eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Mirbeau et Nordau: regards croisés

2018
Aurélien Demars
ldm43170-1710325
325 Dossier 1 Notons que le personnage peut être aux prises avec l’administration. Pour autant, cette dernière apparaît comme une entité abstraite, préfigurant celle, absurde, des récits kafkaïens, comme dans „Le Mur“ (L’Écho de Paris, 20 février 1894). Le conflit se place alors directement et délibérément sur le plan de la superstructure. 2 Dans La Bête humaine, Zola définit cette ‚fêlure héréditaire‘ dont est accablé Jacques Lantier. Elle est l’un des éléments clés de son roman expérimental. Deleuze en glosera le fonctionnement et les effets dans son essai, Logique du sens (Paris, Éditons de minuit, 1969). 3 Je remercie Anaïs Charles de m’avoir indiqué la parution de l’ouvrage Sans limite. Photographies de montagne (Éditions Noir sur Blanc/ Musée de l’Élysée, 2017), qui fournit une synthèse éclairante de ce thème, notamment pour l’époque qui nous intéresse. 326 Dossier Aurélien Demars Mirbeau et Nordau: regards croisés 1 Croiser les œuvres de Mirbeau et de Nordau, c’est se condamner à un double écart. D’une part, il s’agit moins de se pencher sur la Belle Époque que sur son envers, „la maladie de l’époque“, comme le diagnostique Nordau (Nordau 2010: 598), autrement dit le mal de l’esprit fin de siècle. On est bien à la croisée des âges: „Toutes les traditions sont traversées d’une déchirure, et demain ne semble pas vouloir se rattacher à aujourd’hui; ce qui existe chancelle et s’écroule, et on le laisse s’affaler parce qu’on en est las et que l’on ne croit pas sa conservation digne d’un effort“ (ibid.: 35). D’autre part, c’est aussi faire se croiser ce qui fuit. En effet, Mirbeau et Nordau ne se fréquentent pas, il n’existe pas de correspondance entre eux et tout les oppose dans leur œuvre respective. Publiciste et médecin, Nordau doit sa notoriété à ce dépistage de la Dégénérescence de son temps, tandis que Mirbeau pourfend le scientisme des médecins. Dès lors que la biographie comme l’œuvre mettent à distance Nordau et Mirbeau, comment croiser ce qui s’écarte irrémédiablement? Pourtant, entre Nordau et Mirbeau, un certain croisement existe en un double sens. D’abord, il y a comme un duel entre Nordau et Mirbeau: ils croisent des idées à propos du rapport entre artiste et folie comme d’autres croisent le fer. Ensuite et surtout, il y a bien croisement sur un plan livresque, car on trouve quelques allusions à Mirbeau dans l’œuvre de Nordau et inversement. Ces brèves références mutuelles ne laissent d’intriguer, en ce que Nordau critique vertement Mirbeau (ibid.: 279sq.), or, contre toute attente, Mirbeau semble des plus avenants vis-à-vis de Nordau (Mirbeau 2006a: 305). Nous tâcherons de restituer cet entrecroisement à partir du concept de dégénérescence, avant de mettre en regard Nordau avec Mirbeau. La dégénérescence selon Nordau et sa critique mirbellienne Deux contextes, conceptuel et méthodologique, permettent d’appréhender la dégénérescence avancée par Nordau, correspondant de presse germanophone depuis 1880 à Paris, où il a achevé un doctorat en médecine sous l’égide de Charcot. En premier lieu, le concept de dégénérescence prend sens dans l’opposition entre fixisme et transformisme. Comme le rappelle Nordau (Nordau 2010: 47), Morel est le premier à définir une dégénérescence humaine, en tant que „déviation maladive d’un type primitif “, d’un „type normal“ (Morel 1857: 5), transmissible à la descendance. À l’encontre du transformisme de Lamarck (auquel fera suite la théorie de l’évolution de Darwin), Morel est un partisan de la thèse fixiste et estime qu’un type normal a été créé et n’évolue point en lui-même, qu’une espèce est immuable bien que ses individus varient, transmettent des caractères acquis sous l’action de la dégénérescence de façon héréditaire et meurent, ce qui n’entame en rien le fixisme du type normal au niveau de l’espèce. Le concept de dégénérescence résout une double énigme: comment comprendre la démence précoce, qui