques des contemporains issus des pays voisins, devenant ainsi un outil essentiel à la circulation des idées et au progrès des sciences. Si, en Allemagne, la Bible de Luther en 1522/ 1534 constitue un événement fondateur de la Réforme, nombreuses seront les initiatives qui suivront pour rendre accessible à des publics moins savants, mais curieux, les œuvres étrangères. En France, Pierre Victor Cayet (1525-1610) participe en 1598 aux nouveaux conflits issus de la division de l’Église avec sa traduction du Volksbuch du Docteur Faust. 2 Dans ces luttes idéologiques, l’éditeur se trouve au cœur des débats tout autant que l’auteur, parfois même plus directement exposé lorsque celui-ci ne décline pas sa véritable identité. Tandis que Spies en Allemagne met le récit anonyme des aventures du célèbre magicien au service de la Réforme, à Paris, l’ancien ligueur Denis Binet soutient la politique d’apaisement du Roi Henri IV . Dans un pays épuisé par les conflits religieux, Cayet 82 Arts & Lettres gomme toutes les allusions anticatholiques de l’original pour mettre son Faust au service de la Réunion des Églises dans la tradition romaine. Plus qu’un transcripteur, le traducteur intervient ainsi directement par ses choix, comme par ses coupures et ses transformations. D’ailleurs même un faux-sens ou un contre-sens peuvent trahir la pensée d’un traducteur qui n’adhère pas complètement à celle de l’auteur. Luise Adelgunde Victorie Gottsched (1713-1762) l’avait bien compris, quand, dans sa version de La philosophie de l’abbé Terrasson, 3 elle remplaça délibérément le chapitre consacré au catholicisme par un exposé sur l’humanisme rationnel des Lumières. Comme elle, Johann Christoph Gottsched (1700-1766), son époux, encouragea toute sa vie le dialogue interculturel en incitant sa femme, ses élèves et amis à germaniser les œuvres de libertins érudits français: Fontenelle, Bayle, Helvétius, ou encore la Théodicée de son compatriote Leibniz, sans oublier les textes fondateurs des libertins anglais: Shaftesbury, Pope, Addison, Woolston, Tindal, Swift, Locke etc. Il n’hésitait pas à exprimer ses idées dans des notes explicatives ou contradictoires, tout en se gardant bien d’intervenir directement dans le texte; car, professeur à l’université de Leipzig, il servait un idéal scientifique et académique qui, dans le respect rigoureux de l’original, distingue les commentaires du texte. Et même des auteurs universellement condamnés, tels que Spinoza, devaient pouvoir être lus par tous, donc traduits en allemand; ce qui fut fait par un de ses protégés, Johann Lorenz Schmidt (1702-1749) en 1744, connu pour sa nouvelle et très controversée traduction du Pentateuque, la fameuse Wertheimer Bibel (1735). Avec l’école gottschédienne, la traduction se transforme en une arme de combat pour le progrès des sciences. C’est bien ce que recherche Samuel Formey avec La belle Wolffienne (1741-1753), lorsqu’il adapte les pensées de Christian Wolf (1679- 1754) à un public moins savant, comme celui des femmes exclues de l’université. Huguenot du Refuge berlinois, aléthophile et wolffien, Formey traduit plus sérieusement les Principes du droit de la nature et des gens de Christian Wolff en 1758, à l’adresse des intellectuels français sans doute, mais aussi de la noblesse allemande souvent ignorante de sa propre langue tout comme du latin. Il se joint ainsi aux encyclopédistes français déçus de constater que l’enseignement du droit naturel si fréquent dans les universités allemandes restait ignoré en France. Il importait de transmettre une philosophie du droit à l’origine du despotisme éclairé de Frédéric II en Prusse et de Joseph II en Autriche. Diderot reprit donc le flambeau en diffusant à son tour les thèses de Pufendorf, Thomasius et Grotius, avec, dans l’Encyclopédie, une focalisation sur Wolff. Le traducteur joue donc le rôle de passeur à une époque où l’on n’enseigne guère l’allemand dans les écoles, à l’exception de l’académie militaire. La tâche incombe donc très souvent à des germanophones désireux de combattre l’indifférence ou les préjugés du public français envers leur nation. Dans ce cadre, les Huguenots du Refuge berlinois ou les expatriés parisiens jouaient le rôle de médiateurs, comme Michel Espagne (1997) l’a montré avec l’exemple de Michael Huber (1727-1804), un expatrié allemand en France désireux de transmettre au public français des œuvres importantes de son pays. Les exilés avaient une responsabilité évidente dans la transmission des idées. C’est ainsi que le juriste Jean 83 Arts & Lettres Barbeyrac (1674-1744), qui avait dû fuir la France après la révocation de l’édit de Nantes, fit connaître les grands essais juridiques et philosophiques d’outre-Rhin, en particulier ceux de Samuel Pufendorf (1632-1694), Le droit de la nature et des gens en 1706, suivi en 1707 par Les Devoirs de l’homme et du citoien, tout comme l’étude de Gerhardt Noodt (1647-1725), Du pouvoir des souverains et de la liberté de conscience (1714). Les éditions scientifiques de l’université de Caen ont réédité au XX ème siècle ces textes fondateurs des Lumières dans leur Bibliothèque de philosophie politique et juridique. Au-delà des joutes philosophiques, le traducteur a une double fonction. En apparence simple passeur d’une culture à une autre, il s’emploie aussi à intégrer