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2018
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La France et l’Allemagne et leurs jeunesses d’origine étrangère: Le cas des jeunes d’origine turque

2018
Maïtena Armagnague
ldm431720038
38 Dossier Maïtena Armagnague La France et l’Allemagne et leurs jeunesses d’origine étrangère: Le cas des jeunes d’origine turque Cet article traite des modes de participation sociale de jeunes d’origine turque en France et en Allemagne dont les parents ont connu l’expérience de l’immigration. Il le fait en analysant les parcours de jeunesses d’ascendance turque vivant de part et d’autre du Rhin et s’appuie sur une thèse de doctorat conduite dans des quartiers défavorisés d’Hambourg en Allemagne et de Bordeaux en France et entre 2007 et 2010 (Armagnague-Roucher 2016). Dans chaque pays, plus de quarante jeunes de 15 à 30 ans originaires de Turquie ont été interviewés ainsi qu’une quinzaine d’acteurs associatifs et institutionnels. Il s’agit donc d’étudier les descendants d’une vague migratoire de même origine nationale dans deux pays réputés différents, La France et l’Allemagne, et par là de questionner ces pays et leurs politiques publiques, notamment à destination de jeunesses minorisées. Nous observerons que malgré des contextes institutionnels et politiques d’immigration et donc de participation sociale différents de chaque côté du Rhin, des similarités existent dans les deux pays. Ces similitudes sont notamment liées à l’existence de liens sociaux immigrés transnationaux qui favorisent des convergences dans les formes de participation sociale des migrants et leurs descendants par-delà les pays d’immigration et d’une commune jeunesse urbaine marginalisée et stigmatisée, laissée pour compte dans les deux pays des réorganisations socioéconomiques post-industrielles. Ces configurations socio-juvéniles sont toutefois en partie pétries par les ‚modèles‘ nationaux qui les reconfigurent, mais ils le font de manière typée et parfois inattendue. France - Allemagne: deux contextes de participation sociojuvénile La France et l’Allemagne sont deux pays d’immigration, deux sociétés dans lesquelles les questions institutionnelles et migratoires se sont posées de façon historiquement différente (Brubaker 1996, Kastoryano 1997) sans être toutefois opposées (Weil 2005). Au cours du XIX e siècle, tandis que les rhétoriques des modèles nationaux s’affirment relativement fortement, l’Allemagne est encore un pays d’émigration tandis que la France est à cette époque le premier pays d’immigration en Europe. L’Allemagne est devenue un pays d’immigration essentiellement après la Seconde Guerre mondiale, mais, comme la France, elle ne s’est reconnue que tardivement comme une société d’immigration devant penser cette question dans ses politiques publiques (Bade 1996, Noiriel 1988). C’est ainsi qu’elle commence à envisager cette question politique dans les années 1990; la France l’envisage, elle, à partir des années 1980. Dans ces deux pays, l’immigration turque n’a pas non plus la même histoire ni le même positionnement: alors qu’elle est ancienne dans l’histoire migratoire allemande, puisque les migrants de Turquie arrivent en République Fédérale d’Allemagne dès 39 Dossier les années 1950, elle est au contraire relativement récente dans l’histoire migratoire de la France, les ressortissants de Turquie arrivant en France, pour les premiers, à partir des années 1960 et surtout à partir de la fin des années 1970. Ces différences vont quelquefois produire des conjonctures d’installation très différentes, puisque les deux pays ont connu une forte croissance économique après la seconde guerre mondiale (‚Wirtschaftswunder‘ en Allemagne et ‚Trente Glorieuses‘ en France), suivie d’une période de ralentissement dans les années 1980. Dans ce contexte, immigrer à la fin des années 1970 en période de ralentissement économique n’a pas offert aux migrants turcs en France les mêmes opportunités d’installation que celles qui prévalaient quinze ans plus tôt en Allemagne. Derrière ces grandes tendances, ce sont des configurations d’installation différentes qui se dessinent: l’immigration turque a été plus ancienne dans le bassin de la Ruhr et autour de l’axe Rhénan, alors que l’on trouve des installations bien