eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Octave Mirbeau et l’inconnaissable

2018
Pierre Michel
ldm43170-1710263
263 Dossier Pierre Michel Octave Mirbeau et l’inconnaissable Un homme des Lumières Héritier des Lumières, dont il se réclamait dès sa jeunesse, Mirbeau est un ardent promoteur de la recherche scientifique et des applications techniques susceptibles de bouleverser avantageusement les conditions de vie des peuples et de faciliter leur émancipation intellectuelle et sociale. Mais il n’en est pas moins sensible aux dangers d’un scientisme et d’un progressisme bornés et il est tout à fait conscient des limites de l’esprit humain face à un univers chaotique et impénétrable, où, en l’absence de tout grand architecte, rien ne rime à rien. Toute son œuvre porte témoignage de son effort pour saper la confiance aveugle en la raison humaine, pour susciter le soupçon et pour accorder à l’inconnaissable toute la place qui lui revient. Et pourtant Mirbeau est bien un homme de son temps, où triomphe la connaissance scientifique, et il voit dans la science et dans la méthode expérimentale le seul moyen de faire progresser les connaissances humaines. Quoique doté d’une culture classique, essentiellement littéraire, artistique et historique, il s’est toujours passionné pour la recherche scientifique et a tâché d’en suivre les progrès, malgré la légèreté de son bagage initial, et il a acquis de solides connaissances dans plusieurs disciplines, au premier chef en matière de botanique, de zoologie et d’entomologie. Comme le révèle sa correspondance, il a été en contact avec des scientifiques de renom, tels que De Cyon, son ancien patron du Gaulois, ou Pouchet, à qui il demande conseil pour l’éducation scientifique des fils de Claude Monet, ou encore Jean-Henri Fabre, à qui il prétend avoir fait part de ses observations sur les fourmis et les abeilles. Sa bibliothèque témoigne aussi de l’ampleur de sa curiosité, et on y trouve les œuvres de Darwin, 1 de Haeckel, de Fabre, de Charcot, de Lombroso, de Büchner, de Spencer, de Buffon et, bien sûr, de son ami Maeterlinck, qui a consacré des volumes à la vie des insectes et à l’intelligence des fleurs. Il voit, dans la connaissance scientifique, le meilleur moyen de prémunir les jeunes cerveaux contre les „pétrisseurs d’âmes“ (Mirbeau 1901) ensoutanés et contre les mensonges religieux et de leur permettre d’échapper à l’aliénation et à l’obscurantisme, qui empoisonnent l’esprit du plus grand nombre et le servilisent, comme on le voit d’abondance dans Sébastien Roch. 2 À cet égard, le rôle des savants lui paraît plus décisif que celui des écrivains: „Je constate chaque jour et déplore que la presse laisse le public ignorant de tout ce qui se fait en science, psychologie, philosophie. Et pourtant, ce mouvement-là n’est-il pas plus important que l’agitation littéraire? Berthelot n’est pas moins grand que Hugo… J’aurais ma vie à refaire, je me jetterais à corps perdu dans les sciences“ (Mirbeau 1904). 3 C’est également cette éducation qui peut seule contribuer à faire reculer les superstitions les plus grossières qui, en France même, grâce à l’ignorance entretenue par les dominants, continuent d’empoisonner l’esprit des paysans normands 264 Dossier ou bretons dont Mirbeau peuple ses contes. Alors qu’ils crient au surnaturel face à des phénomènes pas encore expliqués scientifiquement, Mirbeau, matérialiste radical, croit „seulement à la matière, à la nature, à la force de l’idée et de la volonté. Le surnaturel, c’est l’ignorance qui le crée de toutes pièces. Tout phénomène qu’on ne peut encore expliquer est réputé surnaturel par les simples d’esprit“ (Mirbeau 1905). C’est aussi la science qui est à la source de progrès appréciables dans les conditions d’existence du plus grand nombre, grâce aux grandes inventions. Deux d’entre elles ont retenu particulièrement son attention et lui