eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2018
43170-171

Un monde stérile: la Belle Époque selon Mirbeau

2018
Arnaud Vareille
ldm43170-1710316
316 Dossier Arnaud Vareille Un monde stérile: la Belle Époque selon Mirbeau Dans la continuité de l’essai de Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture (Michel 2001), le présent article souhaiterait se pencher sur le thème de la stérilité chez Mirbeau dans l’œuvre duquel tout fait signe vers une infécondité des rapports homme-femme et, au-delà, vers une profonde inutilité des efforts de l’humanité pour habiter ce monde. Nous nous proposons donc de questionner cette thématique pour en découvrir les enjeux polémiques mais aussi esthétiques et éthiques qui remettent en question l’assurance dans laquelle se complaît l’entre-deux-siècles. 1. Un thème polémique a. Une société stérile Le motif de l’infécondité alimente une partie de la littérature du dernier quart du XIX e siècle, c’est pourquoi il n’est pas propre à Mirbeau et serait davantage un tropisme décadent. À la différence toutefois de ses contemporains, Mirbeau bâtit son œuvre sur un paradoxe séminal. Bien que majoritairement placés sous le signe de Schopenhauer et de sa théorie de l’impératif du Vouloir-Vivre (Briaud 2001), ses ouvrages en illustrent l’échec. En effet, Schopenhauer ne cesse de rappeler, lorsqu’il évoque le thème de l’amour, que ce sentiment est la plus forte chimère à laquelle l’espèce humaine est soumise par les ruses de l’instinct génésique. Ce dernier ne poursuit qu’un but, absurdement et aveuglément: la perpétuation de l’espèce. La stérilité apparaît alors dans ce contexte comme une caractéristique défaillante et le penseur allemand en fait le seul motif de déception objective au sein de l’illusion de l’amour que le désir a provoquée. Il écrit qu’à cause de la stérilité de la femme „le but réel, métaphysique est manqué“ (Schopenhauer 1964a: 71), d’où l’extinction de l’amour dans ce cas seul car l’amour peut, en revanche, se poursuivre, en dépit de déceptions plus cruelles comme l’infidélité, la désillusion ou le dégoût inspiré par l’autre. Mirbeau transpose cette réflexion dans le domaine pratique où la stérilité servira de révélateur aux disfonctionnements de l’organisation sociale. Le Journal d’une femme de chambre est exemplaire de l’utilisation polémique que Mirbeau fait de ce thème. Roman centré sur le désir sexuel, il se caractérise paradoxalement par une infécondité générale, à l’exception des performances de M. Lanlaire qui en forment le contrepoint caricatural par leur teneur mécanique. Chaque domestique ayant servi au Prieuré a été engrossée par le maître de maison et ce, en dépit de toutes les précautions prises et du caractère expéditif des unions. Cette infaillibilité de M. Lanlaire apparaît comme l’indice d’une lecture effective de Schopenhauer: aveuglé par les ruses du Vouloir-Vivre, le personnage assouvit son instinct sur tous les objets à 317 Dossier sa portée, indifférent à leur apparence. Que la cuisinière Marianne, personnage informe et pathétique, soit celui retenu par le romancier pour développer ce thème de l’intarissable pouvoir de procréation de M. Lanlaire, dit assez la victoire indiscutable de l’espèce sur l’individu. En prenant cette voie déviante et parodique, l’instinct se fait l’allié objectif de Mirbeau dans son projet polémique, car si la stérilité de Mme Lanlaire est symétriquement compensée par les performances de son mari, les pulsions dont elles témoignent heurtent les conventions sociales et la morale dont sa femme est la gardienne jalouse. Symbolique des métamorphoses économiques de l’époque, le couple des maîtres de Célestine est le motif littéraire choisi par Mirbeau pour accentuer sa charge contre la société: aux ‚dons‘ de M. Lanlaire s’oppose l’égoïsme de l’épouse et la virulence de Célestine fait écho à la violence symbolique dans l’économie des rapports humains. Mme Lanlaire incarne la sécheresse du corps et de l’esprit, la froideur stérile d’un monde figé dans ses conventions. b. Faillite de la société bourgeoise Pour un auteur considéré comme engagé, Mirbeau ne traite que très rarement de la question économique dans ses récits. Le capitalisme, dont Zola étudie les mécanismes dans