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2018
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Identité nationale, identités plurielles: le modèle français à l’épreuve du communautarisme

2018
Alain J. Lemaître
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9 Dossier Alain J. Lemaître Identité nationale, identités plurielles: le modèle français à l’épreuve du communautarisme Dans un pays comme la France, où l’idée nationale est déjà très ancienne, la construction européenne d’une part, la mondialisation d’autre part ont amené la population, dans un contexte de crise internationale, à s’interroger sur son identité. En effet, les prises de décision au niveau de l’Union européenne influencent de plus en plus les politiques nationales et obligent les législateurs à prendre en compte les directives de l’Union pour adopter des lois et des règlements communs. Leurs adversaires politiques, ainsi qu’une part importante de la population, lui opposent la souveraineté nationale, considérée comme étant menacée. Dans le même temps, les développements d’une économie mondiale non maîtrisable et la formidable poussée d’un monde virtuel grâce à la généralisation du numérique contribuent à brouiller des repères traditionnels et des réseaux d’intégration sociale anciens: l’usine qui était un lieu d’intégration disparaît, plus qu’en Allemagne, de l’horizon français. Enfin, l’ouverture des frontières dans un espace politique beaucoup plus large que celui qui était l’espace de la nation depuis des siècles suscite de puissants mouvements de population et des échanges économiques soutenus non seulement avec les pays limitrophes mais aussi avec des États périphériques en guerre ou en déliquescence, ou incapables de développer des cadres économiques stables: outre une diversification des échanges, elle provoque une accélération des brassages culturels qui pose souvent en termes conflictuels la question de l’intégration des nouveaux arrivants sur le sol européen. Par leur rapidité sinon par leur brutalité, ces mutations, ces bouleversements engendrent des phénomènes anxiogènes, tant au niveau individuel que collectif. Au niveau des personnes, ces angoisses peuvent générer une perte de confiance, provoquer des conduites de désespoir ou, dans certaines classes d’âge, des conduites à risques. Au niveau d’un pays, d’une société et de communautés, ces peurs peuvent se traduire par une poussée du nationalisme, le racisme ou la xénophobie, en somme par un rejet de l’Autre, par un rejet de l’étranger, qu’il soit minoritaire ou majoritaire. Dans ce contexte, si le problème de la relation entre les cultures, en France et en Europe, est posé en termes de repli identitaire ou de communautarisme, il ne peut déboucher sur aucune perspective positive de développement social et culturel. En revanche, si l’on profite de cette mutation que connaît la France et l’Union européenne pour analyser les origines de cette crise de confiance, alors les solutions peuvent s’ouvrir sur un monde plus dynamique, porté vers l’innovation et la création, la vitalité des échanges culturels et donc vers un monde plus fraternel. Notre réflexion voudrait s’inscrire dans le sillon ouvert par Alain Touraine dans son ouvrage intitulé Pourrons-nous vivre ensemble? Égaux et différents, c’est-à-dire dans une société appelée, inexorablement, à devenir de plus en plus métissée et de 10 Dossier plus en plus diverse, au plan ethnique, culturel sinon confessionnel (cf. Touraine 1997). Né dans les années 1980, ce débat sur le nationalisme et le repli identitaire a connu quelques moment majeurs, scandant des constantes que l’on peut observer sur la longue durée et aussi des événements qui jouent un rôle de révélateur ou d’accélérateur. Parmi les tendances sociologiques et politiques de longue durée, on doit souligner la poussée notable du Front national devenu récemment Rassemblement national, présent au second tour de l’élection présidentielle de 1992, puis de 2017, qui traduit, par un vote significatif d’adhésion, des problèmes économiques, sociaux et culturels aigus, principalement relatifs au chômage, à l’immigration et au mode de représentation politique, et oppose face à la perte des repères une identité immuable. Mais, certaines inflexions sont liées directement aux événements qui ont frappé physiquement des individus et l’opinion publique: on les perçoit, d’abord, en novembre 2009, quand le gouvernement français exprime la volonté d’entamer un débat avec les citoyens sur le thème de l’identité nationale, moment où il engage - dangereusement - la discussion sur l’association de l’identité nationale et de l’immigration; 1 ensuite, elles connaissent de nouveaux développements dans le cadre des attentats qui ont marqué la France en janvier et en novembre 2015. On a repris alors les thèses de Samuel Huntington sur „Le choc des civilisations“, 2 évoqué „une guerre culturelle“, 3 „un choc culturel et religieux“, „un malaise identitaire“. 4 On a vu au même moment se développer des questionnements binaires assez redoutables du type: „vous êtes pour la liberté d’expression ou pour les terroristes“, ou encore „vous êtes pour l’égalité des sexes ou vous êtes pour le voile“. Ces jugements, enfin, se conjuguent avec des injonctions qui alimentent nationalisme et communautarisme comme celle-là: „Les Français musulmans doivent dire clairement qu’ils n’ont rien à voir avec ces barbares de l’État Islamique“. 