eJournals lendemains 39/153

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2014
39153

“C’est seulement auprès des Français que j’ai appris à peindre”

2014
Martin Schieder
ldm391530109
109 AArts & Lettres Martin Schieder „C’est seulement auprès des Français que j’ai appris à peindre“ Les voyages d’artistes allemands à Paris, 1945-1960 C’est „le souffle coupé par le suspens“, que l’historien d’art, Werner Haftmann, franchit l’entrée du Musée des Augustins de Fribourg, en octobre 1948 (cf. Haftmann 1948). Des tableaux et des œuvres graphiques de Georges Braque y étaient donnés à voir pendant quatre semaines. Que l’exposition d’un célèbre artiste contemporain ait lieu dans la paisible Forêt Noire était un événement hors du commun, d’autant plus que la plupart des œuvres avaient été directement acheminées depuis la Biennale de Venise, où Braque venait de décrocher le Grand Prix de peinture. Le marchand d’art Daniel-Henri Kahnweiler, qui avait contribué pour une grande part à la réussite de cette exposition, avait insisté sur le fait que celleci „montrerait au public allemand et en particulier à la jeunesse allemande les grandes réalisations artistiques extérieures à l’Allemagne qu’ils avaient été privés de voir depuis de longues années“. 1 L’exposition Braque faisait partie d’un spectaculaire programme d’ensemble que le Gouvernement militaire français avait réalisé juste après la fin de la guerre dans sa zone d’occupation et à Berlin, afin de redonner des repères culturels aux Allemands et de les familiariser de nouveau avec la modernité classique, de l’impressionnisme à l’École de Paris. 2 Dans ce cadre, cette exposition avait été précédée d’une autre, de Peinture moderne française (ill. 1), montrée dans diverses villes allemandes, et qui avait attiré dans son sillage plus de 150 000 visiteurs. Les Français avaient accompagné cette rétrospective, ainsi que presque toutes leurs autres expositions, d’une offre intense de manifestations pédagogiques, avec conférences et visites commentées. Le Gouvernement militaire publia en outre des catalogues bilingues, richement illustrés, contenant des introductions à l’art représenté. Ces expositions offrirent au public Ill. 1 110 AArts & Lettres allemand, qui en avait été longtemps privé, l’occasion d’enfin contempler de nouveau la modernité française à partir d’originaux. L’intérêt et l’écho furent à la mesure de l’événement. Alors que l’exposition Peinture moderne française était en tournée à Düsseldorf fin 1946 / début 1947, la critique d’art Anna Klapheck écrivit: „Picasso, Braque et tous les autres... nous les avions à peine vus jusqu’ici. On en a le souffle coupé. Cette exposition était un geste immense, un énorme cadeau de la part des Français. A travers elle, les frontières se sont ouvertes pour la première fois“. 3 La scène culturelle allemande, qui commençait à se réveiller, réagit elle aussi avec grand intérêt. Le peintre Willi Baumeister visita l’exposition Braque avec ses étudiants de l’Académie de Stuttgart, et à l’Académie de Karlsruhe, un autobus fut aussitôt affrété pour aller voir la modernité française. Mais une fois arrivés, les jeunes artistes durent constater que l’accent avait été mis sur les héros de la modernité, de l’impressionnisme au cubisme; et que le Gouvernement militaire ne présentait que de manière isolée les positions post-cubistes de ceux qu’on appelait les Jeunes Peintres de tradition française - c’est-à-dire Alfred Manessier, Gustave Singier et autres artistes dans la lignée de Paul Klee et Wassily Kandinsky. Les positions contemporaines de l’abstraction géométrique ou de l’abstraction lyrique étaient ignorées pour ne pas trop exiger du public allemand. Mais comment était-il possible pour la jeune scène artistique allemande de se familiariser avec les évolutions progressistes de Paris? Par quelle voie les représentants de l’informel allemand par exemple - on peut citer ici les groupes Quadriga, le Junge Westen et le Gruppe 53 - ont pu accueillir et adapter le tachisme français? Des valeurs psychiques Pour le renouvellement des relations artistiques entre l’Allemagne et la France, les initiatives privées furent au moins aussi importantes que l’activité d’exposition du Gouvernement militaire français. Ces initiatives furent le fait d’un petit groupe de diffuseurs d’art hautement cultivés, compétents, animés d’une extrême curiosité et fous d’art. Après 1945, les véritables protagonistes du transfert bilatéral de l’art sont ainsi des collectionneurs, des artistes, des critiques, des historiens et marchands d’art. Des médiateurs privés comme le collectionneur Ottomar Domnick, les peintres Willi Baumeister et K. O. Götz, le critique d’art Will Grohmann, le conservateur Werner Schmalenbach, les galeristes Otto Stangl (cf. Schieder 2008) ou Alfred Schmela (cf. Schieder 2013) furent les facilitateurs de la rencontre entre les avant-gardes des deux pays. A travers des expositions et des projets de publication, ils apportèrent des impulsions décisives au processus de désenclavement de la scène artistique allemande. A titre d’exemple, il faut présenter d’un peu plus près l’un de ces protagonistes, collectionneur et neurologue à Stuttgart, Ottomar Domnick, qui fut, juste après la guerre, l’une des figures centrales du transfert culturel entre l’Allemagne et la 111 AArts & Lettres France. Son travail alla de pair avec un fort engagement en faveur de l’art abstrait, dans lequel Domnick reconnaissait la forme artistique adéquate pour la représentation d’un monde en pleine mutation, d’une nouvelle ‚réalité‘. La promotion et la diffusion de l’abstraction controversée en Allemagne prenait pour lui le sens d’une mission pédagogique, presque d’une cause missionnaire: „Je me sentais un ‚éveilleur de consciences‘, à la recherche de disciples, qui se regroupaient autour de lui. J’agissais sans mandat. Je devenais le porteparole d’une idée. Une idée de l’art abstrait“ (Domnick 1977: 229). Une photo montre le neurologue en blouse blanche à son bureau, un dieu en blanc (ill. 2). Il est l’incarnation de l’homme nouveau, à la recherche de l’inconnu, dans les sciences comme dans l’art. Juste derrière lui est accroché un tableau de son ami artiste, et sorte d’alter ego, Hans Hartung - un espace de couleur apparemment non délimité, que traversent dynamiquement des lignes tracées d’un geste libre. Le médecin croyait „lire dans le graphisme de Hartung des valeurs psychiques“ et pouvoir inférer à partir d’un langage de formes présumé expressif „la situation psychique de l’homme contemporain“. 