eJournals lendemains 43/172

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43172

Le langage politique de la crise en France et le ‚modèle allemand‘

2018
Simon Hupfel
ldm431720071
71 Dossier Simon Hupfel Le langage politique de la crise en France et le ‚modèle allemand‘ La ‚crise‘ du ‚modèle social français‘ s’impose comme l’un des thèmes centraux du débat politique en France au moment du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen (Lebaron/ Gallemand/ Waldvogel 2009: 129-164). Repris par le candidat Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, la place centrale qu’il acquiert dans le débat public est associée à la perspective d’évaluation comparée des performances des modèles de capitalisme rhénan, scandinave ou anglo-saxon, qui s’était jusqu’alors peu étendu au-delà des frontières du monde académique (Esping- Andersen 1990, Albert 1991, Amable 2005). Le terme de ‚crise‘, en revanche, y a été utilisé massivement, au moins depuis les années 1970, pour caractériser une quantité de phénomènes étonnamment divers: les chocs pétroliers de 1973 et 1979, les désordres liés au Serpent monétaire européen au cours des mêmes années, puis au Système monétaire européen ( SME ) dans les décennies 1980 et 1990, le krach boursier de 1987, la persistance d’un taux de chômage élevé ou encore la crise de l’État providence, dont débattaient Pierre Rosanvallon et François Ewald il y a près de 40 ans (Rosanvallon 1981, Ewald 1986). Du point de vue chronologique, ces ‚crises‘ qui se suivent et s’enchevêtrent, jusqu’à parfois se confondre, sont étroitement liées aux grandes étapes de la construction européenne franchies au cours de cette période. C’est la raison pour laquelle, dès les années 1970 et bien avant que le terme de ‚modèle‘ ne se diffuse, la profondeur de la ‚crise‘ est régulièrement mesurée, dans les champs médiatique et politique français, à l’aune des difficultés et des succès de l’Allemagne. Ce que l’on souhaite d’abord pointer dans cet article est l’ambiguïté de ces références à l’Allemagne, prise simultanément comme un exemple à suivre - pour la flexibilité de son marché du travail, son dynamisme industriel, sa gestion rigoureuse des dépenses publiques et de la monnaie ou encore ses politiques de formation - et un repoussoir - en soulignant sa dépendance trop étroite aux exportations, son taux de natalité trop faible et surtout le caractère non-coopératif et égoïste de ses politiques au sein de l’Union européenne. Cette ambiguïté provient largement du fait que, loin de résulter d’une tentative désintéressée de comprendre le fonctionnement de l’économie et du système politico-administratif allemands, elle apparaît davantage comme le produit de la circulation d’idées et de théories entre les sphères académique, médiatique et politique. À l’image de Michel Godet, qui présentait l’Allemagne comme une „puissance paradoxale“ (Godet 1989: 49-68), mais aussi d’Emmanuel Todd ou d’Alain Minc, ces universitaires qui évoluent à la frontière avec le journalisme et l’appareil d’État ont activement contribué à traduire de telles idées et théories dans les termes du „langage politique“ français (cf. Pocock 1971: 277). Car si l’on insiste plus volontiers à droite sur les vertus de la rigueur allemande et à gauche sur les défaillances qu’elle engendre en matière de lutte contre la pauvreté 72 Dossier par exemple, l’ambiguïté que l’on vient de présenter semble bien procéder d’un „système intellectuel“, d’une „constellation de concepts qui font autorité, par des biais variés“ sur l’ensemble du débat politique national (ibid., notre traduction). Bien sûr, l’ensemble des acteurs politiques ne mobilisent pas de la même manière les registres argumentatifs d’une France rigide et peu réactive, mais plus résistante aux chocs macroéconomiques et plus généreuse socialement, et d’une Allemagne plus flexible et réactive, mais aussi plus friable car plus exposée aux chocs exogènes. On cherchera ici à démontrer que leurs discours s’inscrivent néanmoins, de façon très largement partagée d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, dans la logique de ces registres. Il est ainsi possible pour les hommes et femmes politiques français, de gauche comme de droite, de vanter les mérites de l’Allemagne et l’essoufflement comparatif du modèle français lorsqu’il s’agit d’imposer une politique de rigueur, tout en louant ce dernier pour la stabilité qu’il permet de maintenir en période de crise. La grande plasticité de ces logiques discursives illustre à quel point celles-ci reposent sur une vision totalement réifiée d’un ‚modèle‘ allemand et constituent avant tout une ressource argumentative