inspirent deux de ses œuvres, Les affaires sont les affaires et La 628-E8: l’électricité, qui révolutionne la production industrielle et le confort de l’habitat, et l’automobile, qui révolutionne les transports, renouvelle la perception du monde et facilite les contacts entre les peuples, constituant ainsi un facteur de paix. Néanmoins Mirbeau refuse de s’aveugler devant les risques d’une confiance excessive placée dans la science et dans les savants, ou prétendus tels, qui sont souvent d’une extrême naïveté; 4 il est lucide devant les dangers de nombre de ses applications techniques, il critique l’idéologie scientiste et met en garde contre l’exorbitant pouvoir des ingénieurs, susceptibles, dans leur mégalomanie et du fait de l’impunité qui leur est garantie, de détruire notre planète. 5 Critique du scientisme Mirbeau est en effet parfaitement conscient des insuffisances et même des dangers de cette dégénérescence de la science qu’est le scientisme, et il se plaît, dans ses fictions, à imaginer de cocasses mais inquiétantes figures de pseudo-savants, aussi foireux que dogmatiques, à l’instar du Triceps de L’Épidémie et du Legrel de Dingo. Le pseudo-embryologiste envoyé en mission à Ceylan, dans Le Jardin des supplices, entend le ministre, qui souhaite se débarrasser d’un complice devenu compromettant, justifier ainsi cette cocasse mission: „L’embryologie, mon petit, Darwin… Hæckel… Carl Vogt, au fond, tout ça, ça doit être une immense blague! …“ (Mirbeau 2003a: 83). Pourquoi cette critique du scientisme? En premier lieu, parce que Mirbeau n’est pas du tout persuadé que la Vérité soit accessible, ce qui ne peut que l’inciter à se défier des présomptueux savants qui s’imaginent naïvement pouvoir éclaircir tous les mystères de l’univers. Il ne conteste pas la raison en soi, mais les abus dangereux auxquels elle peut donner lieu. Si faillible qu’elle soit, la raison est un outil indispensable pour qui souhaite introduire un peu de rationalité dans un univers chaotique, où rien ne rime à rien, et dans une société à la fois injuste et aberrante. Non pas la Raison, entité sacralisée, qui est supposée, depuis Descartes, être la clé ouvrant toutes les portes de la connaissance, mais la raison pratique, nécessaire pour seconder la sensibilité et l’intuition, qu’il s’agisse du métier de l’artiste ou de l’écrivain, de la bonne gouvernance du responsable politique ou économique, du civisme du simple citoyen, ou de la gestion 265 Dossier de la vie quotidienne et des affects de chaque individu. La raison est un bien trop précieux pour qu’on en laisse le monopole à ceux qui s’en réclament abusivement. Ensuite, parce que les scientistes s’aveuglent sur les effets à long terme de leur maîtrise de la planète, qu’ils risquent fort de conduire à sa perte. Mirbeau est lucide sur les dangers du progrès technique, du fait de l’omnipotence des ingénieurs et de leur impunité: Les ingénieurs sont une sorte d’État dans l’État, dont l’insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité. Une caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n’est jamais exercé et qui se permet ce qu’elle veut! Quand, du fait de leur incurie notoire, ou de leur entêtement systématique, une catastrophe se produit, […] ce n’est jamais sur eux que pèsent les responsabilités… Ils sont inviolables et sacro-saints (Mirbeau 1899). Enfin, parce que le scientisme, instrumentalisation de la science, n’est nullement une idéologie neutre: elle est, pour les nouveaux maîtres du pays, en quête de légitimation, un succédané des religions chrétiennes sur lesquelles reposaient le pouvoir des monarques et les privilèges des anciennes classes dominantes. Or Mirbeau conteste radicalement la rationalité des sociétés modernes et du régime républicain: à ses yeux, tout y va à rebours du bon sens et de la justice et les sociétés modernes, qui se prétendent ‚civilisées‘, reposent