eJournals lendemains 34/136

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2009
34136

L’amenuisement du souffle. Usages de la liste chez Pascal Quignard

2009
Gaspard Turin
ldm341360031
31 Dossier Gaspard Turin L’amenuisement du souffle. Usages de la liste chez Pascal Quignard L’œuvre de Pascal Quignard trouve probablement avec Dernier royaume, dont le sixième et dernier tome est paru à l’automne 2009, l’expression stylistique la plus aboutie de son écriture. On ne mentionnera ici la diversité générique des écrits de cette œuvre - romans, essais, chroniques historiques, fragments etc. - que pour en dégager l’aspect fondamentalement protéiforme, et constater que Dernier royaume condense tous ces genres et les transcende, finalement, en un seul: au plus proche d’une voix auctoriale, un style qui rejoint l’idée de souffle. L’auteur, le corps, la voix, le souffle Il faudrait commencer par avouer que, si tous ces genres sont fondus en un seul, c’est avant tout par la vertu du recueil: une vertu un peu artificielle, dans la mesure où il est difficile de savoir comment se définit la limite du livre, chez Quignard; quel lecteur, même parmi les plus assidus, pourra spontanément différencier un alinéa des Ombres errantes d’un autre tiré d’Abîmes? On pourrait soutenir, de la même façon, qu’il n’y a pas non plus de rupture réelle entre le projet Dernier royaume et certains ouvrages antérieurs, comme Rhétorique spéculative, La Haine de la musique, Vie secrète ou les Petits traités. Seulement le trait s’affine, le propos se resserre - Quignard procède par élagage de sa propre œuvre, retranchant, plus qu’il n’ajoute, à chaque nouvelle parution. Tout autour de l’écrit, la page blanche se multiplie, le silence grandit. Les six tomes de Dernier royaume ont été publiés sous forme de décompte final: trois tomes en 2002, deux en 2005, un en 2009. Dans le même mouvement, on observe un resserrement autour de la figure de l’auteur. Il est de plus en plus question de Quignard, avec de moins en moins de mots, et la figure ainsi esquissée de l’auteur - qui est aussi une figure élargie de lecteur, de lettré, de passeur - se précise et s’étiole en même temps. D. Rabaté observe que, chez Quignard, se laisse sentir une „autorité de l’écrivain“, ajoutant „c’est bien l’auteur qui parle“. 1 C’est de plus en plus vrai au fil des tomes de Dernier royaume; La barque silencieuse traite d’ailleurs avant tout de la nécessité du sujet de s’individualiser, adoptant en l’espèce un ton plus prosélyte que d’ordinaire - mais c’est doublement exagérer que de dire cela, car Quignard y réitère sa conviction pour l’athéisme d’une part, d’autre part pour l’individualisme le plus profond (les deux notions étant d’ailleurs liées: „l’athéisme est la pointe extrême de l’individualisation des êtres humains“ 2 ). Pourtant toujours est-il que, parlant de lui- 32 Dossier même et de l’humain en général, Quignard cherche plus que jamais à convaincre son lecteur, à lui imposer une discipline. Cela se traduit génériquement par une sorte de constriction du propos. A l’image de l’aspect fictionnel de cette écriture, qui n’est plus représenté dans Dernier royaume que sous la forme du conte, c’est à dire du mythe, d’une forme séminale de fiction, le propos général se resserre autour d’une figure fondamentale, qui est celle de l’auteur du texte. Une présence auctoriale forte pose la question du statut du corps de celui-ci - en d’autres termes, plus sa présence figurale est forte, plus l’absence du corps est manifeste. Pour Quignard, „s’il se trouvait qu’un écrivain plût en se montrant, c’est son corps qu’on rechercherait et non sa voix perdue, sa voix égarée et presque silencieuse sur la page“. 