plus récentes dans le Nord de l’Allemagne ou dans l’Ouest de la France. En outre, en vertu des liens économiques qui unissaient l’Empire ottoman puis la Turquie à la Prusse puis l’Allemagne, la Turquie a constitué un des principaux viviers d’immigration, tandis que ce sont les anciennes colonies qui ont exercé ce rôle en France. En conséquence, alors que les migrants turcs et leurs descendants constituent une force numérique importante en Allemagne, faisant souvent de cette population la minorité la plus importante dans les configurations interethniques urbaines, cette population est régulièrement restée dans une position de minorité minoritaire en France où elle a souvent été moins visibles que les personnes originaires des pays ayant été colonisés. Ces différences permettent de contextualiser et de circonscrire le cadre de la recherche internationale afférente à cette jeunesse. La comparaison est intéressante à plus d’un titre. D’abord, l’immigration turque a pour particularité d’être décrite comme une immigration diasporique (De Tapia 2005), structurée à partir de réseaux politico-religieux transnationaux produisant une relative homogénéité sociale par-delà les frontières nationales et les configurations urbaines locales. Au début des années 2000, cette „Turquie de l’extérieur“ est forte de plus de 3 millions d’individus (Copeaux 1992) dont l’essentiel vit en Allemagne (2 280 000), premier pays d’immigration de ces populations, et en France, deuxième pays d’immigration avec 350 000 individus 1 Il existe donc aujourd’hui une jeunesse d’origine turque dans les deux pays ayant été potentiellement partiellement socialisée par des réseaux migratoires transnationaux d’une part et par des sociabilités françaises et allemandes d’autre part. Ensuite, en dépit de leurs différences institutionnelles et historiques, la France et l’Allemagne, tant dans le débat public que dans les productions scientifiques, ont eu en commun d’avoir construit une altérité singulière vis-à-vis de la population originaire de Turquie, faisant d’elle une population plus difficilement assimilable que les autres d’origine étrangère. Ainsi, le ‚problème turc‘ (Das Türkenproblem) est évoqué en Allemagne au prisme de la peur du développement d’une société parallèle (Parallelgesellschaft) (Kastoryano 1997) notamment pour les jeunes d’origine turque qui se mettraient à l’écart de la société allemande, pour développer des comportements violents et un repli ethnique (natio- 40 Dossier nalisme turc) (Heitmeyer/ Müller/ Schröder 1997). En France, certains acteurs institutionnels, dont éducatifs, considèrent les populations turques comme spécifiques et n’hésitent pas à demander des traitements différenciés à leur attention, tandis que les débats scientifiques se sont longtemps organisés à partir de la supposée ‚exception‘ au modèle d’intégration français que constituerait l’immigration turque, dans le sillage des résultats des grandes enquêtes démographiques relatives aux migrations en France publiées au début des années 1990 (Todd 1994, Tribalat 1995, 1996). L’intérêt à étudier une jeunesse originaire du même pays dans deux sociétés d’immigration réputées différentes est, outre d’interroger les traitements institutionnels que chacun des pays réserve à ses jeunesses et à ses migrants et descendants de migrants, de battre en brèche la fausse évidence de l’existence de deux systèmes politiques d’intégration différents. Certes, il existe des conceptions relativement différentes de la citoyenneté et de la nation, mais il n’existe pas d’opposition entre les ‚modèles‘, ce que permet d’appréhender l’analyse de cette jeunesse dans les deux pays par le biais de la multiplication des jeux d’échelle et de comparaison entre le local, le national et le transnational. L’existence de capitaux communautaires dans les deux pays Dans chacun des deux pays, une forme de participation sociale fondée sur l’autonomie vis-à-vis de la société majoritaire existe et se présente comme un mode à part entière de socialisation et d’insertion économique par le biais de ressources et capitaux sociaux ethniques dans les domaines économiques (Waldinger et. al. 1990), sociaux et culturels (De Tapia 2006). Alors que l’Allemagne encourage davantage les formes catégorielles de participation