survient avant tout 327 Dossier accident ou influence du milieu? C’est la dégénérescence atavique qui en est la source. D’autre part, où localiser la lésion de cette maladie? La dégénérescence, congénitale ou acquise, parce qu’elle se transmet à la génération, occasionne non pas seulement ni forcément des lésions physiques, mais surtout des lésions intellectuelles et morales, l’on pourrait même ajouter (quoique le terme soit absent) métaphysiques au sens de Schopenhauer, dans la mesure où la dégénérescence frappe des individus à l’échelle de l’espèce. La dégénérescence est, en somme, la maladie de la nature humaine, sa pathologie affecte la „vitalité“ d’un peuple, les progrès de son humanité (Morel 1857: 492). Avec ce concept, deux aspects d’une même réalité pathologique sont fondus ensemble: les conséquences extérieures (lésions organiques) et intérieures (lésions psychologiques et morales), tant et si bien que toutes les formes psychologiques morbides sont désormais réductibles à la seule dégénérescence, elle unifie et désigne la maladie mentale, dans toute la multitude de ses manifestations. Ainsi, sous l’action de Morel, la dégénérescence est une généralisation, une généralité pathologique. Toutefois, c’est bien Nordau qui popularise le terme, la dégénérescence devient alors le symptôme de la maladie fin de siècle, celle de l’homme moderne. Deux différences séparent Nordau de son prédécesseur. D’une part, Nordau a pu tirer des acquis du darwinisme. Selon lui, chaque individu est le fruit d’une évolution générée par l’action de deux forces, la lutte pour la vie et l’hérédité, il va même plus loin que Darwin en affirmant le primat de la première sur la seconde, laquelle est une censure biologique de la libre recherche de nouvelles formes produites par l’autre (Nordau 1897: 13). D’autre part, selon Morel, la dégénérescence non seulement freine le progrès de la nature humaine mais y fait même obstacle, elle nuit à la création de l’homme, en amoindrit l’accroissement (Morel 1857: 6). Or, selon Nordau, la dégénérescence est non pas amenuisement en ellemême, mais propagation, elle essaime dans toute l’espèce humaine. Il y aurait une „fatigue de l’humanité civilisée“ (Nordau 2010: 72) et plus spécialement en France, moralement abattue par la défaite de Sedan, mais aussi par certains zélés promoteurs de la dégénérescence: des intellectuels et artistes, véritables ferments infectieux. Morel veut remédier aux déviations endémiques de l’humanité normale qui se trouve diminuée au niveau de lignées pathologiques; Nordau, quant à lui, craint de voir l’homme normal contaminé et remplacé par le dégénéré, qui se répand comme une „épidémie intellectuelle“ (Nordau 2010: 598, 603). En second lieu, Nordau trouve sa méthode avec Lombroso, à qui est dédié l’ouvrage Dégénérescence (ibid.: 23-25). Le procédé du criminologue italien consiste dans une médicalisation du crime et dans une criminalisation de traits anatomiques. Selon Lombroso, le criminel est un phénomène de régression animale, infantile et sauvage (le criminel est aussi violent que les bêtes, aussi pervers que les enfants, aussi cruels que les sauvages). C’est un „criminel-né“ que trahissent les signes physiques: forme du visage (physiognomonie), grosseur du crâne (craniologie), forme du crâne (phrénologie), etc.; c’est la naissance de l’anthropométrie. De même, Nordau se livre à une pathologisation de l’art. Certes, Lombroso s’était déjà penché sur le génie, cependant Nordau s’en démarque en refusant d’assimiler tout artiste à 328 Dossier un aliéné. Comme Lombroso repère dans la société les criminels-nés anormaux, l’auteur de Dégénérescence veut dépister dans la culture normale les seuls dégénérés, par la discrimination de leurs traits accusateurs: leurs déviances (mysticisme, symbolisme, décadentisme, pseudo-réalisme…) sont rapportées aux signes d’anormalité repérés par Lombroso (prognathisme, asymétrie du visage, argot…). Nordau entend en quelque sorte vacciner la population contre l’infection qu’inoculent des lettres et