eJournals lendemains 43/172

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43172

La France en crise

2018
Alain J. Lemaître
ldm431720006
6 Dossier Alain J. Lemaître (ed.) La France en crise Avant-propos En réalisant en 1830 La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix témoignait de la ferveur romantique qui traduisait dans la peinture les évènements révolutionnaires que traversait la France et dont il était le contemporain. Loin d’être lui-même révolutionnaire, et ayant vécu, de ses propres aveux, les émeutes de juillet 1830 comme un „simple promeneur“, 1 il exaltait autant le patriotisme réinventé que la violence des émeutiers. Paris et les tours de Notre-Dame en arrière-plan lui offrent le cadre de cette exaltation, au moment où une foule armée franchit une barricade. Au premier plan, les corps enchevêtrés tombent sur cet obstacle et finissent par se confondre en lui. De cet amoncellement de corps et d’armes, qui révèle la violence de l’émeute, émerge une figure du peuple, coiffée d’un bonnet phrygien qui laisse tomber sa chevelure, figure allégorique de la Liberté. Poitrine découverte, elle brandit un drapeau tricolore dans l’axe médian de la toile. Eric Hobsbawm affirme avec raison: Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, 1830 (Musée du Louvre, Paris) 7 Dossier La nouveauté de la Liberté de Delacroix est donc dans cette identification de l’image de la femme nue avec une vraie femme du peuple, émancipée et jouant un rôle actif, dirigeant même, dans le mouvement des hommes […]. Cette femme n’est pas là pour inspirer ni pour représenter: elle agit […]. Elle incarne toute la force concentrée du peuple invincible (Hobsbawm 1978: 5). Ce personnage qui emprunte tant à la statuaire antique, par sa nudité, qu’aux représentations contemporaines de la femme du peuple, mère nourricière, par sa musculature et sa peau halée, est devenu un symbole dans la France contemporaine. Depuis son exposition au salon de Paris de 1831, le tableau de Delacroix est en effet l’une des peintures les plus exploitées en France dans les affiches et les tracts politiques, 2 les manuels scolaires, 3 la photographie et le cinéma, 4 la philatélie 5 et même la publicité. 6 Il est devenu très tôt un élément constitutif d’une mythologie nationale qui associe la patrie, la violence et la liberté, sentiments et valeurs mobilisés dans chaque crise que traverse la France. La notion de crise nous paraît être un outil analytique précieux en ce sens qu’elle ne suppose aucune prédétermination de la direction du changement. À son origine dans la Grèce ancienne, la notion de crise (κρίσις / krísis, de κρίνειν / krínein=examiner, décider) signifie d’abord ‚interprétation‘ (du songe ou du vol des oiseaux, compris comme des présages) ou ‚choix‘ (des victimes sacrificielles). 7 On utilise aussi ce vocable dans le domaine juridique de l’époque pour désigner une décision (sans preuve) ou un jugement. Dans la tragédie grecque, le terme désigne un événement, soudain, qui interrompt le temps long et se réfère autant au passé qu’au futur. Et dans la médecine hippocratique, on utilise krísis pour souligner et décrire la transformation soudaine et brutale de l’état d’un malade. Les hommes de l’âge classique et de l’époque des Lumières transfèrent ce terme dans leurs analyses de la société, saisie en termes de pathologie. 8 Dès lors on comprend le succès de cette notion dès le XIX e siècle, toujours dans une perspective évolutionniste, pour décrire des mutations dans des domaines économiques, sociaux, culturels ou politiques. Hannah Arendt en a fait une figure centrale de sa pensée en s’attachant aux conditions spécifiques de la modernité (Arendt 1972, 1990; cf. Revault d’Allones 2011). De ce bref regard sur les origines du mot et son usage, on peut privilégier d’abord l’idée de rupture, de soudaineté, d’événements non réductibles dans une série causale et porteurs d’inédit et de nouveautés. On peut aussi rejoindre Hannah Arendt quand elle affirme que la crise, en tant qu’expérience de la réalité, nous contraint de „revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs“ (Arendt 1972: 225). La notion de crise est abordée ici dans le cadre français. Elle n’est pas en soi une spécificité française, mais elle permet de mieux apprécier et de préciser les bouleversements qui agitent plus généralement l’Europe et une partie du monde dans les domaines politique, culturel, social et économique. Toute crise joue un rôle au niveau de la motivation face à un état de désagrégation économique, sociale et politique, au niveau de l’invention puisqu’elle permet l’émergence de propositions concurrentes 8 Dossier quand se forgent de nouveaux concepts, de nouvelles idées ou des agrégats intellectuels inédits, et enfin au niveau de l’acceptation, car cet état de crise rend possible l’adoption et la diffusion de nouveaux paradigmes. Son issue reste toujours incertaine… La crise prend en France des caractères particuliers du fait de son histoire et de ses mythes fondateurs, de sa structure politique toujours centralisée, du métissage des cultures qui la composent, des conditions économiques dont elle s’est dotée et d’une culture de la contestation. Ce dossier „La France en crise“ a bénéficié du soutien du Frankreich-Zentrum de l’Albert-Ludwigs-Universität Freiburg et du Centre de recherches NovaTris, centre de compétences transfrontalières de l’université de Haute Alsace, Mulhouse. Arendt, Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard (Idées, 263), 1972. —, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990. Benrekassa, Georges, Le langage des Lumières, Paris, PUF, 1995. Hadjinicolaou, Nicos, „La Liberté guidant le peuple de Delacroix devant son premier public“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 28, juin 1979, 3-26. Hobsbawm, Eric, „Sexe, symboles, vêtements et socialisme“, in: Actes de la recherche en sciences sociales, 23, septembre 1978, 2-18. Revault d’Allones, Myriam, „Hannah Arendt penseur de la crise“, in: Etudes, 9, 415, 2011, 197- 206. Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou De l’éducation, in: id., Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade, 208), 1969, 241-877. Starn, Randolph, „Métamorphoses d’une notion“, in: Communications, 25, 1976, 4-18. 1 „Le simple promeneur comme moi avait la chance d’attraper une balle ni plus ni moins que les héros improvisés qui marchaient à l’ennemi avec des morceaux de fer, emmanchés dans des manches à balai“, Lettre à Charles de Verninac, 17 août 1830, in: Eugène Delacroix, Further Correspondance, 1817-1863, ed. Lee K. Johnson, Oxford, Oxford University Press, 1991, 17. 2 Le tableau inspire les logos de Debout la République et de l’hebdomadaire politique Marianne. En 2009, l’affiche de la Fête de l’Humanité reprend la Liberté noire porteuse d’un drapeau rouge, avec la poitrine cette fois couverte. 3 À partir de 1960 de façon systématique. 4 Dès 1936, John Heartfield l’insère dans son photomontage. 5 Le tableau est gravé en 1999 sur timbre et mis en page par Jean-Paul Véret-Lemarignier. Le visage de la Liberté sera celui de Marianne sur les timbres usuels. 6 L’œuvre est pastichée en 1999 par le collectif La Brigade sur la pochette du maxi Libérez. Sur l’ensemble de ces procédures, cf. Hadjinicolaou 1979. 7 Sur l’histoire du concept, cf. Starn 1976. 8 „Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions“ (Emile ou De l’éducation, Rousseau 1969: 468). Sur le concept de crise en général, cf. Benrekassa 1995.