eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

De la mosaïque narrative à la tapisserie sociale: représentation des communautés professionnelles dans les séries télévisées ‚tissées‘

2018
Hélène Breda
ldm43170-1710202
202 Dossier Hélène Breda De la mosaïque narrative à la tapisserie sociale: représentation des communautés professionnelles dans les séries télévisées ‚tissées‘ ‚Fil de l’intrigue‘, ‚trame narrative‘, ‚histoires entretissées‘: nombreuses sont les métaphores textiles employées dans le langage courant pour décrire la facture des récits, notamment les plus denses et les plus complexes. De telles figures de style conviennent à la fois à la littérature et à certaines formes audiovisuelles qui déploient sur une temporalité parfois très longue les aventures de leurs personnages. Entre mille exemples, Roland Barthes a pu ainsi écrire, au sujet de Sarrasine (Balzac 1830): Le texte, pendant qu’il se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les doigts de la dentellière: chaque séquence engagée pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voisin travaille; puis, quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le tambour; et au fur et à mesure que le dessin se remplit, chaque fil marque son avance par une épingle qui le retient et que l’on déplace peu à peu [...] L’ensemble des codes, dès lors qu’ils sont pris dans le travail, dans la marche de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu et tresse, c’est la même chose); chaque fil, chaque code est une voix; ces voix tressées - ou tressantes - forment l’écriture: lorsqu’elle est seule, la voix ne travaille pas, ne transforme rien: elle exprime; mais dès que la main intervient pour rassembler et entremêler les fils inertes, il y a travail, il y a transformation“ (Barthes 1970: 165sq.). Les séries télévisées appellent elles aussi, bien souvent, des rapprochements avec le champ lexical du textile et de la couture, qu’elles soient épisodiques comme les sitcoms, 1 c’est-à-dire constituées d’épisodes autonomes, clos sur eux-mêmes, ou à l’inverse feuilletonesques, à suivre au prochain épisode selon la formule consacrée. Concernant ces dernières les exemples foisonnent, telles les analyses de Jean- Pierre Esquenazi relatives à Hill Street Blues (Capitaine Furillo, NBC , 1981-1987), dont les scénarios „seront tissés d’histoires multiples dont chaque épisode propose un fragment“ et où „sont développés plusieurs fils narratifs qui tressent une trame en patchwork“ (Esquenazi 2010: 72sq.). Si heuristiques soient-elles, ces métaphores ont longtemps pâti d’un manque de théorisation tel que de mêmes termes ont pu se trouver parés de sens différents, presque contradictoires, en fonction de l’énonciateur qui y avait recours, tandis qu’à l’inverse, une même technique narrative a pu être assimilée à des pratiques différentes. Les deux exemples choisis supra sont, à ce titre, assez révélateurs: chez Barthes comme chez Esquenazi, les activités de ‚tressage‘ et de ‚tissage‘ des intrigues sont superposées, les expressions sont appliquées de manière indifférenciée à de mêmes structures narratives. Il est pourtant possible d’opérer une distinction 203 Dossier entre ces deux notions prises dans un cadre narratologique, de manière à appréhender plusieurs degrés de complexité dans un récit donné. En reprenant dans cet article les théories élaborées dans ma thèse de doctorat (cf. Breda 2015b), je partirai du principe que plusieurs intrigues (A, B, C) qui alternent à la faveur du montage sans réel point de jonction sont ‚tressées‘, tandis que des intrigues qui s’interpénètrent et influent les unes sur les autres sont ‚tissées‘: dans ce paradigme, un événement de l’intrigue A peut avoir une incidence sur le cours de l’intrigue B et inversement. Les séries états-uniennes dites ‚tissées‘, héritières directes du soap opera dont elles sont des formes hybridées (avec d’autres genres sériels, par exemples policier ou médical), se développent depuis les années 1980 et ont connu leur véritable essor au tournant des années 2000. L’une des conditions sine qua non pour leur attribuer cette appellation est qu’elles soient dotées d’un grand nombre de personnages récurrents, en d’autres termes qu’il s’agisse de séries „chorales“ (ensemble show) (Esquenazi 2010: 119sq.). L’analyse du ‚tissage narratif‘ d’une série télévisée s’adossera ainsi à l’examen des ‚lignes d’action‘ de ces personnages, leurs trajectoires