eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Avant-propos

2018
Arnaud Vareille
Till R. Kuhnle
ldm43170-1710250
250 Dossier Till R. Kuhnle / Arnaud Vareille (ed.) Mirbeau, enfant terrible de la Belle Époque Arnaud Vareille / Till R. Kuhnle Avant-propos Le dossier Octave Mirbeau, enfant terrible de la Belle Époque est le fruit d’une journée d’étude qui s’est déroulée à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Limoges le 8 décembre 2017. Organisée conjointement par l’équipe Espaces Humains et Interactions Culturelles ( EHIC ) de l’Université de Limoges, le Centre International de Recherche sur l’Anarchisme ( CIRA ) de Limoges et la Société Octave Mirbeau, elle a rassemblé dix chercheurs. La manifestation et le présent dossier s’inscrivent dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort de l’écrivain. Après avoir commencé sa carrière de journaliste au service du parti bonapartiste et après avoir tâté de la politique, Mirbeau connaît une première crise existentielle dont il tâche de se guérir en s’exilant en Bretagne, pour fuir à la fois le microcosme parisien et une maîtresse cause de son mal de vivre. Il y concevra son premier roman, Le Calvaire, exorcisme de cette première et fatale passion, qu’il publiera en 1886. Explorant la veine psychologique, non à la manière superficielle d’un Bourget mais plutôt selon le modèle des romanciers russes, anticipant sur la psychologie des profondeurs, Mirbeau va s’efforcer de vivre de son talent et de publier sous son nom quand il n’avait été jusqu’à présent que porte-plume pour des romanciers en mal d’inspiration ou pour des directeurs de journaux en quête de scandale. Cette carrière finira par susciter une violente réaction qui le mènera durant les années 1890 vers une littérature délivrée des entraves formelles traditionnelles et utilisée à des fins polémiques. Pour l’heure, en 1888, il publie L’Abbé Jules, roman qui explore de nouveau les tréfonds de la psyché d’un être déchiré entre les postulations humaines et celles d’un idéal pressenti mais inatteignable. Sébastien Roch retrace en 1890 la vie du personnage éponyme et précise les cibles sur lesquelles vont se concentrer les coups de Mirbeau: la famille, la société, la religion, la politique. Ce roman qui décrit „le meurtre d’une âme d’enfant“ (Mirbeau 2000: 658) confirme un basculement dans la sensibilité de l’homme et dans l’œuvre. Au début des années 1890, Mirbeau affirme sans ambages ses affinités avec l’anarchisme, attitude qui, contrairement à celle de beaucoup de littérateurs, ne sera pas une simple coquetterie: il prend publiquement la défense d’anarchistes déférés en justice, les soutient financièrement, préface certains de leurs ouvrages. Dans le même temps que mûrit sa sensibilité littéraire et politique, il publie de nombreux contes dans des journaux, ce qui lui permet de roder son talent pour les histoires révélatrices de l’injustice sociale et dont il ressort souvent une impression 251 Dossier de cruauté. Mais cette veine de l’inspiration mirbellienne ne va pas sans son pendant, la pitié, seule à même de rendre ce monde habitable. Il produit également quantité d’articles de critiques esthétiques dans divers journaux. Une série de textes retient notamment l’attention dès 1884. Des „Notes sur l’art“, parues dans La France du 3 octobre 1884 au 30 octobre 1885, révèlent les goûts et dégoûts de Mirbeau qui défend Degas, Monet, Renoir contre l’Académie et la tradition. Ce n’est donc pas par hasard si Mirbeau découvre l’œuvre de Vincent van Gogh. Par la suite, il contribuera au lancement de cet artiste qui a su transposer son angoisse dans l’éclat des couleurs et la distorsion des formes. Le talent qu’il loue chez ces artistes l’amène à douter de la valeur de ses propres créations. Ce constat d’une infériorité présumée est à l’origine d’une seconde crise existentielle qui va stériliser son inspiration durant des années. Lorsque Mirbeau en sort à la fin des années 1890, il se libère de toutes les entraves à la création. Les romans des années 1880 avaient commencé à travailler la forme canonique du romanesque; ceux publiés depuis la fin de la décennie suivante et durant les années 1900 vont s’affranchir de tout souci de la composition pour mieux attaquer les dogmes esthétiques, culturels et politiques de la fin