eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

„Il suffit de casser une branche“

2018
Anaïs Charles
ldm43170-1710335
335 Dossier Anaïs Charles „Il suffit de casser une branche“ Le Jardin des supplices et Dingo Casser une branche, ce peut être anodin ou signer un acte aux lourdes conséquences. Ainsi la proie redoute de marcher sur les branchages par crainte de manifester sa présence, tandis que d’autres créatures les brisent avec violence. Cette violence est celle du bruit sec de la rupture du lien née de l’altération de la forme ou d’une atteinte à l’intégrité du corps de l’arbre. Rompre une branche est un geste ambigu tout aussi commun que théâtral. Dans la Divine Comédie, lorsque Virgile et Dante traversent le bois des suicidés, lieu désolé d’où s’élèvent des pleurs, le poète invite le narrateur à „casser / une branche quelconque de n’importe quel arbre“ (Dante Alighieri 2017: 55). Curieux, Dante obéit à son guide et rompt un rameau de ses doigts. Les mots et le sang qui s’échappent du tronc meurtri dramatisent la violence de son acte, mais le jaillissement du fluide lui permet de comprendre que les plaintes proviennent des arbres. La branche cassée semble une violence nécessaire au dévoilement de la véritable nature du bois des suicidés. Attentif aux formes de la Nature et amateur de jardinage, Octave Mirbeau s’est également emparé du motif de la branche cassée comme indice de la cruauté du cruel ou lieu de la déformation révélatrice. Les nombreux bruissements de feuillages qui agitent Le Jardin des supplices et Dingo invitent à rester attentif aux branches qui craquent (Mirbeau 2003, 2007). Ces deux ouvrages sont très dissemblables, le premier paraît être le moins autobiographique de l’auteur tandis que le second est sa dernière publication, achevée de façon non autographe par Léon Werth. Au-delà de ces dissemblances, ils s’organisent néanmoins tous deux autours d’une expérience scientifico-philosophique qui n’est pas sans rappeler La Dispute de Marivaux (Marivaux 2005). Ces deux romans mettent en présence un ‚Nous‘ narrateur qui représente une certaine catégorie des contemporains de Mirbeau, avec un ‚Autre‘, être étrangement libre - bête ou humain - qui fuit les conventions, n’écoutant que ses appétits même les plus sanglants. Par ailleurs, ils ont également en partage une construction composite qui évoque celle des romans d’initiation. En effet, ils reprennent certains archétypes du genre tels que le voyage, la narration à la première personne ou la focalisation sur la rencontre. Dans Le Jardin des supplices, Clara, littéralement la lumière, pourrait être celle par qui le narrateur apprend à voir tandis que dans Dingo, le canidé exotique dont le nom évoque la folie, pourrait être le vecteur de connaissances insoupçonnées. Le Jardin des supplices: une ogresse dans le Jardin de l’Éden Dans Le Jardin des supplices, alors que des mondains s’interrogent sur la nature intrinsèque du meurtre et de la violence, un homme prend la parole pour raconter 336 Dossier son histoire édifiante. Après une débâcle politique, il gagne en guise de pot-de-vin un pécule lui permettant d’étudier l’embryologie à Ceylan. Auréolé du prestige usurpé de découvertes qu’il n’a pas faites, il s’embarque pour l’Asie. À bord du bateau, il découvre une distraction imprévue dont il compte bien tirer parti: une belle anglaise, rousse, riche, aussi sincère que perverse et nommée Clara. Transi d’amour, il ne maintient pas les apparences d’une vie scientifique et décide de s’abandonner à elle. Après une courte ellipse, une fuite loin de la belle et cruelle jeune femme, il revient vers cet amour impossible qui l’entraine jusqu’au Bagne de Canton où il assiste à des tortures chinoises dans un jardin qui a tout de l’Éden. Mirbeau, qui aime utiliser des procédés de réécriture ou de parodie, confère un double écho à ce curieux jardin. Il le place dans le sillage d’œuvres antinomiques: un un roman de Maurice Barrès intitulé Le jardin de Bérénice (dernière partie de la trilogie La Culte du Moi; Barrès 1910) et la célèbre peinture de Jheronimus Bosch connue sous le titre Le Jardin des Délices. 