en réalité sur le vol et sur le meurtre, et elles semblent même prises carrément de folie, comme on le voit surabondamment dans Les 21 jours d’un neurasthénique. Contester la primauté de la raison, comme le fait Mirbeau, c’est du même coup remettre radicalement en cause le bien-fondé de la société moderne, de ses institutions sacro-saintes, de ses valeurs supposées intangibles et de ses idéaux apparemment les plus nobles. Les limites de la connaissance Pour Mirbeau, en effet, la connaissance rationnelle a d’indépassables limites: Tout d’abord, en l’absence de toute puissance supérieure, de tout architecte divin organisant le chaos en cosmos, il ne saurait y avoir de finalité aux choses, leur connaissance ne peut donc être qu’approximative: „Les choses n’ont pas de raison d’être et la vie est sans but“; ce serait par conséquent „une grande folie que de chercher une raison aux choses“; „Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d’Edison qui s’imagine l’avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d’inallaitables mamelles? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces? Pourquoi des critiques dans la littérature? “ (Mirbeau 1890b). Ensuite, nous ne connaissons qu’une partie infinitésimale de l’univers, l’infiniment grand nous dépasse infiniment, et l’homme n’est qu’un „vil fétu, perdu dans ce tourbillon des impénétrables harmonies“, comme le découvre avec terreur, avant d’avoir lu Pascal, le narrateur de Dans le ciel, encore adolescent. 6 Dans ces conditions, rien de surprenant s’il existe des tas de phénomènes inexplicables en l’état actuel de nos connaissances. Mais trop souvent, à en croire 266 Dossier Mirbeau qui y est particulièrement attentif, la science officielle préfère les ignorer et les réfute a priori, au lieu de les étudier, ce qui pourrait remettre en question des certitudes bien ancrées. En 1885, il s’intéresse notamment aux mahatmas indiens, qui auraient complètement renoncé „aux passions de la vie“ et qui, „plus près de la divinité que de l’homme“, seraient arrivés à un tel point de détachement que leur cerveau peut „s’éthériser en quelque sorte“ et „franchir les immenses espaces du vide…“ (Mirbeau 1885a). À cette époque, il s’intéresse aussi à l’hypnotisme 7 et prétend avoir été témoin de plusieurs expériences „qui confondent la raison humaine“ et en comparaison desquelles les expériences de Charcot ne sont que „de plaisantes et insignifiantes farces“ (Mirbeau 1885b). On n’est certes pas forcé de le croire, d’autant qu’il exagère visiblement pour frapper davantage son lectorat, mais cet intérêt pour les richesses spirituelles supposées de l’Inde est le corollaire de sa conviction des limites de la rationalité occidentale. En ce qui concerne le psychisme humain, il lui paraît éminemment et inextricablement contradictoire et la place qu’y occupent des pulsions inconscientes rend sa connaissance quasiment impossible, quoi que prétende Freud - lequel, précisément, a „raté Mirbeau“, selon Patrick Avrane (Avrane 1999: 48-50). Mirbeau se distingue par son rejet de tout ce qui prétend donner une trompeuse apparence de scientificité à des domaines de recherches qui reflètent les préjugés de l’époque et qui tendent à simplifier outrageusement les phénomènes les plus complexes de la vie psychique, comme il en a eu la „révélation“ à la lecture de Dostoïevski, ce „voyant“ qui fait pénétrer ses lecteurs „en pleine vie morale“ et leur „fait découvrir des choses que personne n’avait vues encore, ni notées“: „Lorsqu'on étudie un homme, il ne faut pas de logique. Voyez Dostoïevski, un des plus grands écrivains que je sache, il a vu tous les hommes comme des fous. Il avait raison. […] Toujours, partout, les preuves abondent que l’homme a plus d’aptitude à la folie qu’à la raison“ (Mirbeau 1905). Ce sont Tolstoï et Dostoïevski qui nous ont, selon Mirbeau, „appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde, derrière