ses romans, est curieusement absent d’une œuvre dont la virulence critique vis-à-vis de la société est pourtant manifeste. Cela tient au fait que Mirbeau engage la réflexion critique au niveau de l’individu davantage qu’au niveau des fondements économiques, pour le dire en termes marxistes. En ce sens, il donne des gages à l’anarchisme individualiste mais dévoile surtout l’influence des romanciers russes et une certaine psychologie des profondeurs qu’ils lui ont révélée. La tension entre la bourgeoisie et le prolétariat ne se retrouve que sous la forme traditionnelle, c’est-à-dire antérieure à l’avènement du capitalisme, de la relation maître/ valet dont Le Journal d’une femme de chambre est, là encore, emblématique. La domination matérielle et symbolique est envisagée et analysée par le biais d’un regard individuel et subjectif, donnant à ce dernier une plasticité et une complexité difficilement compatibles avec toute tentative de réduction théorique et toute généralisation dogmatique. La révolte est donc bien une affaire individuelle pour le romancier. D’où l’absence de groupes sociaux constitués dans ses récits au profit de conflits entre individus. 1 Mirbeau traite, toutefois, des rapports de production dans ses deux pièces de théâtres les plus connues, Les Mauvais Bergers (1897) et Les Affaires sont les affaires (1903), dont le sujet est sensiblement identique: un industriel est confronté à une opposition. Une fausse symétrie dans les rôles de chacun achève de leur donner un aspect commun. De même, leur portée critique est assez similaire puisque dans l’un et l’autre cas, mort et solitude renvoient l’industriel à sa propre responsabilité dans la marche du monde. La désolation finale est la marque d’une activité stérile, incapable d’apporter le développement promis par le progrès et par le message d’émancipation porté par la bourgeoisie révolutionnaire. Toutefois, l’angle retenu diverge quelque peu puisque dans Les Mauvais Bergers, le peuple est au cœur du drame, mettant ainsi la question sociale au premier plan, tandis que dans Les 318 Dossier Affaires sont les affaires, l’industriel Isidore Lechat est le protagoniste, faisant de la pièce une comédie de caractère. L’échec patent de l’action dans les deux œuvres renvoie donc dos à dos les deux parties, peuple et bourgeoisie, prolétaires et capitalistes, complexifiant la critique émise. Celle-ci est pourtant particulièrement explicite dans la première pièce. Bien que le titre soit sans ambiguïté quant aux intentions de Mirbeau, Les Mauvais Bergers mettent dans la bouche de Jean Roule des propos ayant une véritable efficacité rhétorique et une indéniable portée politique. Qu’il utilise le registre pathétique avec le père de Madeleine endeuillé (acte I , scènes V et XII ), polémique avec Robert Hargand (acte I , scène VI ), élégiaque avec Madeleine (acte I , scène IX ) ou lyrique devant la foule des ouvriers (acte IV , scène II ), Jean Roule est persuasif et son combat apparaît comme parfaitement légitime. De plus, la dénonciation des contradictions du capitalisme est explicite dans la pièce. Proférée par les possédants eux-mêmes, elle gagne en efficacité. Capron, industriel bourgeois ami d’Hargand, déclare benoîtement: „Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres! …“ (Mirbeau 2003a: 79). Face à eux, Jean Roule apparaît sans peine comme un homme de bonne volonté. La force d’une telle critique rend d’autant plus surprenant un dénouement dans lequel les choix d’Hargand comme ceux de Jean Roule et de Madeleine débouchent sur une tragédie. La révolte elle-même est inféconde suivant la leçon de la pièce. Le symbole de la mort de l’enfant que porte Madeleine, alors que les répliques laissent d’abord penser que l’action se dirige vers un dénouement à la façon de Germinal, fait des Mauvais Bergers la pièce la plus pessimiste de Mirbeau. Ce paradoxe d’un Mirbeau anarchisant de cœur mais ne se départissant pas d’un esprit critique ou d’une lucidité qui interroge les moyens comme les buts, se retrouve dans les contradictions du personnage d’Isidore Lechat, le protagoniste des Affaires sont les affaires. Loin d’en faire une espèce de fantoche, à l’image des entrepreneurs qui entourent Hargand, l’auteur lui confère