narratives, qui prennent en compte à la fois la succession de leurs faits-etgestes et leur focalisation. Les ‚lignes d’action‘ sont à envisager comme autant de ‚fils‘ qui s’entrecroisent et se nouent entre eux pour former la ‚trame‘ du récit. Lorsque plusieurs lignes d’action participent d’une intrigue commune, je parlerai de ‚ligne d’intrigue‘; une même intrigue peut être constituée de plusieurs lignes d’intrigues parallèles ou convergentes. À l’inverse des séries tressées, dont j’ai avancé que les lignes d’intrigues s’entrecroisaient en gardant leur indépendance, dans une série tissée, la ligne d’action d’un personnage peut être centrale dans l’intrigue A, tout en jouant un rôle plus périphérique dans l’intrigue B et en étant influencée par les événements de l’intrigue C, etc. La métaphore du ‚patchwork‘ de récits, employée par exemple par Esquenazi, renvoie pour sa part aux techniques de montage qui font s’intercaler dans les épisodes des scènes appartenant à l’une ou l’autre intrigue - voire aux points de rencontre entre les différentes lignes). En conséquence, la méthode d’analyse que je propose tient à la fois de ce que Gérard Genette nomme la „narratologie modale“, qui se centre sur une approche formelle des œuvres, et de la „narratologie thématique“, située du côté des actants (Genette 1983: 12). Le terme de ‚patchwork‘ peut être rapproché de celui de ‚mosaïque‘ narrative: ces deux analogies évoquent l’assemblage de petits éléments disparates de manière à former une image globale. Le travail du narratologue consiste alors à transcender les particularités de chaque unité narrative, pour appréhender l’entièreté d’un opus, comme on contemple une fresque ou un panorama. Une analyse macroscopique d’œuvres sérielles à l’aide des outils du tissage narratif permet justement de prendre le recul nécessaire pour obtenir une ‚vue d’ensemble‘ de ses agencements scénaristiques, ce qui conforte la pertinence de la comparaison avec un ouvrage textile proche de la tapisserie. Il est possible, bien entendu, de circonscrire l’étude des séries télévisées tissées au champ de la narratologie, en se contentant de procéder à l’examen des multiples 204 Dossier combinatoires qui en découlent. Toutefois, puisque la démarche prend en considération les rôles des personnages (actants) et surtout leurs interactions, j’ai émis dans mes recherches l’hypothèse que les structures narratives ainsi dessinées pouvaient s’apparenter à des formes stylisées de systèmes sociaux (Breda 2015a; Breda 2015b). De fait, les métaphores textiles sont fréquentes en sociologie également: on parle des „liens sociaux“ (de ‚liens‘ à ‚fils‘, il n’y a qu’un pas) qu’il faut „retisser“ ou „renouer“ (Paugam 2013), du „resserrement des tissus sociaux“ (Durkheim 1994: 239). Georg Simmel décrit ainsi le processus de socialisation: „À chaque instant on ourdit de tels fils, on les laisse tomber, on les reprend, on les remplace par d’autres, on les tisse avec d’autres“ (Simmel 2013: 55), filant une métaphore proche de celle employée par Barthes en littérature, cependant que Norbert Elias emploie une image voisine, celle du „filet“, qui est „fait de multiples fils reliés entre eux“ (Elias 1991: 70sq.). Les ‚fils‘ ou ‚liens sociaux‘ forment ainsi un maillage, un réseau; „ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux“ (ibid.), de la même manière que les trajectoires des actants dans les séries télévisées complexes doivent être analysées dans leurs interrelations pour mettre au jour les structures narratives tissées. En conséquence, en opérant un rapprochement entre narratologie et sociologie connexionniste, il est possible de révéler les dynamiques sociales représentées dans des œuvres télévisuelles, en prenant en compte leurs évolutions et reconfigurations sur une temporalité longue. L’étude macroscopique des motifs ainsi dessinés révèle dans la ‚tapisserie‘ composée par l’œuvre des ‚portraits sociaux‘ collectifs d’une grande richesse. Les points d’entrée sont multiples pour adopter cette méthodologie: le tissage narratif des séries prend tout à la fois en charge des enjeux genrés, ethno-raciaux, de classe, etc. Je proposerai ici une application visant à interroger plus précisément la notion de ‚communauté(s) professionnelle(s)‘: il s’agira d’analyser dans un corpus restreint différentes configurations narratives qui traduisent différents modèles d’organisation professionnelle. Les œuvres choisies sont