3 C’est la voix qui est la corporalité de l’écrivain, et c’est elle que l’on recherche, par la lecture. C’est ainsi que Dernier royaume se tient au plus proche de la voix de Quignard. Son rythme est celui d’un souffle, qui s’atténue, s’amenuise. Le lieu le plus flagrant de cet amenuisement du souffle, c’est la liste. La liste, chez Quignard, est un motif autant qu’elle est un procédé d’écriture. Elle m’intéresse ici avant tout dans cette seconde acception. Elle n’est pas exactement au premier plan des éléments constitutifs du style quignardien, bien qu’elle en fasse partie; elle est moins visible que, par exemple, l’aphorisme, le présent gnomique, la convocation d’hypotextes; elle court plutôt sous l’écriture, constamment, comme une tentation, à laquelle parfois le texte cède, sur laquelle il débouche, qui surgit comme naturellement dans certaines circonstances. Elle est la dernière extrémité d’une tendance quant à elle très visible, et qui l’annonce: la parataxe. Dans l’exemple suivant, la progression de la déstructuration phrastique est très visible: La vie est un seul instant de re-citatio qui surgit en chacun de ses points, qui épure son bonheur à chaque occasion qui la renouvelle. Joie de plus en plus décantée des troubles, des craintes, sinon tout à fait de la détresse originaire. On peut concentrer la présence, le jour, la fleur, le point, le corps, le cri, la joie. 4 Phrase de plus en plus décantée des circonvolutions du langage, des complications qui en font un instrument par trop artificiel de l’expression de l’âme, ébranchage successif du superflu, effort en direction d’une perfection qui ne pourra jamais être atteinte, nécessitant pour cela de faire disparaître le mot lui-même, de lui faire céder la place au silence. La liste est alors, dernière étape avant ce silence, le signifiant de cette „détresse originaire“ qui ne disparaît jamais tout à fait. Lieux de la liste Dans l’exemple précédent, la liste arrive de manière commode en fin de paragraphe, et même de chapitre. Le lieu textuel de la liste, de son affleurement, est pourtant plus divers; parfois, c’est au début d’une proposition qu’on la trouve: „Brontë, 33 Dossier Kleist, Kafka, Proust, Mishima: le suicide comme œuvre, comme accomplissement de l’œuvre, comme marque de son achèvement, comme point“. 5 L’un des procédés par lequel on passe, parfois imperceptiblement, du texte syntaxiquement contraint à la parataxe, puis à la liste, est l’asyndète; c’est celui qui prévaut ici, par lequel les propositions qui se suivent ne se trouvent liées que par leur juxtaposition. Parfois, comme on le verra plus loin, un autre procédé prend le relais du premier: la suppression ne concerne alors plus uniquement les liens logiques de la phrase mais des syntagmes entiers, notamment verbaux; c’est l’ellipse. Enfin, il existe un troisième embrayeur de listes, qui est le modèle déclinatif ou flexionnel, que son statut de latiniste pousse souvent Quignard à adopter. On ne reviendra pas ici sur ce dernier phénomène par manque de place, 6 bien qu’il soit à noter que la déclinaison du propos conduit la liste à adopter parfois le statut d’inventaire, c’est-à-dire d’aspect fermé et totalisant, alors que la liste quignardienne est plus souvent ouverte et non finie. Outre la liste de substantifs simples, Quignard établit fréquemment des listes de noms propres, comme dans l’exemple précédent. On trouve également les listes d’adjectifs (la „deuxième liste des fantômes“ par exemple, dans SLJ, 210-11), des listes de questions, comme ce catalogue des morts possibles: „Sera-ce en hiver? Sera-ce l’été? […] Sera-ce au milieu du jour? dans la rue? à même la chaussée ou sur le trottoir? devant tous? Sera-ce la nuit venue? au fond du lit? à l’abri des regards? “ 7 (BS, 127); listes de propositions complexes, comme la „liste des temps morts“ (A, 64-65). Autant de modalités qui indiquent à quel point la liste est un phénomène récurrent chez Quignard, à quel point elle est constitutive de son écriture. Pourtant, dire d’elle qu’elle constitue cache une autre réalité, paradoxale. En effet, perspective du texte, elle en préfigure également la fin, elle est au verbe face au silence ce que le dernier saloon est face au désert. Dépeuplante, elle impose pourtant aux mots qu’elle comporte un surcroît de poids, elle leur donne une tangibilité plus importante que celle qu’ils possèdent au sein du récit, au sein de la phrase. Le retranchement par asyndète ou par ellipse des organisateurs syntaxiques habituels, la disparition des mots superflus reporte sur ceux qui restent tout le poids de leur absence. Un bon exemple en est le chapitre XLVI de BS, que je reproduis ici dans son intégralité: La chenille ignore le papillon dont elle construit la coque de métamorphose. L’araignée file son filet de prédation sans connaître la proie. De la même manière la musique son chant. La langue son livre. 