un visage humain, au fond des ténèbres de la subconscience, ce tumulte aheurté, cette bousculade folle d’incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves, qui rendent l’homme si douloureux et si comique… et si fraternel! …“ (Mirbeau 1991). Cette impossibilité, pour l’homme, de se comprendre lui-même et de comprendre les autres est à la source de l’incommunicabilité entre les classes sociales, entre les peuples et entre les sexes, comme l’illustrent ses romans et ses contes. De l’inconnaissable dans le roman Voyons maintenant comment Mirbeau romancier s’emploie, dans ses récits, à préserver la part de l’inconnaissable. Tout d’abord, il refuse l’analyse psychologique, qui décompose le complexe en éléments simples et prétend pouvoir expliquer facilement - et pour cause! - le comportement de personnages de fiction. Il se gausse du prétentieux scalpel dont se 267 Dossier targue Paul Bourget et préfère mettre en lumière les incohérences apparentes de ses personnages, quand ils obéissent à des impulsions soudaines et souvent contradictoires, comme l’illustre notamment l’abbé Jules du roman homonyme, où Mirbeau acclimate la psychologie des profondeurs, révélée par Dostoïevski. Pour la même raison, il choisit de recourir au récit à la première personne, 8 sans que le lecteur puisse juger de la véridicité des faits rapportés. C’est le personnage seul qui, à l’occasion, se livre à des tentatives d’introspection, sans nous offrir la moindre garantie de véracité, ni même d’honnêteté, dans la mesure où le récit est forcément suspect de partialité et d’autojustification. C’est particulièrement évident dans Le Calvaire, où le récit, en forme d’expiation publique, doit permettre au narrateur d’entamer sa „rédemption“, dans une suite qui devait porter ce titre et que le romancier n’a jamais rédigée. Mais aussi dans La 628-E8, où le narrateur se demande ingénument, dès l’entame de ce qui est annoncé comme un journal de voyage en automobile: Est-ce bien un journal? Est-ce même un voyage? N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent? (Mirbeau 2003b) Dans L’Abbé Jules, le narrateur n’est qu’un témoin qui, lors des faits, rapportés très longtemps après, n’est qu’un adolescent, d’où un double soupçon: d’avoir déformé nombre de souvenirs, faute d’avoir bien compris ce qui se passait sous ses yeux (par exemple, lors de la lecture d’Indiana), et, plus grave encore, d’avoir carrément inventé des épisodes, ou des „batailles sous un crâne“, dont il n’a aucune connaissance directe. Le résultat en est que l’abbé Jules restera à tout jamais „une indéchiffrable énigme“ (Mirbeau 2003c: 56). À la différence des romans qui, dans la continuité de Balzac et de Zola, entendent fournir aux lecteurs tous les éléments nécessaires à leur compréhension des événements rapportés, Mirbeau laisse subsister, dans son récit, des trous qui désarçonnent le lecteur et frustrent son attente. C’est ainsi que, dans L’Abbé Jules, nous ne saurons jamais ce que le frénétique abbé a bien pu „fabriquer à Paris“ au cours des six mystérieuses années qu’il y a passées: à cette question récurrente, voire obsessionnelle, nulle réponse, il revient au lecteur d’imaginer ce qu’il voudra… Dans Le Journal de Célestine, à la différence de tout roman policier qui se respecte, le coupable du viol et de l’assassinat de la petite Claire ne sera jamais démasqué et nous n’aurons droit qu’à la conviction intime de Célestine, purement subjective, et sans le moindre indice accablant. 9 C’est un trou de nature différente que l’on rencontre dans Sébastien Roch: le viol du héros éponyme est remplacé par une ligne de points. 10 Mirbeau a visiblement craint que des précisions trop crues ne risquent de donner à une scène tragique un certain piment érotique tout à fait contre-productif; de surcroît, ce vide dans la narration symbolise aussi l’effet produit, dans la mémoire de l’adolescent, par le traumatisme de la scène, qui oblitère le souvenir. 