eJournals lendemains 37/148

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2012
37148

La dictée du Père Coco ou la description mise à distance

2012
Valérie Fournaison-Poussard
ldm371480063
63 Dossier Valérie Fournaison-Poussard La dictée du Père Coco ou la description mise à distance Les romans de Guilloux sont placés sous le signe d’un espace particulier puisque presque tous ont pour cadre une petite ville de province jamais nommée qui ressemble à la ville natale de Guilloux lui-même. Même dans la Confrontation et dans Coco perdu, la ville qui sert de décor au récit, qu’elle bénéficie ou non d’un toponyme, ressemble très nettement à la petite cité des premiers romans. Ce choix topographique si singulier devrait suffire à justifier que l’on porte attention à la manière dont ces lieux et ces paysages qui sont presque toujours les mêmes d’un récit à l’autre surgissent dans le récit. Par ailleurs, pour Guilloux, le roman est avant tout „mouvement“ 1 et ce qu’il aime surtout c’est „raconter“. Capter les multiples facettes du réel, les agencer comme dans une mosaïque, tel est le travail de celui qui fait de l’observation la qualité maîtresse du romancier 2 et qui compose, en un kaléidoscope, 3 scènes prises sur le vif, croquis rapidement brossés, voix saisies et paroles rapportées. Quelle place alors accorder à la description dans ce montage? Les lieux du roman, les décors s’imposent surtout par leur aspiration à la théâtralisation. Les moments où la description „forme un tout autonome, une sorte de bloc sémantique“, selon la définition de Philipe Hamon 4 sont extrêmement rares et les techniques employées pour décrire correspondent à ces modifications relevées par Michel Raimond, dans La crise du roman: la description est souvent progressive, en mouvement, elle dépend de la vision d’un personnage et on assiste à un „émiettement du morceau descriptif“. 5 Madeleine Frédéric a étudié ces techniques de „défigement“ 6 présentes dès La Maison du Peuple et la façon dont narration et dialogue se mêlent à la description pour la dynamiser. Dans les Carnets, Guilloux s’étonne du bien-fondé de l’observation d’un de ses lecteurs qui lui fait remarquer l’absence de couleurs dans Le Sang noir. C’est l’occasion d’un long développement sur son rapport au monde et sur la place qu’il lui assigne dans son œuvre. Guilloux est si peu coutumier de ce type d’observations sur sa manière d’écrire, que sans présenter une réflexion théorique, ces pages n’en constituent pas moins un moment d’attention prêtée à ses choix d’écriture, et à son impossibilité à décrire, nous invitant ainsi à nous y arrêter à notre tour. Le romancier y exprime une de ces tensions qui donne à ses romans leur coloration particulière. Il se dit sensible au monde extérieur et à sa beauté et développe aussitôt l’idée de son malaise face aux choses. Comment comprendre cette présence-absence au monde? Si les passages de description de la nature sont peu nombreux dans l’œuvre, on en trouve cependant des traces, notamment par une évocation surprenante de la nature en automne dans Le Jeu de patience sous les auspices de la dictée du père Coco. La façon dont le texte de la dictée se 64 Dossier substitue au discours descriptif du narrateur est significative du rapport du romancier au monde: nous verrons que la description est mise à distance au point que se dessine l’idée d’une éthique de la description. Le sentiment d’être séparé du monde Dans deux pages, datées du 20 décembre 1950, 7 l’auteur part d’un constat paradoxal: le monde extérieur est absent de son œuvre, il crée un monde sans couleurs et pourtant il n’est pas indifférent au monde. Il voit mais ne peut pas transcrire. Rien donc dans ses écrits ne vient „témoigner“ de sa présence aux choses, si „grande“ selon lui. Guilloux se présente comme „empêché“ à décrire. La difficulté à témoigner de sa présence au monde n’est pas une posture esthétique et que cela puisse entraîner une forme d’absence de description avec toutes les implications que cela suppose dans la poétique du roman est une conséquence qui n’est pas pensée a priori. Les explications avancées sont de plusieurs ordres. La première est clairement d’ordre existentiel: il est question du „sentiment du malheur de l’homme mortel“. Peu importe que ce sentiment soit attribué à une humeur romantique ou bretonne. Ce qui compte surtout, c’est que l’auteur dit être habité en permanence par cette conscience de la condition humaine. Il se sait et se sent mortel et il ne l’oublie jamais. Cette donnée est l’horizon de chacune de ses actions, la perspective vers laquelle, qu’il le veuille ou non, tout tend. Cela correspond très exactement à un sentiment tragique de l’existence. Malgré cela, la décision pourrait être prise de jouir de la beauté du monde, et de le chanter. Dire la permanence de cette beauté, grâce à des descriptions lyriques de la nature, pourrait, par exemple, faire naître une impression d’éternité qui servirait à compenser ce sentiment. A travers la place donnée au paysage, au monde des choses, on pourrait même imaginer une tentative de dépassement de cette condition tragique. N’est-ce pas la place que l’on peut assigner à la nature dans l’œuvre de Giono? 8 Ou bien encore, la permanence du monde et de la nature prendrait alors la forme d’un contrepoint susceptible de souligner la dimension tragique dont chaque vie d’homme est faite: la nature est là, belle, mais indifférente au sort de l’homme et à sa misère, comme une „basse continue tragique“. 