8 L’amenuisement des propositions se fonde ici sur le procédé de l’ellipse, et la réduction de la matière textuelle est très visible. Il n’y a pas à proprement parler de liste ici, mais on peut observer par quelle dynamique elle se profile, en perspective du texte, à sa lisière - à l’affût. A la recherche du lieu de la liste dans les textes de Quignard, on réalise donc qu’elle est partout, au bout de chaque chemin, mais presque toujours à l’état de 34 Dossier devenir; promesse de mort inéluctable mais également retour, régression à la vie prélinguistique, puis encore avant, intra-utérine, qui sont si souvent décrites chez Quignard. La liste conduit vers ce „lieu qui ne serait pas mien mais moi en personne“ (BS, 59), où le sujet se trouverait enfin débarrassé de la conscience de son propre corps, débarrassé du langage qui sépare. Bien sûr, cette constatation mène à une aporie insurmontable: on ne peut écrire sans recourir au langage, on ne peut être „soi en personne“ qu’au détriment de toute communion avec l’autre. L’écriture n’est que le siège de la voix, seule incarnation possible de l’écrivain pour son lecteur, elle ne peut devenir ce lieu du „moi en personne“. Elle tâche d’en figurer l’ombre portée, l’écho, le média, l’indice. Infra-langage, la liste est à la fois du côté de l’enfance, de la genèse, dans la remémoration de ce pouvoir inouï de dénomination, de l’infans devenant puer, et du côté du senex, manifestation de l’aphasie et traduction langagière de la déchéance physique. Elle figure les marges de la vie, comme elle correspond à une marge du texte, dont le centre symbolique serait occupé par le langage organisé sous forme narrative. Liste et roman La liste est l’expression de la vie débarrassée de la narration. Elle n’est généralement pas un objet littéraire; dans l’immense majorité des cas, elle est utilitaire, pratique, „on n’écrit pas une liste, on la fait“, déclare J.-M. Espitallier. 9 L’invoquer revient à faire appel à une pratique du mot, à vouloir retrouver la chose derrière le mot; à provoquer la fragmentation de la langue, parce que le réel s’appréhende luimême plus facilement par ses fragments. Pourtant, le rapport de la liste à la littérature est plus complexe que cela chez Quignard, qui écrit „Qu’est-ce qu’une liste d’adieux? C’est l’envers d’une liste de courses. Qu’est-ce que l’envers d’une liste de courses? Un roman“ (S, 234). Il établit un rapport agonistique entre la littérature et une certaine forme de liste - utilitaire, en l’occurrence, mais résout le syllogisme en faisant du roman „une liste d’adieux“. Cette équivalence est discutable, par exemple au niveau du texte même dont cet extrait est tiré: Sordidissimes n’est pas un roman, et pourtant ces fameux sordidissimae, „objets tout à fait indignes“ pour reprendre la traduction que Quignard fait du terme (33), qu’il organise sous forme de listes, peuvent effectivement apparaître au sein du roman, ou servir de base à l’écriture du roman. Une attention soutenue à ce genre de petits motifs conduit à en voir dans toute l’œuvre quignardienne, sous forme de fragments qui confinent souvent à la liste; que ce soit dans les Petits traités, dans des essais du type Une gêne technique à l’égard des fragments ou des romans comme L’Occupation américaine. Ce dernier texte montre bien comment la liste peut se tenir au cœur du roman et le nourrir, étant pourtant asyntaxique, non linéaire et donc d’une certaine manière antiromanesque: „Ils partaient à la recherche de tee-shirts mirifiques, de sweat-shirts molletonnés, de bouteilles de Coca-Cola vides, de chemises Oxford au col boutonné, de blue-jeans Levi’s“. 10 Patrick Carrion et Marie-José Vire rappel- 35 Dossier lent alors les Jérôme et Sylvie des Choses de Perec, où la liste entretient également un rapport muséal aux objets qu’elle contient, et qui appartiennent à un passé en débâcle. Aussi bien, elle sert à dénoncer l’envahissement du monde par ces objets: La civilisation américaine entassait un si grand nombre de gadgets périmés que la déesse de ce monde lui paraissait commencer à ressembler - comme aux premiers jours, comme au sortir de l’enfance, au côté de Marie-José Vire - à un grand entrepôt de carcasses de voitures et d’instruments dépareillés. 