eJournals lendemains 43/172

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43172

Imaginaires communautaires des musulmans en France et en Allemagne

2018
Nikola Tietze
ldm431720049
49 Dossier Nikola Tietze Imaginaires communautaires des musulmans en France et en Allemagne Entre subjectivités critiques et catégories de l’action publique En 1991, dans sa recommandation sur la Contribution de la civilisation islamique à la culture européenne, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe souligne, en la valorisant, l’influence de l’islam sur „la civilisation européenne et la vie quotidienne“ (Rec. 1162, art. 4). Selon les délégués des parlements nationaux des États membres du Conseil de l’Europe, cette influence est, à la fois, ancrée dans l’histoire européenne et, en raison de l’immigration, un phénomène contemporain. Néanmoins, l’Assemblée parlementaire souligne en même temps que, „l’islam a souffert et continue de souffrir de l’image déformée que l’on en donne à travers, par exemple, des stéréotypes hostiles ou orientaux, et les Européens sont peu conscients tant de la valeur de sa contribution passée que du rôle positif qu’il peut jouer aujourd’hui dans notre société. Les erreurs historiques, l’approche sélective adoptée par l’enseignement et la présentation simpliste qui est celle des médias sont responsables de cette situation“ (ibid.: art. 6). Mais, poursuit l’Assemblée parlementaire, „par leur manque d’analyse critique ou par leur intolérance“, il n’empêche que les musulmans contemporains ont contribué à cette situation, ce qui a renforcé l’idée „que l’islam est incompatible avec les principes sur lesquels se fondent la société européenne moderne (essentiellement laïque et démocratique) et l’éthique européenne (droits de l’homme et liberté d’expression)“ (ibid.: art. 7). Les tensions que la recommandation sur la Contribution de la civilisation islamique à la culture européenne pointait du doigt en 1991 n’ont rien perdu de leur actualité en 2018. Bien au contraire, elles semblent se renforcer de nos jours, notamment après chaque attentat commis en Europe au nom de l’islam. Vingt-sept ans après cette recommandation, l’actuel ministre de l’intérieur allemand, Horst Seehofer, a affirmé que l’islam n’appartenait pas à l’Allemagne, pourtant membre du Conseil de l’Europe depuis 1950. En France, membre fondateur en 1949 de ce même Conseil de l’Europe, de telles déclarations semblent plutôt réservées aux partis d’extrême droite. Néanmoins, la pratique religieuse des musulmans constitue régulièrement, depuis les années 1990, le point d’achoppement de débats publics passionnés sur la laïcité et elle est désignée immanquablement comme un problème majeur de l’intégration républicaine (Baudouin/ Portier 2018, Schlegel 2016). Ces refus et ces désaveux de la contribution de la civilisation islamique à la culture européenne et de la capacité des musulmans de participer aux régimes démocratiques représentent des enjeux dont s’emparent des musulmans en France et en Allemagne à la fois pour ‚contre-décrire‘ l’islam en Europe et mettre en évidence les discriminations des immigrés et de leurs descendants (Tietze 2012). Les conflits autour de la place des pratiques de l’islam dans les régulations étatiques nourrissent 50 Dossier alors, dans les deux pays, non seulement des entreprises de renforcement de l’homogénéité nationale face au pluralisme dans les rapports sociaux, mais également les imaginaires communautaires des musulmans qui tentent de rendre publiquement plausibles leurs sentiments d’injustice. Ils prennent alors part aux subjectivités critiques que ces derniers élaborent en articulation avec les catégories de l’action publique en France et en Allemagne et avec les normes éthiques et légales valorisées à l’échelle européenne. C’est cette interdépendance interactive (Wechselwirkung au sens de Georg Simmel, [1908] 1992) entre subjectivités critiques, catégories de l’action publique et normes européennes qui sera analysée, par la suite, à l’aide d’une étude de cas. Cette étude de cas, réalisée entre 2003 et 2007, fut menée, d’une part, auprès des étudiantes et étudiants qui étaient en ascension sociale, notamment en termes d’éducation scolaire et de formation professionnelle, par rapport à leurs parents ouvriers et immigrés en France ou en Allemagne. 