eJournals lendemains 37/146-147

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2012
37146-147

Expérience religieuse et contraintes du marché: Benjamin Fondane et Walter Benjamin, penseurs de la modernité de Baudelaire

2012
Ioan  Pop-Curşeu
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184 Dossier Ioan Pop-Cur eu Expérience religieuse et contraintes du marché: Benjamin Fondane et Walter Benjamin, penseurs de la modernité de Baudelaire Walter Benjamin et Benjamin Fondane, les deux penseurs juifs les plus fascinants du XX e siècle, ont suivi des parcours avec plusieurs points communs, notamment le martyre souffert pendant la Guerre, la collaboration aux Cahiers du Sud et à la revue Europe, l’admiration pour l’art français, la passion pour la poésie, l’attraction pour le théâtre (quoique Benjamin ait été partisan de Brecht, 1 et Fondane d’Artaud), ou bien l’intérêt pour Nietzsche, Proust, Kafka, Valéry, pour la sociologie „primitive“ de Lévy-Bruhl ou pour le sionisme, le hassidisme, et les racines judaïques de la culture européenne. 2 La perspective comparatiste qui associe Walter Benjamin et Benjamin Fondane est donc justifiée en dehors de toute idée d’influence et de contact réciproque, la seule trace concrète d’un entrecroisement de leurs itinéraires intellectuels se trouvant dans une lettre de Benjamin à Jean Ballard de 1934, où il dit avoir lu une chronique de Fondane sur la place de l’écrivain dans la société socialiste. 3 On s’est cependant peu avisé de comparer les interprétations que Walter Benjamin et Benjamin Fondane donnent de l’œuvre et de la vie de Baudelaire à peu près au même moment historique, à la fin des années 30 et au début des années 40, 4 alors que la lecture croisée de leurs travaux baudelairiens s’avère lourde de sens, comme cet article s’efforcera de le montrer. Ce sont les incroyables coïncidences chronologiques, étendues sur presque trois décennies, et qui font état chez les deux penseurs d’une passion continue et systématique pour Baudelaire, qui justifient en premier lieu le rapprochement entre eux. Au cours du temps, Walter Benjamin et Benjamin Fondane ont abordé l’auteur des Fleurs du mal en tant que critiques, philosophes, traducteurs, comme il ressortira clairement du tableau comparatif suivant: Période Walter Benjamin Benjamin Fondane 1914- 1915 Les premières traces de l’intérêt pour Baudelaire apparaissent chez le jeune homme. B. Fundoianu traduit le poème Don Juan aux Enfers et publie sa traduction dans le n° du 1-15 novembre 1914 de la revue Versuri i proz (Vers et prose, Jassy). 1923 Benjamin publie la traduction des Tableaux parisiens, précédée de l’important essai théorique La Tâche du traducteur. 1919-1923: Baudelaire est l’auteur étranger auquel le jeune Fundoianu fait le plus référence à cette période, dans ses articles de critique. Publication de 185 Dossier deux articles à charge polémique, Edi iile lui Baudelaire (Les Editions de Baudelaire) et Baudelaire, in Imagini i c r i din Fran a / Images et livres de France (1922). Traduction roumaine d’environ quinze poèmes en prose, restés inédits. 1933- 1935 1935: Baudelaire revient au centre des préoccupations de l’auteur allemand, qui publie l’essai Paris, capitale du XIX e siècle. 1933: Baudelaire est cité en tant que référence poétique majeure dans les chapitres V et VI de Rimbaud le voyou. 1938- 1944 1938-1939: Conception de trois essais, dont la réunion aurait dû donner un grand livre: Le Paris du second Empire chez Baudelaire, Sur quelques thèmes baudelairiens, Zentralpark.5 Seul le deuxième essai est publié avant la mort tragique de Benjamin. 