eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Anarchisme et sexualité dans les romans d’Octave Mirbeau: vers la libération sexuelle?

2018
Loïc Le Sayec
ldm43170-1710307
307 Dossier Loïc Le Sayec Anarchisme et sexualité dans les romans d’Octave Mirbeau: vers la libération sexuelle? La personnalité d’Octave Mirbeau et ses engagements lui ont valu des inimitiés aussi remarquables que ses amitiés. Révolté par l’injustice, il s’engage aux côtés des anarchistes, tout en publiant des romans provocateurs où la sexualité est très présente. On le taxe de vulgarité et d’immoralité, ce dont il s’est toujours défendu, récusant ce qu’il condamnait chez d’autres: la ‚réclame‘ et la pornographie. Pour lui, la sexualité n’est pas un moyen d’attirer ou d’exciter le lecteur, elle est un objet à étudier par l’écriture. Elle influence la conduite des romans: Mirbeau détaille la sexualité des personnages et les discours qu’ils tiennent à son sujet; il sait la place qu’elle occupe dans la vie d’un individu, contrairement à ce qu’affirment certains discours dominants. Enfant terrible de la Belle Époque, Mirbeau revendique une émancipation qui permet de rattacher sa conception de la sexualité aux problématiques anarchistes. L’anarchisme peut se définir comme le refus de toute sujétion politique ou intellectuelle, la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et le refus des institutions découlant de ce principe; il vise à établir une société sans exploitation et sans domination. La pensée anarchiste est traversée de divers courants envisageant différentes manières de renverser l’ordre établi. Parmi eux, la tendance ‚éducationniste-réalisatrice‘ 1 ou ‚individualiste‘, pour laquelle Mirbeau exprime régulièrement sa sympathie (Manfredonia 2007). L’individualisme postule qu’une révolution est inutile sans changement préalable à l’échelle des individus. La question sexuelle trouve place dans cette pensée, puisqu’elle participe de la singularité de l’individu en ce qu’elle met en jeu ce qu’il a de plus personnel: son corps et sa conscience. Pourtant, cette inclusion ne va pas de soi: tout le XIX e siècle durant, les discours de réforme sociale sont timorés et l’émancipation sexuelle est rarement à l’ordre du jour. Les discours politiques de gauche sont longtemps gênés par la question sensuelle (Bouchet 2014). Certes, Fouriéristes et Saint-simoniens proposent des expériences sensuelles innovantes, mais elles sont mal perçues. Le discours républicain et socialiste distingue émancipation sociale et quête de la sensualité. Pendant longtemps domine l’ascèse militante: la volupté serait le propre de l’immoralité bourgeoise et menacerait les travailleurs. Le débat public est engoncé dans des questions morales négligeant la place de la sexualité dans la vie de l’individu. Ce sont les anarchistes qui, à partir des années 1880-1890, accordent de l’importance au sujet en tentant d’articuler concrètement écrits et pratiques personnelles. Mais l’unanimité n’est pas la règle. Proudhon se montrait déjà conservateur sur le plan des mœurs et, à la fin du siècle, si Bakounine esquisse une défense de la liberté sexuelle, Kropotkine ou Jean Grave - auteur de La Société mourante et l’anarchie, dont Mirbeau signe la préface - sont plus réticents. C’est à la lumière de ces débats que l’on aimerait étudier les relations entre anarchisme et libération sexuelle dans les romans d’Octave Mirbeau. Il développe en effet un discours qui questionne la sexualité et qui ouvre 308 Dossier des voies vers l’émancipation sexuelle tout en réfléchissant aux difficultés de celleci. Dans ses fictions, il esquisse une véritable théorie de la sexualité et l’inscrit dans le champ de la revendication politique en faisant d’elle un terrain de luttes sociales. S’il est question de libération, c’est que, partout dans les romans de Mirbeau, la sexualité est aliénée. L’auteur dépeint des personnages évoluant dans un univers suffocant qui