1 Rencontrées à Hambourg, Paris et Lyon dans des contextes caractérisés d’une manière ou d’une autre par la pratique de l’islam, ces personnes étaient invitées, à l’aide d’interviews narratives, à décrire leurs visions de la communauté musulmane, de la oumma. D’autre part, l’étude s’appuyait sur un double analyse de documents: l’une sur l’emploi des catégories de l’action publique en matière de religion et l’autre sur des textes officiels dans lesquels le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ( UE ) rendent compte de la place des religions dans les régulations étatiques. Afin de saisir l’interdépendance interactive entre subjectivités critiques, catégories de l’action publique et normes européennes, la focale s’orientera par la suite sur le rôle que les institutions étatiques et les catégories de l’action publique en France et en Allemagne jouent dans l’imaginaire communautaire des musulmans. 2 L’article portera enfin sur l’élaboration de leurs subjectivités critiques et l’articulation de cellesci aux normes européennes et aux usages des catégories de l’action publique française et allemande. 3 En conclusion, nous interrogerons les dynamiques auxquelles l’action publique est confrontée par les subjectivités critiques des musulmans. 1. Des subjectivités critiques par l’activité de croire „On attend des musulmans qu’ils restent tranquilles dans leur coin […]. La plupart se comportent ainsi, comme on l’attend d’eux. Mais il y en a quelques-uns qui disent ‚Je ne me tais plus‘. Et un jour […] nous serons vraiment représentés et respectés.“ L’auteur de ce propos, un étudiant hambourgeois qui affirme ne plus vouloir se taire, raconte avoir contacté l’enseignante de son neveu pour lui demander pourquoi elle a orienté son neveu vers le lycée professionnel et non pas vers le lycée général - notamment avec l’argument, selon les propos de mon interlocuteur, que les immigrés turcs ne peuvent réussir au lycée général. Notre interlocuteur résume sa démarche: „Oui, il ne faut pas se laisser faire“. 51 Dossier À Paris, un autre interlocuteur, membre d’une association de défense des droits après une formation d’enseignant d’histoire et de géographie, explique que la communauté musulmane en France est composée grosso modo de deux groupes: d’abord des musulmans „on va dire […] des années soixante, surtout soixante-dix, on va dire c’est nos parents. C’est une génération ou deux avant la mienne“. „Ces gens-là, ce sont des paysans […] qui venaient de sortir souvent de la décolonisation, donc forcément en étant dans la colonisation, ils ne savent pas c’est quoi leurs revendications. Pour eux, revendiquer c’était prendre les armes contre le colonisateur“. En revanche, „leurs enfants aujourd’hui ont appris, grâce à l’école de la République, à revendiquer leurs droits“. Les propos de ces deux interlocuteurs en France et en Allemagne relèvent d’une activité de croire au sens de Michel de Certeau. Ils font valoir, en effet, „l’investissement […] dans une proposition“ (de Certeau 1990: 260), en l’occurrence dans celle d’un groupe uni de musulmans qui - comme dit un étudiant en sociologie à Paris - n’ont „aucun complexe vis-à-vis de l’État“, contrairement aux „blédards, nés au Maghreb et [dans] une adulation du pouvoir“. Cette proposition se conjugue, chez nos interlocuteurs, „avec un faire“ (de Certeau 1985: 703): ils militent dans une association de défense de droits, demandent des justifications à l’enseignante de l’école de son neveu ou gèrent un journal pour informer sur le fait musulman en France, etc. Embrayer „un dire sur un faire“ représente, d’après de Certeau, la particularité du croire, parce que, dans „la religion comme dans la publicité, l’acte de croire est pragmatique“ (ibid.). L’activité du croire procède, d’après de Certeau, d’un double mouvement. Elle établit un ordre des choses, tout