adaptée, par leur construction même, au débat politique français. C’est pourquoi elles apparaissent aujourd’hui davantage comme un obstacle à la convergence des politiques des deux pays. Elles invitent en effet à constamment relier les divergences entre la France et l’Allemagne à des préférences politiques irréductiblement opposées, renvoyant de façon très générale à des épisodes historiques rappelés à l’envi, à l’image de la crainte de l’inflation outre-Rhin, enracinée dans les expériences de l’entre-deux-guerres. En réalité, ces couples d’opposition entre une France dépensière mais volontariste et généreuse et une Allemagne rigoureuse mais frileuse et égoïste empêchent de considérer sérieusement d’autres facteurs des dissensions entre les deux pays. En particulier, les différences institutionnelles profondes qui les distinguent dans la structure même de leur appareil politico-administratif ne sont presque jamais évoquées dans le débat public. Pourtant, il semble que ces différences dans la manière dont se prennent les décisions politiques et dont elles sont appliquées de part et d’autre du Rhin peuvent permettre de mieux comprendre les incompréhensions politiques entre les deux pays. Et il semble par conséquent que ce soit davantage par la réflexion sur ces différences et par le rapprochement des formes de gouvernement que l’on pourrait les surmonter. L’ensemble des raisonnements qui sont présentés dans cet article reposent sur l’étude d’une trentaine d’articles de la grande presse française, sélectionnés dans la base de données Europress en croisant les termes de ‚crise‘, ‚modèle allemand‘ et ‚modèle français‘, de janvier 1980 à mai 2017, que l’on a cherché à relier aux débats en cours dans le monde académique ainsi qu’aux prises de position des responsables politiques français à l’échelle nationale. Ces raisonnements seront divisés en 3 parties, dans une perspective chronologique: de la fin des chocs pétroliers aux débats des années 1980; des discussions autour du traité de Maastricht à la crise du SME dans les années 1990; la dernière section portant sur les transformations 73 Dossier qui s’opèrent avec la crise des subprimes, de la fin des années 2000 au début de la décennie 2010. Des politiques de désinflation compétitive au tournant de la rigueur et au franc fort dans les années 1980 C’est pour répondre à la violence des chocs pétroliers des années 1970 que les premières politiques de rigueur sont menées par le gouvernement Barre, inversant la tendance qui avait consisté à pratiquer sans interruption des politiques de relance, à la fois budgétaire, monétaire et au moyen de changements de législation portant sur le salaire minimum et sur les charges qui l’affectent. Ce retournement, associé à la stratégie de désinflation compétitive, s’inscrit lui-même dans le cadre de la convergence avec l’Allemagne, dont il s’agit bien d’importer les recettes pour tenter de dynamiser les exportations tout en conservant une monnaie forte (cf. Plihon 2017: 100-107). Cette politique, ainsi que la référence à la stratégie allemande, est alors clairement marquée à droite et suscite l’hostilité de l’ensemble des partis de gauche, tant socialiste que communiste, de l’époque. Mais ce clivage partisan évolue avec l’élection de François Mitterand et, plus exactement, avec le tournant de la rigueur pris en 1983 et la politique du franc fort finalement menée par Pierre Bérégovoy, alors ministre de l’économie, en 1984. Cette politique devient même l’un des piliers du discours politique socialiste dans la seconde moitié des années 1980, malgré l’opposition traditionnelle à de telles politiques de rigueur monétaire. Le déplacement de cette ligne est permis par un contexte de crise permanente, puisqu’aux chocs pétroliers succède une instabilité financière extrême qui conduit au krach boursier de 1987 et que le chômage de masse tend à s’installer durablement en Europe, en particulier en France. Le débat qui émerge en effet est celui de la crise de l’État providence que l’on a déjà mentionné, initié par l’ouvrage éponyme de Pierre Rosanvallon. C’est dans ce contexte que l’on voit fleurir des articles sur l’„apathie française“ dénoncée par Alain Touraine en 1987 (Touraine 1987). Ce dernier y pointe le „dangereux irréalisme“ des Français, dont il les presse de sortir (ibid.). Ceux-ci sont décrits peu ou prou comme des paresseux qui n’ont pas pris la mesure du changement de conjoncture qui s’est produit dans les années 1970 et refusent de s’y adapter: „ils ont continué à réclamer une consommation accrue alors que le produit national était diminué par les relèvements brutaux du prix du pétrole; ils