1939-1941: Peut-être apparition des premiers germes de Baudelaire et l’expérience du gouffre (1941? ), dont un tapuscrit porte la date 1942. Le livre se trouve toujours en chantier en 1943, car Fondane fait allusion à la guerre qui est encore en cours à ce momentlà. Publication du livre en 1947 seulement.6 Tous les travaux baudelairiens entrepris par Fondane et par Benjamin s’architecturent autour d’une idée forte, qu’ils partagent avec de nombreuses études critiques et philosophiques, à savoir que Baudelaire est le grand poète de la modernité, celui qui en a le mieux saisi l’esprit, les tensions créatrices et les contradictions. De manière étonnante, Walter Benjamin et Benjamin Fondane ont pensé la modernité de Baudelaire autour de quelques thèmes interdépendants, qu’ils ont abordé cependant de perspectives différentes, comme conséquence de leurs orientations idéologiques respectives: la prostitution, l’expérience religieuse et l’ennui, la mort, la forme poétique. En effet, Benjamin reste tributaire d’une vision matérialiste et dialectique, propre à son marxisme (quoique éclairé), tout comme Fondane met à profit tous les acquis de la philosophie existentielle pour lire Baudelaire. Dans ce qui suit, j’analyserai les points de contact aussi bien que les divergences entre Walter Benjamin et Benjamin Fondane, en ce qui concerne la question de la modernité baudelairienne, en suivant de près l’entrelacement des thèmes ci-dessus. Selon Benjamin, Baudelaire affirme sa différence radicale par rapport aux poètes de la première génération romantique en choisissant la ville comme terrain privilégié de ses expériences. Le poète s’y confronte aux structures du capitalisme dominant, à la montée en puissance de la grande presse et à la diffusion des techniques mécaniques de reproduction de l’œuvre d’art. La ville moderne est une fourmilière grouillante de vie, un amas de forces productives déchaînées, un vaste réseau sanguin où l’or remplace le sang. Cette conception de la ville pousse Walter Benjamin à voir même un poème aussi abstrait que Rêve parisien comme une „fantaisie des forces productives arrêtées“, 7 alors qu’il ne s’agit là que d’une antithèse savamment construite entre la ville parfaite des rêves et la ville réelle des soucis et des insatisfactions. 186 Dossier Mais la chose la plus difficile à assumer par le poète moderne vivant dans la capitale du XIX e siècle reste la transformation de l’œuvre d’art en marchandise soumise au principe de la libre concurrence. Même quand il semble se conduire en „flâneur“, l’écrivain entre dans la logique capitaliste: il prétend vouloir „observer“ le „marché“ mais, „en réalité, il cherche déjà un acheteur“. 8 Baudelaire se distingue de ses contemporains par une „profonde expérience de la nature de la marchandise“, 9 ce qui l’amène à mettre au point des stratégies complexes de promotion sur le marché littéraire. Il devient lui-même son propre „imprésario“ 10 et négocie sans cesse avec les rédactions des revues afin de trouver le meilleur placement de ses textes. Malgré ces belles dispositions, Baudelaire n’a jamais réussi à devenir un auteur à succès, il a été „toujours mal placé sur le marché littéraire“, 11 ne gagnant pas - pendant toute sa vie active, avec tous ses écrits - plus de 15.000 francs. Baudelaire, et Benjamin l’observe avec justesse, se sert de procédés employés sur les marchés pour gagner de l’avance sur d’autres écrivains. Il recourt à la „diffamation“, en ce qui concerne Musset, ou bien à la „contrefaçon“, en ce qui concerne Victor Hugo. „L’idée d’une originalité adaptée au marché“, qui caractérise toute la conduite littéraire de Baudelaire et constitue la marque la plus profonde de sa modernité, l’amène à vouloir se différencier de manière programmatique de toute la production littéraire contemporaine: „ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à refouler les poèmes concurrents“. 12 On ne peut pas ne pas reconnaître ici un lien intertextuel subtil avec l’étude classique que Paul Valéry a consacré aux Fleurs du mal: Situation de Baudelaire (1924), où l’importance de Baudelaire est définie en fonction de la capacité du poète de se distinguer des autres écrivains de son siècle. Walter Benjamin cite d’ailleurs deux fois de manière explicite et très élogieuse l’étude de Paul Valéry, la première fois dans Zentralpark, où il essaie de thématiser Les Fleurs du mal comme „arsenal“, 13 la seconde fois dans Sur quelques thèmes baudelairiens, où il cite le paragraphe qui parle de „raison d’Etat“ chez Baudelaire, c’est-à-dire du besoin d’être un grand poète, sans être ni Hugo, ni Lamartine, ni Musset. 