5 Autrement dit, les débats sont nombreux, polémiques, menés en termes médiatiques de la part des femmes et des hommes politiques alors qu’ils méritent une analyse distanciée. Parallèlement, le débat sur la laïcité, qui traverse l’ensemble de la société française, le corps politique de la nation, les services publics - et en particulier l’école - ainsi que les entreprises privées, présente trois caractéristiques essentielles: il est vécu de manière passionnelle; il est compris en termes de combat; il dépasse largement les clivages familiaux et générationnels, politiques et religieux de la société. Il convient donc de s’interroger sur la nature et les limites d’un modèle français républicain qui se veut assimilationniste et qui est en crise, sachant que ces questions se posent avec acuité à d’autres pays européens porteurs de modèles différents, multi-culturalistes, comme aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. Comment définir en quelques mots cette différence fondamentale? Quand le modèle culturel anglo-saxon fonde l’intégration sur la reconnaissance des appartenances communautaires, le modèle républicain français dissocie les sphères publiques et privées, pour fonder et construire l’identité nationale sur des principes universels. Et alors que le modèle anglo-saxon s’accommode des particularismes ethniques ou reli- 11 Dossier gieux, le modèle républicain conçoit traditionnellement l’intégration comme une assimilation devant à terme faire disparaître de la vie publique les caractères spécifiques de langue, de culture, et de religion des groupes minoritaires. On analysera d’abord les fondements historiques du modèle français, avant de s’arrêter sur les limites et les échecs de l’intégration, pour envisager enfin le devenir du modèle républicain et ses alternatives. I - Les fondements historiques du modèle français Lorsque l’on évoque des concepts comme l’identité, la nation et l’identité nationale, il convient d’abord de clarifier les termes du débat pour éviter des malentendus, en raison de leur forte charge affective et en raison des valeurs et des passions qu’ils recouvrent. Il faut éviter les querelles de mots car ces concepts - identité, nation - ne sont pas seulement des instruments pour mener des analyses scientifiques ou des discussions politiques, pour prendre des décisions et des engagements, mais sont l’objet même de ces réflexions ou de ces débats politiques. 1 - L’identification à la nation Avant de réfléchir à l’identité d’un pays comme la France, il faut souligner le caractère multiforme d’une notion - l’identité - qui s’exprime non seulement à l’échelle de l’individu, d’un groupe ou d’une communauté, mais aussi de la société. L’identité, c’est ce qui est identique (unité), mais aussi ce qui est distinct (unicité). C’est le fait pour un individu, un groupe ou une nation de n’être défini et reconnu en tant que tel, sans confusion aucune, grâce à des éléments qui l’individualisent. Il faut souligner ensuite que l’identité n’a pas un caractère immuable, qu’elle n’est pas une substance définie et figée. Elle est au contraire le résultat des interactions entre les personnes, les groupes sociaux et leurs idéologies ou leurs représentations. Elle n’est donc pas immobile: elle est au contraire le produit d’une histoire, elle se construit par conséquent en permanence, elle ne cesse de s’actualiser. Enfin, l’identité est une relation et non pas une qualification individuelle: la question de l’identité française n’est pas de savoir ce qu’est la France, mais ce qu’on imagine qu’elle est, ce qu’elle est également par rapport à ses composantes sociales ou aux autres pays. Autrement dit, la notion d’identité est liée à celle d’altérité. La sociologue Dominique Schnapper 6 souligne avec raison que la France fait partie des pays européens où les citoyens entretiennent une relation identitaire puissante avec la nation. C’est aussi le cas de l’Angleterre depuis le XIII e siècle ou du Portugal. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays européens: par exemple, en Italie, la construction nationale est beaucoup plus récente qu’en France et l’identification aux régions est restée extrêmement forte. En Allemagne, l’idée allemande de la nation a été forgée lors des guerres de libération contre les visées de l’empereur Napoléon. 7 Ce n’était pas alors l’État qui était le dénominateur commun des Allemands mais une culture, une littérature, une histoire qui connurent leur apogée dans le classicisme. Ferment de cette liberté, l’idée de nation prenait place dans une 12 Dossier conception émancipatrice où l’unité nationale devait être le ciment d’une lutte contre les privilèges et les particularismes d’un régime princier, exprimée dans la devise „Unité, droit et liberté“ (Einigkeit, Recht und Freiheit). Peut-être serait-il plus juste de parler d’une ‚identification à la nation‘ que d’une identité nationale, car elle change dans l’histoire et porte des sentiments et des volontés différentes selon les époques. Dans ce processus d’identification, Dominique Schnapper souligne d’ailleurs l’importance de la spécificité de ce qu’on appelle la socialisation dans chaque nation: l’école et le système scolaire français ont une originalité, une spécificité différente de l’école allemande et participent étroitement à la construction de cette identité. Dès 1908, Meinecke opposait le fondement de la construction de l’identité nationale de part et d’autre du Rhin en parlant rive gauche d’une „nation d’État“ et rive droite d’une „nation de culture“ (cf. Meineke 1962). Pour excessivement schématique que soit cette interprétation, elle a le mérite de souligner des différences fondamentales dans la construction de l’identification à la nation. D’un côté, en Allemagne, la langue et la littérature auraient constitué des caractères propres d’une „nation de culture“, circonscrivant l’espace de la future nation politique, et donc à l’origine d’une conscience nationale. D’ailleurs, lorsque Ernst Moritz Arndt s’interroge en 1813 sur ce qu’est la patrie allemande, il laisse entendre dans son célèbre poème: là où l’on parle l’allemand! 