du siècle. Tour à tour, Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900) et Les 21 jours d’un neurasthénique (1901) vont, chacun à leur manière, expérimenter des voies nouvelles. D’abord, ces trois romans se caractérisent par une construction artificielle en ce sens qu’ils sont issus de la réunion de divers textes hétérogènes déjà publiés sous la forme de contes ou d’articles dans la presse. Ce montage de textes, associé à la modification de leur réception en raison du changement de genre, aboutit à une cohésion moindre de l’ensemble au profit d’une plus grande vérité psychologique et d’une approche plus réaliste. Le décadentisme outrancier du Jardin des supplices, avec l’exotisme et l’érotisme que l’on y découvre, est un procédé destiné à jouer avec les codes de lecture afin de mieux les saper de l’intérieur. Cette critique immanente de la forme est au cœur du Journal d’une femme de chambre, roman dans lequel l’avertissement de l’auteur est tout à la fois une clef de lecture et un leurre. Fausse naïveté et cynisme affiché annoncent en effet que le texte à suivre est piégé comme était piégé son titre. Par son caractère racoleur, du fait de ses sous-entendus grivois, ce roman séduit un lectorat familier de textes licencieux. La déconvenue du lecteur sera à la hauteur de son effarement devant ce portrait au vitriol de la société dont la domestique narratrice révèle les coulisses et les dessous les moins affriolants (l’affaire Dreyfus, dans laquelle Mirbeau est particulièrement investi, irrigue ainsi une partie de l’histoire). Quant au récit Les 21 jours d’un neurasthénique, il fait d’une ville de cure un microcosme de la société européenne. Le collage de textes permet de présenter une multiplicité d’histoires et d’anecdotes comme autant de reflets de la bêtise humaine. Après ces trois violents réquisitoires contre la société, Mirbeau va publier en 1907 un des premiers romans automobiles, intitulé La 628-E8. Sous ce titre énigmatique se cache simplement le numéro d’immatriculation d’une Charron, son véhicule, grâce auquel il va explorer l’Europe et tenir un pseudo-journal de voyage. C’est là 252 Dossier un prétexte pour libérer encore l’inspiration. Comme dans les romans précédents, Mirbeau raboute divers textes et se livre à une critique des mœurs françaises. Mais la nouveauté de ce récit tient au vitalisme qui l’anime. Au contraire de ses productions précédentes, à la veine particulièrement noire, La 628-E8 est animé d’un mouvement qui l’arrache au siècle écoulé pour le faire pleinement entrer dans la modernité. Après avoir joué avec les codes et les sensibilités fin de siècle, Mirbeau inaugure dans ce texte un brouillage des sensations qui anticipe sur l’expressionnisme et le futurisme à venir. Fatigué et malade, Mirbeau publiera un ultime texte, Dingo, en 1913, mais aura dû faire appel à un ami, Léon Werth, pour le seconder et l’aider à terminer l’ouvrage. Roman à la fois solaire et sombre, dont le héros est à présent un chien, Dingo est le testament littéraire et philosophique de Mirbeau. Il remet en cause les valeurs d’une société qui réprime le Beau, le Juste et le Bon. Il est la figure magnifiée de l’anarchiste tel que le conçoit Mirbeau, à la fois lointain héritier des cyniques, mais aussi toujours accessible à la commisération vis-à-vis des plus fragiles. Par son appartenance à la nature, il dénonce les aberrations de ce que d’aucuns nomment la civilisation. Mais cette même caractéristique est également sa limite, car Mirbeau n’est pas tout à fait naïf et perçoit bien les apories d’un naturisme qui libérerait les instincts. C’est alors que Dingo, le brave et bon chien, se révèle être aussi un redoutable prédateur, un carnassier sanguinaire qui ruine les espérances de son maître. On sait Mirbeau curieux de botanique, de mécanique, de cyclisme, de médecine; de surcroît, il cite volontiers philosophes, historiens ou économistes de son temps. Ce sont toutes ces influences - ou ces repoussoirs, détournés et instrumentalisés par son écriture - qu’il s’agissait d’étudier en montrant comment Mirbeau se les était appropriés pour alimenter sa propre esthétique et/ ou accentuer sa critique sociale. L’étude de l’homme et de l’époque, en somme, devait permettre de revenir sur des présupposés, parfois trop vite acceptés, mettant en