14 Benjamin Fondane, quant à lui, critique souvent Paul Valéry, qui ne voit que le côté esthétisant, raffiné, élégant des Fleurs du mal, en omettant sciemment tout ce qui a trait à la choquante réalité du gouffre: si, dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, l’étude valéryenne de 1924 est souvent commentée dès le début, 15 c’est pour que Fondane puisse mieux prendre ses distances par rapport à elle! Pour revenir au comportement de Baudelaire sur le marché littéraire, il faut dire que - selon Walter Benjamin - le poète des Fleurs... saisit les rapports profonds qui existent entre l’écrivain ou l’artiste moderne et la prostituée. Il en est question dans Le Paris du second Empire chez Baudelaire 16 ou bien dans Zentralpark. 17 tout comme la prostituée hante les rues et les places de Paris pour vendre son corps en tant que marchandise vivante, l’écrivain hante les passages, les rédactions et les cafés pour „vendre son âme“ (et l’expression appartient à Baudelaire en personne). 18 La femme est devenue un „article de masse“, avec la prostitution 187 Dossier dans les grandes villes, 19 à l’instar du poème ou du fragment de roman, publié en feuilleton dans la presse quotidienne à fort tirage. Ces parallèles institués par Baudelaire justifient l’importance du thème de la prostitution dans son œuvre, depuis un poème de jeunesse dans lequel l’écrivain et la prostituée sont explicitement mis sur le même plan, jusqu’aux notes autobiographiques rédigées par l’auteur vers la fin de sa vie. La prostitution a pour décor toujours la rue, et presque jamais le bordel, elle „est le levain qui fait se lever les masses des grandes villes“ dans la „fantaisie“ du poète. 20 Baudelaire se distingue, en tant que créateur, pour avoir saisi et donné une expression poétique prégnante à la manière dont la prostitution s’est transformée avec l’avènement des grandes villes labyrinthiques: La prostitution entre en possession de nouveaux arcanes avec la naissance des grandes villes. Un de ces arcanes est le caractère labyrinthique de la ville elle-même. Le labyrinthe, dont l’image est gravée dans le corps même du flâneur, apparaît avec la prostitution, sous des couleurs nouvelles. Le premier arcane qui s’ouvre à elle est donc l’aspect mythique de la grande ville, en tant que labyrinthe. En son centre se trouve naturellement une image du Minotaure. Que celui-ci mette à mort l’individu n’est pas décisif. Ce qui l’est, c’est l’image des forces mortelles qu’il incarne. Et cela aussi est pour l’habitant de la grande ville quelque chose de nouveau.21 Tout comme le labyrinthe de la mythologie se replie sur lui-même, enfermant le Minotaure meurtrier en son centre, la ville moderne amène l’artiste, à travers ses structures tortueuses, au point où il doit impérativement arriver: „Le labyrinthe est le bon chemin pour celui qui arrive bien assez tôt au but. Ce but est le marché.“ 22 Selon Fondane, pour en venir à lui, la confrontation de Baudelaire avec les structures du marché n’est pas significative pour définir la modernité des Fleurs du mal et des autres écrits baudelairiens. Cela n’est pas dû à une éventuelle opacité de Fondane au marxisme, qu’il connaissait bien et dont il reprenait certains postulats, par exemple dans ses écrits sur le cinéma, ce qui le rapproche étrangement de Benjamin. 23 Si, dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, il est question de la prostitution, Fondane l’aborde d’un point de vue métaphysique, complémentaire du point de vue économique, prédominant chez Walter Benjamin. Fondane s’attache à la formule de Mon cœur mis à nu, qui définit Dieu comme l’être „le plus prostitué“, car il est l’ami et le confident de chacun, il se donne à tous, et n’appartient à personne. Mais comment adorer un tel Dieu? Comment lui adresser la prière, alors que l’on veut devenir un grand homme et un „saint pour soi-même“? , se demande Fondane. 