ont mal accueilli ceux, assez peu nombreux, qui leur décrivaient la situation en termes réalistes; ils ont appuyé ensuite une politique de diminution brutale de la capacité d’investissement des entreprises et de réduction du temps de travail“ (ibid.). L’auteur souligne néanmoins que les effets de la ‚crise‘ sont plus difficiles à contenir car „l’Allemagne [et d’autres pays] se refusent jusqu’ici à relancer leur consommation intérieure“, ce qui constitue l’autre argument principal que l’on trouve régulièrement dans le débat (ibid.). Tout en louant „la ‚vertu‘ germanique“ et les performances économiques remarquables de „notre puissant voisin“ (Le Monde 1987), qui se soldent (déjà) par des excédents 74 Dossier commerciaux records en 1986, d’autres articles pointent le caractère non coopératif des politiques allemandes: „La vraie crise, en fait, est celle d’un SME où l’harmonie et la coopération entre une RFA triomphante et ‚les autres‘ (France, Belgique, Italie, Danemark, Irlande) font de plus en plus défaut. Tout se passe comme si, à Bonn, on voulait conserver tous les avantages de la bonne santé sans se préoccuper de celle des autres, et garder le cap sur le grand large sans trop s’occuper de ce qui se passe de l’autre côté du Rhin. C’est la vraie question“ (ibid.). L’image dominante qui émerge est donc celle d’une nation apathique opposée à une puissance en pleine expansion, mais dont la ‚vertu‘, en particulier au plan monétaire, est dénoncée comme un handicap non seulement pour la France, mais pour l’Union européenne tout entière, ce qui correspond d’ailleurs aux termes des arguments qui s’échangent entre les représentants politiques de part et d’autre du Rhin. La transformation essentielle qui se produit est que le langage politique français de la crise et l’utilisation de la référence à l’Allemagne dans ce cadre change profondément au cours des années 1980. Alors que le soutien ou l’opposition aux politiques de rigueur sur le modèle germanique suivait très nettement les lignes du clivage droite-gauche, respectivement, l’adhésion à ces mêmes politiques traverse désormais une large partie centrale de l’échiquier politique. Cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble des responsables politiques français se seraient profondément convertis à la stratégie allemande, mais plutôt que, à partir du moment où cette stratégie devient la stratégie dominante de chaque camp, des inflexions ou des contrepoints doivent apparaître à l’intérieur de ceux-ci pour permettre de les distinguer. Et il paraît assez clair que ces articulations nouvelles répondent d’abord aux enjeux de la vie politique nationale plutôt qu’à l’objectif de parvenir à comprendre l’organisation économique et politique de l’Allemagne pour mieux s’en rapprocher. Les débats autour du traité de Maastricht et de la crise du SME Ce deuxième moment s’ouvre avec la libéralisation du mouvement des capitaux au sein de l’Union européenne en 1990, qui se solde par une crise violente du SME à partir de l’été 1992, en plein débat sur la ratification du traité de Maastricht, adopté par référendum le 20 septembre de la même année, par une courte majorité de 51,04 % des suffrages. Le long débat qui conduit à ce résultat a pour spécificité de transcender les clivages politiques. En effet, le traité est à la fois contesté par la droite souverainiste de Philippe Séguin ou Charles Pasqua et par certaines figures de la gauche, à l’image de Jean-Pierre Chevènement, mais aussi d’autres représentants écologistes et communistes. La discussion se prolonge dans le débat public français, après le vote, entre intellectuels dont Denis Olivennes, Nicolas Baverez ou Emmanuel Todd apparaissent comme les figures principales. Provenant d’horizons politiques très différents, ces auteurs contribuent pourtant à diffuser une vision commune, en mettant toutefois l’accent sur des points différents de cette présentation. Ainsi Olivennes développe-t-il l’idée d’une „préférence française pour le chômage“ 75 Dossier que l’on trouve encore souvent reprise aujourd’hui dans le débat public, pour dépeindre une France sclérosée et incapable de trouver des remèdes au sous-emploi (Olivennes 1994: 138-153). Emmanuel Todd à l’inverse, s’il partage ce constat, le relie prioritairement à la politique monétaire appliquée dans le cadre du SME et de la convergence européenne, jusqu’à lancer dans un débat qui l’oppose justement à Olivennes: „Jamais une politique aussi contraire à l’intérêt national n’a été menée depuis Vichy“ (Aeschimann/ Riché 1996: 12). Le débat se cristallise entre ces deux pôles d’auteurs très critiques de la construction européenne d’une part et