8 D’un autre côté, la France de la monarchie, la France prérévolutionnaire, au contraire, n’avait aucune unité linguistique sur laquelle aurait pu se forger une identité nationale. Ce fut seulement en 1794 que l’abbé Grégoire imposa l’unification linguistique du pays, pour sauver la Révolution, imposer l’esprit de la République et soutenir la participation des citoyens à l’élaboration de la loi et plus généralement à la vie politique. Il s’ensuivit d’ailleurs dans la nouvelle République une répression des dialectes et des patois (cf. de Certeau et al. 2002). Malgré l’importance de la langue et de la culture dans la construction de l’unité nationale, l’Allemagne privilégie le droit du sang, alors que la France enracine sur un support territorial sa communauté nationale autour du droit du sol. Confortant son identité, la France a un État et des institutions dont les traditions centralisatrices sont pluriséculaires et remontent à la fin du Moyen Âge. Dès le XIII e siècle, dans ses Grandes chroniques de France, rédigées à la demande de Saint- Louis, Primat de Saint-Denis exalte cette représentation, commune dans la France du Nord: „Et quoique cette nation, écrit-il, soit fière et cruelle contre ses ennemies, selon ce que le nom signifie, elle est miséricordienne envers ses sujets et ceux qu’elle soumet […]. Aussi ne fut-elle pas sans raison dame renommée sur les autres nations“. 9 Six siècles plus tard, cette personnification trouve son héraut en la personne de Jules Michelet: „L’Angleterre est un empire; l’Allemagne est un pays, une race, la France est une personne. La personnalité, l’unité, c’est par là que l’être se place dans l’échelle des êtres“ (Michelet 2008: 137). Cette identification à la nation est le produit d’une histoire vécue par un groupe, le produit d’une histoire collective. Si les identités nationales sont fortes en Europe, c’est aussi parce que la guerre a marqué pendant des siècles l’histoire de ce continent. Sur cent années au XVII e siècle, il y a eu 93 années de guerre en Europe; de 13 Dossier 1870 à 1945, trois guerres désastreuses se sont succédées. L’Europe a été le berceau de deux guerres mondiales avant de créer des institutions d’unité et de paix. Chaque conflit a donc constitué un moment privilégié pour la définition des identifications à la nation car chaque pays a dû, à ce moment-là, se définir par rapport à l’autre, et parce que pour faire la paix, il faut être au moins deux, et poser chacun fortement son identité. C’est aussi dans la confrontation avec l’autre que des citoyens d’un pays peuvent prendre conscience de ce qui va de soi. Les institutions nationales - l’école, l’université, les institutions politiques - sont de puissants vecteurs de la socialisation. L’histoire commune se fabrique dans l’action, dans les faits et dans la pensée. Elle est l’aventure commune vécue par les mêmes hommes, elle est aussi le récit perpétuellement renouvelé de cette aventure, en fonction des valeurs d’une société en un moment donné, des intérêts stratégiques d’un État, ou d’un contexte qui dépasse amplement le cadre du territoire. En même temps que cette identité est portée par des institutions, elle l’est aussi par des symboles: en France, un hymne national, la Marseillaise, fait explicitement référence à la Révolution française - donc à ses principes, à ses valeurs - tandis que son drapeau est celui de la République, etc.… En France, comme en Angleterre, comme en Allemagne, c’est aussi lors des manifestations sportives internationales - la Coupe du monde de football par exemple - que se manifeste de façon la plus éclatante cette identification à la nation. Il se peut que l’identification à la nation débouche sur ce qu’on appelle le nationalisme. Le nationalisme peut désigner deux phénomènes: ou il désigne la revendication de minorités ethniques à être reconnues comme des nations, autrement dit à se doter d’une organisation politique calquée sur leur communauté qu’elles posent comme historique ou culturelle; ou bien il désigne une volonté dominatrice de nations existantes aux dépens d’autres États, une volonté qui consisterait à proclamer sa supériorité sur d’autres et sur le monde. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi ces thématiques sont fortement mobilisatrices. A la fin du XIX e siècle, dans une conférence donnée à la Sorbonne et devenue célèbre, Ernest Renan définissait ainsi ce qu’était une nation: „Une nation, disait-il, a une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un legs de souvenirs; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis“ (Renan 1882: 50). Cette définition est d’autant plus mobilisatrice qu’elle prétend répondre à la question posée par la définition même des membres de la communauté nationale en personnalisant la France. Sur de nombreux points, cette définition que donne Renan est importante car elle montre que l’identification à la nation est vécue, par chaque individu, comme spontanée, comme naturelle et que chacun intériorise des valeurs portées par les institutions. C’est ainsi que se crée, malgré les différences d’origine sociale, la diversité des pratiques religieuses ou les inégalités qui peuvent opposer les Français, un sen- 14 Dossier timent d’appartenance à une communauté nationale. Et la langue, unique ou privilégiée - le français - qui est autant un instrument de la vie collective d’un pays qu’une source d’émotions, nourrit ce sentiment d’appartenance. Elle est l’un des liens entre l’individu et l’État. Ce