1 La différence de nature manifeste entre ces deux œuvres implique une dissymétrie du régime d’adaptation choisi par l’auteur. Le premier est convoqué pour être mis à mal par la satire tandis que le second constitue un horizon évocateur. L’écrivain nationaliste Barrès est un des plus farouches opposants de Mirbeau lors de l’Affaire Dreyfus. Leur antipathie mutuelle est perceptible à la façon dont Mirbeau parodie Le Jardin de Bérénice dans le frontispice de son livre. L’ouvrage de Barrès porte en lui suffisamment d’éléments honnis par Mirbeau pour en motiver le pastiche, il tâche de le ridiculiser sans pour autant lui accorder trop d’importance. Ainsi il témoigne de son désintérêt pour l’objet de sa satire en ne reprenant que quelques éléments de récits qu’il a pu relever dans des résumés de lecture. Il est possible que Mirbeau n’ait pas pris la peine de lire Le Jardin de Bérénice, mais en optant à quelques années d’intervalle pour un titre aussi proche de celui choisi par Maurice Barrès, il force la collision entre les deux livres afin d’altérer durablement un texte et un auteur qu’il souhaite corrompre. Au contraire, Le Jardin des Délices de Jheronimus Bosch ne subit pas pareille confrontation. Ce tableau, popularisé au XIX e siècle (Huysmans 1988), peut être perçu comme une source iconographique qui a concouru à la conception du Jardin des supplices. En effet, le panneau central de cette œuvre dépeint l’humanité ‚comme au temps de Noé‘, pécheresse et heureuse dans un vaste jardin fertile qui n’est pas celui de l’Éden mais qui lui ressemble beaucoup. C’est un ensemble pictural mystérieux, dont le message a suscité des interprétations contradictoires. Il doit sa fortune critique non à son sens mais à la richesse de ses détails dont les formes étranges vont s’imprimer durablement dans l’imaginaire collectif. Son évocation permet à Mirbeau de s’appuyer sur une culture partagée par les amateurs d’art, créant ainsi des effets d’ekphrasis discrets. De plus, le spectre du triptyque teinte Le jardin des supplices de perspectives eschatologiques. Elle le place sous l’emprise d’une lutte confuse entre le Paradis et l’Enfer, une thématique qui est alors le matériau privilégié de nombreux récits et productions plastiques. Ainsi, dans Le Jardin des supplices, Mirbeau semble abolir la frontière entre le céleste et le sous-terrain. Les 337 Dossier lignes d’opposition entre le bien et le mal, le réel et l’idéal se dissipent, fluctuent et offrent au lecteur une parodie de révélation du jardin d’Éden. Ce simulacre de révélation suit le récit du narrateur composé de deux parties: l’une centrée sur le voyage de l’Europe à l’Asie et l’autre sur la visite des jardins du bagne de Canton. Dans la première partie, le narrateur, qui jusqu’à présent était resté sourd à la Nature, semble s’éveiller à la vision au contact de Clara. Avant que ne commence sa romance, il était victime d’une cécité totale. Il jouissait, dit-il „des beautés de la nature“ à la façon d’un „républicain modéré“ qui ne voit autour de lui qu’une succession de formes semblables et monotones (Mirbeau 2003: 88). Mais gagnant l’amour de la passagère tant convoitée, se sachant aimé d’elle pour sa nature viciée, il s’ouvre au monde extérieur. Cette révélation du paysage pourrait être un élément fondateur du récit initiatique mais elle se trouve ici grossi à outrance. Lorsque le narrateur décrit le visible, sa perception demeure pauvre, pétrie d’un imaginaire commun. La peinture du paysage mental qui est usuellement un élément substantiel du roman est parodiée, réduite à la carte postale d’un coucher de soleil sur la mer. Les descriptions qui devraient rendre consistants les personnages et leur réalité ne font qu’en souligner la fausseté. Le paysage, portion de nature transformée en représentation consubstantielle à nos attendus culturels et à notre expérience, se fige en image d’Épinal. Ainsi la représentation du paysage se mue en une révélation décevante. La seconde partie du récit poursuit cette entreprise de rabaissement de la révélation. En effet, l’enceinte du bagne franchie, le narrateur gagne le jardin et ses beautés, mais ne parvient pas „à [en] rendre avec des mots la douceur infinie inexprimablement édénique“ (ibid.: 157). Resté étranger