des arts morbides. En conséquence, par rapport à Lombroso, Nordau change moins de cible qu’il n’isole les germes pathogènes et ne repère leur chaîne de contagion dans la crise de la culture fin de siècle. Lombroso avait médicalisé le génie, comme Charcot avait étudié, dans l’art, la maladie des nerfs des extatiques et des démoniaques (Charcot/ Richer 1887). Mais ni l’un ni l’autre n’avaient encore diagnostiqué la maladie de l’art moderne en tant que mal du siècle. C’est ce à quoi remédie Nordau. La dégénérescence est le diagnostic épidémiologique, le pronostic de l’évolution de la maladie collective et le début d’une thérapeutique qui lutte contre les modes de transmission d’une anormalité mentale contagieuse. Là est le sens nouveau que Nordau insuffle au concept d’Entartung, de dégénérescence. Au carrefour entre le biologique et l’historique, ce terme exprime à la fois la dégradation vitale et la décadence de la civilisation, il désigne le symptôme du mal moderne: c’est une dé-génération, une génération qui tourne mal, une évolution darwinienne à rebours. Malgré tout ce qui l’oppose au scientisme de Lombroso (Michel 2005: 232-246), Mirbeau n’admet-il pas, lui aussi, l’idée d’un criminel-né? En 1889, il affirme que tuer est un „besoin instinctif“ de l’homme au même titre que manger: „‚Meurtre! ‘ [est] immortellement inscrit au fronton de ce vaste abattoir qui s’appelle l’humanité“ (Mirbeau 1990b: 38). Mirbeau explique ainsi que, faute de guerres, les divertissements simulent le meurtre en temps de paix: les tirs à la carabine et à l’arbalète des fêtes foraines cultivent le goût du crime. L’universelle loi du meurtre que forge Mirbeau diffère néanmoins fondamentalement de la conception du criminel dégénéré. Effectivement, pour l’auteur du Jardin des supplices (1899), reprenant ses „Divagations sur le meurtre“ (1896), le meurtre „n’est pas le résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologique de la dégénérescence. C’est un instinct vital qui est en nous… qui est dans tous les êtres organisés et les domine“ (Mirbeau 2001a: 166, 1990c: 44). Ce n’est pas une dégénérescence, une erreur de l’évolution, l’anormalité d’un inadapté, mais le constat des instincts qui sommeillent en tout homme et que vient recouvrir le vernis moral de la civilisation. Il y a non pas dégénérescence mais universels instincts génésiques et meurtriers, pulsions de vie et de mort. En 1901, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, Mirbeau blâme spécifiquement la méthode de Lombroso, dont la fausse étiologie de la vie moderne et l’inflation pathologique médicalisent et criminalisent l’existence au point de définir la pauvreté comme une névrose et de considérer que tout est névrose (Mirbeau 2001b: 210sqq.). Et à la manière de Lombroso, toutes les caractéristiques sont bonnes aux yeux de Nordau pour incriminer les génies d’être malades: égoïsme, impulsivité, émotivité, adynamie, rêverie, idéalisme, inadaptation… ou encore hyperexcitabilité, 329 Dossier idée fixe, mauvaise plaisanterie… (Nordau 2010: 50-53, 95-100). Les analyses esthétiques qui en découlent sont simplificatrices: par exemple, les impressionnistes ne sont que des „trembleurs ou papilloteurs, coloristes rugissants, teinturiers en gris ou en blafard“, des dégénérés souffrant de nystagmus, de saccades oculaires, d’où leurs peintures trémulantes (ibid.: 58). Fi de l’art d’une toile! En guise de critique, Nordau scrute seulement ce qui trahirait les déficiences organiques et morales du peintre. Et rapportée à une normalité et à sa platitude, toute singularité s’avère déviance pathologique. Au-delà de ces conceptions esthétiques réductrices, que vaut la méthode de Lombroso en général? Cette anthropologie criminelle et son anthropométrie ne sont que le délit de faciès faisant loi. Telle est la critique de Mirbeau dans sa pièce Interview (1904), parodie de la symptomatologie criminogène de Lombroso et de Nordau: un journaliste interviewe par erreur l’homonyme d’un tragique fait divers et s’acharne contre les évidences à