les séries The Sopranos (Les Sopranos, HBO , 1999-2007) et 24 (24 Heures Chrono, Fox, 2001-2010). L’examen comparatif de ces deux opus au prisme du tissage narratif permettra de montrer comment leurs agencements scénaristiques interrogent des hiérarchies professionnelles calquées sur des modèles fordiste ou postfordiste. Tissage narratif et hiérarchies professionnelles Serge Paugam rappelle la coexistence dans une société donnée de quatre types de liens entre individus: les liens de filiation entre membres d’une même famille, les liens de participation élective fondés sur des rapprochements par affinités (amicales, amoureuses), les liens de participation organique, développés dans l’espace professionnel notamment, et les liens de citoyenneté adossés au sentiment d’apparte- 205 Dossier nance à une même nation (Paugam 2013: 64-77). Dans les faits, ces quatre catégories sont loin d’être hermétiques; elles s’entremêlent et s’interpénètrent en permanence. Mes travaux de doctorat ont postulé que cette réalité sociale trouve un écho dans les séries télévisées complexes, tissées (Breda 2015b). Je me pencherai ici prioritairement sur les liens de participation organique développés entre les personnages des deux séries qui forment le corpus. Le terme même d’‚organique‘ est issu de la sociologie d’Émile Durkheim, qui oppose solidarité organique et solidarité mécanique. Tandis que la seconde concerne les rapports entre des individus proches, similaires les uns aux autres, formant une structure sociale qui correspond à „un système de segments homogènes et semblables entre eux“, la première est à l’inverse basée sur la complémentarité d’éléments hétérogènes (Durkheim 1994: 157). Dans ce modèle de solidarité, la société est un organisme, comparable à un corps vivant, et les cercles auxquels appartiennent les individus en sont les organes qui endossent des fonctions variées. Ce paradigme est caractéristique de la société contemporaine de Durkheim, et cette „division du travail social“ a pris le pas sur le modèle mécanique. Étudier les représentations de sphères professionnelles dans des séries ‚tissées‘ revient ainsi à faire un rapprochement entre la structure narrative des œuvres et les systèmes de solidarité organique qui unissent entre eux les différents personnages représentés. L’examen des agencements scénaristiques des épisodes et des saisons, c’est-à-dire des développements des différentes lignes d’action et de leur participation à des lignes d’intrigues communes, permettra de mettre au jour les enjeux socioprofessionnels auxquels sont soumis ces cercles dans le monde du travail. L’une des vertus du tissage narratif est, à ce titre, sa propension à traduire des rapports hiérarchiques dans les organisations professionnelles, ou ‚organismes‘, pour reprendre la métaphore durkheimienne. En effet, puisqu’elle est centrée sur les rôles des actants, l’analyse du tissage narratif permet d’aller au-delà d’une approche formelle et désincarnée des intrigues. En se demandant quelles influences les protagonistes ont les uns sur les autres, lesquels sont ‚meneurs‘, ‚moteurs‘ des intrigues, et lesquels voient à l’inverse leurs trajectoires subordonnées et infléchies par d’autres personnages, la méthode ici employée met en exergue les rapports de domination en présence dans les portraits sociaux ainsi dressés. Ces rapports coïncident-ils avec les hiérarchies établies dans les communautés professionnelles mises en scène? Que nous disent-ils de la cohésion au sein d’une équipe? Dans les séries retenues pour cette démonstration, celle qui fait montre de l’organisation hiérarchique la plus stricte est The Sopranos. Cet opus a pour protagonistes des mafiosi du New Jersey membres du clan DiMeo. Bien qu’il ne s’agisse pas réellement d’une ‚profession‘, du moins pas dans le sens légal du terme, le fonctionnement de ce groupe social sera considéré comme tel du fait que la mafia a un fonctionnement calqué sur celui de l’armée, tandis que ses membres considèrent mener des ‚affaires‘, souvent lucratives. Chaque clan a à sa tête un caporegime (capo), qui tient sous sa coupe des hommes de main répartis selon différents grades, le tout 206 Dossier formant un ‚organigramme‘ pyramidal: plus le grade est bas, plus les mafiosi sont nombreux. Dans la série choisie, le capo du clan DiMeo est Tony Soprano (James Gandolfini), protagoniste dont on suit la trajectoire tout au long des six saisons. Les mafiosi