une certaine aura en le définissant comme un individu épris d’idéal. Mais l’esprit d’entreprise de Lechat est vite décrédibilisé par certains discours emphatiques et grotesques du personnage (Mirbeau 2003b: 84). Mirbeau cède alors à la caricature. Cette dernière obère le portrait mélioratif de l’entrepreneur et permet de maintenir une distance salvatrice avec lui, distance que la philosophie de l’industriel accentue: Lechat représente le stéréotype du bourgeois incapable d’inventer un monde nouveau et se contentant de se glisser dans les défroques de la noblesse abattue. Le protagoniste répète à l’envi que l’aristocratie ruinée, c’est désormais la bourgeoisie qui occupe sa place (acte III , scène II et III ). Enfin, le protagoniste est intimement lié au thème de la destruction. Il incarne la force aveugle, écrasant toute forme de sensibilité sur son passage. Le développement des possessions de Lechat est inversement proportionnel à la ruine des biens et des personnes qui l’environnent. Si les vaches et les bœufs sont pléthore sur ses terres, les oiseaux, en revanche, y sont décimés (ibid.: 81). Et, renouant 319 Dossier directement avec le thème de l’infécondité, le dialogue entre le jardinier et Germaine présente la dure loi du travailleur à la jeune fille effarée: parce que sa femme est enceinte, Jules doit quitter sa place afin que le service n’en souffre pas (ibid.: 61). Éradication, départs, morts, les catastrophes qui s’accumulent durant la pièce symbolisent un monde qui s’effondre, un ordre qui se fait par le vide. c. Une faille ontologique: des êtres stériles Au-delà de ce réquisitoire contre l’époque, le motif de la stérilité s’étend à l’individu lui-même. Il constitue le premier indice de la faille ontologique profonde que mettent à jour les textes mirbelliens, faille dont la stérilité constitue l’indice le plus patent. Mirbeau décrit les affres de la passion dès son entrée en littérature avec Le Calvaire (1886), premier roman signé de son nom. Sans nous attarder sur ce texte, qui a déjà été abondamment commenté, relevons simplement que, dès cette œuvre, le récit établit l’échec du „génie de l’espèce“ (Schopenhauer 1964b: 81), puisque la liaison des deux personnages est non seulement mortifère pour l’individu, mais que n’affleure jamais le thème de la procréation, comme si Mirbeau avait immédiatement évacué tout questionnement sur la paternité. L’amour semblerait donc doublement une illusion dans ce roman, en ce sens qu’il ne débouche jamais sur le bonheur individuel, d’une part, ni sur une naissance, seul événement qui le justifie, d’autre part. Sébastien Roch, personnage éponyme du roman de 1890, est, en raison du traumatisme vécu, l’incarnation du personnage passif, traversant l’existence sans aspiration ni désir. Cette errance de la volonté, incapable de se fixer sur quelque élément que ce soit, cette aboulie permanente lui est reprochée par Mme Lecautel, mère de la jeune Marguerite, au nom des conventions et d’un pragmatisme mesquin: - Comme vous devez vous ennuyer! - Pas trop! … non, pas trop! … je vois, je pense, et le temps passe… […] Mme Lecautel prit un ton de reproche naturel: - Tout cela est très joli, mon pauvre Sébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là… Vous n’êtes plus un enfant, voyons! … […] Il faut vous décider à faire quelque chose, croyez-moi… (Mirbeau 2000: 704) Les injonctions de Mme Lecautel seront d’autant plus vaines que Sébastien est atteint dans son principe vital même. La seule issue à sa situation lui a pourtant bien été indiquée par son ami Bolorec: c’est la révolte. Or Sébastien en est, là aussi, incapable. C’est d’ailleurs l’un des éléments originaux de l’œuvre, dont le sous-titre „roman de mœurs“ laissait entendre une confrontation entre le personnage et le milieu. Pourtant, le lecteur découvre un jeune homme inapte à opposer sa volonté propre aux choix qu’on lui impose. Alors que chez les grands représentants du roman de mœurs réaliste, Balzac ou Stendhal, les personnages réagissaient à cet état de fait, soit en tâchant de s’adapter pour vaincre, comme ceux de La Comédie humaine, soit en engageant une bataille contre l’ordre établi, comme ceux du Rouge et le Noir (Gendrel 2012), Mirbeau présente un être entièrement soumis à son destin. 