eJournals lendemains 34/136

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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Chapitre LXIII. La maison de Bergheim rasée

2009
Pascal Quignard
ldm341360046
46 Dossier Pascal Quignard Chapitre LXIII La maison de Bergheim rasée Tout au haut de la colline, loin du bourg, la maison de Bergheim et son parc longeaient la forêt. Le petit mur en vieilles pierres qui entourait la propriété en séparait mal et par endroits avait été crevé par les laies qui venaient boire à la mare. Les forêts furent l’arrière-fond de ma vie durant toute l’enfance. Peut-être les forêts forment-elles le principal paysage, au sein du monde interne, parce qu’elles le furent, pour l’espèce, au lendemain de la dernière glaciation quand les neiges fondirent. Quand le niveau des eaux s’éleva, les forêts dressèrent leurs ramures. En toutes leurs saisons je les aimais, sans préférence, sans hiérarchie dans les odeurs, sans préférence dans les couleurs, dans les sons, dans les pénombres différentes, dans les animaux, dans les beautés, au cours de marches sans fin. Je me retrouvais chaque soir mouillé, exténué, dans le noir, remontant le sentier, n’espérant que l’eau chaude, un peu de vin, la nuit. Dès que l’hiver se retirait, dès que la glace se rompait enfin, dans la neige molle et ruisselante, j’aimais la forêt de Bergheim dans la pâleur quand elle s’érigeait de bourgeons, tandis que les bourgeons se gonflaient de feuilles minuscules, imprévisibles, fraîches, neuves, tendres, refermées, innombrables dans tous les rais de la lumière froide. J’aimais quand toutes les branches déployées devenaient lourdes d’elles-mêmes et pesaient dans la chaleur. Quand l’ombre la plus dense envahissait le volume des toutes nouvelles ramures. Produisant l’effet d’une nuit épaisse sans heures, désorientante, impénétrable, en dépit du soleil brûlant. J’aimais toutes les forêts qui surplombaient la Jagst quand, de nouveau mouillées, boueuses et odorantes, elles éclataient de toutes les couleurs jaune, marron, rose, rouge. D’un rouge qui était encore presque céleste et crépusculaire. D’un rouge qui devenait presque animal et sanglant. Elles sentaient très fort un hôte merveilleux dont elles étaient l’hôte. Elles étalaient leurs immenses lits de feuilles caduques, emplissaient l’ancienne pénombre si basse du couvert d’odeurs, de mousses, de champignons, d’escargots, de limaces, de cèpes humides. En hiver j’aimais les étranges troncs nus, si nus, si maigres qu’ils en étaient presque humains, partout, dans l’air translucide. C’était un autre monde, un espace lunaire où tout craquait. Comme des squelettes dont on ne voyait pas qu’ils pussent se dresser encore, qu’ils pussent quitter dorénavant leur monde de mort. Chaque hiver donne l’impression que rien ne peut revivre. Silence où seuls les pas font crier le sous bois, les feuilles glacées, les branches mortes prises de givre, le souffle pris de brume, présentant une intense lumière qui transparaît partout, pro- 47 Dossier venant du ciel mais issue aussi de toutes parts dans les fûts, rayonnant de toutes parts. Fûts de lumière glacée à la place des ombres. Splendeurs sèches et hautes et interminables en taille comme en espace, traversées par le vent, dépourvues de toute obscurité, de toute impression de vie. Au bout de la Himmelstrass c’était la forêt de Vienne. On montait. On arrivait à Bellevue. Un grand monument a été dressé : Ici le 24 juillet 1895 le secret du rêve fut dévoilé au Doktor Sigmund Freud. On se tournait de toutes parts. On ne voyait que la forêt et l’ombre. L’enfance grandit et gonfle comme un arbre. La jeunesse s’érige et se colore ; la voix s’assombrit; les parties se couvrent de poils et s’enténèbrent. La maturité atteint sa taille et le volume le plus dense que le corps peut donner à ses os ; la chair la plus lisse, pleine, belle, forte, puissante, ronde; la pensée plus avide, curieuse, anxieuse, assidue. La voix plus sonore. Puis plus rare. La société