qui sont sous ses ordres constituent pour leur part la majeure partie de la distribution de cette série chorale, dont un grand nombre d’intrigues prend place au sein de cette ‚sphère professionnelle‘. Or, une analyse minutieuse de l’œuvre selon une approche socio-narratologique révèle que les agencements narratifs tissés reproduisent la forme pyramidale induite par cette organisation ‚professionnelle‘ caractéristique (Breda 2015b: 276-280). Dans une série ‚tissée‘, j’appelle ‚pyramidale‘ une structure scénaristique dont la ‚pointe‘ est constituée par un personnage unique, central dans le récit, qui bénéficie d’une supériorité narrative à la fois d’un point de vue quantitatif (il dispose de la plus grande présence à l’écran) et qualitatif (sa ligne d’action a une influence significative sur celles des autres actants). Le personnage qui occupe la pointe de la pyramide narrative endosse dans le même temps une fonction de ‚foyer‘ de la narration. Ce terme, issu des analyses de Lise Dumasy-Queffélec relatives aux romans feuilletons européens du XIX ème siècle, signifie que le personnage en question forme le centre gravitationnel de toute la narration, le point de recoupement des différentes intrigues (Dumasy-Queffélec 2000: 844). Outre la figure de ‚pointe‘, dans une série tissée qui revêt une structure pyramidale, les ‚échelons‘ sont occupés par des protagonistes dont l’importance narrative (toujours qualitative et quantitative) est inversement proportionnelle à leur nombre. Dans The Sopranos, la poignée de personnages qui occupent le rang au-dessous de Tony sont aussi les actants les plus récurrents et dotés du plus grand pouvoir après le capo. Des personnages plus secondaires, supérieurs en nombre mais inférieurs en capacité d’action et en temps accordé à l’écran, constituent les strates suivantes de la pyramide. En conséquence, on observe dans cette œuvre une adéquation entre le système hiérarchique pyramidal du modèle mafieux, et la structure narrative qui se dessine dans le ‚tissu‘ du récit. En contrepoint, l’autre série analysée ici au prisme du tissage narratif, 24, est dotée d’une structure narrative très différente de The Sopranos. L’on aurait pourtant pu s’attendre, grâce à une approche socio-narratologique, à certaines similitudes: si j’ai souligné que la mafia revêtait une organisation hiérarchique calquée sur un modèle militaire, 24 met en scène une sphère professionnelle elle aussi construite selon un système de grades et une chaîne de commandement a priori rigide. Cette série d’action et d’aventure est en effet centrée sur une cellule anti-terroriste états-unienne, la CTU , parente fictive de la CIA ou du FBI . Cette cellule est toujours dotée d’un directeur ou d’une directrice; elle compte par ailleurs des analystes travaillant dans des bureaux, ainsi que des agents de terrain, ce qui permet d’établir à nouveau un parallèle avec l’armée. La grande différence entre The Sopranos et 24, cependant, est que la structure de cette dernière n’est pas pyramidale mais réticulaire. Comme précédemment, on peut y identifier un personnage-foyer, ici en la personne de Jack Bauer (Kiefer 207 Dossier Sutherland), un agent de la CTU qui occupe (en fonction des saisons) différents postes au sein de l’organisation, puis qui continue à collaborer avec elle de l’extérieur après l’avoir quittée. En tant que foyer narratif, Bauer dispose du temps à l’écran le plus important, comparé aux plusieurs centaines d’autres personnages mis en scène. Il est également le ‚lieu de recoupement des intrigues‘, en adéquation avec la définition du ‚foyer‘ élaborée par Dumasy-Queffélec: à titre d’exemple, dans la première saison, l’intrigue centrée sur un complot qui semble viser le sénateur démocrate David Palmer (Dennis Haysbert) se révèle en réalité être une vengeance fomentée contre Bauer. Les protagonistes qui gravitent autour de Bauer ne sauraient être répartis de la même manière que les hommes de main de Tony Soprano: contrairement à eux, les personnages de 24 ne peuvent être classés selon un système d’‚échelons‘ rigoureux. Leur temps de présence à l’écran, très variable en fonction des saisons (un personnage secondaire peut devenir principal et inversement), n’entretient pas de corrélation avec le pouvoir d’influence dans le tissu d’intrigues. La structure réticulaire de 24 sera davantage assimilable à une ‚toile d’araignée‘: autour du foyer constitué par Jack, les lignes