268 Dossier Les romans de Mirbeau se caractérisent également par un refus croissant du finalisme inhérent au roman bien construit et à la pièce bien faite, où tous les événements ont été arrangés par le substitut de Dieu qu’est le romancier ou le dramaturge omnipotent, qui poursuit ses propres fins et vise à produire sur les lecteurs les divers effets désirés, mais sans faire pour autant sentir sa présence. Rien de tel chez Mirbeau, qui ne recule pas devant l’inachèvement apparent (c’est le cas des Mémoires de mon ami et de Dans le ciel 11 ) et qui, surtout, tend de plus en plus à pratiquer la simple juxtaposition d’anecdotes sans liens évidents entre elles, comme dans Le Journal d’une femme de chambre et La 628-E8. À l’instar de son ‚dieu‘ Rodin dans le domaine de la statuaire, il recourt au collage: ainsi, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, cas extrême, il met bout à bout une cinquantaine de récits parus dans la presse au cours des deux décennies précédentes; plus provocatoirement encore, dans Le Jardin des supplices, il colle bout à bout trois ensembles de textes conçus indépendamment, avec des personnages différents et en des styles également différents (discussion de salon entre intellectuels, satire farcesque et grand-guignol exotique). Le complément du collage est la fragmentation, qui consiste à décomposer un ensemble préexistant en éléments simples, publiés indépendamment les uns des autres, parfois même sous le titre de „Fragments“, comme Mirbeau l’a fait pour Dans le ciel et Le Journal. L’approche que va avoir le lecteur du journal va être extrêmement différente de celle du lecteur du roman. En découvrant un simple fragment, dont il ignore les tenants et les aboutissants, il n’a d’autre choix que de le juger en lui-même, indépendamment des chapitres qui, dans le roman publié, précèdent et suivent le fragment, et sans être tenu de s’intéresser au passé ou au devenir des personnages. Il est ainsi plongé in medias res et peut jeter sur le texte un regard neuf, qui n’a pas été conditionné par toutes les impressions produites par les chapitres précédents. Les habitudes du lectorat en sont toutes chamboulées: au lieu d’un récit cohérent, où tout se tient, et qui respecte les codes de la vraisemblance et de la crédibilité romanesque, il se trouve face à un agencement arbitraire de textes dissemblables, dont les coutures, loin d’être cachées comme il se doit pour faire croire à la vérité du texte, s’exhibent au contraire, faisant apparaître le travail du démiurge qu’est le romancier qui tire les ficelles. Mirbeau a franchi un pas supplémentaire dans ses deux derniers récits (La 628- E8, Dingo), où, mettant en œuvre une autofiction avant la lettre, il en arrive à remettre en cause l’autorité de l’écrivain. Car il s’y met lui-même en scène. Non pas en tant qu’auteur chargé de nous délivrer un message, ni même en tant que narrateur soucieux de nous restituer un récit bien structuré et qui ait du sens, ni a fortiori en tant que personnage central, doté de qualités rares et supérieures. Mais simplement en tant que témoin des exploits des deux véritables héros, devant lesquels il s’efface: dans La 628-E8, il n’est qu’un voyageur trimballé par son nouveau jouet automobile, sur les routes de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, et soumis aux bouleversements imposés par sa machine, qu’il subit plus qu’il ne la dirige; dans Dingo, il se transmue en banal gentleman-farmer transplanté dans le Vexin, il n’est plus qu’un citoyen bien formaté de la France radicale et il perd même le contrôle de son propre 269 Dossier récit au profit d’un animal, qui se permet en outre de lui donner des leçons d’humanité… D’emblée, on le voit, l’autofiction mirbellienne arbore ses spécificités: de la personnalité historique de