4 L’engagement de Domnick culmina avec l’exposition itinérante Peinture abstraite française. En dialogue avec des artistes, critiques et galeristes français, il opéra une sélection de dix représentants contemporains de l’École de Paris, que le public put découvrir de novembre 1948 à mai 1949 à la faveur d’une exposition ambulante à travers sept villes allemandes. Elle présentait chaque fois dix tableaux, notamment de Hartung, Auguste Herbin et Pierre Soulages. Une telle exposition avec de la peinture abstraite contemporaine de France n’avait encore jamais eu lieu jusque-là en Allemagne. On peut se faire une idée de l’impact de cette exposition si l’on considère les fortes impulsions qu’elle a imprimées à la jeune scène artistique allemande. Nous avons connaissance de plusieurs peintres chez qui elle a laissé une impression durable. Carl Buchheister, par exemple, avait vu Peinture abstraite française à Hanovre: Il remercia expressément Domnick d’avoir pu, de cette manière, se donner „un large aperçu“ des développements les plus récents de l’École de Paris. 5 Pour son collègue Bernard Schultze, Domnick était „en quelque sorte le ‚facteur‘ de l’art français, de l’École de Paris“. 6 Toutefois Domnick Ill. 2 112 AArts & Lettres rejetait l’informel et les positions progressistes de l’art autre - celui par exemple de Wols, de Fautrier ou de Mathieu -, comme il ressort d’une lettre à Schultze: Lors de ma dernière visite à Paris, je suis tombé sur cette forme d’art que vous appelez néo-expressionnisme: Mathieu, Riopelle, Wols et Pollock sont de ce courant. Mais il me semble que tout cela n’est qu’un début, qu’il s’agit tout à fait de respecter dans son acte révolutionnaire. Je le trouve tout à fait intéressant. Malheureusement, je ne parviens pas encore à me décider à inclure leurs derniers travaux dans ma collection. 7 Cette attitude reflète l’hésitation qu’il y avait en Allemagne à accepter le tachisme international. Dans un premier temps, les tendances progressistes n’étaient pas adoptées par les collectionneurs, les musées et les marchands d’art. Il est significatif que l’informel fût absent de la première documenta, en 1955 à Cassel, alors qu’on avait accroché dans la salle principale, à titre d’exemplification, un tableau de Picasso face à une toile de Fritz Winter. Les artistes allemands devaient donc s’occuper eux-mêmes des contacts avec l’international. Pèlerinage à Paris Une évaluation effective de l’ampleur et de l’importance du transfert interculturel entre 1945 et 1959 n’est possible qu’en considérant de près ses véritables protagonistes, c’est-à-dire les artistes eux-mêmes. Ils furent parmi les premiers, après la guerre, à renouer le contact avec l’autre nation culturelle et, par leurs initiatives et leurs amitiés, à œuvrer de manière décisive pour mettre fin à la forclusion des arts. En Allemagne, surtout, où pratiquement aucun des artistes émigrés ne revint, de sorte que l’hémorragie en forces créatrices et innovantes causée par le nazisme ne put guère être compensée, le désir grandit de rattraper le plus rapidement possible le retard pris par rapport à l’évolution artistique internationale. Cela ne pouvait se faire que d’une seule manière: en allant à Paris. Dès 1947, Heinz Trökes, par exemple, accepta une invitation du Gouvernement militaire à se rendre à Sarrebruck pour voir l’exposition Jeune art français. Sur sa lancée, il voulut poursuivre le voyage jusqu’à Paris, dans le but de „s’imprégner pleinement de nouvelles impressions, entrer en contact avec de jeunes artistes français, et transmettre le plus possible l’état le plus actuel de l’atmosphère en Europe de l’ouest“. 8 C’est ainsi qu’au début des années cinquante, un véritable pèlerinage de peintres et de sculpteurs allemands s’amorça vers l’ouest: Max Ackermann, Herbert Baumann, Willi Baumeister, Erwin Bechtold, Klaus Bendixen, Hubert Berke, Karl Bingemer, Julius Bissier, Ursula Bluhm, Manfred Bluth, Leo Breuer, Peter Brüning, Karl F. Brust, Carl Buchheister, Emil Cimiotti, Karl-Fred Dahmen, Josef Fassbender, Fathwinter, Gerson Fehrenbach, Albert Fürst, Winfred Gaul, Rupprecht Geiger, Karl Otto Götz, Hermann Henry Gowa, Otto Greis, Thomas Grochowiak, Hans Haacke, Eva Hagemann, Otto Herbert Hajek, Heijo Hangen, Karl Hartung, Ernst Hermanns, Gerhard Hoehme, Otto Hofmann, Klaus Jürgen-Fischer, Herta Junghanns-Grulich, Hans Kaiser, Horst Egon Kalinowski, Paul Kampers, Herbert Kaufmann, Ida Kerkovius, Emil Kiess, 113 AArts & Lettres Konrad Klapheck, Boris Kleint, Harry Kramer, Heinz Kreutz, Norbert Kricke, Rudolf Kügler, Anneliese Külzer-Winter, Wilhelm Loth, Jupp Lückeroth, Heinz Mack, Brigitte und Martin Matschinsky-Denninghoff, Georg Meistermann, Jochen Michaelis, Karl Mostböck, Ernst Wilhelm Nay, E. R. Nele, Egon Nicolaus, Otto Piene, Hanns Pastor, Hans Platschek, Heimrad Prem, Lothar Quinte, l’Autrichien Arnulf Rainer, Herbert Rautmann, Gerhard Richter de Dresde, Günter Ferdinand Ris, Marie-Louise von Rogister, Hans Salentin, Albrecht Schilling, Gustav