influence leur santé mentale et leurs comportements. Cette approche tient de l’anarchisme dans la mesure où ce sont essentiellement des institutions et des autorités spirituelles, morales ou politiques qui sont tenues pour responsables des contraintes s’exerçant sur la sexualité. L’Église est la première visée, et avec elle la doctrine chrétienne, qui fait de la chair un péché et qui condamne l’acte sexuel hors de la reproduction et du mariage. Dans chaque paroisse, les prêtres répandent la bonne parole et effraient leurs ouailles. À ce discours répressif s’ajoute celui de l’État, qui encourage la natalité pour garnir les rangs de son armée, qui traque le péril vénérien et se fait garant du bon ordre moral. Mais ces ennemis bien identifiés ne sont pas les seuls obstacles à la liberté sexuelle. Plus insidieusement, c’est l’ordre social tout entier qui gangrène la question sexuelle. La hiérarchie sociale et les rapports de classes empêchent le libre épanouissement des facultés sexuelles et déplacent les logiques de domination et d’affrontement sur le plan intime. Sur ce plan aussi, les prolétaires sont des proies faciles, comme le montre l’étendue de la prostitution et sa contamination de la domesticité. Nombre de dominants - bourgeois ou aristocrates - sont des tartuffes qui affichent en public une vertu sans tache et usent en privé de tout leur pouvoir pour satisfaire leurs appétits. Non content de dénoncer cette extension du domaine de la lutte des classes, Mirbeau s’attaque à la famille parce qu’elle est une émanation de l’ordre bourgeois et qu’elle assure la transmission de ses valeurs. L’auteur s’inscrit dans la topique critique du mariage bourgeois et la radicalise: la famille est un État en petit qui étouffe l’individualité, impose des normes, contraintes et valeurs (chasteté, pudeur, honte, fidélité…) et qui inocule des préjugés. Pour désentraver la sexualité, il faut commencer par s’attaquer au rôle éducatif de celle-ci: le premier pas vers la libération est la mise en place d’une éducation sexuelle. Mirbeau ne conçoit pas la notion telle que l’entendent ses contemporains, pour qui elle désigne surtout la promotion de la prophylaxie vénérienne. Ce ne sont pas tant ses méthodes qu’il condamne que ses fins, puisque la politique hygiéniste sert les intérêts de l’État. Pour Mirbeau, il faut éduquer l’individu à sa sexualité afin qu’il s’émancipe et comprenne son corps. La sexualité est un élément déterminant de la santé physique et mentale, comme le montrent ses premiers romans. Le Calvaire expose l’emprise du désir sur la santé mentale de l’individu et la force destructrice de la libido, tandis que dans Sébastien Roch, le héros se trouve souillé et perdu avant même d’avoir atteint l’âge adulte, faute d’avoir été protégé et éduqué selon de bons principes. Il est gangréné par le dégoût de la sensualité que lui a progressivement instillé - tout en abusant de lui - le père de Kern, chargé de l’éduquer. C’est un autre religieux, l’abbé Jules, qui expose un moyen d’échapper au mal-être sexuel, 309 Dossier bien qu’il soit lui-même victime de crises de folie dont le lien à la sexualité est suggéré par le narrateur. Poussant la provocation au maximum, c’est par ce prédicateur atypique que Mirbeau énonce les rudiments de l’éducation sexuelle. Lorsque l’instruction de son neveu à peine entré dans la puberté lui est confiée, Jules a l’occasion unique de sauver un innocent. Débute alors un catéchisme singulier, que son élève nomme lui-même „cours de morale anarchique“ (Mirbeau 2000: 479). Mirbeau, à l’affût des changements éprouvés, décrit précisément la puberté et dégage trois stades de l’éveil de la sexualité, dont la connaissance est nécessaire à l’éducation sexuelle car chacun d’eux est périlleux. Faute d’avoir été prévenu, l’adolescent est désorienté lorsque ses sensations changent et qu’il perçoit le monde sous un jour nouveau. Les personnages de Mirbeau connaissent tous ces