jusqu’à présent aux beautés transcendées qu’évoquaient les yeux révulsés et les extases de Clara, il connaît la grâce. Cependant cette ‚grâce‘ ne lui vient pas d’une réalité descriptible, mais de son esprit d’idéalisation. Tout son récit est sous la tutelle conceptuelle d’une analogie formelle, d’une symbiose esthétique entre le Jardin d’Éden et le jardin des supplices. Il évite de regarder Clara ou de l’écouter pour ne pas se détourner de son mirage. Le rapport du narrateur au monde extérieur demeure strictement visuel. Une évolution est perceptible dans sa réception du paysage, mais cette mutation n’est pas la marque d’une initiation. Au contraire, il s’agit d’une mystification: quand le narrateur croit avoir appris de l’expérience il n’a fait que consolider ou construire son idéal comme en témoigne sa description des jardins du bagne de Canton. Ce lieu incroyable est présenté de façon inattendue. Alors que dans ses autres écrits, Mirbeau est très attentif au rapport charnel, ici la matérialité est mise au second plan. Les scènes d’amour supposément époustouflantes sont évoquées en quelques lignes, c’est à peine si les personnages se touchent. Clara est parfois décrite dans ses gestes, relevant sa robe ou tenant une fourchette, le narrateur, quant à lui, ne semble effectuer aucun mouvement. Il voyage, mais ne porte pas de valise, son vêtement n’est pas décrit. Sa fatigue à la marche et sa sensibilité à la chaleur mises à part, il n’est jamais d’autre indication de sa vie organique. Or n’importe quel lecteur de Mirbeau sait la propension de l’auteur à s’attarder sur une démangeaison 338 Dossier ou un appétit quelconque. L’absence de vie corporelle des personnages réduit leur épaisseur et la description nominaliste des essences du jardin en rend les beautés froides et impalpables. Jamais le narrateur ne prend la moindre feuille entre ses doigts, jamais aucun parfum ne gagne ses narines. Il décrit ce qu’il voit au fur et à mesure de sa marche, sans jamais proposer de vision d’ensemble. La visite au jardin est circonscrite dans le récit et le jardin en lui-même apparaît comme un lieu clos, une parenthèse géographique hors du monde commun. Ce jardin est paradoxal, issu du labeur des jardiniers, il a nécessité un travail contre-nature - l’apport de terres fertiles qui n’étaient pas présentes sur place - pourtant il semble avoir acquis son autonomie ou regagné un état de nature en adéquation avec son milieu. L’apport de chair humaine pour amender la terre serait à l’origine d’un nouvel écosystème. Ce ‚Paradis‘ est fondé sur la violence, mais il permet, comme le souligne Clara, de faire vivre homme et nature harmonieusement en rendant cette dernière „complice de leurs raffinements de cruauté“ (ibid.: 159). En jardinier, Mirbeau dépeint souvent les misères faites aux plantes depuis les „contacts“ c’est-à-dire les jets d’urine, qui nuisent à leur croissance, jusqu’aux comportements plus volontairement destructeurs ou rabaissants. Dans Dingo notamment, le Maire du village utilise sa canne pour „[d]écapiter […] quelques petites fleurs de géranium sauvage qui ont bien de la peine à pousser sur les berges de la route“ (Mirbeau 2007: 78). Au jardin des supplices, au contraire, la violence humaine semble épargner la végétation, les hommes en entretiennent la luxuriance par le meurtre de leurs semblables. Le narrateur du Jardin des supplices s’attache à gommer les origines cruelles de la croissance végétale. Il s’extasie devant les beautés botaniques, mais en livre une description peu sensible comme en témoigne le vocabulaire chromatique restreint et la prolifération de jargons méconnus telle que l’énumération d’espèces florales par leur nom scientifique. Le vocabulaire et le récit convergent vers une déréalisation, une acceptation de l’idéal et du factice. Au début de son voyage, le narrateur raillait l’aspect synthétique des cocotiers. Dans le jardin son regard a tellement changé qu’il en vient à admirer des arbres qu’une géométrie parfaite semble soustraire au règne végétal. Ces arbres n’ont plus ni racine, ni tronc, ni branche, ni feuille, mais abondent de fleurs dont le jaillissement s’origine mystérieusement (Mirbeau 2003: 158, 