Klemens Schmezeisen, Ernst Schroeder de Berlin-Est, Bernard Schultze, Emil Schumacher, K. R. H. Sonderborg, Fred Thieler, Hann Trier, Heinz Trökes, Günther Uecker, Jan Voss, Wolf Vostell, Theodor Werner, Friedrich Werthmann, Wilhelm Wessel, Irmgart Wessel-Zumloh, Fritz Winter, Herbert Zangs, Mac Zimmermann... Et bien que le chemin vers Paris fût en règle générale parsemé d’embûches, presque tous s’y engagèrent pour essayer de se connecter à ce qu’ils avaient manqué, trouver des occasions de dialogue et une reconnaissance dans la compétition internationale. L’arrivée pour la première fois dans la métropole française était comme une révélation. Dans une extrême densité spatiale, une abondance de galeries, d’expositions et de forums d’art récent. Une occasion tant attendue de contemplation intense, d’échange intellectuel. Un flux vertigineux d’images, qui submergeait, inspirait, bouleversait: „Et je vis pour la première fois des galeries d’art contemporain de peintres qui n’étaient guère plus âgés que moi. Je parcourais les rues comme un enfant qui se trouve pour la première fois dans le rayon de jouets d’un grand magasin, et ne cesse de s’étonner de toutes les merveilles qu’il peut y contempler“, c’est ainsi par exemple que Winfried Gaul décrit les impressions qui le subjuguent à Paris (cf. Gaul 1987: 28sq.). Chaque minute était employée à se former et s’informer, on était constamment en chemin, à la recherche du nouveau, de l’inconnu - dans les musées, les salons, les ateliers et les librairies. Chaque séjour à Paris était assorti d’une tournée obligatoire des galeries au sixième et au huitième arrondissement. Dans des chambres d’hôtel délabrées étaient présentées les derniers travaux d’artistes, juste pour constater que l’on manquait beaucoup si l’on n’avait pas été à Paris depuis trois mois, et que l’évolution de l’art vous avait une fois de plus dépassé. Il fallait toujours que ce soit un format encore plus grand, encore plus abstrait, encore plus osé. Certains étaient si ‚étourdis‘ par la frénésie parisienne qu’ils finirent, comme Trökes, par lui tourner de nouveau le dos. 9 Jusque tard dans les années cinquante, les obstacles bureaucratiques, et surtout les difficultés matérielles, avaient considérablement compliqué les échanges artistiques privés. Le seul voyage vers la France, déjà, avait tout d’un jeu de patience. Outre un passeport et une invitation, il fallait un visa à remettre en six exemplaires au consulat français compétent. Et le voyage aller? En fait, il n’existait que le train, personne ne possédait de voiture. Le peintre informel Otto Greis emmenait parfois l’un de ses collègues francfortois du groupe Quadriga dans le side-car de sa moto (ill. 3), contre 20 marks pour frais de carburant. Impossible, évidemment, de se payer une bonne chambre d’hôtel. Avec un peu de chance, on pouvait se faire héberger pour une ou deux nuits chez un collègue français. En 114 AArts & Lettres outre, on voulait s’approvisionner en livres d’art et matériel de peinture. Il fallait donc économiser sur autre chose: „pendant des jours, je ne me suis nourri que de lait, de pain blanc et d’un peu de fromage, et le soir je mangeais de temps en temps dans un restaurant bon marché“. 10 Une fois arrivé à Paris, il n’était pas aisé, venant de l’extérieur, et qui plus est d’Allemagne, de se repérer dans les milieux artistiques parisiens, âprement convoités, et dont il était difficile de se donner une vue d’ensemble. La question la plus pressante était de savoir comment se procurer un billet d’entrée dans la très sélecte société internationale. En tout cas, il était conseillé de venir à Paris avec quelques adresses. Des artistes en exil, notamment, comme Jean Arp, Hans Hartung et Willi Wendt, étaient une source de contact et de mise en relation importante. Willi Baumeister connaissait encore beaucoup de collègues d’avant 1933, K. O. Götz bénéficiait de bons contacts avec quelques critiques d’art et galeristes en vogue. Par ailleurs, le galeriste de Düsseldorf, Jean-Pierre Wilhelm, présenta Gerhard Hoehme, Peter Brüning et les autres Rhénans à Jean Fautrier, Jean Dubuffet et Paul Celan. Le but non exprimé de presque chaque artiste allemand était d’obtenir une participation à une exposition collective, ou même d’être invité à exposer individuellement, dans une galerie parisienne. Grand était l’espoir quand on trouvait enfin un galeriste qui non seulement regardait les peintures, mais en prenait quelques unes en dépôt-vente, et allait jusqu’à envisager la participation à une exposition. Demain matin à 11 heures, je suis reçu par Monsieur Cailleux, comme s’appelle la personne en charge chez Maeght. Je lui montrerai des photos, et mes nouveaux travaux, avec en perspective la possibilité d’exposer à l’automne aux côtés de jeunes peintres abstraits! - Si tout va bien, j’exposerai à l’automne dans 2 très bonnes galeries! 11 Ill. 3 115 AArts & Lettres Et grande était la déception si l’on n’en restait qu’aux promesses. Une fois de plus, on aura fait en vain du porte-à-porte, déroulé des toiles ou montré de mauvaises photos, en balbutiant ses références dans un français hésitant, après avoir pris soin d’envoyer des amis ou des collègues préparer le terrain. Mais quel galeriste allait se laisser convaincre? Quel collectionneur s’intéresserait à la peinture allemande avec ses petits formats? II n’y avait guère matière à conclure des affaires. Et où trouverait-on les devises pour financer la participation à une exposition de groupe ou individuelle, dans la mesure où les galeristes exigeaient le remboursement des frais non seulement de location mais aussi de publicité et de catalogue? Et pour finir, les problèmes de transport, de douane et d’assurance risquaient de tout faire échouer. La meilleure solution