sociale (Radtke 1991) là où la France ne les reconnaît pas, la solidité de certaines appartenances collectives se donne à voir dans les deux pays et est un témoin du maintien de réseaux diasporiques, par-delà le temps, auprès des jeunesses n’ayant pas directement connu l’immigration ou l’ayant connu avant trois ans. Ainsi, l’existence de liens diasporiques transnationaux offre à certaines jeunesses issues de l’immigration des modalités de participation sociale spécifiques, fondées sur l’entre-soi et organisées à partir des entreprises ethniques et des jeux de cooptation dans le recrutement de semblables et des organisations politiques et religieuses turques importées d’Anatolie et reconfigurées dans l’immigration. Cette configuration particulière est légitimée en premier lieu par les nécessités d’une conjoncture économique difficile et du racisme au travail qui, dans certains cas, ont encouragé l’émergence d’entreprises individuelles ou de petite taille recrutant des compatriotes. Ceci est particulièrement le cas dans les zones où l’immigration a été relativement tardive, post-croissance économique. Dans ces situations, les jeunes s’inscrivant dans des entreprises turques le font parce que dans leur environnement quotidien, le travail dans une entreprise dirigée par un Turc est souvent la seule opportunité de travailler ‚tout court‘. Les jeunes en question décrivent l’obtention d’un emploi stable comme une ressource rare dont ils ne souhaitent pas se priver. À partir des formes de travail afférentes à leur emploi 41 Dossier s’agrègent des conduites sociales rythmées, des relations sociales orientées et contrôlées qui sont des paravents à l’expérience du paupérisme juvénile urbain. C’est ainsi que l’expérience socioprofessionnelle de ces jeunes se structure à partir de la mise à distance et du décalage ‚de fait‘ des pôles juvéniles urbains marginalisés. À partir de cette situation, il se construit une identité fière et une communauté juvénile qui cherche à se distinguer dans les espaces urbains relégués. Pour les jeunes femmes, cette situation est plus discrète et s’organise, plus encore que pour les garçons, à partir de l’école. Ici, loin d’être un instrument de citoyenneté individualiste cassant les appartenances collectives, l’école vient au contraire au renfort de la communauté en proposant aux entreprises ethniques des modalités de qualification, d’expertise et de diversification de leurs emplois. Cette montée en compétence participe à changer la forme de ces entreprises, leur permet de se développer, offrant ensuite de nouveaux débouchés professionnels (Granovetter 1995). Ainsi, nombre de ces jeunes définissent leurs choix scolaires et professionnels en fonction de la probabilité de monnayer ce choix sur le marché du travail le plus probable pour eux, celui des entreprises turques qui fait fonction de ‚marché du travail protégé‘. Déclinaisons locales de la ‚communauté‘ et son rôle dans les parcours juvéniles Dans chacun des deux pays, ces soutiens collectifs existent et supportent des trajectoires éducatives, scolaires et professionnelles de certaines jeunesses. Toutefois, ces soutiens sont apparus comme moins centraux dans la définition des expériences sociales en Allemagne où l’identification de personnes ressources turques ou d’origine turque pour l’insertion économique est moins fréquente. De plus, les relations sociales y sont moins sélectives et moins contrôlées, la maîtrise de la langue turque moins bonne. De même, si les conduites économiques en matière de consommation et d’épargne (volume et type) de ces jeunesses en France les rapprochent de leurs aînés, celles d’Allemagne les rapprochent des autres jeunesses allemandes. Ainsi, plus qu’en France, ces jeunes vivent en Allemagne une expérience d’acculturation aux underclass urbaines, expérience vécue parfois de manière ambivalente et tâtonnante. Au fond, la force numérique des Turcs en Allemagne s’accompagne d’un niveau encore plus élevé et plus fin de sédimentation entre les différentes origines (religieuse, géographique, politique, culturelle) des Turcs. Ceci relativise et rend plus flous les liens de repérage et de contrôle social que permet un entre-soi plus restreint et plus homogène. De la même façon, la position de minorité majoritaire en Allemagne renvoie plus directement l’altérité imposée par la société majoritaire allemande, là où les jeunesses dont les parents ont migré des anciennes colonies exercent une fonction de médiation protectrice pour les jeunesses d’origine turque puisqu’elles subissent en premières les assignations négatives et les discriminations. 