reconnaître en lui un criminel-né. Toute la farce de Mirbeau illustre le processus de fabrication du coupable idéal. Cette herméneutique arbitraire décrypte tout et n’importe quoi comme autant d’indices de culpabilité sur la seule base de stéréotypes: l’interviewer mesure la taille et le tour de poitrine de l’interviewé, tâte ses joues, relève la forme de ses doigts, note la mâchoire „légèrement prognathe“ avant d’en conclure „plus dangereux encore que je le croyais…“ (Mirbeau 1999: 648). Il est aussi fait mention du tatouage de l’interviewé, signe patent de criminalité pour Lombroso (Lombroso 1887: 257-289), qui y voit une coutume sauvage (et parce qu’il ne va pas sans douleurs, le tatouage révèlerait l’insensibilité des tatoués, donc leur manque d’empathie et de moralité). Cet inventaire dresse le portraitrobot du parfait criminel: forme de visage, caractéristiques corporelles, argot, goût pour la boisson, etc. Mais que pouvait-on trouver d’autre chez l’interviewé qui est un modeste marchand de vin? Là est l’illusion de l’anthropométrie, qui image et imagine le coupable à partir de critères jugés anormaux du point de vue du seul examinateur, mais qui sont seulement propres à une classe populaire, sans rien posséder de distinctif. Au reste, le journaliste prend des photographies de l’interviewé, d’abord, semble-t-il, de face, puis de profil, enfin même de dos qui „est aussi un visage“ (Mirbeau 1999: 648) - pastiche d’un bertillonnage poussé jusqu’à l’absurde et dont le procédé invente de toutes pièces une identité criminelle en vue d’une délation d’autant plus efficace qu’elle se veut scientifique et publique. Présumé coupable, stigmatisé par cet interrogatoire diffamant, sommé d’avouer, l’interviewé apparaît comme la victime expiatrice d’une normativité pseudo-scientifique et méthodiquement intolérante. Et Mirbeau de fustiger la presse érigée en tribunal populaire qui se réduit à une fausse „conscience universelle“, qui „dénonce… juge et condamne...“ (ibid.: 650sq.). La sémiologie pathologique de Nordau et de Lombroso n’est donc qu’un art médical de la criminalisation, conjuguant technique de stigmatisation et système de préjugés. 330 Dossier L’entrecroisement de Mirbeau et de Nordau Comment comprendre l’engouement que suscitent les artistes dégénérés? Comment est-il possible qu’un „pasticheur débile d’esprit“ (Nordau 2010: 279), par exemple Maeterlinck, devienne populaire? C’est là que Nordau cite et attaque Mirbeau. Le médecin accuse ce dernier, quoique bon romancier, d’avoir hypnotisé et hystérisé les lecteurs en présentant Maeterlinck comme „un poète de l’‚avenir‘“: la critique à la mode se livra à „une véritable lutte d’émulation à qui surpasserait l’autre dans la déification de Maeterlinck, avec ce résultat que, depuis la suggestion de Mirbeau, il y a eu dix éditions de sa Princesse Maleine et que ses Aveugles et son Intruse ont été représentées en différents endroits“ (ibid.: 279sq.). Insidieusement dénoncé comme manipulateur, Mirbeau serait un sectateur de la dégénérescence contre laquelle lutte Nordau. En effet, le compte rendu laudatif qu’avait commis Mirbeau (Mirbeau 2006b: 309-315) „suffit pour faire, du jour au lendemain, une célébrité d’un obscur avocat gantois. Il provoqua une ruée dans les librairies“, comme le précisent Pierre Michel et Jean-François Nivet (ibid.: 315, n. 13). Aux yeux de Nordau, Mirbeau aurait corrompu la littérature en lui assignant comme modèle d’„admirable, et pur et éternel chef-d’œuvre“ un roman qui va au-delà de toutes limites: „Jamais, dans aucun ouvrage tragique, le tragique n’atteignit cette hauteur vertigineuse de l’épouvante et de la pitié“ (ibid.: 311). Pis, Mirbeau se gausse de la critique conservatrice et conformiste qui jugerait décadente cette œuvre pour mieux la frapper d’abjection. Aux yeux de Nordau, tout se passe comme si Mirbeau avouait sa perversion volontaire du bon goût en ennoblissant l’ignoble. Une seconde allusion à Mirbeau apparaît dans Vus du dehors de Nordau, qui tient Les Mauvais Bergers pour une „littérature de passe-temps subalterne“ (Nordau 1903: 273). Sans remettre en cause le „puissant talent“ de Mirbeau, Nordau lui reproche une écriture hybride („pas encore de la sociologie, plus que de l’art“), des atours „bizarres“ (ibid.: 273, 274) - caractéristiques des dégénérés. Il condamne son absence de „philosophie certaine“, l’insuffisance de ses observations… et surtout le „ton artificiel“ (ibid.: 274, 276), qui enlève tout réalisme aux plaintes des personnages. Nordau regrette le subjectivisme mirbellien, qui n’évoque que des cas isolés de prolétaires et fait dépendre leur infortune uniquement d’un seul capitaliste. Or, „la destinée des prolétaires est une tragédie de masses que l’on ne saurait fixer qu’avec la statistique, l’histoire, la sociologie, c’est-à-dire avec les formes auxquelles on peut donner pour contenu la réalité tout entière et la plénitude écrasante des phénomènes“ (ibid.: 281). Nordau assimile cette pièce à un drame qui prend son imagination subjective pour la réalité, une littérature illusoire et impuissante à analyser le réel et ses phénomènes collectifs. À l’inverse de Nordau et de sa conception d’une pauvreté déviante et inhérente au système économique, Mirbeau dénonce la naturalisation de la pauvreté puis en caricaturera la médicalisation à travers le docteur Triceps: 331 Dossier Tandis que vous prétendiez que la pauvreté était le résultat d’un état social défectueux et injuste, moi, j’affirmais qu’elle n’était pas autre chose qu’une déchéance physiologique individuelle… Tandis que vous prétendiez que la question sociale ne pourrait être résolue que par la politique, l’économie politique, la littérature militante, moi je criais bien haut qu’elle ne pouvait l’être que par la thérapeutique… (Mirbeau 2001b: 210). D’ailleurs, poursuivant son propos, Triceps assimile les génies, en particulier Zola, à des dégénérés: on peut y entendre une critique générale à l’adresse de Dégénérescence de Nordau. Nonobstant ces antagonismes, il y a bel et bien une présence positive de Nordau chez Mirbeau. Il le cite dans „La Grève des électeurs“, quand il apostrophe le lecteur: „si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles“ (Mirbeau 1990d: 113). Mirbeau fait allusion à la traduction française parue deux ans plus tôt des Mensonges conventionnels de notre civilisation, qui tient le monde civilisé pour „une immense salle de malades“ (Nordau 1888: 1). Dans le chapitre intitulé „Le Mensonge politique“ (ibid.: 142-187), Nordau dénonce le poids de l’État sur les individus, sans lui apporter la justice dont il est le garant. Les crimes sont impunis, les iniquités continuelles. Indirectement et inconsciemment, tout le leurre de Lombroso se trahit paradoxalement dans ce constat: s’il suffit de juger les caractéristiques physiques, la physionomie ou la physiognomonie pour confondre le criminel, pourquoi le crime pullule-t-il partout, y compris au sommet de la société et de l’État? L’hypocrisie règne et, pour ainsi dire, l’habit, pas plus que la tête, ne fait le moine. Une autre allusion à Nordau se trouve dans „Amour! Amour! “ de Mirbeau: Des œuvres comme Germinal, où Zola nous montre le terrible et étrange fantôme de la question sociale, sont rares. Elles sont rares aussi celles qui, comme l’Anna Karénine de Tolstoï et Le Mal du siècle de Nordau, remuent les idées profondes et projettent de puissantes lumières sur l’avenir de l’humanité. Et l’on a bien vite fait de revenir aux alcôves adultères, où l’amour bêle sa complainte éternelle (Mirbeau 2006a: 305). Ce texte précède justement l’article qu’il consacre à Maeterlinck et que vilipende Nordau. Mirbeau valorise Le Mal du siècle (1889) à l’encontre de la vacuité et des fadaises doucereuses du roman sentimental. Le protagoniste, Wilhelm, jeune docteur en physique, en proie à des vicissitudes amoureuses, remet en cause la sociabilité mondaine et s’alarme de l’épidémie morale de l’hypocrisie devenue instinct de survie en société. La thèse de Dégénérescence est déjà là: le protagoniste, à la raison froide et au