était de transporter soi-même les tableaux, enroulés dans la valise. Les ruses habituelles permettaient de contourner la douane, les œuvres personnelles étant déclarées en spécimens sans valeur, cadeaux ou indemnités de représentation pour le galeriste. Mais si les œuvres devaient être envoyées dans des caisses pour une exposition, l’importation devenait pratiquement inévitable. Ainsi, malgré d’énormes efforts financiers et personnels, le souhait d’une exposition ne se réalisait que très rarement. Si donc pour la plupart des artistes allemands, le séjour se soldait presque toujours par une perte d’argent, qu’est-ce qui les attirait là-bas comme un aimant? A première vue, la cause paraît paradoxale: beaucoup d’artistes allemands se rendaient notamment à Paris parce que le succès leur semblait plus aisé à atteindre en France que chez eux, où le rejet de l’abstraction était encore très répandu et le marché de l’art au point mort. La recherche de la dimension internationale faisait partie de la démarche avant-gardiste et était un signe de distinction. Il s’agissait de se mesurer non seulement aux collègues français mais aussi aux critères de jugement de la critique parisienne. Une exposition dans la capitale française avait la valeur d’une carte de visite, qui permettait de se vendre et d’augmenter son prix sur le marché national. „L’important, c’est de travailler sans relâche et de se mesurer aux meilleurs du monde, à Paris. C’est là que nous devons montrer nos productions. [...] Alors grandira aussi la considération pour nous dans notre pays, qu’il ne s’agit pas non plus de négliger. - D’ailleurs, c’est plutôt l’inverse: notre patrie nous néglige! “, déclarait en 1957 K. O. Götz à son ami Buchheister, bien plus âgé mais néanmoins encore trop inconnu en Allemagne, pour lui expliquer le chemin du succès. 12 Götz grand grave grave graveur Pour K. O. Götz, l’occasion tant attendue se présenta en juin 1954, sous la forme d’une première exposition individuelle dans la Galerie Raymond Creuze. 250 monotypes furent réalisés pour l’affiche, des inserts publicitaires furent achetés et 2 500 invitations envoyées pour le vernissage (ill. 4). Pour cette invitation, l’écrivain Edouard Jaguer rédigea l’essai, intitulé L’espace fouetté, dans lequel il présenta son ami allemand comme „le plus noble initiateur de ce ‚nouvel expres- 116 AArts & Lettres sionnisme‘“. Götz, écrit-il, s’est résolument refusé à pratiquer l’abstraction froide et la „réhabilitation du vieil anecdotisme“, mais son „instantanéité voulue de l’exécution“ repose toujours sur une „pensée singulièrement avertie“ (Jaguer 1954). Au verso de l’invitation, Pierre Demarne répondit au texte de Jaguer par un poème sonore, qui compte parmi les joyaux des écrits littéraires sur l’art des années cinquante. Il se compose d’une seule phrase: Götz grand grave grave graveur gravant gravissant gorges gouffres Golconde grand Germinal germanique germant germant gothique géologie grandioses graminées granitiques granuleuses glauques grisantes graines graffitantes germant Gange gaves goyaves grabuges et gravitations Götz gouverne gentiane gerbes géhenne gouache grand-duc grattages graviers gribouillages grondants et grisante genèse. En 14 lignes et 46 mots, il évoque la personne de Götz et son art (Demarne 1954; cf. Schieder 2011a). C’est une pure et interminable allitération en G, à partir de Ill. 4 117 AArts & Lettres l’initiale du nom Götz. Le formel y est aboli dans une succession de mots, sans ponctuation ni rime. Comme la peinture de Götz, ce poème paraît dépourvu de structure et de forme, mais est encadré par le premier et le dernier mot: „Götz [ ] genèse“. Entre ces deux, les mots semblent se générer d’eux-mêmes, comme une écriture automatique. Leur enchaînement ne dégage pas de sens logique. Ils se succèdent seulement selon leur propre son et leur rythme sémantique, soustendant une intonation sombre. Cependant, sous leur ‚absurdité immédiate‘, se dissimule une structure sémantique reconnaissable, qui peut se déchiffrer au sens d’André Breton à l’aide d’une „analyse logique et [d’]une analyse grammaticale“ (Breton 1963: 35, 55). Par leur tonalité subtile, ces mots engendrent une grande force associative et, fait intéressant, désignent moins la dimension picturale que graphique dans l’œuvre de Götz: „grave grave graveur“, „graffitantes“, „gouache“, „grattages“. Outre les techniques et les couleurs, ils laissent transparaître le processus de travail organo-morphologique, l’analogie entre art et nature, art et géologie, en mettant l’accent sur le „germant“ et le fluide. Mais tout reste sous le contrôle du créateur: „Götz gouverne“. Le poème comprend aussi des références à la personne de Götz, à son origine allemande - „germanique“, „gothique“ -, à sa combativité - „grabuges“ - et à son sérieux - „grave, grave“. Le jeu de mots est un autre moyen stylistique avec lequel travaille Demarne: „Germinal“ désigne à la fois le mois printanier du calendrier révolutionnaire et le titre du célèbre roman d’Émile Zola sur les conditions inhumaines dans les mines françaises du XIX e siècle. Enfin, „germinal“ intervient aussi dans l’expression „cellule germinale“ - de sorte que l’art de Götz apparaît à la fois révolutionnaire et conforme à l’évolution naturelle. „Goyaves“ ne désigne pas seulement le fruit tropical mais se rapporte aussi au grand peintre espagnol. „Golconde“, en revanche, est la légendaire ville indienne en ruines, célèbre pour ses mines de diamants et ses trésors artistiques, proche du Gange, qui coule lui aussi à travers le poème. En même temps, „Golconde“ est le titre d’un tableau que René Magritte peignit en 1953, donc un an avant l’exposition de Götz à Paris, et dans lequel - comme dans les tableaux de Götz - les lois de la pesanteur