l’intellectuel engagé, du justicier sans peur et sans reproche, on est passé à un individu médiocre et peu engageant, souvent veule, stupide, aveugle et conformiste, mais qui n’en porte pas moins le même nom que le grand écrivain respecté. Mirbeau-personnage y est véritablement à contre-emploi, et tout se passe comme s’il prenait plaisir à s’afficher dépourvu des qualités qui l’ont fait admirer des uns et craindre des autres, pour n’être plus qu’un pauvre hère, ondoyant et divers au gré de son automobile et de son chien, et bien en peine d’assumer la moindre responsabilité, fût-elle celle d’un romancier soucieux de contrôler sa production. Cette ambivalence, on la retrouve dans la quasi-totalité de ses personnages, de sorte que, même si certains semblent bien porter la parole du romancier, à l’instar de la Clara du Jardin es supplices à qui il prête ses propres articles, il est pour autant impossible de ne voir en eux que des personnages positifs. Ainsi, si l’abbé Jules défend bien des idées de Mirbeau sur l’Église catholique ou sur l’éducation, il est tellement brouillon dans ses explications et accomplit tellement de vilenies que les thèses qu’il expose en sont éclaboussées. Célestine, la femme de chambre, est bien la voix de son maître quand elle révèle les dessous nauséabonds du monde immonde; mais elle est incapable de donner un contenu positif à sa révolte et à son dégoût et elle finit dans la peau d’une bourgeoise, complice d’un voleur et, peut-être, d’un assassin d’enfant, et qui, trahissant ses congénères, se permet de houspiller ses bonnes. Il n’est pas jusqu’à Germaine Lechat, modèle de femme intellectuellement et sexuellement émancipée, qui ne fasse preuve de trop de froideur et d’exigences pour ne pas doucher quelque peu l’enthousiasme de son amant (et celui des féministes). Inversement, son père, qui est un affairiste sans scrupules et un prédateur cynique parfaitement odieux, n’en est pas moins aussi un capitaine d’industrie qui développe les forces productives et contribue, ce faisant, au progrès économique et social. 12 Refusant tout manichéisme, Mirbeau place le lecteur devant les contradictions inhérentes à la réalité des hommes et de la société, y compris ses propres contradictions, ce qui devrait exclure tout jugement simpliste et unilatéral. Au lieu d’apporter à ses lecteurs du prêt-à-penser, il a pour mission de susciter leurs doutes et leurs interrogations, de les inquiéter et de les mettre mal à l’aise. Du coup, l’œuvre mirbellienne ne peut être que fondamentalement ambiguë, ce qui est très dérangeant. Le recours au dialogisme, au paradoxe, à l’anecdote, à l’humour noir, contribue à déconcerter le lecteur, à lui faire perdre ses repères, à ébranler ses convictions. Résultat: les problèmes qui se trouvent posés dans ses œuvres ne débouchent sur aucune solution; l’aporie est la règle, aussi bien dans Les Mauvais bergers que dans Le Jardin des supplices ou Dingo. C’est évidemment inconfortable pour la plus grande partie du lectorat. 270 Dossier Conclusion Si Mirbeau est pleinement de son temps en accordant la priorité à la connaissance scientifique, en vantant les bienfaits du progrès technique et en rejetant les superstitions et les vieilleries religieuses, il manifeste aussi une distance critique par rapport à la nouvelle doxa. Il est à la fois beaucoup plus radical que les républicains au pouvoir quand, athée et matérialiste convaincu, il entend défendre farouchement la laïcité et tenter d’éradiquer le „poison religieux“ dont ils s’accommodent fort bien. 13 Mais en même temps il est beaucoup plus soucieux des effets pervers et collatéraux du progrès scientifique, car il connaît les limites et les contradictions du savoir humain et refuse de pratiquer la politique de l’autruche. Il est également conscient du caractère nécessairement provisoire, approximatif et incomplet des connaissances scientifiques, car