ceux qui pensent que les avantages du franc fort et des politiques de stabilisation l’emportent sur leurs inconvénients d’autre part, chacun de ces pôles regroupant des intellectuels orientés politiquement à gauche comme à droite. L’autre caractéristique importante de ces débats, qui s’illustre très bien dans la presse de l’époque, est l’accent placé sur la monnaie, aux dépens d’autres considérations sur l’industrie, la formation ou les formes de gouvernement qui passent au second plan. Mais ce que l’on veut surtout souligner ici est que, si ces deux pôles du débat public divergent sur l’estimation des coûts et des bénéfices de ces politiques, ils s’entendent globalement sur les termes fondamentaux du débat, à savoir que la France est en difficulté du fait de ses faiblesses structurelles qui affectent son industrie et son État providence, mais que la gravité de ces difficultés est en partie imputable aux politiques, en particulier à la politique monétaire, conduites par l’Allemagne, dont les recettes ne sont pas importables. Ce constat partagé d’une France en crise renvoie donc à une vision ambiguë de l’Allemagne, que l’on voit émerger dans la presse. Si l’on sélectionne les articles où est utilisée l’expression, qui se diffuse à ce moment, 1 de ‚modèle allemand‘ dans Le Monde entre 1995 et 1999, on obtient immédiatement des titres comme „Monétarisme et risque social“ (23 mai 1995), mais aussi „Le retour du modèle allemand“ (19 septembre 1995), „L’Allemagne se sent plutôt bien“ (31 décembre 1996), ou encore „L’épuisement allemand“ (4 avril 1996), „Le modèle allemand en état d’alerte“ (20 avril 1996). Ce constat peut être étendu sans grande difficulté aux Échos, au Figaro et à Libération, où l’on trouve tour à tour, et parfois au sein d’un même article, à la fois la célébration et la dénonciation des défaillances du modèle allemand. Cette ambiguïté est très bien illustrée par un article du Monde du 16 janvier 1999, intitulé „La locomotive allemande en crise“, qui fait partie d’un dossier coordonné par Jean- Paul Fitoussi au sujet de l’Union européenne. 2 La présentation qui est faite de la trajectoire de l’économie allemande cadre parfaitement avec la rhétorique que l’on a vue s’imposer dans le débat politique français et qui va continuer de s’intensifier dans la suite. Alors que la stratégie industrielle, commerciale et monétaire allemande a fonctionné à fond dans le contexte macroéconomique des années 1980, les évolutions des années 1990 sont marquées par le plafonnement de sa productivité et la concurrence de la France qui pratique désormais la même politique, dont le solde commercial s’améliore. Cela génère „une vague de restructurations, avec des suppressions d’emplois d’ampleur inédite, au point d’ébranler le modèle social du pays“ (Le Monde 1999). Cette vision qui met en balance la croissance économique et son 76 Dossier coût social, notamment en termes de chômage, à travers „la banalisation libérale de l’économie allemande“ (ibid.), s’inscrit bien dans les termes du débat politique tel qu’on l’a vu se construire au cours des années 1990. Elle a pour particularité, par rapport aux ressources argumentatives qu’elle procure, de permettre à la fois de critiquer la France pour son manque de volontarisme ou de dynamisme économique et de valoriser les effets positifs de son État providence en matière sociale, et vice versa pour l’Allemagne. La mobilisation de telles ressources discursives, profondément ambivalentes, va continuer de s’opérer et même s’amplifier avec la mise en place de l’agenda 2010 et les réformes Hartz, menées sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder, qui vont renforcer cette vision d’une Allemagne plus performante, mais plus libérale économiquement et plus dure socialement. Célébrations et critiques du modèle allemand avant et après la ‚crise des subprimes‘, dans les années 2000-2010 La crise des nouvelles technologies qui se déclenche en 2001 sur les marchés financiers américains ne provoque pas de changement majeur dans les discours qui sont l’objet de notre réflexion. En revanche, des transformations importantes se produisent suite au rejet du traité constitutionnel européen en mai 2005. C’est en effet à partir de ce moment que s’engage une dynamique politique et médiatique autour du „modèle social français“, que l’on présente „à bout de souffle“, et qui sera principalement exploitée par Nicolas Sarkozy jusqu’à l’élection présidentielle de 2007. 