en surmontant des contraintes sociales et en dépassant des régimes en place. Le croire oppose alors des évidences nouvelles aux évidences instituées et affirme des catégorisations et des obligations nouvelles qui se confrontent aux catégorisations et obligations conventionnelles ou institutionnalisées. Ce double mouvement fonde le narratif que nos interlocuteurs développent sur l’histoire des musulmans en France et en Allemagne, notamment à travers l’évocation du clivage générationnel entre les musulmans - entre travailleurs immigrés et leurs descendants socialisés par les systèmes scolaires français ou allemand. La différenciation non-conventionnelle entre ‚musulmans dociles, agissant en fonction des attentes des autorités publiques‘ et ‚musulmans critiques, sans peur de prendre la parole‘ relève d’abord d’une mise en ordre des relations entre musulmans et de leur rapport aux interactions sociales en général. Elle propose, ensuite, une alternative aux rapports de domination établis dans les interactions sociales. À cet égard, imaginer une communauté de musulmans „sans complexe vis-à-vis de l’État“ devient le levier pour douter de la justesse et de la justice de l’action publique en France et en Allemagne, notamment en matière religieuse et d’éducation. L’étudiant hambourgeois, par exemple, met en cause les déficits dans la reconnaissance officielle des musulmans en Allemagne et conteste, en même temps, la stigmatisation des „Turcs immigrés“ dans le système scolaire allemand. La construction d’un imaginaire 52 Dossier communautaire engendre alors - ou tout au moins participe à - l’élaboration des subjectivités critiques. Cependant, l’activité de croire de nos interlocuteurs et les subjectivités critiques qu’elle corrobore ne deviennent plausibles pour des tierces personnes (par exemple pour l’enseignante à Hambourg ou pour la chercheure qui les interroge) que lorsqu’elles s’appuient sur des conventions et des institutions en place et faisant autorité. Cet espace de plausibilité est, dans le cas de nos interlocuteurs, circonscrit, d’une part, par les institutions de l’islam (les règles de l’orthopraxie religieuse) et les structures organisationnelles des musulmans en France et en Allemagne et, d’autre part, par les catégories de l’action publique dans les deux pays et les normes éthiques et légales, affirmées à l’échelle européenne. En conjuguant, à travers la construction d’un imaginaire communautaire, les différents éléments de cet espace, nos interlocuteurs développent „une capacité de créer du possible“ et introduisent „l’étrangeté d’un futur dans le champ d’un savoir“ (de Certeau 1985: 699sq.). Ce sont cette création du possible et cette introduction d’un futur étrange qui fondent leurs subjectivités critiques. Dans le cadre de l’élaboration de cette „capacité de créer du possible“, les catégories de l’action publique - comme par exemple celles bâties sur la loi de 1905 en France ou celles du Religionsverfassungsrecht en Allemagne, qui assurent la miseœuvre de la liberté du culte, la reconnaissance de celle-ci par les autorités étatiques ou encore de l’égalité de traitement entre les religions - façonnent une sorte de grille de lecture qui rend les sentiments d’injustice de nos interlocuteurs et leurs interprétations des rapports de domination compréhensibles et audibles pour d’autres acteurs sociaux. C’est ainsi que l’action publique - se reflétant, par exemple, en France, dans la Commission Stasi sur la laïcité (2003) ou la Consultation organisée par le ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement (à partir de 1999) et, en Allemagne, dans la Deutsche Islam Konferenz ( DIK ) (depuis 2006), mise en place par le ministre de l’intérieur Wolfgang Schäuble - sert à objectiver ces sentiments et ces interprétations, sans pour autant l’approuver ou accepter ses contenus. En effet, à travers les catégories qu’elle produit et met en œuvre, l’action publique ne permet pas seulement à nos interlocuteurs de comparer leur propre condition de la pratique de l’islam à celles de pratiquants d’autres confessions, de rapporter leur capacité d’agir dans la société, dans une perspective historique, à celles des travailleurs immigrés ou, dans une perspective plus actuelle, à celles de non-immigrés dans les deux pays. Surtout, les catégories de l’action publique constituent encore une échelle de référence pour généraliser la description des sentiments d’injustice et l’interprétation des rapports de domination. 