la culture étrangère pour en nourrir la sienne propre. Au XIX ème siècle, le plus grand médiateur de la littérature allemande en France fut sans conteste Anne-Louise Germaine Necker, plus connue sous le nom de Mme de Staël (1766-1817), avec la publication en 1813 de son incontournable De l’Allemagne qui ouvrit la voie au romantisme français. Heinrich Heine, exilé à Paris dès 1831, eut beau lui opposer, en reprenant intentionnellement le même titre De L’Allemagne (1857), un tableau très critique de l’école romantique, son pays était incontestablement à la mode. Désormais les traductions se succèdent: Schiller, Goethe dont Gérard de Nerval transpose la première partie de Faust en 1828, Uhland, Tieck et tant d’autres. Grand traducteur de Schiller, le critique littéraire Xavier Marmier (1808-1892) s’extasiait, lors de ses excursions sur l’autre rive du Rhin, devant la douce et verdoyante patrie du romantisme (Marmier 1840). Les écrivains s’appliquaient à rendre la poésie en vers; tandis que Sainte- Beuve traduisait Uhland 4 et Léonce Hallez L’Idéal de Schiller, 5 E. Papion du Château s’attaquait en 1833 à une ode de Klopstock. La difficulté ne rebutait point ces maîtres de la langue française. Il est vrai que, pour la poésie en particulier, la traduction ressemblait souvent plus à une adaptation-imitation qu’à une restitution littérale. L’école française restait attachée à la tradition des Belles infidèles; l’illusion primait sur l’exactitude. Le texte subissait une métamorphose destinée à le faire apprécier par un public ignorant la langue allemande, en lui donnant l’illusion d’avoir été rédigé en français. Christine Lombez (2009) a analysé l’interaction des langues de départ et d’accueil. Elle est frappée par l’omniprésence de la poésie allemande dans la France romantique, que ce soit dans les anthologies, les revues littéraires, les manuels scolaires, les recueils de chants et de mélodies pour piano, et par l’impact des traductions allemandes sur la poésie française au XIX ème siècle: la ballade et le Lied allemands auraient ainsi généré un renouveau de la poésie française et inspiré Musset, Sainte-Beuve, Nerval. Dans les années 1830, La Nouvelle Revue Germanique s’attache à populariser la littérature allemande en France, un peu comme l’avait fait la Bibliothèque germanique au XVIII ème siècle de 1720 à 1741. Dorénavant, une nouvelle éthique s’impose: on ne se contente plus de publier des transcriptions; on interprète et on commente la pensée allemande afin d’en transmettre l’esprit et la substance intime par une traduction rigoureuse sans la revêtir de „formes et de couleurs françaises“ (Nouvelle Bibliothèque Germanique 1834). 6 La revue s’engage à 84 Arts & Lettres vulgariser la philosophie avec Hegel et Schelling mais aussi la théologie, les sciences historiques et philologiques avec Boeck et Ranke par exemple, ou encore le droit et la philosophie du droit avec Savigny. Pour la littérature, la priorité est donnée à Tieck, Grillparzer, Uhland, Menzel, Börne, Heine, Grabbe etc. parmi les plus jeunes, sans oublier le respect dû aux anciens tels que Goethe et Jean Paul. On intègre également des articles de journaux. L’Allemagne s’impose désormais comme un modèle à suivre en France, et, dès 1830, ses productions littéraires et scientifiques envahissent le marché français. Or, cet engouement ne concerne pas seulement les adultes, et l’on aurait tort de négliger la littérature de jeunesse. Dans ce cadre, on pourrait citer l’adaptation à la jeunesse du Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe par Johann Heinrich Campe (1746-1818) dont le Robinson, der Jüngere (1779), connut, sous un titre légèrement différent, Le nouveau Robinson (1801), un succès immense et donna lieu à de nombreuses réécritures. Un texte se transforme alors en passant les frontières par le jeu de transpositions d’une traduction à l’autre. Le phénomène n’était pas rare au XVIII ème siècle, lorsqu’on n’hésitait guère à traduire en allemand, non pas l’original anglais, mais la traduction française, souvent déjà assez peu fidèle à l’original. Le résultat ne manquait pas de surprendre. C’est ce qu’avait pu expérimenter Luise A. V. Gottsched au siècle précédent. Lorsque, après avoir fidèlement transposé la traduction française de La boucle volée d’Alexander Pope, elle l’avait comparée à l’original anglais, sa frayeur fut telle qu’elle dut remettre son ouvrage sur le métier et tout reprendre depuis le début. 7 Si la difficulté pour se procurer les originaux explique un détour dangereux mais nécessaire au XVIII ème siècle, la situation change au XIX ème avec la multiplication des voyages et des échanges commerciaux. Le livre acquiert un autre statut: moins cher, moins rare et plus accessible, il se popularise, ce qui contraint les traducteurs à une plus grande vigilance. À la fin du siècle, les nuages s’amoncellent. La guerre franco-prussienne de 1870- 1871 sème le trouble dans la République des Lettres sans décourager les hommes de bonne volonté. En 1910, Paul Desjardins (1859-1940), professeur à la Sorbonne, fonde les Décades de Pontigny (Chaubet 1998) dans une abbaye cistercienne en Bourgogne pour inciter les intellectuels de tous pays à un dialogue fructueux, cosmopolite et pacifiste. Très vite, Desjardins (Masson/ Prévost 2014) voit dans le