d’action des très nombreux personnages se déploient et se croisent les unes les autres en de multiples points; le système social ainsi dessiné n’est pas sans rappeler la métaphore du ‚filet‘ de Norbert Elias. Dans ce réseau dense et en perpétuelle évolution, les jeux de pouvoir n’ont pas le caractère unidimensionnel constaté dans The Sopranos: les rapports de domination entre actants et groupes d’actants peuvent à tout moment se contrebalancer ou se renverser. Cette analyse de la narration tissée de 24 permet, dès lors, d’interroger les représentations hiérarchiques en jeu. Comme indiqué précédemment, la CTU et l’ensemble de l’univers diégétique développé sont censés être régis par des chaînes de commandement bien établies, qui remontent jusqu’aux Présidents des États-Unis successifs. L’on pourrait donc émettre l’hypothèse que les figures placées en position d’autorité se verront dotées d’une forte influence sur les lignes d’action des personnages subalternes et, conséquemment, sur les différentes intrigues qui se déploient dans 24. Pourtant, l’examen des lignes d’action et de leurs influences les unes sur les autres révèle que, si l’organisation hiérarchique ‚officielle‘ de la communauté professionnelle sert de matrice à l’œuvre, celle-ci est fréquemment transgressée, en premier lieu par Bauer lui-même. Cette figure de foyer, centrale dans la narration, est également celle dont la ligne d’action a le plus d’incidences sur les trajectoires des autres personnages. Jack, pour qui „la fin justifie les moyens“ en matière de sécurité nationale, pense souvent savoir mieux que quiconque quelles stratégies adopter pour contrer les terroristes. Lorsque ses supérieurs n’entendent pas son point de vue, il n’hésite pas à agir en solitaire: une même intrigue se trouve alors subdivisée en plusieurs ‚lignes d’intrigues‘, l’une menée par Jack Bauer, et une ou plusieurs autres par des actants différents. Fréquemment, Bauer parviendra à entraîner d’autres personnages (membres de la CTU ou non) dans la ligne d’intrigue 208 Dossier indépendante qu’il a initiée et dont il est le moteur, multipliant les situations considérées comme des trahisons. Son insubordination peut lui valoir de s’opposer à ses supérieurs hiérarchiques directs, voire à des personnages plus haut placés, jusqu’aux figures présidentielles: c’est ainsi le cas dans la huitième saison, lorsqu’il renie entièrement la Présidente des États-Unis, Alison Taylor (Cherry Jones). En conséquence, la comparaison des structures narratives tissées des séries The Sopranos et 24 permet de mettre au jour la manière dont celles-ci reproduisent de manière stylisée des organisations sociales réelles, en l’occurrence professionnelles: l’on distingue ici d’un côté un système hiérarchique pyramidal, conditionné par la rigidité de la chaîne de commandement qui y est établie, et de l’autre un ensemble de relations réticulaires dessinant un tissu professionnel très dense. Narrativement, les actants de The Sopranos ont peu d’occasions de déroger à la hiérarchie mafieuse, et l’ensemble de l’œuvre épouse ce modèle matriciel. En revanche, la structure en ‚toile d’araignée‘ de 24 est fondée sur un très grand nombre d’interactions entre personnages influant les uns sur les autres au gré de rapports de pouvoir instables. Dans cette série, les positions d’autorité et de subordination des différents actants ne sont pas fixes, mais susceptibles d’être reconfigurées à tout moment, indépendamment des titres et grades des personnages. L’on pourra objecter que les deux séries choisies ici ne sont pas les plus représentatives pour aborder la mise en scène du monde professionnel sur le petit écran, du fait que les ‚métiers‘ des protagonistes ont un caractère exceptionnel, bien éloigné de ce que peut être la ‚vie de bureau‘ contemporaine. Pourtant, leur étude à l’aide des outils du tissage narratif permet précisément de mettre en exergue le fait que ces œuvres peuvent être prises comme des métaphores du monde professionnel au sens large: les systèmes organisationnels qui y sont dépeints sont en effet à rapprocher de modèles industriels. Modèles fordiste et postfordiste des organisations professionnelles Dans son article intitulé „Techno-soap“, la chercheuse Tara McPherson déploie une analyse selon laquelle la série 24, par ses thèmes, offre une représentation du monde professionnel qui est à rapprocher du modèle industriel postfordiste (McPherson 2007). Ce