3 Le terme de modèle social français est alors particulièrement utilisé dans la presse de droite, dans le cadre du débat qui préfigure cette élection, opposant le camp de Nicolas Sarkozy qui s’affiche comme son pourfendeur, à celui de Jacques Chirac et Dominique de Villepin qui s’en présentent comme les gardiens, tout en reconnaissant la nécessité de le faire évoluer. Cette montée en puissance de la ligne sarkozyste est toujours soutenue par Nicolas Baverez, auteur de La France qui tombe (Baverez 2003) et toujours très présent sur la scène médiatique, mais aussi par l’économiste canadien Thimothy B. Smith qui publie La France injuste en 2006, fournissant une ressource de choix, car portant un regard extérieur, que l’on peut donc présenter comme plus objectif sur les affres du système social français. Ce thème de la crise du modèle social français apparaît donc essentiellement pour en souligner les aspects négatifs, à différents endroits du champ politique, à droite avec Baverez, mais aussi à gauche avec les contributions, notamment, de Dominique Méda. 4 Ces deux figures conseillent d’ailleurs respectivement Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle de 2007. Suite à l’élection du premier, le discours se durcit encore avec son premier ministre, François Fillon, qui se dit „à la tête d’un État qui est en situation de faillite“. 5 Le débat sur la crise du modèle social français traverse là encore l’ensemble du champ politique, avec l’opposition entre camps chiraquien et sarkozyste à droite, 77 Dossier mais aussi entre Royal et d’autres courants du Parti socialiste et d’autres partis de gauche beaucoup moins convaincus par le modèle de flexisécurité à la scandinave. Mais l’aspect le plus intéressant de ce débat réside dans les mutations qui s’y opèrent suite à la crise dite des subprimes qui se manifeste à partir de septembre 2008 dans les médias. L’écrasante majorité des responsables politiques se convertissent alors à la défense du modèle social français, décrit comme „un puissant amortisseur de crise“, où „les filets de sécurité et les stabilisateurs automatiques jouent un rôle crucial, bien plus important que dans d’autres pays.“ 6 Ces arguments sont alors employés non seulement par le ministre du travail, Brice Hortefeux, mais aussi par la ministre de l’économie, Christine Lagarde, et même par François Fillon, qui dénonçait deux ans plus tôt la faillite à laquelle avaient conduit l’excès de dépenses publiques. 7 Sans doute est-ce l’exemple qui illustre le mieux l’ambivalence du traitement du ‚modèle français‘, qui peut, dans un temps très court et en fonction des circonstances, être dénoncé pour sa rigidité et son inefficacité avant d’être loué pour son rôle stabilisateur et d’amortisseur de la crise. C’est ainsi que l’on voit ressurgir, à partir de 2008, un ensemble d’articles qui critiquent à nouveau les limites du modèle allemand (De Vergès 2010, La Tribune 2010) et d’autres qui saluent son renouveau (Gougeon 2010, Vittori 2011). Ces références se multiplient en 2011-2012 à l’approche de la campagne présidentielle, où les mérites du ‚modèle allemand‘ sont vantés par Nicolas Sarkozy et François Bayrou, et plutôt dénigrés dans la presse (Gobry 2012, Madelin 2012, Landes 2012). L’invocation de ce modèle continue d’apparaître sur le même mode et joue toujours un rôle dans la campagne présidentielle de 2017, même s’il ne semble pas avoir été central. François Fillon y a toutefois recours pour légitimer la nécessité des politiques d’austérité, tandis qu’Emmanuel Macron souhaite relancer le dialogue franco-allemand à partir des réformes structurelles qu’il préconise, notamment celle du marché du travail. Quant à Benoît Hamon et Jean- Luc Mélenchon, l’attitude à adopter face à l’Allemagne constituait l’un des points centraux (et peut-être le point central) de leurs désaccords. Conclusion Malgré les transformations très profondes des manifestations de ‚la‘ crise et des objets du débat politique, du franc fort au modèle social français, l’ambivalence qui caractérise les évocations du modèle allemand dans le champ politique national montre une étonnante stabilité depuis les années 1980. Fonctionnant à partir des couples d’opposition entre performance et rigueur, efficacité économique et dureté sociale, vertu et laxisme monétaires, cette ambivalence a permis aux acteurs politiques d’user de la référence à l’Allemagne de façon très instrumentale, en tant que ressource argumentative pour se positionner non seulement dans le débat entre partis, mais aussi à l’intérieur de leur formation politique. À travers ces usages, le ‚modèle allemand‘ est devenu un artefact politique totalement réifié qui perd presque toute correspondance avec la réalité de l’économie et de la société allemandes, une 78 Dossier fois transposé dans le langage politique français. Il renvoie à partir