et de l’espace semblent abolies. Ainsi, le poème se lit comme un panégyrique, une révérence légèrement ironique devant l’insigne peintre Götz: „Götz grand“, „Götz gouverne“. Il brosse une image romantique de son art, fondamentalement graphique, et dont les successions de couches et les morphologies ressemblent à celles de la roche. Demarne suit en cela une idée répandue à l’époque parmi les intellectuels français, selon laquelle les racines de l’informel allemand reposent dans le romantisme. Quand l’exposition fut terminée, Götz put annoncer fièrement: „Je suis très satisfait du résultat ! Presque tous les collègues importants sont venus. La presse est attentive et bienveillante. Et j’ai même fait des ventes“: quatre tableaux, tout de même. 13 118 AArts & Lettres Inspiration et appropriation Peintres et sculpteurs étaient à la fois les vecteurs et les bénéficiaires du transfert interculturel entre l’Allemagne et la France. La preuve en est donnée, en particulier, par les répercussions artistiques que le contact avec l’École de Paris avait entraînées sur leur propre développement. Car la rencontre avec l’avant-garde française a laissé beaucoup de traces dans l’œuvre de nombreux peintres allemands et a durablement influencé les tendances de la peinture allemande d’aprèsguerre. En effet, chez beaucoup d’artistes allemands, l’impulsion française fut déterminante pour l’abandon du figuratif, le dépassement de l’expressionnisme, du post-cubisme et du surréalisme, mais aussi de l’abstraction harmonieuse et décorative, jusqu’au jeu libre avec la couleur, la forme et la ligne, bref, jusqu’à l’informel. Or ces effets peuvent-ils aussi se vérifier dans l’œuvre singulière? Quelles influences concrètes de Paris se retrouvent par exemple dans les tableaux de K. O. Götz, de Bernard Schultze, d’Emil Schumacher ou de Günter Fruhtrunk? Quelle est l’incidence de l’étranger, et où commence la touche propre? Aucun autre artiste allemand que Götz ne s’est sans doute autant investi dans les relations artistiques franco-allemandes, et avec autant de succès (cf. Schieder 2004b). A travers de nombreux projets d’exposition, publications, rencontres d’artistes, et finalement ses propres œuvres, il a donné d’importantes impulsions au transfert interculturel entre les deux pays et par là, à l’acceptation de l’informel en Allemagne de l’ouest. Dans ce processus, il trouva aussi son propre langage pictural. A l’automne 1952, il fit éclater la forme classique pour accéder à une structure ouverte de l’image avec passerelles simultanées, flux de couleur rythmiques, textures et passages processuels. Quatre, cinq artistes l’auraient fortifié, d’après ses propres dires, dans l’intention de se détacher de Paul Klee et du semiautomatisme surréaliste de la fin des années 1940, pour suivre à la place les maximes d’une peinture informelle. Il trouva des pistes chez Hans Hartung, dont il étudia le rapport entre spontanéité et contrôle, ainsi que l’abolition positivenégative de la distinction entre le motif et le fond; sur ce point, disait-il, Hartung a été „pour moi un Pionnier“ (Götz 1983: vol. 1a, 487). Alors que dans les tableaux de Hartung, les espaces entre les éléments de forme scripturaux ainsi que les différentes tonalités de couleur déterminaient encore un devant et un derrière, Götz voulait rompre toute impression de continuité spatiale et de principes formels. Sa visite de l’exposition Véhémences confrontées en mars 1951 à la galerie parisienne Nina Dausset fut pour lui une expérience décisive. Le Number 8 de Jackson Pollock, projeté sur une toile, les orgies de couleur à la truelle de Jean-Paul Riopelle, et les monochromies apocalyptiques de Willem de Kooning lui firent l’effet d’un „coup de timbale“ (ibid.: 499). Il est probable que les tableaux de de Kooning de la fin des années 40 et du début des années 50 ont davantage orienté Götz vers l’informel que la recherche ne l’a supposé jusqu’ici. La référence que l’artiste américain a constituée pour le peintre allemand apparaît clairement si l’on compare certains travaux du dernier, datés de l’été 1952, avec les Black/ White (ill. 5) 119 AArts & Lettres ou les White/ Black-Abstractions que de Kooning avait réalisées vers 1948/ 49. Dans les peintures à l’huile de Götz, d’août 1952 par exemple (ill. 6), se trouve ce que de Kooning avait déjà développé dans des tableaux également à l’huile à la fin des années 40: un jeu de noir et blanc chargé d’énergie, une interpénétration rythmique de la couleur et du fond, ainsi qu’une abolition de la forme sous l’effet du geste. C’est au plus tard lors de l’exposition déjà citée, Véhémences confrontées, que Götz suivit avec attention le déplacement progressif de l’équilibre transatlantique au sein de la scène artistique parisienne: „A plusieurs reprises, j’ai rencontré à Paris de jeunes Américains dont les points de vue me touchèrent plus que ceux des Français. Sans la fraîcheur de ce vent américain, Paris m’est ennuyeux à mourir, sur le plan de la peinture”. 14 C’est ainsi que Götz décrivit en 1952 à Will Grohmann - la référence, à l’époque, de la critique d’art allemande - ses impressions sur l’état de l’École de Paris (cf. Schieder 2011b). Incontestablement, il connaissait alors la peinture de Pollock, dont il avait visité l’exposition en mars, chez Paul Facchetti. Il étudia les œuvres de Mark Tobey, Jean-Paul Riopelle, de Kooning, et Antoni Tàpies lui fit rencontrer Sam Francis, dont les champs de couleur bio-morphes, d’où la peinture appliquée liquide se répandait pour ainsi dire sur la toile, représentaient pour lui „un art de peindre d’un genre tout nouveau“. 