modèle s’est développé depuis les années 1960, succédant, comme son nom l’indique, au modèle fordiste. De fait, l’étude du tissage narratif dans les deux séries choisies ici permet de confirmer la thèse de McPherson et d’aller au-delà, en établissant une confrontation entre des systèmes relevant de l’un et l’autre modèle: face au postfordisme métaphorisé dans 24, The Sopranos met au jour une organisation typique de l’ère fordiste. En s’adossant aux travaux d’Éric Alliez et Michel Féher, Tara McPherson rappelle que le fordisme a pour caractéristique une production industrielle à très grande échelle (ibid.; Alliez/ Féher 1988). Luc Boltanski et Eve Chiapello insistent pour leur part sur l’importance de la notion de ‚centralisation‘ dans ce modèle, tandis que Jean- 209 Dossier Paul Rodrigue évoque la production à la chaîne, suivant un principe de linéarité immuable (Rodrigue 2000). A contrario, le propre du postfordisme est d’adopter une décentralisation du pouvoir hiérarchique, au profit d’un fonctionnement en réseau entre différentes unités, de „petites équipes pluridisciplinaires“ substituées aux „services spécialisés des années 60“ (Boltanski/ Chiapello 1999: 117). Cette transformation s’est notamment fondée sur une „charge antihiérarchique“ et un „refus plus général des rapports dominants-dominés“ (ibid.: 110). Le modèle de la production en chaîne a ainsi laissé la place à des activités plus diversifiées, en partie confiées à des sous-traitants. Les organigrammes des entreprises eux-mêmes ont connu d’importantes mutations: le postfordisme est l’ère de l’organisation managériale, de la „libération des cadres“ et de l’„assouplissement de la bureaucratie“ (ibid.: 111). „Flexibilité“ et „mise en réseau“ sont des maîtres-mots dans ce modèle, au sein duquel chaque étape du processus industriel donne lieu à une multiplication des acteurs en présence et de leurs interrelations. Il apparaît dès lors que les agencements narratifs de The Sopranos et de 24 traduisent respectivement les structures organisationnelles du fordisme et du postfordisme. La ‚pyramide narrative‘ qui sert d’architecture à la série de mafia coïncide avec le modèle suranné qui fut en vigueur jusqu’à la fin des années 1950. J’ai déjà évoqué la rigidité et le caractère permanent de la ‚chaîne de commandement‘ qui régit les rapports entre les personnages; le terme de ‚chaîne‘, que l’on retrouve dans le fonctionnement des entreprises fordistes, met en avant la linéarité des relations entre les membres du groupe et la direction unilatérale de toutes les prises de décisions. Chaque protagoniste est doté d’une ligne d’action qui peut être influencée par les personnages qui lui sont hiérarchiquement (et narrativement) supérieurs, tandis qu’il peut lui-même bénéficier d’une capacité d’agir sur les actants relégués aux échelons inférieurs de la pyramide. A contrario, l’examen de la série 24 à l’aune du tissage narratif a permis de mettre au jour la nature réticulaire de sa structure scénaristique. Si Tara McPherson y a identifié une métaphore du postfordisme sur le plan thématique, j’ajouterai pour ma part que ce rapprochement trouve un écho sur le plan structurel: les motifs tissés de cette œuvre adoptent une forme qui correspond en tous points à celui du modèle d’entreprise en réseau. 2 Ici, point de chaîne de commandement verticale et excessivement rigide: le monde professionnel dépeint dans la série est divisé en plusieurs ‚pôles‘ (le gouvernement, la CTU , etc.). Ces entités sont chacune constituée de ‚communautés professionnelles‘ a priori distinctes, dotées de plusieurs membres et d’une hiérarchie officielle. Le montage en ‚patchwork‘ de la série, mis en exergue par un recours intensif au split screen, 3 permet de montrer à tour de rôle ou simultanément des événements qui se déroulent au cœur de ces différents cercles sociaux. Si la narration avait été simplement tressée, chacun de ces groupes aurait pu être centré sur une ou plusieurs intrigues indépendantes de celles concernant les personnages appartenant aux autres pôles. Or, à l’inverse, le tissage narratif très dense de 24 révèle qu’outre les interrelations entre actants appartenant au même groupe professionnel, 210 Dossier une multitude de liens se développent entre les pôles: les agents de la CTU ont des connexions avec des membres du gouvernement, de l’armée états-unienne, etc. En conséquence, le tissage narratif permet de traduire dans cette série non seulement la complexité et la multiplicité des relations entre des figures professionnelles, mais aussi les différentes strates, les différentes échelles auxquelles se déploient des réseaux de personnages dont les lignes d’action se croisent et influent les unes sur les autres. Impossible, dès lors, de distinguer une quelconque centralisation du pouvoir, contrairement à ce qui apparaissait dans la pyramide de The Sopranos. 