2. Catégories d’action publique et normes européennes dans les subjectivités critiques Les catégories de l’action publique française et allemande ne constituent pas les seuls leviers des subjectivités critiques des musulmans interrogés. En effet, ces 53 Dossier dernières relèvent également de l’univers idéel de l’islam et de la pratique religieuse, mais aussi des propositions d’idéologies et d’organisations politiques, développées au nom de l’islam, ce que nous ne pouvons pas approfondir dans le présent article. L’intérêt porte plutôt sur le fait que les musulmans interrogés s’appuient, dans leurs comparaisons et leurs généralisations, en plus des catégories de l’action publique, sur les normes éthiques et légales que le Conseil de l’Europe et l’ UE valorisent à travers leur construction de la représentation de l’Europe. Critiquant la législation française à l’égard du foulard islamique à l’école, un interlocuteur à Paris souligne ainsi: Atteinte à la liberté religieuse, atteinte à la liberté d’opinion, atteinte à la liberté de conscience, atteinte aux droits de l’éducation des enfants, on a toute une flopée de règles qui ont été franchies. […] Alors que les conventions européennes et les conventions de l’ONU stipulent que chaque État doit respecter l’éduction que les parents veulent donner à leurs enfants. […] L’islam, qui est une des principales religions dans le monde, elle [sc. cette religion] est traitée comme une secte. […]. Dans ce propos, l’activité législative française concernant les élèves musulmans est d’une part évaluée sur la base des conventions internationales et européennes, et d’autre part, les notions servant à caractériser l’islam sont celles qui sont utilisées dans des textes juridiques et des déclarations du Conseil de l’Europe. Notre interlocuteur objective alors par l’articulation de différentes échelles politiques, chacune productrice de normes juridiques et éthiques, son sentiment d’injustice par rapport à la discrimination et la stigmatisation des musulmans en France. Ce „jeu d’échelles“ (Revel 1996), conjuguant des normes islamiques avec des valeurs de justice sociale à l’échelon mondial, peut également structurer le projet communautaire que les musulmans interrogés opposent aux régimes politiques et économiques en place: […] la référence musulmane elle prend forme sur des nouveaux projets, par exemple, qui sont en lien avec l’éthique. C’est… par exemple […] de plus en plus de personnes font attention à ce qu’ils consomment. Alors au niveau de la base […] on va regarder s’il y a pas le E 472, si c’est bien halal etc., mais dans les milieux entre guillemets un peu plus évolués on va faire attention [à ce qu’il] n’y a [sic] pas d’exploitation derrière, donc il y en a qui vont consommer ‚commerce équitable‘. […] Il y a [aussi] des projets qui sont en train de se monter, au niveau de la finance [et de l’économie] qui se basent plutôt sur de l’entraide et non sur l’exploitation. Cependant, cette articulation d’échelles politiques et normatives s’inscrit toujours dans un récit par lequel nos interlocuteurs insèrent leurs subjectivités critiques dans le contexte national: De toute façon l’histoire de France, elle est toute simple. Tout est rapport de force. […] Je ne dis pas qu’en France on aime tout le monde sauf les musulmans, ce n’est pas vrai. L’histoire de France a montré qu’on n’aime personne. On n’aime même pas les Bretons, qui sont français […], [ni les Corses, les Basques, ni les Marseillais]. C’est le jacobinisme. C’est Paris qui gouverne, […] [par] le rapport de force. […] Si les musulmans demain représentaient une force économique et politique, je peux vous assurer qu’ils seraient les bienvenus. 