groupe d’André Gide (1869-1951) et de la Nouvelle Revue Française ( NRF ) un allié aux idéaux proches des siens. À Pontigny règne un art de vivre moderne, mixte, convivial et familial. Chaque Décade se cristallise autour d’un personnage charismatique, l’avant-garde catholique autour d’Alfred Loisy (1857-1940), le monde ouvrier avec Daniel Halévy (1872-1962); pour la littérature, André Gide s’entoure de ses amis de la NRF . On attire des hauts fonctionnaires, des publicistes et des écrivains. Peu à peu les frontières entre politique, littérature et philosophie s’estompent. En 1913, la menace qui pèse sur l’Europe pousse Desjardins à mettre l’éducation des peuples au centre des préoccupations et à étudier la méthode de Maria Montessori. Mais, impitoyable, l’histoire impose sa loi et transforme l’abbaye en un hôpital pour les blessés du front. De février 1915 à février 1919, mille blessés y reçoivent des 85 Arts & Lettres soins. Malgré la douleur qui frappe Paul Desjardins dont le fils aîné est tombé au champ d’honneur en 1918, les décades reprennent en 1922. Un nouvel humanisme est-il possible? demande une décade de 1926. Au lendemain de la Grande Guerre, Pontigny, en rupture avec l’esprit nationaliste et antigermanique, reste le porteparole des valeurs européennes bafouées. L’accent est mis sur l’internationalisme et Desjardins souhaite écrire une histoire européenne des luttes pour la liberté afin qu’elle soit traduite et diffusée dans toutes les écoles du vieux continent. C’est pourquoi la première décade de 1922 invite l’intellectuel pacifiste allemand Friedrich Wilhelm Förster (1869-1966) à dialoguer avec Georges Duhamel (1884-1966). Pontigny soutient la Société des Nations car la nouvelle République des Lettres doit faire revivre l’idéal européen. C’est dans cet esprit qu’André Gide rencontre Walther Rathenau (1867-1922) chez Émile Mayrisch (1862-1928) à Colpach au Luxembourg en 1921. Heureux de constater l’intérêt de ses compatriotes pour ce qui se passe Outre-Rhin, mais déçu par l’indifférence des jeunes Allemands plutôt tournés vers l’est, Gide rédige pour la NRF un article court mais dense „sur les rapports entre la France et l’Allemagne“ (Gide 1921) . De son côté, le germaniste Felix Bertaux (1881- 1948), spécialiste de la littérature allemande à la NRF , invite Heinrich Mann (1871- 1950), Thomas Mann (1875-1955) et Ernst Robert Curtius (1886-1956) (Blattmann 1985), tandis que son fils Pierre (1907-1986) compte parmi les normaliens pacifistes très favorables à la réconciliation franco-allemande. Quelques années plus tard, lorsque le nazisme chasserait les démocrates de l’Allemagne, nombreux furent ceux qui trouveraient un refuge dans la maison familiale des Bertaux. Avec Henri Lichtenberger (1864-1941), professeur germaniste à la Sorbonne et très engagé dans les relations franco-allemandes, les Bertaux font partie de ces germanistes désireux de mettre leur connaissance de l’autre au service de la paix et de l’amitié entre les peuples. Pierre Bertaux éprouvait une profonde estime pour André Gide dont il organisa le séjour à Berlin en janvier 1928. Ancien élève de l’École alsacienne à Paris, Gide avait acquis les rudiments linguistiques nécessaires pour lire et traduire le chapitre consacré à Keats dans l’ouvrage de Rudolf Kassner (1873-1959): Die Mystik, die Künstler und das Leben (1900), ce qui incita Kassner à lui rendre la politesse pour son Philoctète. Et c’est par l’intermédiaire du philosophe allemand que le romancier fit en 1910 la connaissance de Rainer Maria Rilke (1875-1926). L’amitié fut immédiate et spontanée. Rilke ressentit immédiatement une inclination proche de la dévotion pour l’écrivain (Quéval 2013, id. 2006), une affection partagée qui résista à la reprise des hostilités en 1914. En signe de son affection, Gide traduisit avec l’aide d’Aline de Saint Hubert (1874-1947), la future Mme Mayrisch, des fragments des Cahiers du Malte Laurids Brigge pour la NRF (Rilke 1911), tandis que Rilke s’attelait à la transposition du Retour de l’enfant prodigue. Mais c’est à Maurice Betz (1898- 1946) que revient l’honneur d’avoir accompli le premier la tâche si difficile de traduire la poésie de Rilke avec, en 1927, les Sonnets à Orphée, chez Heissler à Strasbourg, et en 1928 La Rumeur des âges à Paris aux Éditions des Cahiers Libres, avant que Lou Albert-Lazard (1885-1969) ne se lance à son tour en 1937. Nombreux seront 86 Arts & Lettres ceux qui tenteront la difficile, et même impossible, transposition. On ne peut cependant manquer d’évoquer ici les tentatives du poète Philippe Jaccottet, aujourd’hui âgé de 93 ans, qui voue à Rilke une profonde vénération et s’est attelé dès son adolescence à cette ambitieuse entreprise. Pendant la période entre les deux guerres, les éditeurs soutiennent l’idéal fraternel de Paul Desjardins. Le romancier et journaliste Fernand Aubier (1876-1961) fonde sa maison d’édition en 1924, la Maison Montaigne, qui sera cédée à Flammarion en 1975. Dès 1929, il se tourne vers la publication des classiques étrangers en version bilingue avec une préférence pour le domaine germanique. Henri Lichtenberger dirige la collection où il accorde une place d’honneur à Goethe, Schiller, Lessing, Hölderlin, Stifter, Tieck, Jean-Paul Richter, Winckelmann, Wagner, Nietzsche, Luther. Plus connue sous