42 Dossier La minorisation dans les deux pays Des deux côtés du Rhin, il existe une expérience de minorisation, d’assignation de l’extérieur à un statut infériorisé, qui défie l’absence de concrétisation des principes démocratiques d’égalisation des conditions présents, bien que sous des formes différentes, en France comme en Allemagne. Cette expérience se caractérise par une disjonction entre des pratiques sociales très largement acculturées et éloignées des espaces turcs de socialisation, un souhait de réussite scolaire d’un côté et de l’autre une impossibilité à participer économiquement à la société majoritaire du fait de l’absence d’emploi. Sans diplôme opératoire sur le marché du travail, ces jeunes se sentent discriminés. Ils décrivent leur situation comme enkystée et voient peu de perspectives d’amélioration. Ces expériences revêtent pour certains jeunes des formes ethnicisées liées à l’origine turque, avec intégration dans ces cas, de symboles nationaux turcs aux attributs de la culture juvénile urbaine: rap turc, symboles nationaux ou ottomans sur des bijoux, des casquettes, survêtements ou tee-shirts de sport. Pour d’autres, et par opposition à ces premiers, ce sont des expressions plus religieuses qui vont s’exprimer, autour d’un islam sunnite hanéfite lié au mouvement Gulen et à la confrérie des Nurcular, rigoriste dans sa doctrine et ses préceptes. Mais dans ces expériences, les jeunes se distinguent par leur absence d’intégration économique ou par une inscription économique vécue comme déclassée. Elles participent à composer un univers juvénile inscrit dans l’urbain et se caractérisant par une absence d’accès aux positions scolaires et professionnelles admirées, aux loisirs et à la sexualité. Ces situations existent dans les deux pays, en dépit de politiques migratoires, scolaires et de jeunesses différentes. Face à leur exclusion et leur marginalisation, ils expriment des propos cyniques quant à leur situation en affirmant ne pas avoir besoin d’être aidés et en exprimant un souhait de sécession, une volonté de mise à l’écart. Ainsi, il s’exprime une culture juvénile oppositionnelle revendiquant l’autonomie, la ‚paix‘ comme conséquence des injustices et des inégalités sociales vécues et perçues. Cette expérience de la minorisation se donne à voir différemment dans les quartiers urbains défavorisés étudiés de France et d’Allemagne. Cette minorisation s’illustre dans la formation d’une ‚communauté marginale‘ en France où la société est vue par les jeunes enquêtés comme „discriminante“ et marginalisant des jeunesses urbaines reléguées et assignées aux marges d’une société affirmant paradoxalement une rhétorique égalisatrice. En Allemagne, ces groupes juvéniles prennent davantage la forme d’une communauté juvénile ‚nationale‘ notamment du fait de leur plus forte homogénéité ethnique et dans la mesure où les critères d’exclusion restitués par les enquêtés se situent à un niveau national. La peur et le vécu du racisme et d’une société coupée en deux à partir de critères raciaux et nationaux se substituent au regret d’une société qui discrimine et marginalise sous couvert d’égalité formelle en France. Les opportunités citoyennes sont pourtant plus nombreuses en Allemagne où le niveau d’engagement est moins faible qu’en France et se 43 Dossier concentre sur des espaces à la fois catégoriels et ethniques (association culturelle, „communauté turque d’Allemagne“, „communauté turque en Allemagne“) et aussi non catégoriels (association de médiation, Maisons de jeunesse). Ainsi, tout porte à penser qu’il existe une corrélation entre les philosophies des ‚modèles‘ politiques et leurs principe subjectifs expérientiels d’exclusion. La rhétorique universaliste de la France conduit à vivre son sort relégué comme une marginalisation attachée à une situation d’exclusion. En Allemagne, la structuration des débats autour de la ‚culture de référence‘ (Leitkultur) allemande conduit les jeunes à qui l’on