cœur pur, est happé par une femme-sphinge hystérique et est dévoyé par la vie moderne parisienne. La maladie du siècle, c’est l’ennui, que viennent tromper la passion et les vices. Wilhelm ne s’appartient plus, son mal individuel repose sur son aboulie. Le thème de la sphinge est prégnant chez Mirbeau. Cependant, l’idée de mal du siècle est plus saillante encore. Rappelons-nous „Le Mal moderne“ où le passant vat-en-guerre affirme: „Il est malade le siècle, il est très malade; il n’y a que le sang, le 332 Dossier bain de sang, qui puisse le régénérer… […] le mal du siècle, c’est l’ennui! “. Et le premier passant de rétorquer: Non, voyez-vous, le mal - il n’est pas moderne, et il a toujours existé, plus ou moins intense, plus ou moins désolant, plus ou moins douloureux - c’est [l’]éternel conflit qui met aux prises la jeunesse qui marche, et les vieux, comme vous, qui se sont arrêtés sur la route, et qui, protégés par les juges, par les gendarmes, par toutes les forces sociales, gouvernementales, et religieuses, crient au progrès, à la justice, à la pitié, à l’amour, à l’avenir: „On ne passe pas! “ (Mirbeau 1891) Dès sa chronique „Le Siècle de Charcot“ (1885), Mirbeau renversait le diagnostic d’un mal du siècle: il n’y a pas tant une maladie du siècle qu’un siècle de la maladie. Le prétendu mal du siècle est un mal humain plutôt que temporel. Le siècle est d’abord le siècle non d’un mal, mais d’une médecine, celle de Charcot. Mirbeau ironise sur la tyrannie de la mode qui sévit non seulement en matière de coquetterie, mais aussi en termes de pathologie: „ce siècle sera le siècle des maladies nerveuses“ (Mirbeau 1995: 121). Il faut mesurer le renversement du jugement de Nordau qui tenait Mirbeau pour un zélé fabricateur de la mode esthétique dégénérée, alors que Mirbeau raille précisément cette mode de la morbidité pathologique. En outre, Mirbeau montre que les hommes ne sont pas égaux devant la maladie, parce que la médecine discrimine les patients en fonction de leur statut social. Tout le monde n’ayant pas l’élégance ou les moyens de succomber à une maladie qui ne saurait être celle de monsieur tout le monde, la pathologie devient un dandysme. Là où Nordau, à l’exemple des taxinomies scientifiques, collectionne des cas (Zola, Tolstoï, Ibsen...) - or, ces personnalités n’étant pas ses patients, ce ne sont que des cas livresques, de la science fiction -, Mirbeau esquisse dans son œuvre des portraits et dénonce le snobisme comme les dangers du rôle social du médecin. Nordau dévisage un artiste seulement pour déceler l’incarnation de la maladie: ce qui compte le moins chez l’artiste ou le malade, c’est l’homme, seuls sont significatifs les signes morbides. De naturelle qu’elle était, la maladie dégénère en artifice, en statut social. Et en dénonçant la mise sous tutelle abusive d’une prétendue folle (Mirbeau 1990c: 262-267), Mirbeau étrille le pouvoir des médecins et devance la critique foucaldienne du biopouvoir. La médecine n’est pas une pratique sociale d’assistance, de secours, mais un dispositif de discrimination sociale, de spoliation, d’enfermement, de normalisation. Les fruits du croisement Mirbeau retient de Nordau moins le médecin que l’écrivain. Et la dualité entre Mirbeau et Nordau vient d’abord d’un positionnement: la médecine normative instrumentalise la science pour protéger l’ordre social des individus qui le menaceraient, Mirbeau réprouve cette instrumentalisation et se fait l’apologue des individus contre la pression collective et l’oppression des puissants. Les dégénérés sont pour Mirbeau le ressort vital et vivifiant de la société: 333 Dossier J’aime les originaux, les extravagants, les imprévus, ce que les physiologistes appellent les dégénérés… […] Oh! les chers fous, les fous admirables, êtres de consolation et de luxe, comme nous devrions les honorer d’un culte fervent, car eux seuls, dans notre société servilisée, ils conservent les traditions de la liberté spirituelle, de la joie créatrice… Eux seuls, maintenant, ils savent ce que c’est que la divine