le nom Aubier-Montaigne, la maison accorde une place de choix aux études philosophiques et théologiques. Jean Hyppolite (1907-1968) y publia en 1941 la première traduction de La phénoménologie de l’esprit de Hegel, avant que Jean-Pierre Lefebvre ne la reprenne en 1991 (Lefebvre 1991). L’Allemagne maintient son rang dans le monde de l’édition malgré les aléas de la politique. Aux côtés des traditionnels Goethe, Schiller, Keller, Lessing, Jean-Paul, E. T. A. Hoffmann, Kleist, Stifter, on retrouve des contemporains comme Thomas, Heinrich et Erika Mann, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Ernst Jünger ou encore Erich Maria Remarque. La Nouvelle Objectivité féministe ne manque pas à l’appel: D’Irmgard Keun, Marcel Beaufils traduit Gilgi découvre la vie en 1933, tandis que Clara Malraux fait entrer La jeune fille en soie artificielle chez Gallimard et Georges Berthier Après Minuit chez Stock en 1939. En 1936, Jeanne Stern traduit Le Chemin de février d’Anna Seghers, et, en 1940, Geneviève Bianquis La Naissance de la Tragédie de Nietzsche chez Gallimard. Dans ces années sombres, Nietzsche et Marx côtoient Marcuse, Steiner et Niemöller dans les librairies françaises. Pour la littérature de jeunesse, c’est à Erich Kästner que revient la palme, surtout avec Émile et les détectives (1931) chez Stock, qui édite également Maïa, l’abeille et ses aventures de Waldemar Bonsels ou encore Bambi le chevreuil, une vie dans les bois (1929) de Felix Salten. D’Erika Mann, l’éditeur Bourrelier publie Petit Christophe et son dirigeable (1934). La situation change après 1945 avec les restructurations et les concentrations des maisons d’édition. Le monde anglo-saxon domine désormais le marché, refoulant l’allemand dans la marginalité, avec une seule grande exception dans les années 1980, L’Histoire sans fin de Michael Ende (1984). Parmi les éditeurs les plus engagés dans ce domaine, on citera Hachette jeunesse, Casterman, Actes Sud Junior, Gallimard Jeunesse, L’école des loisirs. Paradoxalement, la guerre ne signifie point la fin des échanges intellectuels. Paul Ricœur (1913-2005) découvre Edmund Husserl (1859-1938) pendant sa détention dans un Oflag grâce à un officier de la Wehrmacht qui n’a pas craint de lui procurer sous le manteau un ouvrage pourtant mis à l’index (Ricœur 2016). Il se voit donc en mesure de signer chez Gallimard en 1950 Les Idées directrices pour une phénoménologie (réédition dans la coll. tel en 1985). De Martin Heidegger (1889-1976), Henry Corbin (1903-1978) traduit en 1937 Qu’est-ce que la métaphysique? (Gallimard 87 Arts & Lettres 1954). Grand admirateur de Husserl, Jean-Paul Sartre se passionne aussi pour les écrits de Heidegger qui inspirent sa thèse L’Être et le néant (1943). Heidegger restera longtemps persona non grata en Allemagne pour sa compromission avec le régime nazi lorsqu’il était recteur de l’université de Fribourg (1933-1934). Or, si les Alliés prolongent l’interdiction d’enseigner prononcée par Hitler dès 1944 jusqu’en 1951, les existentialistes de Saint-Germain-des-Prés se montrent beaucoup plus cléments. En 1955, il se rend en France à l’invitation d’Anne Heurgon-Desjardins (1899- 1977) qui a repris la tradition des décades et fait revivre l’esprit humaniste et cosmopolite de son père au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. En 1957, André Préau traduit Le Principe de raison, en 1964, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) L’Être et le Temps dans la collection philosophique de la NRF qu’il dirige chez Gallimard. Sa démission en 1934, l’hostilité des nazis à son égard, le soutien d’Hannah Arendt, sans le dédouaner entièrement, montrent qu’un jugement plus différencié s’impose. Néanmoins la discussion subsiste aujourd’hui encore. Alors que la NRF de Gallimard s’intéresse aux grands textes de la littérature, de la philosophie et de la sociologie allemandes, les Éditions sociales ( ES ), créées après la Libération par le Parti Communiste Français ( PCF ), se spécialisent dans les grands classiques du socialisme: Marx, Engels, Lénine etc. Bien qu’indépendantes du PCF depuis 1997, elles maintiennent le catalogue traditionnel et poursuivent le grand projet du germaniste Gilbert Badia (1916-2004) et de Lucien Sève, directeur des Éditions sociales de 1970 à 1982, la GEME , soit la Grande Édition en douze volumes des œuvres complètes de Marx et d’Engels, dont Jean Mortier, Émile Bottigelli et Jean-Pierre Lefebvre avaient déjà édité de 1971 à 1989 la correspondance. Isabelle Garo et Jean-Numa Ducange viennent de faire paraître le premier volume de la GEME, 8 la Critique du programme de Gotha (1875) de Karl Marx. La GEME s’appuie sur l’édition de référence de la MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe) et comportera 120 volumes. Le fonds le plus complet à ce jour est celui qu’ont publié les anciennes Éditions sociales. Ce travail très ambitieux est soutenu par le CNL . Dans la mouvance socialiste et communiste, les Éditeurs français réunis ( EFR ), avaient été fondés en 1949 après la libération sous la direction du poète surréaliste Louis Aragon (1897-1982), membre du PCF depuis 1927. Après 1980, ils prirent le nom de Messidor / Temps actuels et disparurent en 1994, victimes de l’affaiblissement du PCF à la suite des changements politiques survenus en