troubles qui exacerbent leur émotivité et les rendent vulnérables. Le danger est d’autant plus grand que ce qu’ils découvrent entre en confrontation avec leurs représentations. On qualifiera ce second stade d’éveil - qui ne survient pas forcément après le premier - de phase de cristallisation. Les individus développent leur propre conception de la sexualité en fonction de ce qu’ils peuvent découvrir ou de ce qu’on leur a enseigné. Or ces représentations sont partielles ou partiales, deux dangers que pointe Mirbeau, pour qui la plupart des préjugés s’enracinent à ce moment. Les enfants sont endoctrinés ou livrés à eux-mêmes, ils ne trouvent guère d’interlocuteurs pour répondre à leurs questions, comme l’indique le narrateur de L’Abbé Jules: „mes parents ne se parlaient presque jamais. […] Ils n’avaient rien à me dire non plus […], ils étaient très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière“ (ibid.: 327). Le personnage doit s’en remettre à son imagination, ce qui sera, pour Jules, un des principaux motifs de l’aliénation sexuelle. C’est aussi ce qui précipite le drame de Sébastien, qui remarque que ce qu’il sait de l’amour, „c’est à confesse par les flétrissantes questions du Père Monsal, que cela avait pris, en son esprit, un corps indécis, une inquiétante et dangereuse forme, dont s’alarmaient sa candeur et sa virginale naïveté“, ce à quoi s’ajoutent „quelques mots orduriers entendus dans les conversations, entre élèves“ (ibid.: 646). Mais sa curiosité reste insatisfaite, car „il n’osait demander à personne un renseignement à ce sujet, dans la crainte de mal faire, et d’être dénoncé“ (ibid.). La honte l’empêchant d’être correctement instruit, il ne lui reste que les discours moralisateurs de son confesseur, qui lui fait réinterpréter des actes anodins à la lueur du péché. La cristallisation est d’autant plus dangereuse qu’elle interfère avec l’ultime étape de la découverte sexuelle: le passage à l’acte. L’imagination doit se confronter à la réalité lors d’une défloraison souvent décevante, tant l’acte a été fantasmé, comme en témoigne Mintié: „un soir, énervé, poussé par un rut subi de ma chair, j’entrai dans une maison de débauche, et j’en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la sensation que j’avais de l’ordure sur la peau. Quoi! C’était de cet acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! “ (ibid.: 143). Mintié, déçu et dégoûté, entame son calvaire. Selon Jules, il faut éduquer sans préjugé. Son enseignement peut être qualifié d’anarchiste en ce qu’il dénonce l’influence délétère des institutions sur la vie des 310 Dossier individus. Il déclare à son neveu: „tu vis dans une société, sous la menace des lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison primitive“ (ibid.: 470). Le mal viendrait de ce que la sexualité serait encombrée de discours qui lui ôteraient sa simplicité naturelle. L’éducation traditionnelle créerait ainsi un être tiraillé entre ses principes et sa nature: „j’avais des organes, et l’on m’a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu’il est honteux de s’en servir…“ (ibid.: 471). L’éducation traditionnelle est une déformation éloignant du naturel, inventant le vice, et avec lui la honte et la coercition. Les seuls principes qu’il faut inculquer aux adolescents relèvent de l’encouragement: il faut accompagner plutôt qu’effrayer, commenter plutôt que taire: Les pères et les mères sont de grands coupables… Au lieu de cacher à l’enfant ce que c’est que l’amour, au lieu de lui fausser l’esprit, de lui troubler le cœur, en le lui montrant comme un mystère redoutable ou comme un ignoble péché, s’ils avaient l’intelligence de le lui expliquer carrément, de le lui apprendre, comme on lui apprend à marcher, à manger; s’ils lui en assuraient le libre exercice, à l’époque des pubertés décisives… Eh bien! le monde ne serait pas ce qu’il est… Et les jeunes gens n’arriveraient pas à la femme, l’imagination déjà