n’est pas un hasard si la Révolution française, pour pouvoir porter partout les valeurs de la République, a imposé immédiatement au peuple l’usage du français. La notion d’identité nationale est d’autant plus mobilisatrice qu’elle est mise en avant en un moment où la société connaît une période de trouble, où les individus qui la composent se sentent menacés, où la société se trouve dans une situation anomique, comme le soulignait Émile Durkheim (2007a, 2007b), puis Jean Duvignaud (1973). Le modèle que la France propose en Europe proscrit les distinctions trop évidentes ou provocatrices, et tend à gommer les différences entre les individus ou les groupes dans la nation. L’identification à la nation, en France, ne se traduit donc pas par le multiculturalisme comme en Angleterre ou aux États-Unis. 10 Elle est plurielle - et non multiculturelle, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons. La France reste attachée à des formes de cohésion sociale qui se fondent sur un principe théorique: le respect de pratiques communes qui passe avant les particularismes, qu’ils soient religieux ou ethniques. Le terme même de ‚nation‘ (qui vient du latin ‚nascor‘: ‚naître‘) renvoie à la naissance à une grande famille, donc à une communauté qui accepte peu les différences. La nation, c’est d’abord la communauté où l’on est né, ou parfois que l’on a adoptée. 2 - Le modèle français La France propose à sa communauté de citoyens un modèle, le terme étant ici employé au sens d’idéal: le modèle républicain qui s’oppose en théorie au repli communautaire. Qu’est-ce qu’il faut comprendre par modèle républicain? Cela signifie que tous les individus qui évoluent sur ce territoire sont considérés comme des citoyens qui jouissent des mêmes droits, sans jamais se référer à leur appartenance culturelle, ethnique ou religieuse d’origine. Autrement dit, dans un pays comme la France, qui se réclame de ce modèle, les différentes cultures, c’est-à-dire les différentes traditions nationales, ne sont pas mises sur le même pied d’égalité: la culture dite française est privilégiée au détriment des cultures régionales - alsacienne, bretonne ou corse par exemple - ou liées à une immigration exogène - portugaise, espagnole, italienne, par exemple, dans un premier temps, puis maghrébine ou africaine, etc. dans une seconde phase de l’histoire de la France. Ce principe se traduit par le fait que c’est l’État qui prend en charge l’enseignement de la langue française, dans le cadre d’une éducation qui est nationale. Il présente un avantage pratique: à savoir que tous les membres de la société française sont appelés vers une même culture, qui les rapproche et les unit. C’est donc cette unité, à laquelle se réfère l’identité nationale française qui assure en théorie l’égalité des droits de chaque citoyen. 15 Dossier Or ce principe unitaire pose problème dans les réalités sociologiques françaises contemporaines car il favorise la majorité au détriment des minorités. Mais deux principes complémentaires peuvent venir en France atténuer ce rapport dominateur: - un principe de laïcité: dans le domaine des croyances, dans le domaine religieux, par exemple, l’État exige, au nom de la loi de 1905, que la religion soit restreinte à la sphère privée: l’État proclame sa neutralité face à des religions qui, relevant du sentiment privé, de chaque individu, de la famille, n’ont pas à se manifester, pour l’État, dans la vie publique (cf. Baubérot 2013); - un principe de tolérance, ce qui veut dire que si l’on n’encourage pas la pluralité des manières de vivre en France, on ne devrait pas exercer de discrimination envers ceux qui se distinguent par leur mode de vie ou leurs croyances… On se réfère ici au troisième terme de la devise de la république: Fraternité. La France préfère donc l’idée de nation où l’on se rassemble sur des bases communes, dans un cadre commun, au modèle multiculturel anglo-saxon qui prévaut notamment en Angleterre ou aux États-Unis d’Amérique. Très tôt dans son histoire, la France s’est heurtée à la relation nation/ pluralité, qui semble contradictoire. Comme relier l’idée de promouvoir une base commune à des citoyens avec le respect des différences? Cette équation est en effet conflictuelle et le reste aujourd’hui plus que jamais. Car si une société se dispense d’un discours identitaire - l’identité nationale ne se décrétant pas, ni ne se déclinant pas - elle a besoin d’intégration sociale qui doit être puissante et consensuelle. Or la France a favorisé le thème de l’universalité de la nation française: une universalité fondée sur un accord de raison, sur un ensemble de valeurs sur lesquelles tous les hommes pourraient se reconnaître, au-delà de leurs différences et que résume à elle seule la devise de la république: liberté, égalité, fraternité… Alors que les pays qui mettent en avant le multiculturalisme prennent acte des différences pour les consacrer d’un point de vue social et en faire un principe de coexistence, une nation comme la France cherche au contraire, du moins en théorie, à uniformiser, à égaliser, dans un cadre commun. Elle se concentre en fait plus sur les ressemblances que sur les différences qu’elle assume avec difficultés et qu’elle nivelle jusqu’à les annihiler. Elle exalte des principes qui sont censés rassembler et ce faisant elle a des difficultés à comprendre et à accepter les particularismes. Et plus encore, elle va même jusqu’à les combattre. La place occupée par la langue dans des discours de citoyens sur l’identité le montre très bien. S’il est un domaine où l’on voit bien historiquement le lien entre la constitution de la nation et celui du français comme langue nationale, ce sont bien