320 Dossier La dimension tragique du roman n’en est que renforcée qui fait de Sébastien un être sacrificiel prêt à être immolé sur l’autel des intérêts supérieurs de la société. L’Abbé Jules (1888) présente, quant à lui, un autre aspect du thème de la stérilité puisque le drame ontologique du roman provient de la lucidité même du personnage qui déplore l’infécondité globale de son existence: „Mais moi! … Je n’ai abrité personne… à personne je n’ai donné des fruits… rien en moi n’a chanté, jamais, d’une belle croyance, d’un bel amour…“ (Mirbeau 1977a: 232). Le dénouement est une délivrance pour l’abbé, illustration de la puissance implacable du Vouloir-Vivre: hanté par le génie de l’espèce qui ne trouve pas d’objet sur lequel se fixer, Jules doit finir par mourir. Dans les œuvres de Mirbeau, la société de la Belle Époque est une machine célibataire, une mécanique qui tourne à vide ainsi que ses récits de l’entre-deuxsiècles l’illustrent parfaitement avec leur forme tautologique ou circulaire et leurs personnages sans consistance. Leur caractère ectoplasmique, en se généralisant, confère une dimension universelle à la faille décelable chez les protagonistes des premiers récits. Cette faiblesse congénitale des personnages se distingue ainsi nettement de la ‚fêlure‘ de leurs confrères zoliens. 2 La fêlure est liée à l’histoire individuelle, au schème de l’hérédité dont elle suit le retour hasardeux et chaotique. La faille est, quant à elle, consubstantielle à l’humain, elle témoigne de sa faiblesse intrinsèque, qui le rend inapte à une existence sereine ou le porte à toutes les extrémités. 2. Un mythe personnel a. Stérilité de la création: les doutes du créateur Loin de ne concerner que le domaine de l’action économique ou politique, le thème de la stérilité s’étend chez Mirbeau à l’activité artistique elle-même, révélant les doutes du romancier et une conception de l’existence fondamentalement incompatible avec toute rhétorique progressiste. Ce qui frappe en premier lieu chez Mirbeau est le nombre d’artistes - que d’aucuns qualifieraient de ratés - qui sont, au contraire, pour le romancier, des figures positives de créateurs aux prises avec l’idéal, bien que leur effort se solde par un échec. Ce sentiment d’impuissance créatrice, qui trouve son paroxysme lors de la crise existentielle du romancier au début des années 1890, ne quitte pas les protagonistes des fictions. Pas plus que Jean Mintié ou que Joseph Lirat dans Le Calvaire, les créateurs de Dans le Ciel (roman paru en feuilleton en 1892-1893 dans L’Écho de Paris mais non publié par Mirbeau) ne seront satisfaits de leur œuvre. Au contraire, en accentuant la perte de repères chez Georges, le romancier, et en faisant désespérer Lucien, le peintre, d’arriver à une quelconque création digne de ce nom, au point de se suicider, Mirbeau place la création sous le signe d’une impuissance fatale. 321 Dossier Ce tourment du créateur contraste avec la belle assurance dont fait preuve la société de la Belle Époque quand elle rend hommage aux artistes officiels. Les Salons sont un lieu où les valeurs établies se voient confirmées par la reconnaissance qu’opère le travail de sélection du jury et la sanction qu’il inflige par la relégation des autres œuvres. Le caractère proprement stérile des tableaux primés est souligné par Mirbeau et nombre de commentateurs contemporains, à l’instar de Jacques-Émile Blanche lorsqu’il définit le „tableau de Salon“: „Le ‚tableau de Salon‘, destiné à prendre place, plus tard, dans un musée public, est cette sorte de production dont le régime actuel des Salons annuels officiels a été le prétexte et la cause“ (Blanche 1921: 258sq.). En dépit de cet accord sur l’inanité de l’œuvre officielle, Blanche et Mirbeau se séparent sur la question de la valeur à accorder aux réalisations des refusés. Les innovations de l’impressionnisme ont tendance à agacer Blanche, qui écrit en 1908: „Nous sommes […] fatigués des colorations grêles ou trop aiguës, de toutes ces taches papillotantes dont abusent les impressionnistes fous de lumière et d’étrangetés à tout prix […]“ (ibid.: 96), critique qui prend comme point de départ la domination des sens sur la raison chez ces peintres. Or, Blanche