pourrie, après avoir épuisé, dans le rêve dégradant, toutes les curiosités abominables… (ibid.: 485). Rappelant les trois étapes de développement de la vie sexuelle, Jules réclame une éducation véritable. Cette proposition est subversive, comme le montre la violence des prises de position contre Paul Robin. Ce pédagogue libertaire a dirigé de 1880 à 1894 un orphelinat, d’où il a été renvoyé parce que ses méthodes dérangeaient. Joignant la pratique à la théorie, Mirbeau l’a soutenu (Mirbeau 1894). Robin prêchait l’émancipation sexuelle et la libre satisfaction des besoins. Il expérimenta l’éducation mixte et l’éducation physique, convaincu que l’épanouissement corporel était aussi important que le développement intellectuel et moral. Face aux pressions, il renonce à l’éducation sexuelle, qu’il ne défendra pas moins dans une brochure en 1905, écrivant qu’„à l’âge de la puberté, l’éducation sexuelle, théorique et pratique, doit être très honnêtement donnée à tous et à toutes“ (Robin 1905). À la pointe des théories libertaires, Mirbeau n’en reste pas à l’adolescence. Dix ans après les ‚romans autobiographiques‘, il met en scène des adultes sexuellement émancipés dont il fait, dans une certaine mesure, des théoriciens de la liberté sexuelle. Au tournant du siècle, Mirbeau connaît un nouveau succès de scandale avec Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900), qui se distinguent par l’importance donnée aux personnages féminins se confiant sur leur sexualité. C’est la première fois que Mirbeau leur accorde un tel rôle, à une période où la diffusion des idées anarchistes entraîne une radicalisation des discours féministes. Les héroïnes de Mirbeau mènent une vie libérée et considèrent que le plaisir sexuel est un critère d’évaluation de la vie heureuse. Clara est la plus radicale: elle a gagné la Chine pour assouvir ses désirs car „en Chine, la vie est libre, heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pour nous, du moins… Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir“ (Mirbeau 1991: 133). Plutôt que d’attendre un changement social, Clara 311 Dossier a préféré jouir sans plus attendre. 2 Elle dénonce une société où les pulsions seraient entravées: C’est cette contradiction permanente entre vos idées, vos désirs et toutes les formes mortes, tous les vains simulacres de votre civilisation, qui vous rend tristes, troublés, déséquilibrés… Dans ce conflit intolérable, vous perdez toute votre joie de vivre, toute sensation de personnalité… Parce que, à chaque minute, on empêche, on arrête le libre jeu de vos forces… (Mirbeau 1991: 133sq.). Clara reprend les arguments de Jules et va plus loin puisqu’elle applique ses paroles. Même si elle est aliénée par sa recherche compulsive du plaisir, elle permet à Mirbeau de renforcer sa défense de la vie sexuelle. Clara considère que suivre ses désirs, c’est expérimenter la diversité dans la volupté, ce qu’elle fait en assouvissant ses penchants saphiques avec son amie Annie, ce qui arrive aussi à Célestine, qui n’éprouve pas de gêne à évoquer cette expérience: „l’exemple, peut-être… et, peutêtre aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps…“ (Mirbeau 2012: 342). Malgré la répétition des „peut-être“, les propos de Célestine traduisent la fierté plutôt que la honte. Sa justification esquisse le concept d’expérience sexuelle. Tant qu’elle le peut et, surtout, le veut, Célestine collectionne les délices sans remords; elle n’hésite pas à coucher avec de nombreux domestiques: „si peu de temps que je sois restée dans cette maison, j’ai vu là, le soir, au sixième, toutes les débauches, et j’en ai pris ma part, avec l’emportement, avec l’émulation d’une novice…“ (ibid.: 168). La variété fait le plaisir, et les sensations priment, comme elle le souligne concernant son aventure lesbienne, où elle a trouvé des „sensations nouvelles et gentilles“ (ibid.: 347). Revendiquant la liberté, elle développe une éthique du