URSS et au sein du pacte de Varsovie. Les EFR publiaient des œuvres littéraires du réalisme socialiste, en particulier les romans de la RDA , comme Le ciel partagé (1963) de Christa Wolf qu’Alain Lance et Renate Lance-Otterbein viennent de retraduire en 2011 chez Stock sous un titre différent: Le Ciel divisé. Moins ambigu que celui des EFR , le nouveau titre met l’accent sur la division de l’Allemagne alors que les EFR insistaient plutôt sur l’idée du ‚partage‘ et de communauté. C’est encore EFR qui publie en 1947 Transit d’Anna Seghers, et, en 1964, Ole Bienkopp d’Erwin Strittmatter sous le titre étrange d’Une tête remplie d’abeilles (1966). Si les auteurs de la RDA ont été traduits 88 Arts & Lettres très tôt en France, ils ne l’ont pas été uniquement par les éditeurs socialistes mais par un grand nombre de maisons telles que Gallimard, Seuil, Denoël, Alinéa etc… Dans les années qui suivent la Libération, la résistance au nazisme jouit d’une évidente considération. Notons simplement: La septième croix d’Anna Seghers (Gallimard 1947), Les cerises de la liberté d’Alfred Andersch (Seuil 1952, réédité par Actes Sud en 1991), Où étais-tu Adam (Seuil 1956), Le train était à l’heure de Heinrich Böll (Denoël 1954, réédité en 1993). Avec la fondation de deux États en 1949, les problématiques évoluent. Qu’il s’agisse de Christa Wolf, Uwe Johnson ou Hermann Kant, le rideau de fer constitue désormais avec la construction du socialisme et ses contradictions un thème majeur. Nicole Bary (2000) constate que les choix des éditeurs se sont longtemps conformés à l’image officielle de la RDA , comme étant la ‚meilleure Allemagne‘, à l’exception d’Alinéa, une petite entreprise située à Aix-en-Provence et appliquée à faire entendre des voix plus critiques. Alain Lance, directeur de la collection allemande d’Alinéa de 1985 à 1988, y traduit Cassandre de Christa Wolf et fait entrer L’Ami étranger de Christoph Hein dans le catalogue de 1988. Mais si cette analyse paraît convenir aux Éditions sociales ou aux EFR , d’autres maisons comme Gallimard, Stock ou Seuil restent plus éclectiques. Le Seuil a accumulé son capital symbolique dans la période d’après-guerre pour son engagement dans la reconstruction culturelle de l’Europe (Sapiro 2008: 190). C’est lui qui fit connaître les auteurs du Groupe 47, en particulier Heinrich Böll et Günter Grass, et c’est chez lui que parut, en 1972, Christa T. de Christa Wolf (1929- 2011), alors que ce livre avait soulevé une virulente polémique en RDA pour son subjectivisme. De son côté, Fayard, le premier éditeur de La Montagne magique de Thomas Mann, traduite par Maurice Betz en 1931, vient de confier à Claire de Oliveira la responsabilité d’une retraduction, tout en élargissant son catalogue à Christa Wolf et Ingo Schulz. Toujours à l’affût de nouveaux talents, Gallimard s’emploie à faire connaître la littérature la plus complexe, qu’elle vienne de l’est ou de l’ouest: en 1959 paraît La Frontière (Mutmaßungen über Jakob, 1959) où Uwe Johnson thématise les blessures causées par le rideau de fer, puis, en 1970, L’Amphithéâtre (Die Aula, 1965), le célèbre roman d’Hermann Kant (Quéval 1999) troublé, malgré son engagement indéfectible dans le Parti Socialiste Unifié ( SED ), par les contradictions de la jeune République populaire. En 1997, Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, qui y avaient déjà édité Les bonnes femmes (Die Weiber, 1987) en 1992, traduisent le roman „ Moi“ („Ich“, 1993) de Wolfgang Hilbig (1941-2007); pour Provisoire (Das Provisorium, 2000), ce sont les éditions Métailié qui s’en chargèrent. Écrivain et ouvrier, Hilbig aurait pu correspondre à l’idéal socialiste de l’ouvrier-écrivain prôné par la voie de Bitterfeld, ce dont il se défendit toujours. Il exprime au contraire les tourments d’une génération nourrie de littérature occidentale, française ou américaine, et avide de liberté. À la fin du XX ème siècle et au début du XXI ème , de nouveaux thèmes s’imposent: les événements en RDA , la chute du mur, la critique de la dictature socialiste font leur entrée en France. Thomas Brussig, dans Le complexe de Klaus (1998), (Helden wie wir, 1995) et Wolfgang Hilbig, dans „ Moi“, dénoncent le pouvoir illégitime 89 Arts & Lettres du SED et démontent les mécanismes du totalitarisme. La grisaille des immeubles berlinois, l’air glauque de la ville prennent une fonction paradigmatique et plongent le lecteur dans une atmosphère polluée physiquement et moralement. Jens Sparschuh analyse dans Fontaines d’appartement (Actes Sud 1998, Zimmerspringbrunnen, 1995) la dépression des nouveaux citoyens de RFA et leurs difficultés à trouver leur voie dans la nouvelle république (Quéval 2014, 2015). Comme le prouve Wolfgang Hilbig dans „ Moi“, la philosophie structuraliste française connaît un succès immense dans l’Allemagne des années 1970 que ce soit à l’ouest ou à l’est du rideau de fer. Michel Foucault fascine les générations antiautoritaires et libertaires. Son œuvre est traduite très rapidement, ce qui en facilitera la compréhension des deux côtés du mur. À Francfort-sur-le-Main, les éditions Suhrkamp publient en 1983 La volonté de savoir, histoire de la sexualité après celle de L’Ordre du discours en 1971 et en 1977 L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Felix Guattari, une