les textes visant à imposer le français comme langue standard généralisée. La monarchie n’a promulgué en tout et pour tout qu’une loi relative à la langue: l’ordonnance de Villers-Cotterêts 11 imposant le français comme langue officielle du droit et de l’administration, à la place du latin et des autres langues du territoire. Les rois de France ont continué de s’accommoder sans difficulté de la diversité des langues de leurs peuples. Toutefois, avec la fondation de l’Académie française en 1634, dans une Europe saignée par la guerre de Trente ans, le français du roi et de la noblesse 16 Dossier a été considéré officiellement comme „le bon usage“ et défini comme „la façon de parler par la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps“: il est devenu une norme d’usage pour les sujets du royaume (cf. Merlin-Kajman 2011). Mais c’est bien la Révolution française qui franchit en 1794 un seuil dans la politique d’assimilation et de l’identité nationale avec le rapport de l’abbé Grégoire présenté à la Convention nationale Sur la nécessité et mes moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française: Mais au moins on peut uniformiser le langage d’une grande Nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue et de la liberté… Je crois avoir établi que l’unité d’idiome est une partie intégrante de la Révolution […]. La Nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles et rien ne ralentira le cours d’une révolution qui doit améliorer le sort de l’espèce humaine. 12 Legs de l’histoire, cette culture républicaine, portée comme telle par les institutions de la France contemporaine, se confond avec une identité nationale et devient une figure normative pour imposer des valeurs exemplaires, capables de façonner et de conforter les règles d’organisation et de fonctionnement d’une société idéale, ‚la République‘, qui fondent la modernité. Dès lors, tout autre culture, qu’elle soit linguistique ou religieuse, devient antinomique et irréconciliable sur le territoire national. À travers l’exemple de la langue, on voit bien que le rejet par la ‚Grande Nation‘ de ses particularismes n’est pas liée à une religion mais à tout manifeste culturel sortant des principes de ‚la République‘. 13 II - Les limites et les échecs de l’intégration Or le modèle français de l’intégration est entré en crise progressivement au cours des trente dernières années. 1 - Les mutations économiques et sociales De 1945 à 1973, la France, comme la plupart des pays de l’Europe développée, a connu une croissance économique forte, portée par la croissance de la production industrielle de l’ordre de 5,1 % par an. Malgré de faibles récessions, cette croissance était générale, homogène et régulière. Elle s’est accompagnée logiquement du plein emploi puisque le taux de chômage s’établit à 1,8 % dans cette période et que les conditions de vie et les salaires se sont sensiblement améliorés. Désignée comme les ‚Trente Glorieuses‘ cette période prend fin dans les années 1970 avec les chocs pétroliers de 1973 et 1979 (cf. Fourastié 1979), et la crise économique et financière de 2008. Elle va frapper les immigrés non qualifiés. 17 Dossier Malgré la guerre froide entre les deux grands blocs de l’Europe, les grands messianismes ou les grandes utopies politiques et sociales, comme le marxisme, ont fini par reculer avant de céder le terrain qu’ils occupaient dans l’opinion publique et la vie politique ou syndicale de la France. L’effondrement du parti communiste français qui recueillait 28,6 % des voix en novembre 1946 et n’en compte plus que 3,37 % à l’élection présidentielle de 2002 traduit parfaitement ce phénomène. Le recul massif du taux de syndicalisation en France va dans le même sens. La société de consommation, qui naît avec la croissance économique, l’amélioration des conditions de vie et le plein emploi, participe malgré elle de la destruction des réseaux sociaux d’intégration traditionnels. Les derniers cadres de la société organique, comme le modèle familial bourgeois par exemple, se fissurent de plus en plus, laissant un espace à la libéralisation des mœurs, à la monoparentalité ou à des formes contemporaines de vie commune, comme le Pacs 14 ou le mariage homosexuel. Dans le même temps, les acteurs de l’intégration sociale et culturelle perdent de leur influence: outre les syndicats, on pense à l’école, au service militaire, qui disparaît au profit d’une armée de métier, ou encore aux Églises. Enfin, l’identité nationale perd son sens et sa vigueur avec la construction de l’Union européenne, sans pour autant que l’Europe lui substitue une identité qui lui soit propre. 2 - Le changement de nature de l’immigration La décision de 1974 prise par le gouvernement français de „fermer les frontières“, l’officialisation du regroupement familial et la disparition des grandes entreprises dans le secteur de la métallurgie et de la mine, par exemple, vont entraîner un changement de nature de l’immigration qui devient de plus en plus familiale. 15 Assez rapidement en France, le quartier se substitue à l’usine comme espace de structuration sociale. Dans le même temps, cette immigration devient de plus en plus extra-européenne (maghrébine, africaine, turque, asiatique, etc.) et gagne, malgré les progrès réels de son intégration, une plus grande visibilité dans l’espace publique. En troisième lieu, une grande part d’entre elle est de moins en moins maîtrisable à mesure que se creuse le fossé Nord-Sud, que la guerre recouvre le Proche-Orient et que la misère des pays en guerre jette sur les routes et les mers les perdants de cette évolution. Cette situation va contraindre l’État à des opérations périodiques d’exclusion et de régularisation d’étrangers en situation irrégulière. Enfin, cette population se concentre surtout dans certaines zones géographiques, en cours d’appauvrissement, des banlieues, provoquant chez les habitants les plus anciens un sentiment de dépossession du monde. 