avec l’âge se quitte ; les joies se diversifient et gagnent le secret ; le temps devient plus disponible. Les désirs érotiques, en se regrettant, loin de se calmer, intensifient les voluptés que désormais l’imagination prépare. Les cheveux blanchissent et tombent. Les dépressions s’adoucissent, les angoisses-paniques se modèrent parce qu’elles s’entre-évoquent. Les deuils qui esseulaient se consolent désormais comme si les morts plus anciens aidaient les nouveaux morts à regagner la nuit. Enfin l’extrémité la plus belle peut-être arrive, amaigrie et nue. C’est la vieillesse vieille. C’est la vieillonge. Le sort accorde parfois aux hommes la part la plus contemplative, la plus sévère, la plus dénudée, la moins bavarde, la plus précise, la plus asociale, la plus fragile, la plus radicale, la plus périlleuse, la plus libre, que la vie puisse offrir aux créatures vivantes. La mémoire s’étend jusqu’au jadis. Le présent devient un pauvre trou, petit étang perdu au milieu de tout ce qui a été transmis et désormais ne se possède plus, confiant le bonheur au regret. La solitude gagne et devient plus susceptible ou plus farouche. Le langage, autrefois acquis, se quitte. La lucidité, ayant tourné le dos aux formes institutionnelles et à toutes les concurrences collectives, s’approche de nouveau de la sauvagerie ellemême à l’instant de son extinction. La vieillesse est alors un instant le plus bel âge car c’est le manque lui-même qui aborde le corps qui se resserre enfin sur le vide de toujours et les premiers perdus qui en étaient, à l’aube des jours, les gardiens effrayants. Les chiens des enfers, quittant la dépendance infernale et le jugement, sont devenus des chats. C’est le dernier regard. C’est le plus long regard. Longuement le temps revient en personne à la limite de l’adieu. Une vieillesse, à condition qu’elle ne soit surtout pas bien remplie, mais de plus en vide, renvoie à l’ascèse théorétique des premiers penseurs de la Grèce et de la Chine. A l’orexie extrême. La nature en réimprégnant le corps effondre toute la culture qui avait tenu éloigné d’elle. La vieillesse est la carence faite âge. Elle est le désir en toute pureté parce que, toujours avide, elle ne rencontre plus, pour le seconder, que l’impuissance, totale impuissance, sans organe et sans hâte, tout objet fait défaut, toute conquête sociale est renoncée, tous les proches sont morts. C’est la corde la plus grave que Sainte Colombe inventa et qu’il ajouta, un jour de deuil familial, à la viole 48 Dossier d’Hotman. C’est la septième corde du destin. Le vide, comme il approche sa clarté aoristique, délivre. Il ouvre la porte au vide d’origine. A la Hilflosigkeit. Clarté dévastatrice comme la foudre qui anéantit en une secousse imprévisibleet qui replonge dans la nuit qui l’accompagne tout ce qu’elle a fait semblant d’éclairer. Je veux rappeler le proverbe de l’ancienne Allemagne : „Plus le soir avance, plus les hôtes sont beaux.“ Les ultimes hôtes du soir, dans chaque foyer, une fois éteinte la lumière, ce sont les corps sans faim dénudés sous les draps. Puis ce sont les corps affamés des fantasmes. Puis ce sont les corps audacieux des rêves. J’entre dans le pays où les objets perdus ne sont pas ramassés. Je glisse mon corps dans l’eau noire. Je quittais Köln. J’arrivais à Berlin. Nous nous retrouvâmes dans l’île des musées. A gauche, dans la Museumsinsel, derrière le remblai de pierres noires, elle attendait, le petit sac serré entre ses gants. Il n’est pas toujours aisé d’arracher sa joie à ce qui meurt. Mes sœurs étaient toutes mortes. La maison de Bergheim fut rasée. Elle rejoignit les villes entièrement rasées de la guerre. Nescit vos missa reverti. Une voix émise ne saurait revenir. On ne peut réparer un mot de trop. Ce qui est écrit a perdu celui qui a écrit. Les lettres pénètrent dans le sans retour. A l’affirmation d’Horace Ars I 390 répond Symmaque Ep. I 31: Oratio publicata res libera est. Une fois publiés, les livres sont devenus des êtres libres.