est un partisan de la raison en art, comme en témoigne l’attention qu’il porte à la notion de ‚métier‘ dans ses écrits (ibid.: 33, 54, 186, 263, 265). Ne parvenant pas à l’identifier dans les travaux impressionnistes, il en conclut que leurs procédés ont rendu ces artistes „paresseux“ (ibid.: 148). Blanche s’inscrit dans le paradigme anthropocentriste pour lequel la pensée humaine vient à bout de tous les obstacles. Par le travail de la raison, l’artiste accède au chef-d’œuvre: l’ordonnancement de la toile surpasse le désordre du monde selon le principe baudelairien de la laideur consubstantielle à la nature que l’art doit métamorphoser. Loin de cette coupure entre l’art, artefact humain, et l’univers, la sensibilité mirbellienne offre une vision du monde sans solution de continuité entre les deux. De là le sentiment d’anxiété du créateur: l’artiste, par l’exaspération de la sensation, ne peut qu’arracher des parcelles de beauté à une nature toujours supérieure et indifférente. La création chez Mirbeau possède donc un caractère tragique, qui distingue le romancier de la pensée schopenhauerienne dans laquelle l’art est une voie possible pour se détacher de l’emprise de la Volonté. L’art est ici plus un tourment qu’un apaisement et, loin d’apporter un oubli de soi salvateur ou réconfortant, sa pratique accentue au contraire la lucidité de l’homme sur son inanité. b. La nature sans l’homme La menace la plus grave qui pèse sur l’époque n’est pas de nature extérieure, comme l’affirment les discours réactionnaires en faisant du cosmopolitisme la source de toutes les avanies que connaît le pays, ni intérieure, comme l’État voudrait le croire en dénonçant le péril anarchiste, par exemple. Pour les détracteurs politiques de la société bourgeoise, son anéantissement est inscrit dans ses gènes. Tout en partageant ce point de vue, Mirbeau va au-delà, et se sépare ainsi des progressistes de l’époque en provoquant leur incompréhension, car, pour lui, il y a tout d’abord 322 Dossier cette défaillance de l’homme, qui appelle la défiance vis-à-vis des discours positivistes et utopiques. Cette faille se double, selon Mirbeau, de l’implacable logique de la Nature aboutissant à la négation de l’humain. Ce point de vue est en phase avec des courants d’idées contemporains, comme la pensée schopenhauerienne, en premier lieu, et le pessimisme qu’elle diffuse. Mais la science n’est pas en reste, à la fin du siècle. Ses spéculations aboutissent - paradoxalement - à mettre en cause l’anthropocentrisme. Il en va ainsi de la zoologie et de l’astronomie. La première, avec la notion de ‚protoplasme‘, la seconde, avec celle de ‚panspermie‘, font de l’homme une simple composante de la vie universelle qui migrerait dans le cosmos au gré des déplacements des ‚cosmozoaires‘, germes évoluant dans le milieu interstellaire (Pierre 2014). En dépit de l’apparente fumisterie très chanoiresque de ces thèmes, tout cela est très sérieux. Albert Dastre, disciple de Claude Bernard, fait le point de ces théories dans la très compassée Revue des Deux Mondes en 1902 et Camille Flammarion, dans son ouvrage Le Monde avant la création de l’homme (1886), reproduit un exemplaire de protoplasma dont il fait „l’organisme élémentaire“. Mirbeau, s’il a pu avoir connaissance de ces travaux, conserve un certain recul devant le caractère parfois farfelu de ces doctrines et les conséquences que certains pourraient en tirer. Clara Fistule, personnage des Vingt et un Jours d’un neurasthénique, en est une illustration probante, lui dont les propos sont une parodie de ce discours scientifique: pour „en finir, une bonne fois, avec cette erreur physiologique de la reproduction de l’homme par l’homme“ (Mirbeau 1977: 53sq.), il a inventé la „Stellogenèse“, soit „un nouveau mode de reproduction humaine“ (ibid.: 53). La savoureuse démonstration qu’il fait aboutit en réalité à une demande pressante d’argent auprès du narrateur. Le Désir et le Vouloir-Vivre schopenhaueriens entrent bien cependant en résonance avec ces hypothèses scientifiques qui ne sont pas sans évoquer le concept de nature naturante, soit l’idée d’une Nature universelle et matricielle dans le giron de laquelle se créent, vivent et meurent des créatures. Or, avec cette