163). Parallèlement aux égarements sensibles du narrateur, Clara, pourtant si sensuelle, est impassible devant ces beautés florales. Ce n’est que guidée par la concupiscence qu’elle s’arrête que devant un Thalictre, plante aux formes évoquant des sexes dont le pollen dégage une forte odeur de stupre. Elle la cueille - comme il est facile de casser une branche - et la porte à sa bouche pour la manger. Cette absorption est symboliquement insoutenable, car il s’agit d’une plante anthropomorphe nourrie du sang des bagnards eux-mêmes alimenté de viandes corrompues ou de charognes. Cet acte rend manifeste l’anthropophagie du végétal et vient bousculer l’ordre établi par la chaine alimentaire. Ce détail est d’autant plus choquant que la connaissance des stratégies de survie et d’alimentation des végétaux était sous le joug de plusieurs théories en cette fin de XIX e siècle. Parmi elles, celle de l’astrologue Camille Flammarion marque un écart conceptuel avec la proposition de 339 Dossier Mirbeau. Dans le récit interstellaire d’Uranie, il avance notamment l’idée que „la respiration suffit aux arbres pour leur nourriture complète“ et semble déplorer ces disgracieux besoins de sustentation (Flammarion 1891). Bien qu’allant à rebours de l’idéalisme, le fait que Clara casse une branche et s’en nourrisse n’a, dans ce jardin, aucune conséquence. Cela renvoie symboliquement à ce fruit défendu cueilli par Ève dans le Jardin d’Éden, mais Clara n’est pas Ève, elle peut vaguement évoquer Lilith cependant, même après avoir mangé la fleur, elle n’est pas chassée du jardin. La fleur mi-phallique mi-vaginale ne se confond pas avec le fruit du péché, elle peut évoquer le panneau central du Jardin des Délices de Bosch. Dans cette œuvre, hommes et bêtes semblent mus par d’attrayants fruits rouges dont la forme est porteuse d’évocations sexuelles. Ils les saisissent, les mangent, les pénètrent, les chevauchent où s’en revêtent, ignorant le Déluge qui les guette. Clara ressemble à ces pécheurs insouciants. Elle incarne un anti-idéalisme charnel, elle casse les branches sans se soucier des conséquences, comme l’humanité pécheresse d’avant le Déluge. Le narrateur est comme en dehors du jardin, il n’a fait que renforcer son idéalisme. Volontairement aveugle aux violences omniprésentes, il réduit le jardin à une pure vision. Il est dans l’incapacité totale de casser la moindre branche par crainte peut-être de dissiper l’illusion du Paradis Terrestre. Dingo: qui casse une branche, rompt une vie Dingo (1913) est le récit de l’irruption d’un dingo d’Australie dans le quotidien d’un auteur venu s’installer dans le village rural de Ponteil-en-Barcis. Fasciné par l’animal ensauvagé, il nous conte ses aventures. Conjecturant sur ses pensées profondes, il reconnaît en lui un ineffable amour de la liberté mais il tente de lui inculquer en vain les valeurs de la République. Maître attentif aux faits et gestes de l’animal, il le défend alors que les griefs des habitants du village ne cessent de poursuivre ce prédateur. Devant la vindicte de plus en plus agressive, il décide de partir vivre à Paris où Dingo perd peu à peu ses instincts les plus vivaces. L’accident de son épouse mène la famille dans la campagne de Veneux-Nadon. L’animal renoue ponctuellement avec son habitus carnassier, mais resté trop longtemps inerte aux pieds de sa maîtresse, il décède d’une jaunisse, laissant son maître désolé. Dans Dingo, l’animal semble ouvrir son maître à une tridimensionnalité mouvante et plastique. À la réception du colis contenant le chiot, le narrateur nous confie son dégoût „pour tous les nouveau-nés“, ces êtres qui peuvent être considérés comme non constitués et qu’il analyse comme relevant d’un état „larvaire“ ou „prévital“ (Mirbeau 2007: 13). Pourtant, s’attachant à Dingo, son regard évolue. Il reconnaît que „[l]’enfance de l’animal est un délice, un perpétuel enchantement“. Là où il ne percevait qu’une non-forme indigne de considération, il devine une „fleur d’esquisse“ forte du „prestige tout neuf d’une chose qui commence“ (ibid.: 36sq.). La lettre de son ami Sir Herpett au sujet de ce Dingo dont il lui a fait présent aurait dû l’alerter en révélant les déterminismes