3 - L’avènement du communautarisme C’est dans ce contexte socio-économique particulier que va germer et s’épanouir le communautarisme qui bat en brèche le modèle français d’intégration. Il renvoie à 18 Dossier trois éléments analytiquement distincts. En premier lieu, c’est un nouveau fait social, inconnu dans le domaine de l’immigration dans la France des années 1960-1975. C’est ensuite l’expression d’une nouvelle normativité politique qui caractérise les mouvements sociaux des années 80, pour lesquels la différence culturelle, ethnique ou religieuse ou de genre, par opposition à l’universalisme de la philosophie des Lumières, devient une valeur sociale et politique positive. Enfin, il caractérise des politiques sociales visant à une meilleure intégration des immigrés et des minorités ethniques et culturelles grâce à des institutions, à des droits nouveaux culturels et collectifs et à des politiques dites de ‚discrimination positive‘. Il consacre des droits minoritaires. On peut parler de fait social nouveau dans la mesure où les sociétés d’Europe de l’ouest sont devenues de plus en plus diverses sur le plan culturel et que la culture commune a de plus en plus de difficultés à les accueillir et donc à les intégrer. Or cette diversité suscite des réactions passionnelles, souvent hostiles et parfois violentes: partout des cultures dominantes, souvent imaginées, se voient menacées ou défiées par des cultures étrangères aux traditions culturelles et politiques des démocraties européennes. 4 - L’émergence du droit à la différence Dans la même période, de nouveaux mouvements sociaux ont contribué au réveil des minorités qui ne sont pas qu’ethniques, en leur proposant un modèle de luttes et de revendications politiques basées sur le droit à la différence et non plus sur la ressemblance, la citoyenneté ou l’appartenance de classe. En France comme en Europe, le féminisme, né d’une critique des mouvements politiques traditionnels qui insistaient sur l’identité citoyenne, a sans doute joué un rôle important dans cette prise de conscience. Si les femmes ne sont pas une minorité, elles ont été traitées comme une minorité, privée de droits égaux, de reconnaissance, exploitée longtemps sans protection légale suffisante. Dans cette phase, les mouvements féministes ont rejeté le modèle universaliste pour affirmer le droit des minorités à l’égalité avant de revendiquer le droit à la différence. C’est ainsi que la question de la différence et de l’identité, qu’elle soit ethnique, culturelle ou de genre, a fait une entrée fracassante dans le débat politique des vingt dernières années. L’appartenance culturelle, qui avait été longtemps une valeur négative, est devenue une valeur positive à partir des années 1970, à la suite du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Au ‚Black is beautyful‘, dont les Black Panthers américains avaient fait un slogan, succède en France l’exaltation des origines culturelles: beur, arabe, musulmane, corse… Pour ceux qui se reconnaissent dans ce mouvement s’impose l’idée que l’intégration sociale passe par l’acceptation des différences et non par un traitement ‚républicain‘ des individus et des groupes qui nivelle des cultures. 19 Dossier III - Le modèle républicain et les alternatives 1 - La critique de l’assimilation Il est commun de penser que les religions acceptent de changer au contact de sociétés réputées démocratiques et, en devenant plus ‚libérales‘, puissent à leur tour participer pleinement au processus politique… Mais cette réflexion nous amène à formuler un certain nombre de critiques sur la méthode d’approche et sur le fond. En effet, cette posture idéologique revient à poser exclusivement l’intégration d’une partie (minorités) au tout (société globale, nation, etc.). Il faudrait donc se demander d’abord quel est cet ensemble politique plus vaste auquel on fait allusion - la nation, la France. Quel est cet ensemble intégrateur? Comment s’est-il construit et continue-t-il de se construire? Quels sont ses caractères? Il faudrait donc que la société française et ses instances politiques acceptent de défendre leurs principes sur la base d’un dialogue critique et non plus selon une position réputée immuable. À elles de comprendre les phénomènes religieux et culturels dans un cadre social général au lieu de se cantonner dans une hostilité de principe au nom de ‚valeurs républicaines‘ ou ‚universalistes‘. Dans le même temps, la perception des forces qui composent la société doit cesser d’enfermer des individus et des groupes dans une sphère identitaire, en l’occurrence ‚religieuse‘. Parler de communauté musulmane, en France comme en Allemagne - comme d’ailleurs parler de communauté juive (cf. Finkielkraut 1981) - relève tout simplement de l’imposture! Il n’y a pas une communauté musulmane, mais des musulmans, et ces musulmans relèvent de plusieurs identités - nationales, culturelles, entre autres - tout en appartenant à des groupes économiques et sociaux différenciés, évoluent dans des communautés organiques dans leur propre vie quotidienne (famille et quartier) et sont confrontés à la normativité sociale et politique de la France. Il nous semble que l’un des problèmes majeurs du communautarisme réside dans la représentation que l’on a de l’autre, de la part de la société dominante qui enferme des individus dans un carcan identitaire imaginaire, 16 de la part des communautés proprement dites qui se réfèrent, par exemple, à des modèles non moins imaginaires. 