autonomisation de la Nature, c’est l’homme qui est repoussé au second plan, n’apparaissant plus que comme l’un des accidents de cette création (Schlesser 2016). Dans le domaine esthétique, la photographie du XIX e siècle donne une illustration de ce sentiment, même si c’est à son corps défendant. Les progrès techniques permettent de photographier en des lieux difficiles d’accès et ces prouesses de l’homme, qui va notamment choisir les massifs montagneux comme motif, fournissent a contrario une magnifique illustration de sa faiblesse et de sa vulnérabilité lorsqu’on le compare au caractère grandiose du décor dans lequel il se fond. Gautier avait déjà souligné, dans un article de 1862, l’aspect stupéfiant des clichés de montagne, notamment ceux des frères Bisson, dont il fréquentait l’atelier (Gautier 1862). Il y insistait sur la disproportion entre l’homme et la Nature en une belle anticipation des idées de Mirbeau: „Voici la petite troupe qui part des Grands-Mulets pour faire tenter à la photographie l’ascension du mont Blanc. Pour le coup, nous avons dépassé la zone humaine; la végétation a disparu; plus de trace de vie […]“ (Gautier 1994: 49sq.). 323 Dossier D’autres photographes choisiront la montagne comme sujet. Toujours l’homme y apparaît dans toute la fragilité décrite par Gautier. Ainsi des photographies d’Adolphe Braun, qui, pendant des décennies, a photographié les Alpes. Dans les années 1890, ses prises de vue présentent l’homme comme une silhouette minuscule, écrasée par le gigantisme du milieu montagneux faisant ainsi ressortir la vanité de l’humanité devant l’hiératisme de la nature. 3 Dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, les descriptions de la montagne traduisent le même sentiment obsidional de l’homme accablé par les éléments naturels que celui transmis par le médium photographique: „En face de soi, la montagne haute et sombre; derrière soi, la montagne sombre et haute… À droite, la montagne, au pied de laquelle un lac dort; à gauche, la montagne toujours, et un autre lac encore…“ (Mirbeau 1977b: 42). Indicateurs spatiaux, répétitions, chiasme, phrases laissées en suspens, tout concourt à suggérer l’écrasement de l’être par une nature hostile ou indifférente à sa présence. Le thème de la Nature sans l’homme n’est donc pas propre à Mirbeau. Tous ces courants philosophiques et scientifiques, ou ces nouvelles représentations de la nature, ont en commun de minimiser la part de l’humain dans la marche du monde et la place qu’il y occupe. Ce refus de l’anthropocentrisme a toutefois quelque chose de radicalement pessimiste chez le romancier, qui se distingue ainsi de certains penseurs comme Hugo. Lorsque ce dernier affirme dans ses Choses vues que „la bonne nature conserve son calme quoi que nous fassions; l’infini ne peut pas être troublé par le fini“ (Hugo 1997: 498), un fond métaphysique préside à sa réflexion. Ce penchant caractérise aussi Baudelaire et les symbolistes dont Mirbeau se démarque également. Bien qu’ils renient le monde, ils le sauvent par le jeu de déplacement opéré au moyen de l’analogie généralisée. Les correspondances ou le symbole rachètent un univers déprécié en l’exhaussant. Une telle dimension dans laquelle la finitude de l’homme pourrait répondre à l’incommensurabilité de l’univers, par le jeu des idées abstraites et du sentiment religieux, est totalement absente chez Mirbeau. Au contraire, chez lui, il n’y a rien à racheter. Surtout pas l’humanité d’ailleurs. Nonobstant la pitié qui irrigue son œuvre, il a un sens profond de l’indignité de l’homme. Son dégoût pour ses semblables s’exprime par des jugements définitifs, comme lorsque, pour renchérir sur l’horreur du lieu dans Les Vingt et un jours, il fait intervenir la figure humaine: „Mais peut-être pardonnerais-je aux montagnes d’être des montagnes, et aux lacs des lacs, si à leur hostilité naturelle, ils n’ajoutaient cette aggravation d’être le prétexte à réunir […] de si insupportables collections de toutes les humanités“ (Mirbeau 1977b: 43). Les derniers romans relèguent l’humain au second plan. Ils lui préfèrent l’automobile (La 628-E8, 1907) ou l’animal (Dingo, 1913), comme si le temps de l’homme était révolu. De là, dans ces deux romans, des descriptions de la nature soumises à de nouvelles modalités perceptives: la vitesse ou l’animalité. Ce regard nouveau est éminemment plastique, c’est-à-dire débarrassé de tout élément rationnel qui pouvait encombrer encore la sensation quand le descripteur était humain, afin de mieux favoriser une fusion de l’être et du monde, perçue comme remède possible à la faille ontologique révélée par les œuvres. 