fantaisie… (Mirbeau 2001b: 239). Le duel entre Mirbeau et Nordau se joue à l’aune de l’antique question du génie. C’est le propre du XIX e siècle d’avoir jeté une causalité entre folie et génie, c’est l’honneur de Mirbeau d’avoir critiqué cette médicalisation de l’esprit et de l’existence, cette criminalisation des malades, cette pathologisation des marginaux. D’une part, Mirbeau laisse entendre que les Lombroso et Nordau nourrissent une certaine fascination pour les marginaux qu’ils stigmatisent avec une obsession maniaque: c’est un voyeurisme du pathologique. D’autre part, jusqu’où Nordau n’est-il pas un romancier jaloux de créateurs contemporains populaires? Mirbeau est plus darwinien que Nordau: le génie est évolutif, et Nordau s’avère l’‚inadapté‘, lui qui plaide pour un art conservateur. La dégénérescence porte donc le refoulement et les frustrations des médecins, leur idéologie enrubannée du sceau des sciences. Ce ne sont pas les marginaux, les artistes, c’est la science qui dégénère à stigmatiser les premiers. Plutôt que du mal du siècle, Mirbeau se soucie du mal de vivre dans le siècle et saisit ce que la société a d’hypocondriaque, s’inventant des boucs émissaires anormaux. Nordau et Mirbeau se sont finalement croisés. Ils étaient tous les deux au tribunal de Rennes, lors du procès de Dreyfus, qu’ils soutenaient. Devant cette montée de l’antisémitisme, Nordau s’attèlera désormais à la fondation du sionisme avec Herzl. Ironie de l’histoire, les nazis parleront précisément d’‚art dégénéré‘. Mirbeau aura été plus clairvoyant sur la dégénérescence de la science qu’est le scientisme. Il anticipe le danger d’une thérapie expéditive pour remédier aux dégénérés: l’inceste (forme d’eugénisme) ou le meurtre de masse (Mirbeau 2001b: 36, 78sq.). Le fruit gâté que Mirbeau a arraché à Nordau n’est-il pas, en définitive, la ‚neurasthénie‘ même, syndrome moderne inférieur de dégénérescence et d’hystérie (Nordau 2010: 47)? La tâche de l’écrivain ne consiste-t-elle pas à vivifier la culture par sa singularité, voire sa folie, à régénérer les mots, à faire dégénérer les sémantiques étroites et spécieuses ainsi que les idées reçues, à renverser les évidences, à dénoncer les abus de langage et d’autorité… à croiser les idées? Charcot, Jean-Martin / Richer, Paul, Les Démoniaques dans l’art, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1887. Lombroso, César, L’Homme criminel: criminel-né, fou moral, épileptique. Étude anthropologique et médico-légale [1876], trad. G. Régnier / A. Bournet, Paris, Alcan, 1887. —, L’Homme de génie (1888), trad. Fr. Colonna d’Istria, Paris, Alcan, 1889. Michel, Pierre, „Mirbeau et Lombroso“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 12, 2005, 232-246. Mirbeau, Octave, „Le Siècle de Charcot“ (L’Événement, 29 mai 1885), in: id., Chroniques du diable, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1995, 121-127. —, „Divagations sur le meurtre“ (Le Journal, 31 mai 1896), in: id., Contes cruels, t. I, Paris, Séguier, 1990a, 44-48. 334 Dossier —, „L’École de l’assassinat“ (Le Figaro, 23 juin 1889), in: id., Contes cruels, t. I, Paris, Séguier, 1990b, 35-39. —, „La Folle“ (L’Écho de Paris, 30 août 1892), in: id., Contes cruels, t. 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Morel, Bénédict Augustin, Traité sur les dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives, Paris, Baillère, 1857. Nordau, Max, Dégénérescence (1892-1893), trad. A. Dietrich, Paris, Alcan, 1894, rééd. Lausanne, L’Âge d’Homme, 2010. —, Les Mensonges conventionnels de notre civilisation (1880), trad. A. Dietrich, Paris, Alcan, 1888. —, Psycho-physiologie du génie et du talent, trad. A. Dietrich, Paris, Alcan, 1897. —, Vus du dehors, trad. A. Dietrich, Paris, Alcan, 1903. 1 Nous avons repris et prolongé nos présentes réflexions à propos des rapports ambivalents de Zola avec Nordau et Mirbeau dans „Le mal du siècle et la littérature morbide: Nordau, Mirbeau, Zola“, in: Excavatio, Alberta, à paraître. Que le lecteur nous pardonne d’inévitables redites.