15 Il serait donc trop réducteur de vouloir uniquement attribuer à la rencontre avec l’avant-garde française l’élan qui fut donné plus particulièrement vers 1951/ 52 à l’abstraction allemande en général et à l’informel allemand en particulier. Au début des années cinquante, la scène artistique parisienne a connu un profond changement, qui exerça un fort impact sur les Allemands. Plus elle devint internationale, plus sa position de chef de file culturel devenait chancelante. Car d’Amérique du nord aussi arrivait un nombre non négligeable de peintres et de sculpteurs. Ils auraient été plus de trois cents à l’époque! „On était en marge à Paris comme on l’aurait été partout. Mais on avait des contacts avec des gens qui cherchaient eux aussi à exploser. Paris c’était la possibilité de survivre“. 16 Ellsworth Kelly étudia à Colmar le retable d’Issenheim et se lia d’amitié avec Michel Seuphor, Jean Arp et d’autres artistes du Cercle et Carré, Mark Rothko rendit visite dès 1946 à Hans Ill. 5 Ill. 6 120 AArts & Lettres Hartung et à Pierre Soulages, Sam Francis arriva en 1950, pour d’abord apprendre auprès de Fernand Léger et découvrir l’œuvre tardif de Claude Monet. La percée se fit en 1951/ 52. En l’espace de quelques mois seulement, Paul Facchetti montra dans sa galerie Peintures de Sam Francis, puis l’exposition Jackson Pollock 1948-1951, et pour finir des œuvres de Riopelle. Pour Bernard Schultze, comme pour Götz, il ne faisait aucun doute qu’il fallait aussi vite que possible entrer en contact avec la scène artistique internationale pour se libérer du provincialisme culturel qui régnait en Allemagne. Il reconnaît luimême „n’avoir vraiment appris à peindre que chez les Français“ et avoir reçu à Paris des impulsions fondamentales. C’est d’abord devant Riopelle „que j’ai retenu mon souffle: ‚Cette liberté‘, pensais-je, ‚c’est cela‘“ (Schultze 1999: 258). Ce que Schultze découvrit chez lui, c’est une technique de peinture dégagée de toutes les règles et traditions, le fait de tourner la toile au sol, de faire goutter, de verser, de projeter et de pousser la couleur à la truelle, le geste rythmique ainsi que la pensée de l’image dans l’espace. Mais bientôt ce fut un autre artiste qui fascina Schultze: Wols, dont on ne découvrit qu’après sa mort qu’il avait été un précurseur de l’informel. Tout commença par une visite chez sa veuve, Madame Gréty, où Schultze put enfin contempler beaucoup d’œuvres de Wols; jusqu’en mars 54, il n’en avait connu que quelques dessins, montrés dans l’exposition Véhémences confrontées. Aussitôt, il ressentit „une incroyable affinité intérieure, avec cette excentricité si typiquement allemande, ce foisonnement d’idées“. Après avoir vu nombre de dessins, d’impressions, de gouaches, l’artiste allemand constata que Wols „a réalisé des choses prodigieusement intéressantes et belles, parfois presque à la limite - faisant penser à des dessins de fous - mais qui sont néanmoins devenues le plus souvent de véritables œuvres d’art. Des histoires fantastiques formidables, des entrelacements organiques, toujours en quantités incroyables sur 1 feuille. Maintenant que, pour la première fois, nous avons vu beaucoup de lui, nous savons d’où viennent Mathieu, Riopelle et Bryen“. 17 Dès lors sont produits des tableaux comme Rosengeschwüre (Ulcères de roses; 1955) ou Auf der Suche (A la recherche; 1955), dans lesquels l’aspect éruptif, spontané et polychrome de la première phase informelle cède le pas à des métamorphoses de couleur densifiées, et d’où ressort un fantastique in-formé, voire un naturel chaotique, et de l’antiesthétique. La référence de Schultze à Wols, mais aussi à Max Ernst, n’est nulle part plus claire que dans ses dessins à la plume et aux crayons de couleur, entrelacs indémêlables de lignes et notations scripturales jaillies d’un automatisme instinctif (ill. 7). A propos de sa rencontre avec l’œuvre de Wols, il écrivit rétrospectivement: „Ici, nous vîmes pour la première fois Ill. 7 121 AArts & Lettres dans son format le plus réduit le travail sous le ‚diktat de l’inconscient‘. L’écriture comme dessin et peinture. Je me sentis particulièrement attiré par ces lignes“ (Schultze 1989: 100). Les artistes du groupe francfortois Quadriga ne furent pas les seuls à prendre la direction de la France. En Rhénanie aussi, où des peintres de l’informel se réunirent en des groupes comme Junger Westen et le Gruppe 53, le contact avec l’École de Paris fut recherché. Un éminent exemple en est Gerhard Hoehme. Vivant tout d’abord à Halle sur la Saale, il se forma d’après Paul Klee et Lyonel Feininger. Pour échapper à la réglementation et à l’isolement artistique croissant en RDA, il décida au début de l’année 1952 d’aller habiter avec sa femme à Düsseldorf, où il trouva rapidement, dans le Gruppe 53, un cercle de personnes de même orientation. Encore la même année, il se rendit à Paris avec le galeriste de Düsseldorf, Jean-Pierre Wilhelm, et y fit la connaissance de Jean Dubuffet et de Jean Fautrier. Ces rencontres et d’autres qui suivirent furent pour lui une „véritable confirmation de la recherche“ d’une peinture pâteuse, processuelle. La „matière douloureuse existentielle“ de Fautrier et la „structure douloureuse existentielle“ chez Wols l’impressionnèrent tout particulièrement. 18 Des œuvres telles que Ursprung des Rot (Origine du rouge; 1955), Aufstrebendes Gelb (Jaune en éclats; 1955) ou Gegend um ein kleines Rot (Région autour d’un petit rouge; 1956), dans lesquelles il sonda les limites entre la couleur et son expressivité matérielle et spatiale, révèlent sa confrontation avec ces modèles. A la fin de ce processus de transformation mimétique, arrivèrent ses Borkenbilder (Images d’écorces), dont il consacra une - Hommage à Wols (1958; ill. 8) - à son idole: Il faut que j’en vienne à parler de la personne de Wols, parce qu’elle m’a tant touchée. Parce que j’y ai trouvé quelque chose de très allemand. Pas, toutefois, cet allemand germanique ou teutonique, mais l’allemand romantique, la disposition à se livrer à l’existence, en un point absolument existentiel. Mais cette, cette manière - et ce n’est pas tant par sa manière de peindre, de verser la peinture, mais par cette affinité de l’âme que Wols m’a beaucoup influencé“. 