24 est une œuvre consacrée aux thèmes du terrorisme et de la protection nationale. Dans un tel contexte, la communication et l’association des différentes entités professionnelles en présence est essentielle pour assurer la sécurité des citoyens. Le principe de solidarité entre les personnages et groupes de personnages est à rapprocher de celui théorisé par Durkheim: la solidarité organique, fondée sur un principe de complémentarité entre les différents ‚organes‘. Une analyse menée à l’échelle d’un simple épisode permet d’illustrer le phénomène: je prendrai ici l’exemple de Day 3: 7 a.m. - 8 a.m. (S03E19). Les interrelations entre protagonistes, soit directes (rencontres, appel téléphonique) soit indirectes (parce que les actions de l’un ont une influence sur la ligne d’action d’un autre) peuvent être schématisés ainsi: 211 Dossier Le système de couleurs fait apparaître les différents groupes professionnels en présence, dont deux appartiennent à la CTU , mais endossent des fonctions bien distinctes. Les frontières entre ces sphères ne sont pas hermétiques, puisque deux personnages, Jack Bauer et sa fille Kim (Elisha Cuthbert) travaillent à la fois en tant qu’analystes et agents de terrain. Dans cette configuration, il est impossible d’identifier le cheminement de la mission sous forme linéaire: tout au contraire, le schéma révèle une multitude de points de contact où se jouent autant de rapports de pouvoir entre les personnages. C’est l’ensemble de ces jeux d’influences et de contre-influences qui compose le tissu social représenté dans l’œuvre. De fait, si une représentation graphique est possible et lisible lorsqu’on se penche sur un épisode unique, l’approche macroscopique de l’ensemble d’une saison ou de la série atteste d’une complexité telle qu’il serait impossible de la restituer de la sorte. Par conséquent, la structure narrative de 24 fait écho aux organisations réticulaires des entreprises de l’ère postfordiste, en opposition avec la ‚pyramide fordiste‘ décelée dans The Sopranos. Si l’une et l’autre séries sont inscrites dans des contextes professionnels ‚extraordinaires‘, les systèmes sociaux que dessinent leurs motifs tissés fonctionnent selon les mêmes dynamiques que des modèles industriels bien réels. La métaphore, accompagnée d’une nécessaire stylisation du phénomène, s’avère heuristique pour véhiculer certains messages sur ces organisations. Dans The Sopranos, la mafia et sa rigidité hiérarchique sont mises en scène d’une manière qui souligne le caractère suranné du modèle: quoique vivant au début des années 2000, Tony Soprano et ses hommes de main sont régis par un système de valeurs conservateur et dépassé. Quant à 24, dans laquelle on peut identifier une „version hypostasiée de la vie de bureau“ (Buxton 2010: 133), l’organisation en réseau typique du postfordisme s’accompagne d’autres inconvénients: en l’occurrence, une dévoration de la vie privée par la vie professionnelle, et un accaparement physique et psychologique des employés. Il serait donc erroné de penser que des séries de genre telles que celles-ci sont en tout point déconnectées de la réalité sociale. Elles sont à l’inverse porteuses d’évaluations et de messages offrant un regard critique à notre quotidien. Conclusion Cet article avait pour but de proposer une méthode d’analyse socio-narratologique de séries télévisées relativement récentes, dont la construction narrative s’apparente à un travail de tissage. Si les métaphores textiles sont nombreuses pour décrire ces œuvres chorales d’une grande complexité, il a été nécessaire d’apporter des éléments de théorisation, afin d’opérer une distinction entre différentes pratiques narratives (tissée, tressée) et en déterminant ce qui en constitue les ‚fils‘ (des lignes d’action et d’intrigues). Il ne s’agissait pas, cependant, de limiter cette étude à l’examen de combinatoires scénaristiques. Je me suis, à l’inverse, appuyée sur l’hypothèse que les motifs du 212 Dossier tissage narratifs permettent