bonheur sexuel, sous-tendue par quelques règles, ce qui la différencie de Clara. Même si Célestine n’est pas ‚bégueule‘ comme certaines de ses maîtresses, son activité sexuelle ne va pas sans normes, qui doivent garantir l’accès de tous à une sexualité heureuse. Clara est moins démocrate: elle souhaite l’abolition de toutes les normes afin de repousser les limites du désir, chacun devrait laisser s’exercer librement sa volonté de puissance en ce domaine. À l’inverse, l’égalité est nécessaire pour Célestine, car la hiérarchie sociale est en partie responsable des désordres et abus sexuels, transposant sur le plan sexuel ses rapports de domination, qui aboutissent souvent à une satisfaction unilatérale. C’est en ce sens que Célestine utilise un vocabulaire normatif qui peut surprendre dans ses propos, dont la naïveté confine au ridicule. Elle mentionne des relations „bon enfant“ et une manière d’aimer „gentiment… comme tout le monde“. On comprend mieux comment le „vice“ de Cléclé peut être „ingénu“ (ibid.: 342). Ne se limitant pas à cette revendication égalitaire, la servante met la sexualité au centre du bonheur conjugal, en opposant au mariage bourgeois, fondé sur l’intérêt, un couple uni par les affinités sexuelles. Une sexualité épanouie serait la clef du couple, raison pour laquelle elle excuse le comportement adultère de M. Lanlaire, dont la femme refuse de le satisfaire (ibid.: 176). Une fois mariée, Célestine met le plaisir 312 Dossier sexuel au cœur du bonheur de son ménage et ne tarit pas d’éloges sur les performances de son époux: Joseph me suffit, et je crois bien que je perdrais au change, même s’il s’agissait de le tromper avec l’amiral […]. Bien peu de jeunes gens seraient capables de satisfaire une femme comme lui […]. Ce qu’il m’a prise! … Et il les connaît, tous les trucs de l’amour, et il en invente… Quand on pense qu’il n’a pas quitté la province… qu’il a été toute sa vie un paysan, on se demande où il a pu apprendre tous ces vices-là… (ibid.: 477). Affirmant qu’une sexualité épanouie est un des critères du bonheur, Mirbeau va plus loin et pense une certaine autonomie de la vie sexuelle, distincte de la dimension affective de l’amour. Cette dissociation est nette chez Clara dont les désirs fournissent à la troisième partie du Jardin des supplices son centre de gravité. Dans le Journal, Célestine revient elle-même sur son passé en accordant une place importante à ses relations sexuelles, leur consacrant souvent un recul critique dépassant la simple évocation: elle établit des distinctions et dresse une typologie de ses actes. En creux de ses discours se développe une théorisation de la vie sexuelle, qui apparaît comme un parcours largement séparé de l’expérience affective. Les relations sexuelles ont une existence hors du couple car les appétits demandent à être régulièrement assouvis. Même si la satisfaction n’est pas toujours optimale ou que le partenaire n’est pas séduisant, l’acte sexuel ne se produit pas moins sans regret, car il a répondu à un besoin (pas toujours parfaitement identifié) et non forcément à un désir. Célestine se donne souvent „pour la forme“ (ibid.: 224, 324) à un maître, un camarade ou une rencontre d’un soir. Il est d’autant plus pertinent de parler de vie sexuelle que s’établit une routine, dans laquelle Célestine est parfois soulagée de retomber, comme après une relation où elle s’est trop impliquée: „j’éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d’une habitude perdue…“ (ibid.: 223). Soutenant que la sexualité est un besoin impérieux, Célestine se montre rarement difficile: „Bien sûr que Monsieur ne me plairait pas pour coucher avec… Mais, un de plus, ou de moins, au fond, qu’est-ce que cela ferait? “ (ibid.: 150). Une telle déclaration, qui marque le détachement de Célestine, ferait presque oublier la nature de l’acte. Pour autant, elle ne se donne pas systématiquement, refusant notamment les avances de M. de Tarves, ou celles du capitaine Mauger, qui lui inspire une réflexion sur les différents motifs pouvant engendrer l’acte sexuel: Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un instant à l’idée que ce personnage ridicule me tienne dans ses bras, et que je le caresse […]. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt, j’ai couché avec bien des hommes… Cela me paraît, du reste, un acte normal, naturel, nécessaire… Je n’en ai nul remords, et il est bien rare que je n’y aie pas goûté une joie quelconque… Mais un homme d’un ridicule aussi incomparable que le capitaine, je suis sûre que cela ne peut pas arriver, ne peut pas physiquement arriver… Il me semble que ce serait quelque chose contre nature… quelque chose de pire que le chien de Cléclé… (ibid.: 356). 313 Dossier Cette typologie montre que Célestine donne à la vie sexuelle une grande autonomie, sans être pour autant aliénée par ses besoins. Malgré sa position dans l’espace social, Célestine tente de s’émanciper, sur un mode moins radical que Clara. Leur libération ne va cependant pas sans contradictions. On peut se demander si Mirbeau ne réfléchit pas aux limites de l’émancipation qu’il défend. Clara incarne les apories de la recherche effrénée du plaisir sexuel. Aussi libre qu’elle soit, elle semble difficile à prendre pour modèle. Rescapé de l’initiation que Clara lui avait promise, le narrateur n’est plus qu’un homme „à la figure ravagée“, à „la chevelure et la barbe prématurément toutes grises“, qui s’est usé en descendant „jusqu’au fond du désir humain“ (ibid.: 58; Mirbeau 1991: 63). L’échec de la quête est suggéré dès le début du récit, dont on attend la chute inéluctable. Clara, punie pour ses excès, est plus victime qu’elle ne le croit, car „contrairement à ce qu’affirme le narrateur, Clara n’est pas le symbole de cette amoralité naturelle de la femme, mais celui de l’immoralité dans laquelle est obligée de se réfugier celle qui veut rejeter une société pervertie, abondamment décrite dans la première partie du roman“ (Marquer 2005: 56). Son immoralisme la conduit à la limite de la mort, dans une crise de démence consécutive à la tension nerveuse engendrée par l’exacerbation des plaisirs. La crise constitue une purgation symbolique, comme Clara le perçoit ellemême: „je suis pure ainsi… je suis toute blanche…“ (Mirbeau 1991: 267). Dans une certaine mesure, Célestine est elle aussi victime de l’organisation sociale. Certes, elle échappe à sa condition de domestique, mais elle se soumet à son mari, qui fait d’elle une courtisane chargée de faire consommer davantage les clients de leur hôtellerie. En se mariant, Célestine est rattrapée par les normes sociales, victime du mariage bourgeois qu’elle critiquait. De plus, malgré les affirmations de liberté, le roman trace des oscillations entre sexualité triomphante et sexualité subie. La locution „pour la forme“, constamment répétée par Célestine, peut être une marque de résignation face à sa condition précaire. Il peut s’agir aussi d’une des conséquences du viol subie dans son enfance, dont elle ne semble pas retirer de dégoût ou de rancœur (Mirbeau 2012: 164). Comme chez Juliette Roux, la femme fatale du Calvaire, le viol entraîne un rapport faussé à la sexualité, d’où la nécessité de protéger et d’éduquer l’enfance en matière sexuelle (Mirbeau 2000: 204). Célestine s’avoue elle-même qu’elle est parfois victime de ses pulsions: Et ne jamais savoir ce que je veux… et ne jamais vouloir ce que je désire! … Je me suis donnée à bien des hommes, et, au fond, j’ai l’épouvante - pire que cela - le dégoût de l’homme, quand l’homme est loin de moi. Quand il est près de moi, je me laisse prendre aussi facilement qu’une poule malade… et je suis capable de toutes les folies. Je n’ai de résistance que contre les choses qui ne doivent pas arriver et les hommes que je ne connaîtrai jamais… Je crois bien que je ne serai jamais heureuse… (Mirbeau 2012: 407). Célestine révèle que sa sexualité