le progrès, au fil des ans, consiste justement à corriger ce qui passait auparavant pour des vérités intangibles. Dès lors, il est clair que la Vérité, dont se réclament les dreyfusards, est en réalité un idéal inaccessible et que personne ne saurait se vanter de la posséder. Réfractaire à l’autorité par tempérament, il l’est aussi par sa conscience des abus qu’elle engendre inévitablement, et ce refus radical de l’autorité sous toutes ses formes l’amène à remettre en cause sa propre ‚autorité d’auteur‘: au risque de décevoir l’attente de ses lecteurs, il refuse en effet de leur asséner des convictions qu’ils n’auraient plus qu’à absorber. Au lieu de leur apporter des certitudes rassurantes ou des illusions consolantes, il les inquiète, les dérange et les déstabilise en les obligeant à „regarder Méduse en face“. Il n’a jamais sacrifié son éthique ni son esthétique aux supposées exigences du combat politique, au nom d’un prétendu ‚réalisme‘. Mais, ce faisant, ne risque-t-il pas de mettre en danger sa mission d’intellectuel éthique, désireux d’ouvrir les yeux des aveugles volontaires que nous sommes tous, plus ou moins? Car des lecteurs pourraient être incités à se détourner d’un auteur qui, tout en les obligeant à se poser des questions dérangeantes, refuse de leur apporter des réponses. Mirbeau en est sans doute conscient, car il se sent en permanence inférieur à sa mission d’écrivain et, comme Albert Camus, qui est son héritier, il est rongé par la mauvaise conscience. Et, comme Camus, tout en sachant pertinemment que l’univers n’a aucun sens, il considère qu’il est de son devoir éthique et esthétique d’aider les hommes à s’en donner un. Mais ce sens, ce n’est pas à l’auteur de l’affirmer a priori et il appartient à chaque lecteur de l’élaborer, en toute liberté. De fait, de ses œuvres, au-delà de l’indignation qui en est le moteur, aucune conclusion positive ne se dégage clairement: l’ambiguïté et la contradiction sont bien au cœur de sa vision du monde et de l’homme. Et c’est ce qui, nonobstant la traversée du désert qui a suivi sa disparition, assure la pérennité de ses œuvres et leur confère une actualité permanente. Avrane, Patrick, „Freud rate Mirbeau“, in: Europe, 839, mars 1999, 44-54. Mirbeau, Octave, „Lettres de l’Inde“, in: Le Gaulois, 8 mars 1885a. —, „De l'hypnotisme“, Le Gaulois, 23 mars 1885b. 271 Dossier —, „Cartouche et Loyola“, in: Le Journal, 9 septembre 1894. —, „Questions sociales“, in: Le Journal, 26 novembre 1899. —, „Amour ! Amour ! “, in: L'Écho de Paris, 25 juillet 1890a. —, „? “, L'Écho de Paris, 25 août 1890b. —, „Les Pétrisseurs d’âmes“, in: Le Journal, 16 février 1901. —, interview par Louis Vauxcelles, in : Le Matin, 8 août 1904. —, interview sur l’affaire Syveton, in: L’Aurore, 10 janvier 1905. —, interview, in: Georges Meunier, Ce qu’ils pensent du ‚merveilleux‘, Paris, Michel, 1911, 255- 266. —, Lettre à Léon Tolstoï, Reims, À l’écart, 1991. —, Le Jardin des supplices, s. l., Éditions du Boucher, 2003a. —, L’Abbé Jules, s. l., Éditions du Boucher, 2003b. —, La 628-E8, s. l., Éditions du Boucher, 2003c. —, Dans le ciel, s. l., Éditions du Boucher, 2003d. 1 Dans une lettre inédite à Claude Monet de juin 1895, Mirbeau lui conseille d’acheter L’Origine des espèces „de ce merveilleux Darwin“, pour le faire lire à ses fils et leur apprendre à observer. 2 Le sujet en est „le meurtre d’une âme d’enfant“, meurtre qui procède autant du viol de l’esprit des adolescents que de celui de leurs corps, par les incestueux „pères“ jésuites. 3 Sur la priorité à accorder aux recherches scientifiques, cf. aussi Mirbeau 1890. 