24 Cela ne veut-il pas dire qu’on manque d’esprit, qu’on accepte la déchéance et l’immoralité que de se prosterner devant un tel Etre? Même si le cas est tel, il n’en faut pas moins chercher Dieu, croire en lui et le transformer en principe ordonnateur de la vie: le ciel, quoique vide, vaut mieux que le néant, ce néant devant lequel Baudelaire recule toujours, refusant de s’y jeter. La prostitution a donc une dimension mystique, religieuse: c’est un principe d’ouverture à la circulation universelle des énergies, plus qu’un vulgaire échange commercial scellé par l’argent. Pour Benjamin Fondane le penseur existentiel, Baudelaire est donc surtout un esprit religieux (voir surtout le chapitre XXVI de Baude- 188 Dossier laire et l’expérience du gouffre), un mystique, un voyant, qui se rattache à Dieu-leprostitué, ou bien à son contraire, à Satan. Quand Dieu refuse de s’intéresser à la destinée de ses créatures, se tourner vers Satan n’est que plus naturel. C’est pour cela que, dans Les Fleurs du mal et dans les autres textes de Baudelaire, l’accent est fréquemment mis sur les détournements sataniques du christianisme. Walter Benjamin, au contraire de Fondane, s’intéresse peu au vécu religieux de Baudelaire, et quoique le concept d’„aura“, sur lequel on reviendra plus bas, soit évidemment d’origine chrétienne. Benjamin analyse la religion de Baudelaire seulement quand il est possible de donner au satanisme du poète un contenu sociopolitique: le „rejet radical des maîtres et des puissants“ revêt chez l’auteur des Fleurs du mal non une forme sociale révolutionnaire mais plutôt „une forme théologique radicale“, 25 c’est-à-dire l’allégeance au prince des ténèbres, exprimée ouvertement dans Les Litanies de Satan ou dans quelques petits poèmes en prose. Ce qui surprend cependant chez Walter Benjamin le marxiste, c’est que, dans le peu de lignes qu’il consacre au problème du vécu religieux chez Baudelaire, il se montre étonnamment proche de Fondane et du discours de la philosophie existentielle: La protestation de piété jaillit presque toujours de Baudelaire comme un cri de guerre. Il ne veut pas qu’on lui prenne son Satan. C’est lui, le véritable enjeu de la bataille que Baudelaire devait mener avec son incroyance. Il ne s’agit pas de sacrement ou de prière. Il s’agit du privilège luciférien de blasphémer le Diable dont on est la victime.26 Ce genre d’expérience religieuse qui réussit à concilier les extrêmes les plus irréconciliables est - selon Fondane - le vrai fondement de la modernité, telle que Baudelaire l’entend et la vit. Le penseur existentiel critique certains exégètes, dont Aldous Huxley, qui accorde à Baudelaire le titre de „poète de la modernité“ mais lui refuse les compétences théoriques qui légitimeraient une telle dignité. Aux yeux de Fondane cependant, Baudelaire est aussi le grand penseur de la modernité et la force de sa pensée plonge ses racines dans les profondeurs de son expérience religieuse. La „foi“ de Baudelaire appartient au XIX e siècle, elle est contemporaine du positivisme de Comte et de Renan, de l’évolutionnisme darwinien, de la ferveur de Dostoïevski, de la fureur de Rimbaud, et anticipe sur l’absurde de Franz Kafka. C’est une „foi“ déraisonnable dans un Dieu prostitué, une foi qui secrète une dose énorme d’ennui, dérivé moderne de l’acedia qui rongeait les Pères de l’Eglise. Dans Baudelaire et l’expérience du gouffre, la modernité de Baudelaire est donc liée à l’originalité de son expérience religieuse et à l’ennui, en dehors de toute considération sur les contraintes du marché, les masses des grandes villes, la marchandisation de l’art et les rapports de production: Nous allons jeter un dernier regard sur l’expérience religieuse de Baudelaire et notamment sur le courant profond et souterrain de cette expérience qui, plus que toute autre chose fait de lui le „poète de la modernité“; et n’est-il pas le poète de l’ennui? Il ne s’agit pas, bien entendu, de cet ennui des dimanches vides, des pianos désaccordés, des terrains vagues, des loisirs sans but, ennui de la pléthore, de la richesse satisfaite, ennui du plaisir et de la santé, quoique de cet ennui aussi Baudelaire soit passé maître. Ceci n’est que l’ennui esthétique, couche superficielle de l’ennui métaphysique, dont on 189 Dossier ne sait pas trop bien ce que c’est. Il est clair que l’ennui de Baudelaire n’est pas un ennui personnel, mais l’ennui dans la civilisation et peut-être l’ennui dans le cosmos: c’est pourquoi il prend, chez lui, des proportions aussi immenses que significatives.27 L’ennui avale les forces vives de l’„existant“, le „temps“ n’est plus marqué, la „sensation“ ne se transforme plus en „perception“, et celle-ci ne devient plus „concept“. 