19 Lorsqu’il est question de l’art allemand d’après-guerre et de ses relations avec l’École de Paris, l’intérêt se concentre sur ses sommités connues: Willi Baumeister, le Nestor des relations artistiques franco-allemandes, Götz, Schultze et Emil Schumacher, en leur qualité d’éminents représentants de l’informel allemand, et bien sûr les deux passeurs de frontière, Hartung et Wols. Pourtant, il ne faudrait pas oublier qu’au début des années cinquante, des artistes allemands de l’abstraction géométrique et concrète ont eux aussi reçu des stimulations fonda- Ill. 8 122 AArts & Lettres mentales de la peinture française. Cela est vrai en particulier de Günter Fruhtrunk. Dans les années 1947 à 1950, il avait réalisé des études d’orientation expressionniste. Deux séjours d’étude à Paris ainsi qu’une visite d’atelier chez Fernand Léger furent déterminants, en 1951/ 52, dans sa décision de se tourner vers la peinture non-figurative. En 1954, il s’installa à Paris. Au lieu d’y chercher, comme la plupart des autres peintres, le contact avec l’informel, il se rattacha au constructivisme européen. Protégé par les maîtres incontestés que furent Léger, Jean Arp et Sonia Delaunay, Fruhtrunk fut bientôt admis à Paris dans le cercle de Auguste Herbin, Jean Deyrolle, Jean Dewasne et d’autres artistes de la galerie Denise René. Dans une lettre polémique contre les „épanchements de soi“ tachistes, il exigea à la place une „pénétration spirituelle des couleurs et des rythmes“ au moyen de la forme et de la tectonique. 20 Après avoir étudié les principes de création synthétiques des natures mortes et des collages du cubisme tardif, il réduisit la dimension figurative pour laisser la place à des compositions lisibles sur un plan purement formel. Il grillagea ses espaces de tableau ouverts, projeta, sur fond de lunes obscures, des boomerangs sur des trajectoires de vol cosmiques, et planta de lourdes poutres devant des soleils lumineux (ill. 9). Images de voyages La rencontre d’artistes allemands avec l’École de Paris au début des années cinquante a incontestablement permis leur réorientation, accéléré le processus de ‚rattrapage‘, aidé à dépasser la modernité classique et favorisé le retour dans l’avant-garde européenne. Après une première phase de pluralisme de styles et de thèmes à la fin des années quarante, cette rencontre a préparé, en l’espace de quelques années, la percée vers l’art abstrait, aiguisé le discours théorique sur l’art, encouragé l’utilisation libre de la couleur et de la ligne, accru la propension à expérimenter, fait grandir rapidement les formats des tableaux et, pour finir, fait explosé les formes. La fermeture ou l’ouverture du tableau, le centrage de la composition, le jeu du positif-négatif, l’importance du geste, la découverte de la couleur comme support d’expression - toutes ces composantes de la création et de l’invention de l’image ne sont pas pensables sans l’intense confrontation avec l’École de Paris. Mais ce furent seulement les impressions laissées par les rencontres personnelles, les expositions et les publications, qui conduisirent l’abstraction allemande à trouver un langage propre. Chaque artiste allemand, selon sa biographie, son âge et son origine artistique - selon qu’il est venu de l’expressionnisme, du Bauhaus ou du surréalisme - a suivi sa propre voie d’appropriation Ill. 9 123 AArts & Lettres et d’acculturation. Mais chacune de ces trajectoires a commencé par un voyage à Paris. Traduction: Aymone Nicolas Breton, André, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1963. Buchheister, Carl, Carl Buchheister. 1890-1964. Ausgewählte Schriften und Briefe, ed. Gerhard Charles Rump, Hildesheim, Gerstenberg, 1980. Demarne, Pierre, [ sans titre ] , in: K. O. Götz. Peintures récentes, carton d’invitation, Paris, Galerie Raymond Creuze, 1954. Domnick, Ottomar, Hauptweg und Nebenwege. Psychiatrie, Kunst, Film in meinem Leben, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1977. Gaul, Winfred, Picasso und die Beatles. Erinnerungen, Aufsätze, Kommentare zur Kunst nach ’45, Lamspringe, Quensen, 1987. Götz, Karl Otto, Erinnerungen und Werk, 2 vol., Düsseldorf, Concept, 1983. Haftmann, Werner, Wiedersehen mit Braque. Eine Ausstellung in Freiburg, in: Die ZEIT, 4 novembre 1948. Jaguer, Édouard, „L’espace fouetté“, in: K. O. Götz. Peintures Récentes, carton d’invitation, Paris, Galerie Raymond Creuze, 1954. Lueg, Gabriele, Im Spiegel der Presse. Die Kunstkritik in der Nachkriegszeit, in: Klaus Honnef / Hans M. Schmidt (ed.), Aus den Trümmern. Kunst und Kultur im Rheinland und Westfalen 1945-1952. Neubeginn und Kontinuität (Catalogue d’exposition, Rheinisches Landesmuseum, Bonn), Cologne / Bonn, 1985, 443-449. Musée National d'Art Moderne (ed.), Jean-Paul Riopelle. Peinture 1946-1977 (Catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris / Musée du Québec, Québec / Musée d’Art Contemporain, Montréal), Paris 1981. Schieder, Martin, Expansion/ Integration. Die Kunstausstellungen der französischen Besatzung im Nachkriegsdeutschland, Munich/ Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2004 (a). Schieder, Martin, „Stromprickelnd befeuert. K. O. Götz und die Pariser Kunstszene in den 50er Jahren“, in: Ralph Melcher (ed.), K. O. Götz - Impuls und Intention. Werke aus dem Saarland Museum und aus Saarbrücker Privatbesitz (Catalogue d’exposition Saarland Museum), Worms, Werner, 2004 (b), 67-78. Schieder, Martin, Im Blick des anderen. Die deutsch-französischen