assigne une altérité et à qui l’on impose une distance construite pour cette mise à l’écart vis-à-vis de cette supposée référence (abstraite et désincarnée) à vivre leur sort comme le résultat d’une dualisation raciale comprise comme constitutive du ‚faire société‘ en Allemagne; ils vivent d’ailleurs cette situation de façon plus résignée et moins véhémente que leurs homologues de France alors qu’il existe des situations juvéniles témoignant d’une extrême atomisation sociale comme c’est le cas des Lückekinder (les ‚enfants du vide‘, ‚les enfants-lacune‘, terme construit et utilisé par des enseignants et intervenants sociaux pour qualifier ces jeunes). Les Lückekinder sont hétéro-désignés comme tels sans qu’il n’y ait d’appropriation subjective de cette assignation par les jeunes concernés, ainsi définis par leurs manques. Ils sont donc définis ‚en creux‘, par ce qu’ils n’ont pas: de diplôme, de formation professionnelle, de stage en alternance (apprentissage). La structuration du système éducatif allemand, par lequel la ségrégation socio-scolaire s’impose aux moins performants scolairement - ceux des milieux les plus défavorisés, bien que ce système éducatif ait connu des améliorations (Zettelmeier 2014) -, produit potentiellement des orientations professionnelles dès la fin de l’enseignement élémentaire. Sans la détention d’un terrain de stage ou d’une alternance, ce qui s’avère difficile à trouver pour certains jeunes particulièrement vulnérables scolairement, il peut y avoir arrêt de la scolarité, là où les jeunes sont encore au collège unique au même âge en France. Ces Lückekinder subissent alors une situation de ‚vide‘ à la fois sociale et institutionnelle et une marginalité extrême. Pour ces jeunes, les discours sur la participation sociale et l’intégration font figure d’abstraction tant ils réfèrent à des univers sociaux étrangers. D’ailleurs, ces jeunesses marginalisées ont relativement peu de relations électives avec des jeunes participant plus activement à la vie sociale et/ ou connaissant une mobilité ascendante plus individuelle. Le coût de l’incorporation dans le schéma dominant-majoritaire de participation sociale Des deux côtés du Rhin, des parcours sociaux de certains jeunes d’origine turque s’illustrent par une mobilité sociale de type libérale incarnée par une participation individuelle à la société et par une conformité aux normes sociales, économiques et symboliques des sociétés majoritaires allemande et française. Ainsi les modes de consommation quotidiens (loisirs, médias, logement, consommation vestimentaire) ne distinguent pas ces jeunes de ceux des catégories moyennes et supérieures. Ils 44 Dossier sont insérés dans des emplois de cadres intermédiaires (communication, marketing, management, enseignement) dans le marché du travail non-ethnique ou exercent des professions libérales (médicales ou juridiques); ou sont en situation universitaire ou scolaire favorable pour l’obtention future d’un emploi de ce type. Ils réalisent dans ces cas des scolarités au Gymnasium 2 et plus rarement en filière Gymnasium d’une Gesamtschule. 3 Leurs relations sociales, notamment électives, ne sont pas structurées par les espaces turcs de socialisation. C’est au sein de ces jeunesses que l’on trouve le plus grand souhait d’afficher une singularité individualiste avec une régulière mise en récit de son propre parcours. Ceci étant, ces parcours se caractérisent par une polarisation politique marquée par une forte conformité aux critères de lecture et d’interprétation du monde social et de la justice sociale préexistant en France et en Allemagne. Ainsi, deux figures sociales et politiques expriment ces expériences sociales, celle du ‚social libéral compatissant‘ par opposition à celle du ‚conservateur méritant‘. Le ‚social libéral compatissant‘ est plus représenté en Allemagne où il se sent plus proche des partis socialiste ( PS ), SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, parti social-démocrate d’Allemagne), de Bündnis 90 / Die Grünen (Les Verts) ou du FDP (Freie Demokratische Partei, Parti libéral-démocrate). Il exprime des positions favorables au multiculturalisme ou à la reconnaissance des minorités et/ ou des discriminations dont elles sont victimes et pense que c’est une ligne politique importante