28 Le devenir est suspendu, l’amour et la haine ne trouvent plus d’objets suffisamment attirants pour s’exercer. „Le logique“ est la seule fonction de la pensée qui „continue“ mais d’une manière molle et confuse, car l’ennui l’a affecté aussi: il en a arrêté le moteur, à savoir la passion qui le faisait se mouvoir, à l’instar de la vie émotive. Baudelaire innove dans le domaine de la pensée par sa „théologie de l’ennui“, parce qu’il assimile celui-ci au „péché“, „et cela est franchement nouveau“. 29 Cette assimilation, qui fait de Baudelaire un moderne, le poète la tire de son propre „cru“, de sa vie et de sa propre expérience, et c’est cet enracinement personnel qui lui donne sa force dévastatrice sur le plan de l’Être et sa force configuratrice sur le plan de la création: Poète de la modernité! Personne n’a mieux que Baudelaire exprimé l’angoisse de l’acosmisme, car l’ennui est angoisse et comme l’acosmisme est néant, l’ennui est angoisse du néant. Nous avons dit souvent que Baudelaire répète à l’envi la théologie qu’on lui a enseignée et répète souvent la pensée de de Maistre. Mais là, une idée nouvelle, originale se fait jour. Ce n’est plus dans la „volupté“ qu’il voit le Mal, ni dans la „nature“, mais cette fois-ci, à l’encontre du christianisme hérité… dans l’Ennui. De là, la terrible signification que l’ennui prend chez Baudelaire. Il n’est plus un „état d’âme“ mais un état de péché, le crime par excellence et qui ne figure pas parmi les péchés théologiques. Car le diable n’est plus un sophiste, qui nous persuade le plaisir et l’excès; ce n’est plus la chair qu’il tente, mais l’esprit, et à l’esprit ce n’est plus l’orgueil qu’il propose et la désobéissance, mais le refus de participer à l’être.30 Dans les quelques passages que Walter Benjamin consacre à l’ennui chez Baudelaire (qu’il préfère désigner par le terme spleen), celui-ci est vu en premier lieu dans sa dimension allégorique, comme le laisse entendre le fragment n° 36 de Zentralpark. Benjamin imagine un chemin de croix suivi par Baudelaire, ayant en sa possession un „viatique“, une pièce de monnaie décorée côté face d’un squelette et côté pile d’une „Melencolia plongée dans ses méditations“: cette pièce, c’est „l’allégorie“. 31 Le spleen, l’ennui, est donc lié à l’expérience de la mort (le squelette), à tel point que Walter Benjamin lit la „mortalité“ en tant qu’anagramme de Paris dans Spleen I. 32 Afin de circonscrire l’action de l’ennui sur l’être humain, Walter Benjamin emploie quelques formules étrangement proches de celle que le lecteur peut trouver dans Baudelaire et l’expérience du gouffre: „Pour l’être en proie au spleen, le temps s’est réifié; les minutes engloutissent l’homme comme des flocons. Ce temps est hors de l’Histoire, comme la mémoire involontaire.“ 33 Comme chez Fondane, l’ennui a pour Benjamin quelque chose de satanique, étant lié au péché, à la barbarie et à la déchéance: „L’héroïque chez Baudelaire est la forme sublime sous laquelle le démonique se manifeste, et le spleen sa forme vile et barbare.