4 „Un savant ou prétendu tel est presque toujours un être étrangement naïf, extraordinairement gobeur, et singulièrement empressé à prendre des vessies pour des lanternes. Totalement dépourvu d’imagination, le savant n’en est pourtant pas moins le plus grand chevaucheur de chimères que je connaisse. Toute sa science se réduit à un certain nombre d’hypothèses plus ou moins ingénieuses et dont quelques-unes feraient rire à se tordre un enfant de dix ans. […] J’ai découvert, dans des ouvrages ‚scientifiques‛ écrits par des hommes qui passent pour de très grands savants, des propositions qui, pour être formulées en des termes fort graves, atteignent cependant les plus hauts sommets du comique“ (Mirbeau 1911). 5 Mirbeau fait ainsi parler un ingénieur, qu’il met en scène dans „Nocturne“ (Le Journal, 19 juillet 1900): „Moi, le grand maître des destinées, qui distribue à mon gré la douleur ou la joie, je me sens tout petit devant cette fécondité énorme et bienfaitrice… Comment faire pour transformer tout cela en un cloaque immonde et pestiféré? … J’empoisonne les sources, les villes, les rivières… Partout où je passe je sème la mort et la ruine… J’ai changé des pays délicieux en mortels marécages… Des prairies qui embaumaient, j’ai fait des sentines… Là où j’ai marché, on ne peut plus vivre. De très loin j’amène sur les villes, avec les eaux impures, les fièvres typhoïdes, le choléra, la peste… Mes fantaisies et mes calculs sont plus nuisibles à l’humanité que l’érotisme sanguinaire d’un Néron ou le cruel ennui d’un Héliogabale…“ 6 „Une nuit que je ne dormais pas, j’ouvris la fenêtre de ma chambre, et m’accoudant sur la barre d’appui, je regardai le ciel, au-dessus du jardin noyé d’ombre. Le ciel était couleur de violette, des millions d’étoiles brillaient. Pour la première fois, j’eus conscience de cette formidable immensité, que j’essayais de sonder, avec de pauvres regards d’enfant, et j’en fus tout écrasé. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraya; j’eus la terreur de ces étoiles si muettes, dont le pâle clignotement recule encore, sans l’éclairer jamais, le mystère affolant de l’incommensurable. Qu’étais-je moi, si petit, parmi ces mondes? De qui donc 272 Dossier étais-je né? Et pourquoi? Où donc allais-je, vil fétu, perdu dans ce tourbillon des impénétrables harmonies? Quelle était ma signification? Et qu’étaient mon père, ma mère, mes sœurs, nos voisins, nos amis, tous ces atomes emportés par on ne sait quoi, vers on ne sait où… soulevés et poussés dans l’espace, ainsi que des grains de poussière sous le souffle d’un fort et invisible balai? … Je n’avais pas lu Pascal - je n’avais rien lu encore - et quand, plus tard, cette page que je cite de mémoire, me tomba sous les yeux, je tressaillis de joie et de douleur, de voir imprimés si nettement, si complètement, les sentiments qui m’avaient agité, cette nuit-là… / Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme: et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi le peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point, plutôt qu’à un autre, de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour“ (Mirbeau 2003d: 48sq.). 7 Cf. ses deux articles sur l’hypnotisme dans Le Gaulois du 23 et du 29 mars 1885. 8 La seule exception est la première partie de Sébastien Roch: le viol de l’adolescent éponyme relevant de l’indicible, il n’était pas concevable de le charger d’en faire le récit. 9 Le seul indice susceptible d’être exploité, mais qui ne l’est pas - à supposer qu’il ne s’agisse pas d’une inadvertance du romancier -, tend au contraire à innocenter Joseph… 10 Mirbeau avait déjà recouru à ce procédé dans des scènes de viol présentes dans deux romans écrits comme ‚nègre‘, L’Écuyère et Dans la vieille rue. 11 Après le dénouement tragique, il n’y a pas de retour au premier narrateur, contrairement aux règles en vigueur dans les récits en abyme. 12 De même, dans Les Mauvais bergers, tout en prenant naturellement le parti des grévistes massacrés, Mirbeau ne charge pas pour autant le patron Hargand, qui est loin d’être le pire du troupeau. 13 Sur la complicité entre les cléricaux et les politiciens au pouvoir, cf. Mirbeau 1894.