17 2 - Liberté de conscience et liberté de choix Si l’on adhère aux thèses libérales, la liberté religieuse n’est comprise qu’en termes individualistes. Or la liberté de conscience et la liberté de choix sont deux sphères différentes. La liberté de conscience se réfère à des droits et, donc, à des obligations, à la soumission à des pratiques collectives et au respect des traditions dans lesquelles un individu ou un groupe se reconnaît: c’est la liberté d’exercer librement sa religion. Or pour la plupart des croyants, quelle que soit leur religion, la liberté de conscience réside dans la liberté sans entraves d’observer leurs devoirs, qu’on les ait librement choisi ou que l’on se soumette à une tradition immémoriale. 20 Dossier 3 - La laïcité Le concept de laïcité qui est une spécificité politique française et qui s’est imposé au début du XX e siècle, peut-il continuer d’alimenter le modèle français pour résoudre les problèmes posés par la résurgence des religions et du refuge identitaire? La réponse sera négative si l’on persiste à en faire un symbole de l’identité nationale et à exclure les religions du débat politique. Elle sera affirmative si l’on considère que la laïcité ne vise qu’à réguler le rôle de la religion dans l’espace public et non à la privatiser entièrement, afin de ne pas porter atteinte aux convictions des groupes sociaux concernés et à respecter l’égalité entre les conceptions du bien des individus. 18 De surcroît, la séparation de l’Eglise et de l’État dans le cadre de la loi de 1905 s’accommode d’exceptions nombreuses. Elles sont liées à un héritage historique puisque cette loi de 1905 ne s’applique pas à l’Alsace et à la Moselle (qui étaient à cette époque sous domination allemande). La plus remarquable de ces exceptions concerne le financement public des écoles catholiques et protestantes, à certaines conditions, conformément à la loi Debré de 1959. 19 Enfin, d’un point de vue symbolique, on remarquera aussi dans cet État laïc que le président de la République, lors de son décès, se voit célébrer en… la cathédrale Notre-Dame de Paris! Autrement dit, on peut comprendre que les minorités religieuses en France et les militants de la laïcité puissent protester contre les limites de l’idéal républicain et la reconnaissance des églises établies dans l’espace public, au détriment de leur propre calendrier, ou de leurs lieux de culte. 4 - Les termes du débat démocratique Sans nul doute, la pensée libérale inspirée par Jürgen Habermas, d’une part, et son éthique de la communication et par John Rawls, d’autre part, et son libéralisme politique peuvent conduire à considérer comme alternative aux modèles actuels (assimilation à la française ou multiculturalisme anglo-saxon) le pluralisme de la sphère publique comme conversation et délibération entre les religions. Les minorités, quelles qu’elles soient, ne peuvent plus être enfermées dans le sens exclusif d’une voie assimilatrice, mais elles doivent être respectées dans le processus d’intégration. Cela suppose que l’État n’impose plus sa neutralité de manière autoritaire, mais que le débat démocratique prenne en compte la justification de la neutralité, venue d’une société ‚post-sécularisée‘. C’est une conception pluraliste qui permettrait à la fois de se défaire d’une laïcité militante et agressive, d’intégrer le point de vue de groupes religieux, et de reconnaître l’apport des religions à un modèle normatif partagé. Ce processus d’intégration respecterait les minorités et leur donnerait une reconnaissance dans la sphère publique, un statut et une dignité qui leur manquaient, puisqu’il intègrerait leur point de vue et, grâce au processus de délibération, serait susceptible de les faire évoluer. 21 Dossier Le point capital de ce changement réside dans le fait que la neutralité de l’État ne pourrait plus être imposée en termes autoritaires. Elle ne serait pas non plus le résultat d’une indifférence aux minorités, mais elle exigerait une procédure de justification publique - fragile puisqu’elle requiert l’engagement de tous les citoyens - pour être légitime. La justification de la neutralité serait alors placée au dessus du débat démocratique. La culture commune, au lieu d’être imposée par l’État, serait le résultat d’une société ‚post-sécularisée‘ (cf. Audard 2009b: 608-664). Cela suppose de renoncer à considérer que les valeurs propres aux démocraties européennes se fondent sur des valeurs morales issues d’une (hypothétique) civilisation judéo-chrétienne. Si les peuples de l’occident de l’Europe ont bien un héritage religieux commun, le consensus politique démocratique de nos États doit autant aux Grecs, à la philosophie des Lumières et à Emmanuel Kant, qu’à Moïse et à Jésus de Nazareth. Si l’on admet cette écriture et cette compréhension de l’histoire, on évitera de se focaliser sur une doctrine unique pour réguler la sphère publique. C’est une vision pluraliste qui pourrait reconnaître la présence et la diversité des croyances religieuses et rejeter autant la voie chrétienne d’une culture de sédimentation commune que celle antireligieuse de la laïcité militante. On reconnaîtrait ainsi l’apport des religions à un modèle normatif commun. On pourrait être tenté de réduire ce consensus politique à un simple compromis, une sorte de modus vivendi qui juxtaposerait simplement des différences culturelles et normatives. Ce ne serait qu’adopter la solution du multiculturalisme… Or cette voie, privilégiée par le communautarisme, mène tout droit au radicalisme religieux - de quelque religion que ce soit - car il permet aux groupes de se désengager de toute obligation civique