“ 34 190 Dossier L’ennui, cette „angoisse du néant“, ce „refus de participer à l’être“ est-il un culde-sac, ou bien existe-t-il une voie de sortie? Baudelaire lui-même l’a dit à la fin du poème Le Voyage, qui clôt la deuxième édition, celle de 1861, des Fleurs du mal: la seule manière possible d’échapper au spleen, c’est de se jeter dans la mort, pour trouver „du nouveau“. Walter Benjamin a bien saisi cette importance de la mort comme source de nouveauté, en présentant la grande ville comme un labyrinthe, avec en son centre un Minotaure, qui incarne des „forces mortelles“: c’est là pour le citadin moderne quelque chose de „nouveau“, 35 dans le sens poétique et politique du terme. Au fond, s’il est permis de prolonger la pensée de Benjamin, on pourrait dire que c’est seulement dans la mort que l’être humain échappe aux contraintes du marché et peut se libérer de tous les interdits de la société capitaliste. Malgré toutes ses belles intuitions, le thème de la mort ne semble pas avoir chez Walter Benjamin l’importance qu’il a chez Benjamin Fondane. J’ai l’impression qu’il y est abordé surtout en rapport avec l’allégorie, sans aucune dimension religieuse: Benjamin souligne la parenté de Baudelaire avec le style allégorique des poètes de l’époque baroque, qui se servent de l’image du cadavre afin de traduire de manière prégnante la brièveté de la vie humaine. Mais, alors que les poètes baroques voient le cadavre seulement de l’extérieur, Baudelaire le voit aussi de l’intérieur, 36 soit sous forme de squelette, soit sous forme de vie organique grouillante et incontrôlable. Une vision donc résolument moderne, surtout que Baudelaire associe aussi l’Amour - dédoublé - et la Mort, par des procédés allégoriques: „La tombe, considérée comme la chambre secrète où Eros et Sexus vident leur vieille querelle.“ 37 Chez Fondane, au contraire de Benjamin, il n’y a aucune emphase mise sur la dimension allégorique: Baudelaire et l’expérience du gouffre brosse un tableau de la mort dans sa matérialité la plus inquiétante, qui détermine une expérience absolue des limites de l’être. Concentré d’horreurs innommables, la mort chez Baudelaire est, comme l’a vu déjà Duranty, le contemporain et ami du poète, liée à la Nuit et au Mal, aux peurs secrètes qui n’arrivent pas à la lumière de la parole. 38 La mort baudelairienne n’est pas un emblème mais une expérience directe, qui peut nous mener vers Dieu-le-prostitué, ou bien nous faire plonger dans le „gouffre“. Dans les deux cas, le „nouveau“ est atteint et l’être humain aura échappé pour toujours aux contraintes l’ennui… La modernité de Baudelaire, qu’elle soit essentiellement citadine-capitaliste ou liée à l’expérience religieuse de l’ennui, suppose un renouvellement profond des stratégies de création et d’expression poétique, elle a un aspect formel, et c’est là une idée valorisée à la fois par Benjamin et par Fondane. Walter Benjamin semble cependant accorder une attention plus pointue à la forme littéraire des écrits de Baudelaire, qui n’est que secondaire dans le livre de Benjamin Fondane. Fondane s’attache surtout à décrire la nouveauté de l’„expérience du gouffre“, et il ne s’occupe de la forme qu’autant qu’elle entretient une tension dialectique fertile avec le contenu. 191 Dossier Walter Benjamin lie le renouvellement de l’expression lyrique chez Baudelaire à une expérience du „choc“, thématisée dans l’essai Sur quelques thèmes baudelairiens. 39 L’homme moderne doit payer un grand „prix“ pour le renouvellement de son univers sensoriel, à savoir „l’effondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc“: l’art moderne perd sa valeur „cultuelle“, au profit d’autres valeurs, plus importantes, dont la „valeur d’exposition“. 40 La „connivence“ de Baudelaire avec „l’effondrement de l’aura“ lui a coûté très cher, mais c’est là une „loi“ suprême de sa poésie, qui marque de son éclat le ciel sombre du second Empire. 41 Au niveau de la forme poétique, le choc se manifeste par la teneur de l’incipit, qui véhicule toute la charge de nouveauté de l’expression baudelairienne, ainsi que par des espacements, des heurts, des écroulements de vers sur eux-mêmes, ou par l’abondance de stéréotypes allégoriques (comme chez les poètes baroques). Dans l’essai Le Paris du second Empire chez Baudelaire, Walter Benjamin fait d’autres remarques sur la technique poétique de Baudelaire, qui éclairent encore mieux la question du „choc“ poétique et de la modernité de l’expression littéraire. Benjamin compare la prosodie baudelairienne „au plan d’une grande ville où l’on peut circuler discrètement à l’abri des pâtés de maisons, des portes cochères et des cours“ 42 . La facture de Baudelaire est moderne aussi par l’emploi dans la poésie lyrique de mots non seulement „prosaïques“ mais „de provenance urbaine“, comme quinquet, wagon, omnibus, bilan, réverbère, voirie, 43 que le poète accouple avec les mots nobles, acceptés par la poétique classique. „Ses images sont originales par la bassesse des comparaisons“, ses vers sont saturés d’allégories qui „surgissent“ dans des environnements linguistiques inattendus et ses métaphores absorbent toute la hardiesse de la vie moderne. 