pour l’avenir du pays. Il explique ainsi ‚comprendre‘ le malaise d’une partie des jeunesses d’ascendance étrangère. Sur d’autres sujets sociétaux: féminisme, homosexualité, ces jeunes sont favorables à des politiques volontaristes visant l’égalité des droits juridiques ou au travail. Dans le domaine économique, ils sont globalement favorables à une économie libérale régulée et à une intervention de l’État dans les secteurs sanitaire, médical, éducatif et écologique notamment. Symétriquement, le ‚conservateur méritant‘, plus fréquent en France, est moins libéral dans les domaines sociétaux et il l’est plus dans les domaines économiques. Il se sent politiquement plutôt proche de l’actuel parti Les Républicains en France et de la CDU en Allemagne (Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, Christlich- Demokratische Union Deutschlands). Il dénonce le trop grand engagement de l’État dans les politiques sociales et est favorable à une économie plus dérégulée. Ces jeunes valorisent la liberté d’entreprise et l’effort individuel. Ils sont très critiques quant au multiculturalisme qu’ils considèrent dangereux et fragmentant la société et sont particulièrement opposés à l’expression publique de l’islam. Ils valorisent l’assimilation comme relevant d’une démarche volontaire et individuelle et condamnent toute forme de rhétorique victimaire, renvoyant les trajectoires sociales à la responsabilité individuelle et à l’effort sur soi. S’ils reconnaissent l’existence de discriminations, ils ne les considèrent pas comme des entraves à la participation sociale mais comme des obstacles dont la capacité à les surmonter renforce la vertu individuelle. Les thématiques liées aux genres les intéressent peu et ils ne sont pas favorables à une intervention du législateur en la matière. 45 Dossier Derrière ces expériences décrites comme singulières et originales, il se dessine des formes conformistes et attendues de citoyenneté, inscrivant ces jeunesses normalisées et normalisantes dans des sentiers de dépendance assez étroits quant aux modalités du ‚faire société‘. En outre, ces expériences, malgré leur niveau relativement haut de conformisme, sont régulièrement marquées par des paradoxes douloureux. Ces parcours sont souvent décrits et vécus sur le mode de l’arrachement et de la névrose de classe infligeant quelquefois des angoisses de légitimité produisant des hésitations, des postures de légitimation parfois douloureuses. Leur existence, décrite comme un combat permanent, les rend parfois fiers, parfois très vulnérables et sensibles aux appréciations et jugements extérieurs, notamment institutionnels. Paradoxalement, ces jeunes donc prisonniers d’une relative dépendance sociale afférente à cette mise en scène de leur parcours comme étant un ‚modèle‘. Cette situation est plus marquée en France, du fait du niveau relativement plus important de contrôle social, a fortiori à destination des jeunes femmes en réussite scolaire pour lesquelles ces mobilités sont parfois particulièrement tourmentées. Conclusion L’intérêt d’analyser des jeunesses issues d’une même immigration réputée communautaire et structurée à partir de réseaux migratoires transnationaux dans deux pays offre une épreuve de test aux ‚modèles‘ nationaux d’intégration. Ainsi, on observe que les ‚modèles‘ ‚plient‘ en partie face à des immigrations transnationales et cohésives dans la mesure où il ne se passe pas dans chaque pays ‚la même chose‘ selon les origines des migrants et leurs descendants. Il n’y a donc pas de ‚production‘ sociale et politique homogène que promettrait une rhétorique ou une philosophie politique nationale. Ces différences de participation sociale des migrants et leurs descendants tiennent pour beaucoup aux origines socio-économiques des migrants avant la migration, au niveau de discrimination que subissent certaines populations plus que d’autres (Brinbaum/ Safi/ Simon 2015) et aux caractéristiques endogènes de certaines minorités, dont turques, soutenues par des solidarités ethniques parfois relativement robustes. On observe d’une telle étude des phénomènes originaux et inattendus, en particulier celui d’une intégration par la communauté dans le cas français et d’un délitement progressif de la communauté en Allemagne là où l’on s’attendait