tient aussi de la névrose, que sa liberté cache une forme d’aliénation. On peut lire ici l’influence de Schopenhauer, qui présente l’être humain - et surtout la femme - comme un animal qui ne maîtrise pas sa sexualité, 314 Dossier même s’il a l’impression du contraire. Le „dégoût de l’homme“ de Célestine révèle son rapport problématique à la sexualité et souligne son impossibilité de résister à certains appels de la chair (ibid.: 247). Elle ne semble donc pas plus libérée que Clara, si ce n’est qu’elle est consciente de ses faiblesses, ce qui est un premier pas vers la liberté, comme l’enseigne l’abbé Jules, pour qui l’Homme doit accepter sa naturalité. Dans ses romans, Octave Mirbeau développe un regard original sur la sexualité, qu’on peut qualifier d’anarchiste, puisqu’il contribue à la théorisation libertaire de la sexualité. L’auteur affirme que la sexualité concourt au bonheur individuel et que son refoulement conduit au crime plutôt qu’à la sainteté, tout en constatant qu’elle est aliénée par l’organisation sociale et les idéologies. Il faut donc la libérer. Chacun peut vivre librement sa sexualité. Naturelle et nécessaire, elle ne doit pas être entravée mais acceptée, elle doit faire l’objet d’une éducation spécifique pour mieux en jouir. Mirbeau ne se limite pas à traiter le sujet dans sa fiction: il défend Paul Robin, mais aussi Oscar Wilde, emprisonné pour son homosexualité. Lucide, Mirbeau sait toutefois que la libération sexuelle n’est pas sans risques. Il la défend au nom de ses idéaux de justice, parce qu’elle implique l’égalité et le respect des individus, parce qu’elle vise à leur épanouissement individuel. Le Jardin des supplices montre que cette liberté peut se retourner en la pire des servitudes volontaires. Par ailleurs, contrairement à d’autres anarchistes, comme Émile Armand, il ne pense pas que la libération sexuelle sera nécessairement suivie d’autres libérations; notre modernité lui donne raison. Mirbeau sait que la liberté est toujours à reconquérir, tout en étant convaincu que la sexualité comporte une part irrationnelle et indomptable. La première lutte à mener, c’est le travail sur soi. Les convictions métaphysiques de l’auteur entrent en conflit avec ses opinions politiques: le lecteur de Schopenhauer dément l’anarchiste-individualiste. Les contradictions de Mirbeau font la richesse et l’actualité de sa pensée qui a le mérite de ne pas simplifier le problème sexuel. In fine, sa pensée révolutionnaire rejoint les classiques, car, tout en esquissant les voies de la libération à l’usage de tous, il renvoie le problème à une solution partielle et individuelle: la connaissance de soi et l’examen de conscience qui sont les piliers de la sagesse des Anciens. Bouchet, Thomas, Les Fruits défendus: socialismes et sensualité du XIX e siècle à nos jours, Paris, Stock, 2014. Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social: insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007. Marquer, Bertrand, „L’hystérie comme arme polémique dans l’Abbé Jules et Le Jardin des supplices“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 12, 2005. Mirbeau Octave, Œuvre romanesque, ed. Pierre Michel, t. 1, Paris, Buchet/ Chastel / Angers, Société Octave Mirbeau, 2000. —, Le Jardin des supplices [1900], Paris, Gallimard (Folio classique), 1991. —, Le Journal d’une femme de chambre [1900], Paris, Le Livre de Poche, 2012. —, „Cartouche et Loyola“, in: Le Journal, 9 septembre 1894. Robin, Paul, „La Vraie morale sexuelle“, in: Le Néo-malthusianisme, Paris, Librairie de Régénération, 1905. 315 Dossier 1 L’individualisme est une notion plus vaste, on la retrouve par exemple chez l’anarchiste Sébastien Faure dans sa brochure de 1928, La Synthèse anarchiste, qui distinguait quatre tendances. 2 Clara semble plus jouisseuse qu’anarchiste, puisque son plaisir naît souvent aux dépens d’autrui. Elle profite de l’exploitation coloniale pour assouvir ses fantasmes.