44 A une lecture poussée, on peut observer que le substantif „choc“ et le verbe „choquer“ apparaissent aussi à des endroits significatifs dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Comme Walter Benjamin, Fondane pense que l’enjeu pour le poète moderne est à la fois d’assumer des chocs existentiels et - en retour - de choquer les lecteurs. Selon Fondane, Baudelaire choque notre délicatesse ou notre sens moral, par des poèmes qui misent sur l’horrible, le dégoûtant, le mal, la souillure, l’obscène, le méprisable, le sadisme, la laideur, l’impureté, le péché ou l’expérience de la mort dans sa matérialité agressive (Une Charogne, Le Goût du néant, A celle qui est trop gaie, Un Voyage à Cythère, L’Irréparable). Par l’emportement explosif de ses vers, par l’audace des images ou par la violence des expériences de vie que sa poésie propose, Baudelaire choque aussi notre goût et nos habitudes de pensée, et renverse tout un système de valeurs esthétiques héritées de l’idéalisme platonicien et hégélien. Si Walter Benjamin, fidèle à une logique déterministe, pense la forme radicalement nouvelle des poèmes de Baudelaire comme une conséquence directe de l’expérience du choc et comme un miroir du contenu, Fondane introduit l’idée d’une tension fertile entre les deux. Une phrase du poème en prose de Baudelaire, Une mort héroïque, que Benjamin Fondane met en exergue à son livre, „l’ivresse de l’art est plus propre que toute autre à jeter un voile sur les terreurs du 192 Dossier gouffre“, 45 éclaircit un principe créateur fondamental des Fleurs du mal ou des autres écrits baudelairiens. Le jeu de l’art (rimes, rythmes, sonorités, esthétismes de toutes sortes) rend acceptable le „choc“ produit par les révélations douloureuses de l’abîme, que le poète a reçu telles quelles mais qu’il ne peut retransmettre vers ses lecteurs sans l’enveloppe sécurisante d’une certaine beauté. Baudelaire, soucieux de ses réussites formelles au même point que de l’énergie sauvage que doit dégager sa poésie, est pourtant conscient que les prestiges de l’art sont impuissants devant les épouvantes religieuses de l’infini. Fondane introduit donc l’idée d’une opposition, ou au moins d’une tension, entre la forme et le contenu, qui fait de Baudelaire le poète le plus important du XIX e siècle. Quel visage de la modernité baudelairienne faut-il juger plus convaincant ou bien - à défaut d’arguments dans ce sens - préférer? Il est évident que, même si les études de Walter Benjamin sont précises et parfois séduisantes, elles ne rendent compte que de la moitié visible de la modernité de Baudelaire. L’autre moitié, évanescente, secrète, fascinante, qui relève de l’expérience religieuse, reste à la charge de Benjamin Fondane, dont le Baudelaire est un des livres les plus beaux jamais consacrés au poète des Fleurs du mal. L’auteur de ces lignes-ci aura donc toujours une préférence, très subjective il est vrai, pour Baudelaire et l’expérience du gouffre, quoiqu’il soit très stimulé intellectuellement par la complémentarité presque parfaite que propose l’équation Walter Benjamin Fondane. 1 Voir Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, Paris, Maspero, 1969. 2 La philosophie de Chestov est un des rares points sur lesquels les deux penseurs ne semblent pas converger: référence absolue pour Fondane, le philosophe russe a ennuyé W. Benjamin (cf. une lettre de 1939, à Scholem), Maurice de Gandillac, Préface, in Walter Benjamin, Œuvres I. Mythe et violence, Essais traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, 25. 