psychanalyse du capitalisme que les intellectuels du Prenzlauer Berg à Berlin-Est eurent vite fait d’appliquer au stalinisme. La traduction participe ainsi directement à la libération des jeunes générations en RDA en leur donnant des instruments philosophiques en rupture avec le dogmatisme marxiste. La traduction a fait l’objet de nombreuses études qui ne se concentrent pas seulement sur la littérature et la poésie mais s’attachent aussi à montrer les transferts en sciences humaines et sociales comme dans l’ouvrage dirigé par Fritz Nies, Les Enjeux scientifiques de la traduction (Nies 2004). Sonja Asal et Jean-François Kervégan y publient une liste exhaustive des maisons d’éditions engagés dans la publication de traductions philosophiques (Asal/ Kervégan 2004). La Maison des Sciences de l’Homme à Paris contribue avec sa collection „Bibliothèque allemande“ à la diffusion de la philosophie allemande; le directeur de la collection Philia, Gérard Raulet, professeur à la Sorbonne, réunit des textes fondamentaux de la tradition scientifique allemande. Depuis 1984, la Fondation Maison des Sciences de l'homme s’emploie à publier des traductions permettant d’élargir et d’approfondir les échanges intellectuels entre la France et l’Allemagne grâce à une intense collaboration avec l’Institut Goethe et le DAAD ainsi que des partenariats vivaces avec, l’Institut Marc Bloch de Berlin, et à Paris le CIRAC , le Deutsches Forum für Kunstgeschichte et le Deutsches Historisches Institut ainsi enfin avec la Mission Historique Française à Göttingen. La FMSH soutient les éditeurs (Seuil, Vrin, PUF , Grasset, Gallimard etc.) prêts à se risquer dans ces publications scientifiques aux tirages limités. Parmi les auteurs et ouvrages publiés avec le soutien de la FMSH , on pourrait citer: Niklas Luhmann, La réalité des médias de masse (Zurich, Diaphanes, 2012), Kaspar v. Greyerz, Religion et culture. Europe 1500-1800 (Paris, Éditions du Cerf, 2006) ou encore Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (Paris, Gallimard, 2003). Les philosophes les plus traduits sont Jakob Böhme, Herder, Schleiermacher, Schlegel, Benjamin, Dilthey, Carl Schmitt et une forte proportion de philosophes représentant l’idéalisme allemand: Kant, Fichte, Hegel, Schelling ainsi que Schopenhauer et Nietzsche sans oublier Gadamer, Habermas, Sloterdijk, Jonas et Popper, 90 Arts & Lettres Blumenberg et Appel. Sonja Asal et Jean-François Kervégan comptent 153 traducteurs, la grande majorité étant professeur germaniste à l’université et se contentant pour la plupart d’une seule traduction. 55 éditeurs ont participé à cette tâche, parfois avec un seul livre, comme par exemple les éditions du Cerf, Vrin, Gallimard et les Presses universitaires de France, Aubier, Actes Sud. Parmi les traducteurs germanistes, on citera Geneviève Bianquis (1886-1972), L. Cassagnau, E. Décultot, Ch. Helmrich, E. Kaufholz-Messmer, J. P. Lefebvre, F. Malkany, G. Merliot, F. Poncet, G. Raulet. Bernard Lortholary, traducteur de Brecht, Kafka et Günter Grass, a également traduit des auteurs plus proches de nous avec Le Parfum de Patrick Süßkind en 1998 et Le Liseur de Bernhard Schlink. Claude Porcell (1946-2008) a introduit Thomas Bernhard (1931-1989) et Botho Strauss sur la scène française. C’est vers Claude Porcell que Günter Grass s’est tourné pour la retraduction du Tambour. La retraduction est en effet un aspect important de la relation entre un original qui ne change pas mais préserve son style, parfois suranné, et sa personnalité dont l’ancienneté même fait tout le charme, et une traduction qui, bien que convenant tout à fait à son époque, se révèle inappropriée au cours des siècles. Paradoxalement, le texte littéraire, lorsqu’il est de qualité, ne vieillit pas, alors qu’une traduction a vite fait de se démoder. Ce travail de réécriture constitue l’un des enjeux majeurs des éditions contemporaines. Dans un esprit similaire, Les Belles Lettres s’appliquent à faire connaître les grands textes, avec l’ambition d’ajouter à la qualité du texte la beauté du livre réalisé au format Budé, imprimés sur un papier de qualité et brochés avec soin. La collection édite des traductions originales et reformule les plus anciennes devenues obsolètes. Dirigée par Jean-Marie Valentin, professeur à la Sorbonne, la Bibliothèque allemande s’adresse aux germanistes ainsi qu’à un public plus large attiré par le prestige des auteurs, la diversité des formes et des sujets abordés. Si le texte l’exige, il est édité en bilingue, mais ce n’est pas une règle absolue. Une introduction et un appareil scientifique en facilitent la compréhension. Stefan George y côtoie Schiller, Goethe, Seume, Lessing, Mörike…, on remarque les Drames antiques de Grillparzer, Cécile de Theodor Fontane, Histoire de la vie et aventures naturelles de l’homme pauvre de Toggenburg de Ulrich Bräker ou encore les Douze discours sur l’éloquence et son déclin en Allemagne par Adam Müller, Les Hymnes à la Nuit, Chants spirituels et Disciples de Saïs de Novalis… L’éditeur est plus qu’un médiateur, il joue un rôle de découvreur; c’est ce qu’ambitionne Métailié dont 83% des titres sont des premiers livres. Fondée en 1979, cette maison d’édition s’est spécialisée dans la littérature étrangère hispanique et germanique alors que l’anglais dominait la politique