11 Il faudrait bien sûr consacrer plus d’espace à cet esprit de collectionneur qui rassemble sous son égide aussi bien Quignard et Perec que des Leiris, Butor, Lévi- Strauss, Caillois ou Dumézil (les trois derniers cités par Quignard à ce sujet, dans P, 32). La liste n’est, bien sûr, pas close. Revenons-en à la question de la liste et du roman, qui entretiennent donc chez Quignard des rapports conflictuels, compatibles dans une certaine mesure. Car, et il faut insister sur ce point, soulevé d’ailleurs par quelques mécontents lors de l’attribution à Quignard du prix Goncourt en 2002, les 6 tomes de Dernier royaume ne sont pas des romans; ils s’en éloignent selon un principe avoué de „débâcle“, 12 générique, thématique mais aussi très largement syntaxique. Le chapitre XX de BS, par exemple, contient 62 lignes et 48 phrases. Si la liste est le devenir de la prose de Quignard, c’est parce que celle-ci prend, dans Dernier royaume, la mesure la plus fidèle de son auteur, parce qu’elle y est tributaire du rythme général de la voix, de son souffle, parce qu’au delà du romanesque, elle touche à une sorte de hors-littéraire. Au seuil du jadis La cadence particulière de la liste impose un rythme de lecture différent de celui de la narration habituelle. Lire Quignard est alors comme un essoufflement, qui pousse le lecteur à adopter cette même cadence. Plus qu’au rythme d’un coureur de fond, on pense à la demi-asphyxie qui guette l’asthmatique: c’est le rythme de celui qui doit sa survie à une inspiration courte et à un apport dense en oxygène, sans que le cœur ne s’emballe, sans qu’aucune excitation n’apparaisse. Lorsqu’on se penche sur le texte, en termes de contenu, c’est la même chose: la liste impose son rythme par la densité du propos qu’elle instaure, elle oblige à un retour sur les termes qu’elle contient, elle est aussi bien pour le lecteur que pour l’auteur un lieu particulier de communion, rappelant celui qu’instaure la musique. Car la liste, comme la musique, est chez Quignard un véhicule puissant de retour au jadis. Espace totalisant et utopique, le jadis est non-linguistique et exclut toute forme d’expression verbale, comme il est amniotique et exclut toute forme de respiration: la liste est son seuil, le seuil verbal au-delà duquel se trouve le „premier royaume“. C’est donc sur ce point d’instabilité entre deux mondes que s’établit le mode de lecture quignardien le plus absolu, cette „folie de la lecture“, qui permet „une re- 36 Dossier trouvaille possible avec l’interne“ (BS, 89). La liste est, plus que tout autre manifestation de l’écrit quignardien, le lieu de prédilection de cette retrouvaille. Elle est ce point du langage qui est le plus universellement compris, le plus instinctif, à la fois son „degré zéro“ et l’expression de tous ses possibles. 1 D. Rabaté, Pascal Quignard, Bordas, 2008, 29. 2 La barque silencieuse, Seuil, 2009, 92. Par la suite les ouvrages de Quignard seront abrégés comme suit. OA: L’Occupation américaine, Seuil „points“, 1994; OE: Les Ombres errantes, Gallimard „folio“, 2002; SLJ: Sur le jadis, Gallimard „folio“, 2002; A: Abîmes, Gallimard „folio“, 2002, P: Les Paradisiaques, Grasset, 2005; S: Sordidissimes, Grasset, 2005; BS: La barque silencieuse). 3 OE, 57. 4 BS, 164. 5 BS, 92. 6 Voir à ce propos G. Turin, „Entre centre et absence. Fragmentation et style chez Pascal Quignard“ in Littérature n°153, mars 2009. 7 Le memento mori est un motif très connu et très usité, toutefois je ne résiste pas au plaisir incongru de souligner ici l’inattendu parallèle entre ces propos et celui du chanteur canadien Leonard Cohen, qui en 1974 publiait sur l’album New Skin For The Old Ceremony la chanson Who By Fire, dont voici la première strophe: And who by fire, who by water, Who in the sunshine, who in the night time, Who by high ordeal, who by common trial, Who in your merry merry month of may, Who by very slow decay And who, shall I say, is calling? 8 BS, op. cit., 135. 9 J.-M. Espitallier, Caisse à outils. Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Pocket, 2006, 198. 10 OA, 23. 11 Ibid., 120. 12 BS, 109.