de cet animal prédateur. Pourtant, il les ignore et cherche à contenir Dingo, à faire de lui un gentleman. Il fait fi des signes avant-coureurs. Lorsque 340 Dossier Dingo se prend d’amitié pour un vieillard errant, qui quelques heures plus tard violera et tuera la petite fille de celui qui lui a offert l’hospitalité, il croit déceler en son animal une inclinaison louable pour les pauvres gens plutôt qu’un goût pour ceux dont il partage la férocité naturelle et sans calculs. Le vieillard appelé à comparaître pour son crime sous l’opprobre des villageois semble être soutenu par le chien indocile. Il décrit son crime: la fillette venue lui apporter de la soupe refusa son baiser, affolée elle fit tomber la soupe sur lui et se mit à crier. Il l’étrangle. Lors de son procès il demande aux jurés: Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Je l’ai prise par le cou, comme de juste… je l’ai serrée un peu… Pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette vous pensez bien… J’avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire de mal, à cette petite… (Mirbeau 2003: 155). Avec la même facilité que celle nécessaire à rompre une branche, il a brisé d’un même geste le cou et la vie de ce petit être. Dingo lui aussi va casser beaucoup de branches, mordre le cou de centaines de poules, veaux, vaches, chats, et moutons. Alors que le maître de Dingo scrute son chien et semble vouloir à la fois l’éduquer et tirer de lui des enseignements, la chatte Miche, très belle et souple, noue une autre relation avec Dingo. Après plusieurs mésaventures, elle ne s’obstine pas à devenir ce qu’elle n’est pas et n’attend pas en retour de Dingo qu’il se conforme à ses volontés. Ils parviennent à réaliser un apprivoisement mutuel imparfait mais respectant leur altérité. Ils cassent chacun les branches de leur choix au gré de leurs envies et possibilités. Au contraire la relation maître/ chien apparaît comme doublement pathogène, le maître étant incapable de comprendre les enseignements de la nature (préférant feindre de croire par exemple que son chien fait un tableau de chasse). Dingo succombera finalement pour ne pas avoir obéi à sa nature propre: celle d’un être libre. Casser des branches pour fuir la prison d’un pot Dingo succombe en quelques jours à une jaunisse qui plus tôt dans le roman avait attaqué les lauriers-roses ‚hépatiques‘, assoiffés dans leurs caisses à l’entrée du bar tenu par Jaulin. Ce parallélisme pourrait n’être qu’un effet de symétrie esthétique. Pourtant, le pot de fleurs, objet quotidien rendu invisible par son insignifiance, semble être également une des articulations majeures du Jardin des supplices (Margat 2002), devenant peut-être un symbole de la privation de liberté. Pour un animal comme Dingo, la vie domestique est pareille à la prison d’un pot. De même dans le Jardin des supplices, le narrateur et Clara trouvent finalement un point d’entente inespéré. Lors de leur séjour au jardin ils ont rencontré un bourreau au sommet de son art qui, bien que surnommé „patapouf“, se vantait d’avoir inventé le supplice ultime. Pour réaliser cette „recette“, il avait besoin d’un condamné de préférence fort et résistant, de chaines rivées à des colliers de fer, d’un pot de fleurs attaché au condamné par des courroies, d’un gros rat vivant fort affamé, et enfin 341 Dossier d’une „tige de fer, rougie au feu d’une forge…“. Ce bourreau très loquace tient un discours qui ressemble mot pour mot à celui de Clara, mais dont l’esprit est fort différent et laisse cette dernière étonnamment peu bavarde. Semblant d’abord émerveillée par l’art du bourreau, elle finit par concéder que les „instruments compliqués“ de „patapouf“ ne lui permettent pas d’accéder à l’extase. Il se croyait artiste, elle ne voit plus en lui qu’un vil technicien. Ce détail est l’indice de la nature hétérogène de Clara, elle n’est pas pure spontanéité, elle semble investie dans une quête consciente du plaisir. Clara comme Dingo sont des êtres mi-sauvages, mi-apprivoisés. L’une est fille d’un anglais de la vieille Europe et ne doit sa liberté qu’à une absence de contraintes financières, l’autre est un descendant du chien, redevenu sauvage à la faveur d’un milieu