avant soit la domination d’un Zeitgeist ou d’une épistémè dont l’individu ne serait que le produit, soit, a contrario, la liberté d’une subjectivité imprimant à l’époque sa vision du monde. Par son implication dans la société, comme par sa curiosité à l’égard de toutes les théories et les progrès de la connaissance, Mirbeau fournit un cas particulier du mécanisme constitutif de l’histoire des idées. Caractéristique de l’écrivain qui réagit aux circonstances, Mirbeau est, dans le même temps, un créateur soumis au champ littéraire et à ses ‚stratégies‘, définies par la sociologie de Pierre Bourdieu. La posture retenue par l’écrivain sur les scènes sociale et artistique lui a pourtant valu, par sa complexité, une incompréhension de la part de plusieurs contemporains comme de la postérité. Multiplier les approches méthodologiques pour appréhender l’œuvre mirbellienne permettait in fine de cerner davantage la conjonction spécifique du romancier et de la Belle Époque, conjonction dont le point d’aboutissement est l’œuvre, dans ses déterminations historiques mais aussi dans sa singularité propre. En effet, Octave Mirbeau a longtemps souffert de l’image réductrice de petit naturaliste qu’une postérité souvent vengeresse lui a accolée. Les travaux de Pierre Michel, notamment la monumentale biographie Octave Mirbeau, l’imprécateur au 253 Dossier cœur fidèle, écrite avec Jean-François Nivet et publiée en 1990, ont eu raison de tous les préjugés qui oblitéraient la portée de l’œuvre de ce „don Juan de l’Idéal“, selon l’expression employée par Rodenbach dans son essai L’Élite en 1899 (Rodenbach 1899: 143). Les Cahiers Octave Mirbeau, publiés chaque année depuis 1994, ainsi que le site richement documenté de la Société Octave Mirbeau se font l’écho des recherches nombreuses et variées que la redécouverte de l’œuvre protéiforme de Mirbeau a engendrées. Mirbeau est tout à la fois romancier, critique d’art et journaliste, comme nombre de ses contemporains d’alors, mais il s’en distingue par la dimension engagée de ses écrits, d’une part, et par ses innovations formelles, d’autre part. La journée d’étude de Limoges a donc souhaité ouvrir la réflexion à tous les champs théoriques qui traversent l’œuvre de Mirbeau. L’intitulé retenu, Octave Mirbeau, enfant terrible de la Belle Époque, par son caractère généraliste, voire convenu, avait pour objectif de réunir des interventions dans des champs de spécialité variés afin de donner un panorama critique général de l’œuvre de Mirbeau en guise de conclusion à l’année commémorative du centenaire de sa mort. Ainsi des arts à la clinique, en passant par les représentations sociales, la réflexion sur les genres ou l’engagement, cette journée d’étude a mis en évidence les ruptures opérées par l’esthétique mirbellienne dans le champ littéraire, tout en les inscrivant dans le contexte historique si particulier de la fin de siècle. Aussi, en dépit des nombreux colloques qui ont émaillé l’année 2017, force est de constater que le terreau mirbellien est fertile puisque de nouveaux jalons pour l’étude de l’œuvre ont été posés à cette occasion. De par des aspects nouveaux mis en relief dans son œuvre ou de par des rapprochements comparatistes révélant des affinités secrètes, la voix de cet enfant terrible de la Belle Époque ne cesse de se faire entendre dans toute son actualité. Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA) - Limousin, site officiel: https: / / ciralimousin.ficedl.info (dernière consultation: 15 août 2018). Espaces Humains et Interactions Culturelle (EHIC), site officiel: https: / / www.unilim.fr/ ehic (dernière consultation: 15 août 2018). Lemarié, Yannick / Michel, Pierre, Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011; l’ouvrage peut être consulté en ligne: http: / / mirbeau.asso.fr/ dicomirbeau (dernière consultation: 15 août 2018). Mirbeau, Octave, Sébastien Roch, in: id., Œuvre romanesque, vol. 1, ed. Pierre Michel, Paris, Buchet/ Chastel / Angers, Société Octave Mirbeau, 2000. Nivet, Jean-Francois / Michel, Pierre, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle. Biographie, Paris, Séguier, 1990. Rodenbach, Georges, L’Élite, Paris, Fasquelle (Bibliothèque-Charpentier), 1899. Société Octave Mirbeau, site officiel: http: / / www.mirbeau.org (dernière consultation: 15 août 2018).