54 Dossier Dans ce propos, l’action publique française en matière d’islam et la signification dont relève cette religion dans le contexte de la laïcité est banalisée à travers la généralisation du rapport de domination entre l’État central et des groupes faisant valoir une particularité, ce qui rend possible au musulman interviewé, d’abord, de comparer la discrimination des musulmans à celle d’autres groupes non reconnus dans leur singularité et, ensuite, de traduire les discriminations des musulmans en un „problème public“ (Cefaï 1996), c’est-à-dire en un problème des hiérarchies dans les relations sociales en France. Puisque les musulmans interviewés inscrivent leurs comparaisons et généralisations dans des contextes politiques français et allemand, ils renvoient forcément la communauté musulmane à des référents différents. En même temps, ils construisent aussi, à travers leurs subjectivités critiques, d’une autre manière des problèmes publics ou bien des problèmes publics distincts. Les interlocuteurs en Allemagne, davantage que les interlocuteurs en France, imaginent la communauté musulmane, en tant que confession qui cherche, dans un dialogue plus au moins concurrentiel (Ipgrave et al. 2018), à subvenir aux besoins religieux des musulmans et à améliorer leur bien-être. Un étudiant en économie de l’université de Hambourg raconte, par exemple, qu’il a rencontré, avec l’association des étudiants juifs, le rabbin du Land de Hambourg pour discuter de la question du respect de l’alimentation casher et halal au restaurant universitaire. C’est à l’égard de tels problèmes que les musulmans rencontrés en Allemagne revendiquent davantage de reconnaissance de la part des pouvoirs publics et, dans les mots de l’interviewé déjà cité, qu’ils „ne se taisent plus“ pour qu’„un jour […] il y [ait] une organisation qui [obtienne] le statut de la corporation du droit public, et [que] nous [soyons] vraiment représentés“. 4 En revanche, en France, la communauté musulmane est décrite par nos interlocuteurs plutôt comme un ensemble solidaire de postures idéelles. Comme l’explique ainsi une éducatrice: La communauté musulmane, comme vous dites, […] ce n’est pas juste un grand groupe étendu à je ne sais pas où, c’est des individualités. C’est un devoir de participation envers l’autre, mais pas que envers le musulman. N’endossant guère la notion de ‚paroisse‘ (Gemeinde), qui représente une notion centrale dans les récits allemands, nos interlocuteurs en France dénoncent l’usage étatique et politique du terme ‚communauté musulmane‘, comme le résume bien la citation suivante de l’interview avec un étudiant en biologie: …communauté musulmane, à force de l’entendre […] ça me fait penser à des chefs qui sont au CFCM [sc. Conseil français du culte musulman]. […] C’est la traduction française de la communauté musulmane. Alors que la communauté musulmane n’est pas du tout régie [..] par des gens qui sont placés dans une association d’État, je ne sais pas comment on pourrait appeler le CFCM, mais ce n’est plus la communauté musulmane. [Elle] est plus régie par le livre, par le livre de Dieu. 55 Dossier Par ailleurs, les subjectivités critiques, liées aux communautés imaginaires en France, visent principalement les inégalités et les hiérarchies sociales forgées par l’immigration postcoloniale et scellées par les clivages entre les centres urbains et les banlieues en France. Une étudiante à Paris raconte, par exemple, que le footballeur Zinedine Zidane nous rend fier, parce qu’il donne une leçon aux Français. Voilà quelqu’un que vous adorez, et il est musulman, donc une des personnes que vous ne voulez pas voir […]. C’est pourquoi les Français l’appellent Zizou, pour faire oublier qu’il a un nom musulman et qu’il est encore autre chose qu’un héros national. On peut tirer très bien des buts pour la France et s’appeler Zinedine ou encore Yazid. Mais non, ils doivent faire disparaître le côté maghrébin. Aux yeux de l’auteure de ce propos, le plus urgent est que les musulmans arrivent à surmonter les inégalités socio-économiques: Il faut […] qu’on arrive