de là à un couple d’opposition entre efficacité et rigueur que l’on peut utiliser à sa convenance. Cette instrumentalisation a conduit à économiciser très fortement la référence à l’Allemagne, aux dépens d’autres approches qui mettraient l’accent sur ses spécificités institutionnelles, politiques et sociales. Ainsi les divergences franco-allemandes sont rapportées en permanence à la préférence des Allemands pour la lutte contre l’inflation qui serait ancrée dans les expériences de l’entre-deux-guerres. Mais elles ne sont presque jamais renvoyées à l’incompatibilité entre les politiques discrétionnaires et le fonctionnement démocratique de l’État fédéral allemand, fondé sur l’observation stricte de règles collectives, qui explique sans doute au moins aussi bien le rejet des initiatives ponctuelles françaises de déclencher une relance européenne. C’est aussi la raison pour laquelle, au sujet de la question des réfugiés qui se pose en 2015, l’interprétation qui apparaît immédiatement dans la presse est celle du besoin allemand de main d’œuvre, qui expliquerait le choix de les accueillir en masse (Le Parisien 2015, Godin 2015, Hugues 2016). Même si certains articles rapportent tout de même cette décision à l’histoire et à la tradition politique allemandes, ces considérations apparaissent en retrait relatif (Lemaître 2015). Ce reproche peut d’ailleurs être étendu à la discipline économique elle-même, qui n’accorde qu’une place très limitée aux questions d’ordre politique et culturel, et trahit en fait une méconnaissance profonde du système politique et de l’histoire de la société allemande. L’autre conclusion qui découle de ces raisonnements consiste donc à relier prioritairement les difficultés de relance du couple franco-allemand, ou de construire une politique budgétaire commune, aux différences profondes, structurelles, de fonctionnement de l’appareil politico-administratif des deux États, plutôt qu’à des préférences irréductiblement opposées, dont on ne sait plus toujours très bien pointer la source. Si des décalages politiques conjoncturels peuvent évidemment permettre de comprendre de telles difficultés, l’issue peu fructueuse des initiatives d’Emmanuel Macron depuis son élection, qui cherchait pourtant à se poser comme garant de la cohésion européenne et dont la candidature a pu être vue comme porteuse d’espoirs de part et d’autre du Rhin, semble bien pouvoir être interprétée au prisme de ces disparités. Aeschimann, Eric / Riché, Pascal, La guerre de sept ans. Histoire secrète du franc fort 1989- 1996, Paris, Calmann-Lévy, 1996. Albert, Michel, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991. Amable, Bruno, Les Cinq Capitalismes: diversité des systèmes économiques et sociaux, Paris, Seuil, 2005. Baverez, Nicolas, La France qui tombe, Paris, Perrin, 2003. 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Vittori, Jean-Marc, „Trois leçons allemandes“, in: Les Echos, 13 janvier 2011. 80 Dossier 1 Cette expression s’était déjà diffusée dans le monde académique à travers l’ouvrage de Gøsta Esping-Andersen (1990), l’une des rares références qui semblent avoir été mobilisées dans le débat public, contrairement aux recherches pourtant voisines de l’école de la régulation et d’auteurs néo-institutionnalistes sur la variété des capitalismes, de Michel Albert à Peter Hall ou Bruno Amable, comme le remarquent Lebaron/ Gallemand/ Waldvogel (2009: 131). 2 Lui-même issu du Rapport sur l’état de l’Union européenne, également coordonné par Jean-Paul Fitoussi (1999). 3 Guélaud 2005. Cf. Lebaron/ Gallemand/ Waldvogel 2009, qui montrent l’explosion du recours à cette expression à ce moment. 4 Et en particulier Méda/ Lefebvre 2006. La critique qui est développée par Méda, avec d’autres économistes et sociologues du travail, a pour objectif de proposer des évolutions inspirées du modèle scandinave, qui permettrait de flexibiliser le marché du travail tout en sécurisant les parcours professionnels, parfois désignées par le terme de ‚flexisécurité‘. 5 www.ina.fr/ video/ I09082525 (consulté le 5 mars 2019). 6 Il s’agit là des propos tenus par Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy, repris dans un article de L’Express du 15 mai 2009, „Le gouvernement s’est-il converti au ‚modèle social français‘? “, extraits d’un discours du président de la République du 18 février 2009 devant les partenaires sociaux, auquel on peut accéder en ligne: http: / / discours.vie-publique.fr/ notices/ 097000509.html (consulté le 7 mars 2019). 7 À noter également l’article de The Economist du 7 mai 2009 portant sur le modèle français et intitulé „Vive la différence! “, qui va dans le même sens.