324 Dossier Ultime paradoxe: le mot ‚Vie‘, qui caractérise la sortie de la décadence, est aussi le mot clé de la philosophie et de l’esthétique mirbelliennes, en dépit de leur pessimisme foncier sur la place de l’homme dans l’univers. Ce retour à la nature ne prend donc pas, chez Mirbeau, la forme du „panthéisme gigantesque et radieux“ (Le Blond 1896: 13) dont Maurice Le Blond se fait alors le chantre. Le sentiment de fusion avec le grand Tout est inséparable chez le romancier d’une grande frustration liée à la connaissance lucide de l’impossibilité pour l’homme de se fondre dans le monde. L’être pensant ne peut s’absorber complètement dans la nature; tout abandon n’est que partiel sauf à annihiler la pensée, c’est-à-dire le penseur même, dans la mort. La conscience est donc bien, aux yeux de Mirbeau, ce qui fait la dignité de l’homme mais aussi son malheur. De là, sans doute, cette faille fondamentale au cœur de son œuvre et la raison pour laquelle il ne cesse de dénoncer l’indignité d’une Belle Époque qui, arc-boutée sur ses certitudes et ses préjugés, baigne dans une inconscience bienheureuse alors qu’elle court à sa perte. Blanche, Jacques-Émile, „Le Salon de la société nationale des Beaux-Arts, 1908“, in: id., Dates, Paris, Emile-Paul Frères, 1921, 247-265. Briaud, Anne, „L’influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 8, 2001, 219-227. Gautier, Théophile, „Vues de Savoie et de Suisse, de MM. Bison Frères“, in: Le Moniteur universel, 167, 16 juin 1862, 1. —, Les Vacances du lundi. Tableaux de montagnes, Seyssel, Champ Vallon (coll. Dix-Neuvième), 1994. Gendrel, Bernard, Le Roman de mœurs. Aux origines du roman réaliste, Paris, Hermann (coll. Savoir lettres), 2012. Hugo, Victor, Choses vues 1830-1848, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1997. Le Blond, Maurice, Essai sur le naturisme, Paris, Mercure de France, 1896. Lemarié, Yannick / Michel, Pierre, Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme / Société Octave Mirbeau, 2011. Michel, Pierre, Lucidité, désespoir et écriture, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2001. Mirbeau, Octave, L’Abbé Jules, Paris, UGE, 1977a. —, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1977b. —, Sébastien Roch, Paris, Buchet/ Chastel-Société Octave Mirbeau, 2000. —, Théâtre complet, t. I, Les Mauvais Bergers, Paris, Eurédit, 2003a. —, Théâtre complet, t. II, Les Affaires sont les affaires, Paris, Eurédit, 2003b. Pierre, Arnauld, „Semence d’étoile. Le cosmos biomorphique de Fernand Léger“, in: Maurice Fréruchet et al. (ed.), Fernand Léger. Reconstruire le réel, Paris, Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2014, 89-93. Schlesser, Thomas, L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme, 1755-2016, Paris, Hazan (coll. Beaux-Arts), 2016. Schopenhauer, Arthur, Métaphysique de l’amour, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1964a. —, Métaphysique de la Mort, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1964b. 325 Dossier 1 Notons que le personnage peut être aux prises avec l’administration. Pour autant, cette dernière apparaît comme une entité abstraite, préfigurant celle, absurde, des récits kafkaïens, comme dans „Le Mur“ (L’Écho de Paris, 20 février 1894). Le conflit se place alors directement et délibérément sur le plan de la superstructure. 2 Dans La Bête humaine, Zola définit cette ‚fêlure héréditaire‘ dont est accablé Jacques Lantier. Elle est l’un des éléments clés de son roman expérimental. Deleuze en glosera le fonctionnement et les effets dans son essai, Logique du sens (Paris, Éditons de minuit, 1969). 3 Je remercie Anaïs Charles de m’avoir indiqué la parution de l’ouvrage Sans limite. Photographies de montagne (Éditions Noir sur Blanc/ Musée de l’Élysée, 2017), qui fournit une synthèse éclairante de ce thème, notamment pour l’époque qui nous intéresse.