à s’infiltrer, [à] des postes clés, [dans] les médias, qu’on ait des juristes, des avocats, je sais pas, qu’il y ait une classe moyenne qui se mette en place. Nous [sommes] encore […] dans les banlieues […]. Il faut qu’on se mette dans le centre, il faut qu’on investisse le centre-ville. Les discriminations par rapport à l’ascension sociale sont également un thème cher aux musulmans en Allemagne. En revanche, ces derniers ne les identifient guère à travers les relations professionnelles, ni à travers des clivages dans les structures urbaines. Ils les dénoncent dans le système éducatif et font du soutien et de l’accompagnement scolaires une tâche importante des ‚paroisses‘ (Gemeinden) de la communauté musulmane en Allemagne. 5 Une étudiante en thèse de science de l’éducation, membre du conseil d’une mosquée hambourgeoise, définit alors le soutien et l’accompagnement scolaires des musulmans fréquentant cette mosquée comme une responsabilité fondamentale de la communauté locale. À cet égard, elle travaille dans un institut du gouvernement hambourgeois pour la formation continue des enseignants avec l’objectif de „sensibiliser les enseignants du secondaire“ aux difficultés des élèves musulmans: „Il est facile, affirme-t-elle, de dire ‚cet élève n’obéit pas, ne travaille pas‘ etc. Certes, beaucoup de jeunes ne se comportent pas correctement. Mais il faut demander ‚Pourquoi? D’où vient ce comportement? ‘“ 3. L’action publique en France et en Allemagne face aux subjectivités critiques des musulmans L’étude de cas sur laquelle est basée la réflexion dans cet article ne reflète certes qu’une partie minime de la diversité des constructions de communautés imaginaires des musulmans en France et en Allemagne. Elle s’en tient encore au fait de faire valoir des subjectivités critiques d’un groupe social spécifique qui se caractérise par la réussite relative dans le système éducatif des deux pays et par des formations professionnelles universitaires. Cependant, cette étude révèle, dans une perspective plus générale, au-delà donc des spécificités d’un terrain empirique, les liens qui 56 Dossier existent, à travers ces constructions de communautés musulmanes imaginaires, entre d’un côté l’action publique et les catégories mises en valeur par celle-ci, et de l’autre les subjectivités critiques des musulmans dans les deux pays. En effet, l’action publique ne régule pas seulement, à l’aide des catégorisations, les pratiques des musulmans avec plus ou moins de succès et ne se limite pas à traiter des problèmes générés par les interactions sociales et économiques. Elle constitue également un cadre de références pour l’affirmation publique des communautés musulmanes imaginaires. À cet égard, elle représente, en même temps, un lieu d’apprentissage dans lequel les subjectivités critiques des musulmans se forgent et évoluent. En relation avec l’emploi des catégories des régimes de séparation entre religion et État, notamment dans la gestion des pratiques musulmanes, et avec celui des politiques sociales, palliant les inégalités sociales et protégeant l’intégration nationale, les imaginaires communautaires des musulmans en France et en Allemagne prennent forme et leur subjectivité devient critique. À la manière dont l’organisation du travail du salariat influence les formes de mobilisation contestataire ou, au contraire, celles de la résilience et de la résignation (Linhart 1978), l’action publique imprègne, à travers ses mises en catégories et l’usage de celles-ci, le „jugement normatif“ des musulmans (Zimmermann / de Munck 2015). Or, comme le mettent en lumière les propos des musulmans interrogés dans notre recherche, ce jugement normatif est aussi bien assis sur un ‚jeu d’échelles‘ d’actions politiques (internationale, européenne, nationale, locale, etc.) et idéelles (droits de l’homme, régime de production économique, dogme religieux, rapport à l’autorité et à la violence, etc.) que profondément ancré dans les régimes nationaux, français et allemand en l’occurrence. C’est pourquoi les comparaisons et les généralisations qui organisent la