d’artificialiser une donnée sociale. En effet, puisque ma méthodologie est centrée sur les trajectoires des actants, mon approche par fils permet de mettre au jour les rapports de pouvoir qui se jouent entre eux, les phénomènes de solidarité, et donc de superposer les ‚motifs‘ narratifs dessinés par leurs interrelations à des structures sociales réelles (ici stylisées). Pour ce faire, j’ai choisi d’analyser la représentation de deux ‚communautés professionnelles‘, dans les séries The Sopranos et 24. L’analyse des lignes d’action de différents personnages permet de mettre en lumière la manière dont certains d’entre eux exercent une influence (plus ou moins forte, plus ou moins durable) sur d’autres, en modelant et infléchissant leurs trajectoires. Partant, il était possible d’étudier les organisations hiérarchiques en présence dans les œuvres du corpus. En les comparant, il est apparu que The Sopranos avait une structure pyramidale faisant écho à la chaîne de commandement propre à la mafia (d’inspiration militaire), tandis que la forme réticulaire de 24 traduit un fonctionnement moins rigide, plus fluctuant, et dans lequel les hiérarchies sont davantage contestées. La pyramide de The Sopranos fait écho au système industriel de l’ère fordiste, caractérisé par la linéarité des relations et la centralité du pouvoir. En contrepoint, 24 offre une métaphore de la vie de bureau à l’ère postfordiste, en réseau, décentralisée et managériale. Dans cette configuration, la sphère professionnelle est divisée en plusieurs pôles complémentaires, connectés entre eux, qui doivent fonctionner en bonne intelligence afin de remplir leurs objectifs. Par conséquent, les outils du tissage narratif s’avèrent très heuristiques pour analyser des portraits sociaux contemporains déployés sur une temporalité longue et incluant un très grand nombre d’individus. Il n’a été possible ici de présenter qu’une seule modalité de l’usage de cet instrument socio-narratologique; le principe sur lequel il se fonde permet dans le même temps de prendre en charge d’autres aspects de la vie sociale, tels que les rapports de genre ou ethno-raciaux, ce qui contribue à rendre plus denses et plus nuancées encore les analyses autour de ces panoramas contemporains. Résumé Cet article aborde la notion de ‚tissage narratif‘ appliquée aux séries télévisées contemporaines, de manière à démontrer que ces œuvres complexes dressent des portraits sociaux déployés sur une temporalité longue. En s’adossant à une métaphore textile répandue à la fois en narratologie et en sociologie, ce texte postule que les structures narratives des séries tissées peuvent être rapprochées à des systèmes sociaux réels. Les exemples choisis pour étayer cette hypothèse sont deux séries du début des années 2000, The Sopranos et 24, dont les agencements narratifs (pyramidal pour la première, réticulaire pour la seconde) traduisent respectivement des modèles organisationnels fordiste et post-fordiste. 213 Dossier Alliez, Éric / Féher, Michel, „The Luster of Capital“, in: Zone, 1/ 2, 1987, 315-359. Barthes, Roland, S/ Z, Paris, Seuil, 1970. Boltanski, Luc / Chiapello, Eve, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Breda, Hélène, „Trame sociale ou ‚patchwork communautaireʻ? 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La temporalité très longue et la multitude de personnages sont deux des caractéristiques des plus saillantes des séries contemporaines tissées, qui favorisent l’adoption de formes narratives réticulaires telles que celle ici superposée au modèle postfordiste. En particulier, les séries professionnelles concernées (l’on peut citer, entre mille exemples, E. R. ou Grey’s Anatomy) optent pour des agencements narratifs au sein desquels les rapports hiérarchiques n’ont pas la rigidité ni la verticalité observées dans The Sopranos (qui se distingue par sa surannéité). Mes travaux de doctorat et les articles qui en découlent m’ont amenée à considérer que les séries tissées contemporaines qui mettent en scène les relations en réseau des personnages sont très révélatrices des enjeux du monde professionnel contemporain, notamment des dynamiques managériales qui visent à assurer le bon fonctionnement des équipes selon des principes égalitaires. 3 Procédé visuel qui consiste à diviser l’écran en plusieurs parties (jusqu’à six dans certaines séquences de 24) afin de montrer simultanément des actions menées en différents lieux.