éditoriale en France. Traductrice de l’allemand vers le français depuis trente-cinq ans, directrice de l’association Les Amis du Roi des Aulnes, co-organisatrice de la manifestation „Lettres d’Europe et d’ailleurs“, Nicole Bary y dirige la Bibliothèque allemande depuis vingt ans. À ce jour, la collection rassemble quinze traducteurs (dont quatre principaux), vingt et un auteurs et trente-huit titres. Même si les choix restent subjectifs, souvent conditionnés au plaisir de lecture, le but est d’offrir un panorama objectif des créations 91 Arts & Lettres littéraires en Allemagne, en Autriche et en Suisse, sans oublier les auteurs issus de pays non germaniques, comme par exemple Herta Müller et ses collègues du Banat roumain. Enfin, on doit ajouter les étrangers ayant adopté la langue allemande pour leur œuvre littéraire, comme par exemple Vladimir Vertlib, russe d’origine et vivant en Autriche. La facture du roman de Vertlib L’étrange mémoire de Rosa Masur (2016) est particulière, car on entend sonner la phrase russe dans la langue allemande, ce que Carole Fily a réussi à rendre dans la version française. Ces écrivains, originaires de Russie, des Balkans ou du Proche-Orient, contribuent à élargir les thématiques, l’imaginaire et le style de la littérature allemande. Le but de Métailié est aussi de changer l’image plutôt négative que les Français se font de l’Allemagne et de sa littérature jugée souvent trop complexe et trop intellectuelle, trop centrée sur des problématiques sociétales, politiques et historiques propres aux pays germaniques et à l’Allemagne en particulier. Les tirages vont de 2000 à 3500 exemplaires variant selon le degré de célébrité de l’auteur. Christoph Hein a ainsi obtenu les meilleurs tirages. Si Nicole Bary n’est pas la première à avoir traduit ses romans, elle lui a, depuis leur rencontre à Berlin en 1980, consacré beaucoup de ses travaux. En revanche, elle a bien été pionnière pour Herta Müller dont elle a réalisé les premières transpositions en français avec L’homme est un grand faisan sur terre en 1988 chez Maren Sell, une petite maison d’édition qui, fondée en 1986, a cessé son activité en 2007. Par la suite, Métailié a confié à Claire de Oliveira la traduction de La Convocation en 2001. Depuis que Herta Müller a obtenu le prix Nobel, les tirages très faibles au début ont fortement augmenté, mais les droits ont dès lors été acquis par les éditions du Seuil qui ont fini par absorber Métailié certes déjà engagée dans leur groupe de diffusion. Cette acquisition n’a pour l’instant pas eu de conséquences sur la politique éditoriale de la maison toujours attachée à faire découvrir de jeunes auteurs comme Kristof Magnusson ou Maja Haderlap par exemple. Nicole Bary privilégie un auteur et une œuvre plutôt qu’un titre isolé. C’est ce qu’elle fait déjà avec Christoph Hein par exemple et qu’elle souhaiterait faire avec Vladimir Vertlib. Elle souhaite participer à la construction d’une réputation lorsqu’elle apprécie une œuvre, un style, une voix. Car l’éditeur ne doit pas seulement transmettre, il doit aussi construire. Et pour cela les critères ne se limitent pas aux chiffres de vente: la qualité, l’originalité, la cohérence et la force d’une œuvre jouent un rôle essentiel pour cet engagement. Pour une petite maison d’édition comme celle d’Anne-Marie Métailié, la difficulté consiste à trouver un équilibre entre le suivi des auteurs et la découverte de nouveaux talents. La concurrence entre les éditeurs peut conduire à la dispersion d’une œuvre sur plusieurs maisons, comme le montre le cas de Herta Müller qui a quitté Métailié après l’obtention du prix Nobel pour entrer au Seuil. Le fait que Métailié ait fusionné avec le Seuil ne devrait guère améliorer la situation si l’on en croit Nicole Bary. La politique d’un petit éditeur peut ainsi se heurter à celle de noms plus prestigieux dès qu’un auteur connaît un certain succès. On n’oubliera pas d’évoquer une maison d’édition plutôt modeste en comparaison des géants que nous avons rencontrés tout au long de cet article mais très ambi- 92 Arts & Lettres tieuse dans le choix des auteurs et la qualité de la présentation, du papier, de l’impression: L’Inventaire, fondée en 1993 par Anne Coldely-Faucard et Brigitte Ouvry- Vial, professeur à l’université du Mans. Le catalogue, avec à peine une centaine d’ouvrages, exprime une ligne directrice assez claire; il s’agit de proposer une forme particulière de subjectivité à une époque où les idéologies ont échoué. L’Inventaire a ainsi publié de grands noms de la littérature étrangère, des catalogues d’exposition, des ouvrages de fond, de la poésie, des albums illustrés, des essais, des correspondances, parmi eux: Les Quatre outilleurs (1998), L’Histoire inachevée et sa fin (2001), Ce qu’on veut vraiment (2003) de Volker Braun, et de Jakob Hein Qui sait, c’est peut-être bien? (2011) ou encore Esterhazy, un lièvre à Berlin (1994) de Hans Magnus Enzensberger. L’Inventaire collabore avec la maison provençale Actes Sud qui vient de publier en 2017 Brandebourg de Juli Zeh, Les Bijoux bleus de Katharina Winkler ou encore en 2013 Une requête de Bruno Schulz de Maxim Biller, et en 2015 Les Friedland de Daniel Kehlmann. Fondée en 1978 à Arles, la maison provençale Actes Sud compte plus de 13 000 titres, dont un grand nombre de