3 Cf. Margaret Teboul, „Walter Benjamin et Benjamin Fondane devant l’histoire et le temps“, in Cahiers Benjamin Fondane, n° 14, 2011, 85 (information provenant de Monique Jutrin). 4 Une exception à cela: Ioan Pop-Cur eu, „“Jouer la comédie à soi-même et aux autres”: la théâtralité de Baudelaire selon Fondane et Benjamin“, in Cahiers Benjamin Fondane, nr. 15, 2012, 149-164. 5 J’ai consulté l’édition suivante: Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Traduit de l’allemand et préfacé par Jean Lacoste, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002. Pour ne pas alourdir les notes de bas de page, les références à cette édition seront faites comme suit: W. B., titre de l’étude à laquelle je me réfère, numéro de la page où se trouve la citation. 6 Pour ce qui est du livre de Fondane, je fais référence exclusivement à l’édition originale: Baudelaire et l’expérience du gouffre, Préface de Jean Cassou, Paris, Pierre Seghers Editeur, 1947, réimprimée telle quelle en 1972, toujours chez Seghers, avec une préface plus compréhensive et moins contraire à Fondane du même Jean Cassou, respectivement en 1994 aux Editions Complexe, Bruxelles, avec beaucoup d’erreurs de rédaction. Dans les notes de bas de page, je mentionnerai juste le titre du livre de Fondane, ainsi que la page à laquelle le renvoi est fait. 193 Dossier 7 W. B., Zentralpark, 243. 8 W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 56. 9 W. B., Zentralpark, 220. 10 Id., 222. 11 W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 55. 12 W. B., Zentralpark, 220, pour les trois dernières citations. 13 Id., 248. 14 W. B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 159. 15 Baudelaire et l’expérience du gouffre, 13-21, 23-31, etc. 16 W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 54-56. 17 W. B., Zentralpark, 248. 18 Cf. W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 55. 19 W. B., Zentralpark, 225. 20 Id., 226. 21 Id., 248. 22 Id., 224. 23 Cf. Ioan Pop-Cur eu, „La critique marxiste du cinéma dans les années 30. Brecht, Benjamin, Fondane: iconoclasme ou iconophobie? “, in: Ekphrasis. Images, Cinema, Theatre, Media, Editura Accent, Cluj-Napoca, issue 2 / 2010, 64-76. 24 Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, op. cit., 296-297. 25 W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 41. 26 Id., 42. 27 Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, 325. 28 Id. 29 Id., 326-327. 30 Id., 328. C’est dans cette citation que l’on a peut-être les plus belles définitions de l’ennui de toute la tradition occidentale! 31 W.B., Zentralpark, 243. Voir aussi, sur le spleen chez Baudelaire et sur sa dimension allégorique, id., 250, Sur quelques thèmes baudelairiens, 194-195. 32 W.B., Zentralpark, 237. 33 W.B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 194. 34 Id., 228. 35 Voir aussi W.B., Zentralpark, 224: „Il n’y a, pour les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, qu’une nouveauté radicale - et c’est toujours la même: la mort.“ 36 Id., 243-244. 37 Id., 215. Voir aussi W.B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 201 (dissociation entre la sexualité et l’érotisme). 38 Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, 115-116. 39 W.B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 160-163. Sur le choc comme „principe poétique“, voir aussi Zentralpark, 229. 40 W.B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 207, Zentralpark, 222: „Chez Baudelaire, le poète déclare pour la première fois sa prétention à une valeur d’exposition. Baudelaire a été son propre imprésario. La perte d’auréole touche en premier lieu le poète. D’où sa mythomanie.“ 41 W. B., Sur quelques thèmes baudelairiens, 207. 42 W. B., Le Paris du second Empire chez Baudelaire, 142. 43 Id., 144. 44 Id., 142-145. 45 Baudelaire et l’expérience du gouffre, 11. Citation correcte: „l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre“, Charles Baudelaire, Une mort héroïque, in Œuvres complètes, éditées par Claude Pichois, Paris, Gallimard, „Bibliothèque de la Pléiade“, 1993, vol. I, 321.