à l’inverse du fait de la présence, en Allemagne, d’un nombre beaucoup plus important de Turcs et de toutes les institutions politiques et religieuses turques transnationales. Dans ce cas, l’a priori est remis en question par la force de structuration urbaine et sociale des configurations interethniques locales. Plus que le ‚modèle‘ ou que ‚la diaspora“, c’est la position de minorité minoritaire, moins visible, associée au fait que cette immigration soit relativement tardive et intervienne dans une conjoncture économique post-Trente Glorieuses ayant encouragé l’entrepreneuriat ethnique, qui assure le maintien des liens communautaires en France, pays pourtant plus assimilateur et plus individualiste dans les formes de citoyenneté promues. En Allemagne, le 46 Dossier nombre important de ressortissants turcs relativise la pertinence des liens ethniques qui se diluent dans une plus forte hétérogénéité intra-migratoire turque, rendant les ressources peu opératoires car peu lisibles pour les jeunes qui, de fait, ne peuvent pas vraiment les utiliser. Par ailleurs, en dépit de dynamiques communes à la France et l’Allemagne eu égard notamment aux processus de relégation sociale juvénile dans les espaces urbains défavorisés, le traitement des inégalités sociales, notamment générationnelles, et d’accès à l’emploi diverge, ce qui conduit à poser plus largement la question du devenir des jeunesses de France et d’Allemagne, au-delà du strict cas des jeunes d’ascendance turque ou même immigrée. En Allemagne, les politiques d’emploi et de protection sociale (Hartz IV ) ont relativement encouragé l’autonomie économique des jeunes, y compris des plus vulnérables, là où la France, bien moins dynamique économiquement, a davantage exposé ses jeunes et a fortiori ses jeunes urbains peu diplômés à la précarité. Cette situation conduit à rendre la concrétisation d’une insertion professionnelle bien plus irréaliste en France, chose qui, combinée à des rhétoriques politiques très égalisatrices et émancipatrices, produit une dissonance générant de l’amertume. Cette frustration est d’autant plus véhémente que face à un tel contexte, les jeunes minorisés de France se sont d’autant plus accrochés à une participation politique qu’ils étaient exclus de la participation économique de leur pays, suscitant plus d’attente et moins d’autonomie. Pourtant les conditions d’accès à l’égalité juridique et scolaire sont historiquement plus démocratiques et moins différentialistes en France (Tucci 2010); d’ailleurs les minorisés en France sont plus acculturés que leurs équivalents d’Allemagne: ils parlent nettement mieux le français que leurs homologues ne parlent l’allemand et ne sont pas menacés comme leurs semblables d’Allemagne par une sécession ethno-raciale. Ainsi, la condition des migrants et de leurs descendants en France ou en Allemagne ne dépend pas uniquement des politiques et des systèmes juridiques visant spécifiquement l’immigration. L’expérience des jeunes d’origine turque s’inscrit très largement dans les conditions faites aux jeunes des milieux populaires en France et en Allemagne et elle permet de renseigner ces dernières de manière précise et éclairante. Ce sont des mécanismes scolaires généraux, des conditions d’accès à l’emploi, des manières d’habiter les villes et les quartiers qui expliquent le mieux les parcours et les destins des jeunes issus des immigrations turques. Ce qui encourage des politiques publiques croisées. À l’heure où l’immigration apparaît comme une menace en Europe, cette recherche nous permet autant de nous comprendre, nous les citoyens majoritaires d’une société, que de comprendre les migrants et leur supposée altérité. 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Contrairement à la France, il existe des passerelles entre ces trois filières éducatives. 3 Les Gesamtschulen sont une sorte de ‚collège unique‘ accueillant, après l’école élémentaire, plusieurs filières et offrent donc une plus grande mixité sociale et scolaire. Mais du fait de cette mixité, elles n’ont pas toujours reçu un accueil favorable, ce qui a eu pour effet de faire des Gymnasien au sein des Gesamtschulen des filières moins valorisées que celles liées aux Gymnasien indépendants ou internationaux, plus présents dans les centres des villes.