propice à son évolution: l’Australie. Ils sont tous deux violents, mais en observateur de la violence ils se font parfois berner. Ils ne parviennent pas toujours à distinguer le geste d’instinct, qui leur semble être celui de l’ordre des choses, du geste pensé, calculé relevant d’une intention de nuire. Ils ne savent pas différencier les différents craquements de branches. Alors que dans La Divine Comédie, „casser une branche“ est un mal nécessaire qui permet de dissiper l’illusion, les branches cassées dans les romans de Mirbeau semblent vaines. La réitération des craquements sonne l’hallali de l’initiation. La réunion du ‚nous‘ et de ‚l’autre‘ n’a pas permis un apprentissage mutuel: Clara n’a pas éclairé le narrateur de ses lumières, Dingo n’a rien enseigné à son maître et aucun des personnages n’accède à la liberté tant convoitée. La pensée de Mirbeau semble prise dans de multiples étaux conceptuels. Sa quête d’un état de Nature héritée de Rousseau se heurte à la Loi du meurtre promue par Sade, tandis que son intérêt pour le Darwinisme fondé sur la ‚loi du plus fort‘ semble vouer aux gémonies ses désirs de voir naître une culture pacifiée où les individus, y compris les plus faibles, pourraient trouver leur place. Ces éléments conceptuels définissent les caractéristiques du milieu où évoluent les personnages de ses romans. Jetés dans l’existence, ces derniers semblent hésiter entre une vie en pot qui les préserverait de la violence au détriment de leur liberté et une vie de plein champ où la lutte pour la survie et l’expression de l’instinct ne leur offriraient qu’une liberté fortuite. Pourtant, en dépit de l’échec systématique de l’initiation, Mirbeau renouvelle l’expérience. Dans un univers prédéterminé, les personnages luttent et multiplient les tentatives pour exister librement. Ainsi dans Le Jardin des supplices, le narrateur, qui avait fui une première fois Clara, choisit délibérément de revenir auprès d’elle et la suit jusqu’au jardin du bagne, comme dans l’attente de son rituel de passage. De même, le maître de Dingo va au-devant de son destin; il ne renvoie pas la caisse portant mention „animal vivant“ malgré ses doutes, il ne se débarrasse pas du chien qui lui vaut le courroux de tous ses voisins et amis. En somme, les narrateurs de ces deux romans ne se laissent pas rebuter par l’écart de nature - aussi infranchissable soit-il - qui les sépare de ‚l’autre‘. Si l’irrésolution, voire l’échec, des expériences proposées par ces ouvrages peut laisser insatisfait, elle peut aussi séduire par son incomplétude ou son rapport mal 342 Dossier défini à l’hétéronomie. Les branches ne cassent pas tout à fait en vain. Leur écho agit comme un déniaisement du lecteur, qui peut-être après quelques pages pourra trouver satisfaction dans ce non apprivoisement renouvelé. Barrès, Maurice, Le culte du moi, t. III: Le Jardin de Bérénice, Paris, Emile-Paul, 1910 [1891]. Dante Alighieri, La Divine comédie: L’Enfer, Paris, Focombe, 2017, en ligne: https: / / books. google.de/ books? id=JZSlBwAAQBAJ&pg=PA11&hl=de&source=gbs_toc_r&cad=3#v=onep age&q&f=false (dernière consultation: 15 août 2018). Flammarion, Camille, Uranie, Paris, Flammarion, 1891. Huysmans, Joris-Karl, Les Grünewald du musée de Colmar: des Primitifs au retable d’Issenheim, Paris, Hermann, 1988. Margat, Claire, „Sade avec Darwin. À propos du roman d'Octave Mirbeau, ‚Le jardin des supplices‘ (1899)“, in: Analyse Freudienne Presse, 2002, 2, 6, 47-64, en ligne: https: / / www. cairn.info/ revue-analyse-freudienne-presse-2002-2-page-47.htm (dernière consultation: 20 novembre 2018). Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain, La Dispute, suivi de L’île des esclaves, Paris, Librio, 2005. Mirbeau, Octave, Le Jardin des supplices, Paris, Du Boucher, 2003. —, Dingo, Paris, Grands caractères, 2007. 1 Jheronimus Bosch, triptyque connu sous le titre Le Jardin des délices, huile sur bois, 220 x 336 cm, vers 1500, musée National du Prado, Madrid. - C’est le titre qui lui est attribué au XIX e siècle; son titre original était probablement „Comme aux jours de Noé“. Cette locution est tirée du latin „Sicut erat in diebus Noe“ et provient de Evangile selon Saint Matthieu.