subjectivité critique des musulmans, dans le même temps, outrepassent l’action publique dans le cadre d’un État national donné tout en en reproduisant pourtant les caractéristiques. Émergeant des déplacements des sphères de sens, les tensions renvoient aux ambivalences et aux contradictions que font valoir les politiques en matière de religion et de lutte contre les discriminations. D’un côté décrite et traitée comme un problème de la cohésion nationale et de l’identité nationale et, de l’autre, évaluée et appréciée à travers des conventions européennes pour la garantie de la liberté du culte et des directives européennes pour l’égalité de traitement (Koenig 2007, 2015), la régulation politique des pratiques musulmanes est tiraillée entre des stratégies et des intérêts vis-à-vis de l’identité nationale et des processus d’européanisation (Tietze 2018). C’est entre autres face à ces ambivalences et contradictions que les musulmans interrogés dans notre étude de cas dénoncent une action publique préoccupée davantage par l’homogénéité nationale et par la représentation à donner à la république (française ou allemande) que par la redistribution des richesses et par l’égalité sociale. Par ailleurs, l’étude de cas à l’origine de notre réflexion montre les décalages entre l’exigence publique, adressée aux musulmans dans chacun des deux pays, de mettre à l’épreuve la conformité de l’islam ou tout au moins de leurs pratiques religieuses avec les principes démocratiques de l’État de droit séculier, d’un côté, et, 57 Dossier de l’autre, les problèmes que les musulmans tentent d’imposer, à travers la revendication de leurs singularités, dans l’espace public en France et en Allemagne. Leurs imaginaires communautaires, adossés à l’islam, reflètent non seulement la pluralisation des références religieuses et éthiques dans les interactions sociales et forcent ainsi les pouvoirs publics à reconsidérer les régimes de la séparation entre religion et État (de Galembert 2005, de Galembert / Koenig 2014). Par les subjectivités critiques qu’ils engendrent, ils mettent également en évidence la reproduction des stigmatisations et des inégalités sociales par l’action publique. Cette interdépendance contradictoire et dynamique entre action publique et imaginaires communautaires oblige à saisir les catégories de l’action publique et leurs usages comme des vecteurs d’un double processus: premièrement, de l’ajustement aux régimes de séparation entre religions et État, de l’État de droit et de providence ou encore de l’intégration nationale et, deuxièmement, du désajustement de l’assignation à des groupes sociaux plus ou moins stigmatisés ou de l’attribution de positions et de fonctions dans les interactions sociales. Penser les catégories, notamment dans la régulation des pratiques de l’islam, uniquement en termes d’adaptation aux régimes, c’est faire l’impasse sur le rôle que les catégories jouent dans l’élaboration des subjectivités critiques et sur le fait qu’elle renforcent, en fin de compte, les tentatives de ceux qui interviennent en tant que musulmans dans une arène publique afin de désajuster ces attributions et assignations. 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Ces représentations rendent la communauté réelle, parce qu’elles fondent et organisent l’action sociale de ceux qui partagent ces représentations (Anderson 1983, Weber 1972: 237). 3 Pour l’analyse des catégories de l’action publique en général, cf. par exemple Jenkins 2000, Martiniello/ Patrick 2005. 4 Le statut de corporation du droit public, codifié dans le Religionsverfassungsrecht, fait de toute association religieuse un interlocuteur des autorités étatiques. Grâce à ce statut, les Églises catholique et protestantes représentent des acteurs importants dans le régime allemand de l’action publique. 5 Cette préoccupation pour le soutien et l’accompagnement scolaires fait écho aux analyses comparatives et quantitatives de la place que les descendants des travailleurs immigrés occupent au sein du marché du travail et quant à la réussite scolaire (Tucci/ Groh-Samberg 2008).