traductions, et s’est imposée en France par la qualité de ses choix. Au cours du XX ème siècle, le traducteur ignoré jusque-là acquiert le statut de coauteur surtout lorsqu’il est lui-même auteur comme dans le cas de Philippe Jaccottet retraduisant les poèmes de Rilke. Dans ce cas, un échange productif s’instaure entre l’auteur et son traducteur, comme le souligne Jaccottet lorsqu’il pense à ses transpositions des poèmes de Rilke pour qui il éprouvait une véritable passion. Jaccottet a accompli une œuvre immense dans ce domaine, s’employant à retraduire les grands classiques de la littérature européenne (Goethe, Hölderlin, Rilke, Musil, Mann, Homère…). Cet exercice parfois ressenti comme enivrant, lorsqu’il ressentait une profonde affinité avec le modèle, dans le cas de Rilke par exemple, n’a-t-il pas agi en lui permettant de trouver sa propre voix, la mesure, l’équilibre, l’harmonie propre à la langue française? On pourrait aussi penser à Clara Malraux, traductrice de Luise Rinser, Kafka, Hermann Kasack et Irmgard Keun, Marcel Beaufils, lui aussi traducteur d’Irmgard Keun, et parmi les contemporains à Alain Lance, à la fois auteur et traducteur. Il n’est pas rare qu’un traducteur dirige une ligne ou une collection chez un éditeur, comme Nicole Bary le fait chez Métailié ou encore Olivier Mannoni chez Odile Jacob où il a dirigé l’édition des œuvres complètes de Manes Sperber. Mannony a ainsi permis au public français de lire des philosophes comme Hans Blumenberg, Helmuth Plessner, Odo Marquard ou Peter Sloderdijk, des historiens comme Peter Reichel ou Joachim Fest et des romanciers comme Stefan Zweig (Le joueur d’échecs, 2013), Uwe Tellkamp (La Tour, 2008), Bernhard Schlink (Brouillard sur Mannheim, 1999), Thomas Brussig (Le complexe de Klaus, 1995) etc. Journaliste à Libération, au Magazine Littéraire, critique littéraire, Mannoni a été président de l’Association des traducteurs littéraires de France ( ATLF ) et a été chargé par le CNL de concevoir une école de traduction littéraire qu’il dirige depuis son ouverture en 2012. La valorisation des traductions a constitué l’un des points d’orgue de la Foire du livre de Francfort de 2017, où les organisateurs ont constaté que le Français est la 93 Arts & Lettres deuxième langue la plus traduite en Allemagne après l’anglais. Loin de se vouloir exhaustive, cette étude a mis l’accent sur cet aspect de la politique éditoriale en France, en particulier sur la traduction des ouvrages philosophiques ou littéraires issus des pays germanophones. Loin de vouloir recenser toutes les publications, ni tous les éditeurs et traducteurs, il importait de mettre en avant la permanence des échanges à travers les siècles et de montrer, par un survol rapide, comment les choix effectués reflétaient les enjeux philosophiques et politiques d’une époque. Il importe aussi de souligner que les conflits armés n’ont pas empêché les humanistes des deux côtés du Rhin de manifester par leurs rencontres et publications leur attachement à la défense d’une culture européenne par-delà les langues et les intérêts nationaux. Et c’est bien, comme l’a reconnu Umberto Eco, cet idéal que servent les traducteurs. 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Johann Fausten, dem weitbeschreyten Zauberer und Schartzkünstler, wie er sich gegen dem Teuffel auff eine benandte zeit verschrieben, [...] zum schrecklichen Beyspiel, abscheuwlichen Exempel, und treuwherziger Warnung zusammen gezogen, und in den Druck verfertiget, gedruckt zu Franckfurt am Mayn, durch Johann Spies, 1587. 3 Des Abt Terrassons Philosophie nach ihrem allgemeinen Einfluße auf alle Gegenstände des Geistes und der Sitten. Aus dem Französischen verdeutschet. Mit einer Vorrede von Johann Christoph Gottscheden, Leipzig 1756. Übersetzt von Luise A. V. Gottsched und mit einem ihr eigenen Exkurs über die Religion. 4 Revue de Paris, janvier-février 1839, 33. 5 Revue de Paris, mars-avril 1840, 149. 6 Nouvelle Bibliothèque Germanique: recueil littéraire et scientifique, publié par une société d’hommes de Lettres français et étrangers, Strasbourg, F.G.Levrault / Bruxelles, Librairie parisienne, janvier 1834, VII. 7 „Ich wußte nämlich schon damals, was mich nach diesem eine beständige Erfahrung täglich mehr gelehret hat, daß nichts ungetreuers und abweichenders zu finden sey, als die Übersetzungen der Franzosen“ (Gottsched 1774: 7). 8 La GEME est une initiative des Éditions sociales, maison d’édition indépendante créée en 1997 par des salariés et auteurs des anciennes Éditions sociales, et de l’association Geme, animée par Isabelle Garo, présidente (philosophe), et par Jean-Numa Ducange (historien), Stathis Kouvelakis (philosophe), Richard Lagache (éditeur), Jean-Pierre Lefebvre (germaniste), Michèle Lhomme (germaniste), Bernard Michaux (philosophe), Jean Mortier (germaniste), Jean Salem (philosophe), Lucien Sève (philosophe), Serge Wolikow (historien). La GEME est réalisée en collaboration avec le centre „Ordre et désordre dans les sociétés contemporaines“ de l’Université de Bourgogne (UMR CNRS-UB n° 5605), la Maison des sciences de l’homme de Dijon (CNRS-UB n° 2739), le Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne de l’Université de Paris-I, avec le soutien de la fondation Gabriel-Péri et du Centre National du Livre (cf. Garo/ Ducange 2008).