et de tout engagement moral vis-à-vis de l’État. Là où le compromis fige en fait une situation, le consensus exige de reconnaître les valeurs de l’autre, et par conséquent de renoncer à la pureté exclusive de la foi. Dès le milieu du XX e siècle, Claude Levi-Strauss caractérisait d’ailleurs ce consensus en affirmant: C’est le fait de la diversité (des cultures) qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même. Il faut donc écouter le blé qui lève, encourager les potentialités secrètes, éveiller toutes les vocations à vivre ensemble que l’histoire tient en réserve; il faut aussi être prêt à envisager, sans surprise, sans répugnance et sans révolte ce que toutes ces nouvelles formes sociales d’expression ne pourront manquer d’offrir d’inusité. La tolérance n’est pas une position contemplative, dispensant les indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C’est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être (Levi-Strauss 1961: 85). Il s’agit donc, écrit Catherine Audard, „d’abord de reconnaître que l’humanité s’incarne dans une diversité irréductible de valeurs et que la raison humaine doit être conçue en conséquence comme raison ‚dialogique‘ au sens de Habermas dans L’Intégration républicaine (Habermas 1998), comme un dialogue public, régulé et filtré entre les divers protagonistes, et non plus monologique“ (Audard 2009a: 108). Alors l’identité nationale n’aurait plus peur des identités plurielles. Elles se fondraient en elle. 22 Dossier Anderson, Benedict, L’Imaginaire national, Paris, La découverte, 1996. Audard, Catherine, „John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité“, in: Raisons politiques, 34, 2, 2009a, 101-125. —, Qu’est ce que le libéralisme? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard (folio essais), 2009b. 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Il traduit la volonté des partis de la droite traditionnelle de reconquérir les suffrages allant au Front national en proposant aux électeurs une partie de ses propres thématiques en matière sociale et culturelle notamment. 2 Cf. Huntington 1997. La formule est reprise par Nicolas Sarkozy le 8 janvier 2009, puis par Manuel Valls, Premier ministre. 3 Frédéric Saint-Clair, dans Le Figaro, 4 octobre 2017. Il a été chargé de mission auprès du Premier ministre, Dominique de Villepin. 4 Cf. à ce sujet l’entretien de Bertrand Badie, professeur de sciences politiques, sur „Le discours identitaire“, dans Le Monde, 23 décembre 2019. 5 Déclaration sur RMC, citée par Libération, 19 novembre 2015. 6 Cf. Schnapper 2003. Dominique Schnapper a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. 7 Ernst Wolfgang Böckenförde, „Wer ist das Volk? “, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 11 avril 1995. 8 Ernst Moritz Arndt, Was ist des Deutschen Vaterland? , 1813, strophe 6: „So nenne mir das Land! / So weit die deutsche Zunge klingt / Und Gott im Himmel Lieder singt: / Das soll es sein! Das soll es sein! “ 9 Cité par Jacques Revel, „Le fardeau de la mémoire“, in: Etienne François (ed.), Lieux de mémoire. Erinnerungsorte. D’un modèle français à un projet allemand, Berlin, Travaux du centre Marc Bloch, 1996, 59-60. 10 Sur le multiculturalisme, cf. Kymlicka/ Mesure 2000, Kymlicka 2001. 11 Elle est promulguée le 15 août 1539. Sur le sens de cette ordonnance cf. l’étude remarquable de Gilles Boulard (1999). 12 Le texte intégral est en ligne sur le site officiel de l’Assemblée nationale: http: / / www2. assemblee-nationale.fr/ decouvrir-l-assemblee/ histoire/ grands-moments-d-eloquence/ labbe-gregoire-4-juin-1794 (dernière consultation: 26 février 2019). 13 ‚La République‘ et la laïcité, dans ses différentes versions (neutralité laïque, laïcité de combat ou anticléricalisme militant) prennent d’abord pour cible historiquement le christianisme (Révolution française, puis loi de 1905) avant de se concentrer au XXI e siècle sur une critique de l’Islam. 14 Le pacte civique de solidarité (PACS) est un contrat conclu entre deux personnes pour organiser leur vie commune, dans le cadre d’une loi promulguée le 15 novembre 1999, réformée en 2006 et 2007. 15 Cf. l’excellent article de Sylvain Laurent (2008). 24 Dossier 16 Cet enfermement est un lieu commun. Il est porté par une littérature raciste, xénophobe et fascistoïde dont l’ouvrage de Michel Houellebecq Soumission (Paris, Flammarion, 2015) est un illustre exemple. Pour comprendre notre appréciation, on proposera au lecteur de substituer, de manière fictive dans leur lecture, aux termes islam et musulmans employé par Houellebecq les termes judaïsme et juifs… On rejoint donc Christine Angot lorsqu’elle écrit que Soumission est „un roman qui salit celui qui le lit“ (Christine Angot, „C’est pas le moment de chroniquer Houellebecq“, in: Le Monde, 14 janvier 2015). On remarque aussi que le seul media privilégié par l’auteur en 2018 est le magazine Valeurs actuelles connu pour ses positions de droite extrême… 17 Pour une critique de l’imaginaire des minorités religieuses, cf. Chabbi 2016. 18 On se réfère ici à l’article fondamental de Catherine Audard (2009a). 19 Fondamentale, cette loi instaure un système de contrats entre l’État et les écoles privées qui le souhaitent. L’État accorde une aide financière à ces établissements, mais leurs programmes doivent être conformes à ceux des établissements publics. Le catéchisme n’est donc plus qu’une option. Les enseignants titulaires sont recrutés conformément à un concours national et jouissent des mêmes salaires que dans l’enseignement public. En revanche, leurs retraites dépendent du régime général et de caisses complémentaires. La loi a été abrogée en 2000 et intégrée au Code de l’éducation.