Kunstbeziehungen 1945- 1959, Berlin, Akademie-Verlag, 2005. Schieder, Martin, „Die Moderne Galerie Otto Stangl und die École de Paris“, in: Cathrin Klingsöhr-Leroy (ed.), Franz Marc Museum. Kunst im 20. Jh. Stiftung Etta und Otto Stangl. Franz Marc Stiftung, Cologne, Wienand, 2008, 276-285. Schieder, Martin, „Pierre Demarne“, in: Schieder/ Kitschen 2011 (a), 400-405. Schieder, Martin, „‚Der Kritiker ist für die Kunst‘. Will Grohmann und die Moderne, 1914-1968“, in: Regula Krähenbühl (ed.), Avantgarden im Fokus der Kunstkritik. Eine Hommage an Carola Giedion-Welcker (1893-1979), Zürich, Schweizerisches Institut für Kunstwissenschaft, 2011 (b), 205-222. Schieder, Martin, „Alfred Schmela, Yves Klein, and a Sound Recording“, in: Getty Research Journal 5, 2013, 133-147. Schieder, Martin / Ewig, Isabelle (ed.), In die Freiheit geworfen. Positionen zur deutsch-französischen Kunstgeschichte nach 1945, Berlin, Akademie-Verlag, 2006. 124 AArts & Lettres Schieder, Martin / Kitschen, Friederike (ed.), Art vivant. Quellen und Kommentare zu den deutsch-französischen Kunstbeziehungen 1945-1960, Berlin, Akademie-Verlag, 2011. Schultze, Bernard, „Im Zeichen des Informel. Rückblick auf die fünfziger Jahre“, in: Karl Ruhrberg (ed.), Zeitzeichen. Stationen Bildender Kunst in Nordrhein-Westfalen (Catalogue d’exposition, Ministerium für Bundesangelegenheiten des Landes Nordrhein-Westfalen, Bonn / Museum der bildenden Künste und Galerie der Hochschule für Grafik und Buchkunst, Leipzig / Wilhelm-Lehmbruck-Museum, Duisburg), Cologne, DuMont, 1989, 98-103. Schultze, Bernard, „‚Das Informel ist eine Keimzelle gewesen...‘. Claudia Posca im Gespräch mit Bernard Schultze am 23. Dezember 1998 in Köln“, in: Informel. Der Anfang nach dem Ende, Dortmund, Museum am Ostwall, 1999, 258-272. Schulz, Bernhard (ed.), Grauzonen. Farbwelten. Kunst und Zeitbilder 1945-1955 (Catalogue d’exposition, Neue Gesellschaft für bildende Kunst, Berlin), Berlin / Vienne, Medusa, 1983. Schuster, Peter-Klaus (ed.), Günter Fruhtrunk (Catalogue d’exposition, Neue Nationalgalerie, Berlin / Westfälisches Landesmuseum, Münster / Städtische Galerie im Lenbachhaus, München), Munich, Prestel, 1993. Thiemann, Renate (ed.), Informel. Götz, Schultze, Hoehme (Catalogue d’exposition, Museum am Ostwall, Dortmund), Dortmund, Museum am Ostwall, 1980. Wendermann, Gerda, „‚Zwischen den Blöcken‘ - Heinz Trökes und die Formalismusdebatte in Weimar 1947 bis 1948“, in: Imtraud von Andrian-Werburg (ed.), Heinz Trökes. Werke und Dokumente, Catalogue d’exposition, Nürnberg, Verlag des Germanischen Nationalmuseums, 2003, 31-43. Zuschlag, Christoph / Gercke, Hans / Frese, Annette (ed.), Brennpunkt Informel. Quellen, Strömungen, Reaktionen (Catalogue d’exposition, Kurpfälzisches Museum und Kunstverein, Heidelberg), Cologne, Wienand, 1998. Illustrations: ill. 1 La Peinture française moderne / Moderne französische Malerei, catalogue d’exposition (couverture), 1946. ill. 2 Adolf Lazi: Ottomar Domnick, photographie, 1948 (www.adolf-lazi-archiv.de). ill. 3 K. O. Götz et Otto Greis. ill. 4 K. O. Götz Peintures, Galerie Raymond Creuze, Paris 1954, carton d’invitation. ill. 5 Willem de Kooning: Black Untitled, 1948, huile et laque à l’émail sur papier sur bois, 75,9 × 102,2 cm, © The Willem de Kooning Foundation, New York / VG Bild-Kunst, Bonn 2013, cliché © bpk | The Metropolitan Museum of Art, New York. ill. 6 K. O. Götz: o. T., Bild vom 2. 8. 1952, laque sur panneau de fibre dure, 52 × 63 cm, Saarlandmuseum, Sarrebruck, © VG Bild-Kunst, Bonn 2013. ill. 7 Bernard Schultze: Gegenüber, 1951, craie et encre de Chine sur papier, 46 × 70 cm, collection particulière, © VG Bild-Kunst, Bonn 2013. ill. 8 Gerhard Hoehme: Hommage à Wols, vers 1958, © VG Bild-Kunst, Bonn 2013. ill. 9 Günter Fruhtrunk: Dämmerung des Blau, 1952/ 53, huile sur panneau de fibre, 122 × 91,3 cm, collection particulière, © VG Bild-Kunst, Bonn 2013. 125 AArts & Lettres 1 Henry Kahnweiler à Maurice Jardot, 18 juillet 1947 (Colmar, Archives de l’Occupation française en Allemagne et en Autriche, AC 4235/ 1-1). 2 Cf. Schieder 2004a. Pour les relations artistiques franco-allemandes cf. Schieder 2005, Schieder / Ewig 2006, Schieder / Kitschen 2011. 3 Cit. d’après Lueg 1985: 508. 4 Ottomar Domnick: Discours d’ouverture de l’exposition Hans Hartung. Ölbilder und Zeichnungen dans la Stuttgarter Galerie Lutz & Meyer, 27 juillet 1949 (Marbach, Schiller-Nationalmuseum et Deutsches Literaturarchiv, succession Ottomar Domnick). 5 Carl Buchheister à Ottomar Domnick, 16 juin 1949 (Archives collection Domnick, Nürtingen). 6 Bernhard Schultze, cit. d’après Schulz 1983: 296. 7 Ottomar Domnick à Bernhard Schultze, 15 décembre 1952 (Archives collection Domnick, Nürtingen). 8 Heinz Trökes et Mac Zimmermann à l’architecte Hermann Henselmann, 23 juillet 1947, cit. d’après Wendermann 2003: 33. 9 Heinz Trökes, in: Schulz 1983: 318. 10 Carl Buchheister à K. O. Götz, 20 juillet 1954 (Nuremberg, Archiv für Bildende Kunst, succession Carl Buchheister). 11 Carl Buchheister à Elisabeth Buchheister, 30 juin 1953, cit. d’après Buchheister 1980: 183. 12 K. O. Götz à Carl Buchheister, 16 juin 1957 (Nuremberg, Archiv für Bildende Kunst, succession Carl Buchheister). 13 K. O. Götz à Rolf Jährling, 26 juin 1956 (Cologne, Zentralarchiv des internationalen Kunsthandels e.V., Galerie Parnass, Wuppertal). 14 K. O. Götz à Will Grohmann, 19 octobre 1952 (Stuttgart, Archives Will Grohmann). 15 Götz 1983: vol. 1a, 499. 16 Jean-Paul Riopelle, cit. d’après Musée National d'Art Moderne 1981: 87. 17 Ursel Bluhm à Will Grohmann, 27 mars 1954 (Stuttgart, Archives Will Grohmann). 18 Gerhard Hoehme, cit. d’après Zuschlag et al. 1989: 84. 19 Gerhard Hoehme, cit. d’après Thiemann 1980: 25. 20 Günther Fruhtrunk à Max Bill, 1958, cit. d’après Schuster 1993: 14.