9 Ainsi, à la fin de La Maison du Peuple, alors qu’on vient d’apprendre la nouvelle de l’assassinat de Jaurès, le père part rejoindre son régiment et le roman se termine sur ces lignes: …Le lendemain, au fin matin, mon père se mit en route. Il devait rejoindre un poste à une dizaine de kilomètres de chez nous, sur la voie ferrée. Il voulut aller à pied. (…) Les champs étaient nus; le chaume craquait sous les pieds. Comme il sortait d’un petit chemin, broyé par les lourdes roues de charrettes, et jonché de paille fraîche, il vit la mer sur sa main droite. Elle était tranquille, blanche, dans la lumière du matin. Il n’y avait pas une voile, et aux champs, personne encore, ni une bête. Il faisait doux 65 Dossier comme à l’automne, mais les buées, traînant au bas de la lande annonçaient que midi serait chaud. La phrase est paisible et va au rythme de la marche de l’homme qui voit; tout est d’une belle tranquillité dans ce paysage du mois d’août. Est saisissant le contraste entre cette harmonie que rien ne vient voiler, cette plénitude de la réalité des choses, et l’expérience du personnage qui part à la guerre et peut-être à la mort. Mais ceci est à peine souligné; la description dit un monde serein que l'auteur, par simple juxtaposition, oppose aux soubresauts de l’Histoire et ses désastres. Dans l’œuvre, cette utilisation du paysage en contrepoint est rare, parce qu’en règle générale, comme Guilloux le rappelle dans cette page des Carnets, „cette manière de se savoir, de se sentir mortel, aboutit à une sorte de refus du monde“. D’un côté, l’homme mortel, habité par le tragique de sa condition, de l’autre, le monde qui apporte des preuves de „son existence vivante“, avec les formes, les couleurs, les objets. Face à cette provocation du monde, à son insolence à s’afficher dans l’absolu de son existence, Guilloux prend le parti de l’ignorer et de s’en détourner. Il oppose d’un côté, un „monde solide“ fait „d’objets durs“, „avec des combinaisons de formes et de couleurs“, et de l’autre, „la chair“: l’opposition est dite tragique par l’auteur lui-même: d’une part la résistance au temps, à la corrosion, bref la permanence voire l’éternité, d’autre part le fragile, le périssable, le putrescible, bref le mortel envisagé dans son caractère le plus matériel, le plus terrifiant aussi. En voyant les objets, l’homme ne peut que considérer son propre passage dans le monde tandis qu’eux, insolemment, affichent leur solidité, leur durée. Quant aux formes et aux couleurs, elles doivent faire l’objet d’une suspicion. Elles seraient des „mensonges“, et exercent à ce titre un pouvoir de séduction que l’auteur refuse. Elles seraient comme un piège tendu pour faire oublier à l’homme sa condition. Leur présence n’est qu’un leurre: s’y consacrer revient à se détourner de la vérité de son état. Le monde extérieur ne peut ni ne doit servir de consolation. Guilloux apporte une deuxième explication à laquelle il donne une apparence d’analyse psychologique: il fait de ce refus du monde, de cette impossibilité à le regarder avec confiance une question de caractère, de tempérament, de disposition personnelle. Absence de repos de l’âme, impossible tranquillité de la contemplation, incapacité à „laisser venir à soi un paysage“: tout traduit une agitation intérieure qui renvoie certainement à cette inquiétude existentielle déjà exprimée. Mais il insiste également sur une transformation: quand il était jeune il en était autrement; il y a ce qu’il était quand il avait dix-huit ans et ce qu’il est devenu: quelque chose „s’est perdu“. Plus tard en 1967, il dira encore: „moi qui ne tiens plus jamais en place devant les grands spectacles de la nature, y compris devant l’infini de cette mer si jeune, si caressante“. 10 Pendant sa jeunesse, la sensibilité au monde était telle qu’elle se transformait parfois en un sentiment de communion avec le monde. Le vocabulaire est lyrique pour rappeler l’émotion provoquée par le paysage. Mais, un événement survient qui consacre la rupture entre le jeune 66 Dossier homme et le monde extérieur. S’attarder à regarder un paysage provoque même un sentiment de culpabilité - mentionné à deux reprises - qui le détourne désormais immédiatement de ce qu’il contemple: „comme si [il] étai[t] coupable d’une trahison quelconque ou rejeté par les dieux“. Le monde des dieux est celui de l’éternité, de l’harmonie et de la plénitude. Or tout cela est brisé. Ce monde-là lui est désormais interdit: le romancier se situe ailleurs, dans la rupture, l’angoisse et la mort. Guilloux ne donne pas exactement la date de cette transformation radicale mais il parle de ses dix-huit ans comme s’il y avait eu un avant et un après. Cela correspond à l’année 1917, année où se situe la journée du Sang noir. L’impossibilité de toute contemplation du monde extérieur n’est plus motivée seulement par la conscience tragique de la condition humaine mais aussi par la conscience lucide du désastre de l’Histoire qui habite toute l’œuvre. Conscience qui exige que l’on se souvienne pour ne pas trahir. L’homme rejeté par les dieux, l’homme mortel, bien sûr, est un homme, quant à lui, pris dans les filets de l’Histoire, condamné à vivre dans cette prison-là, sans pouvoir s’évader en contemplant „les échappées de paysage de terre silencieux“. On pense ici à Blanchot: „toutes choses atteintes et détruites, les dieux et les hommes reconduits à l’absence, le néant à la place de tout“. 11 La position transcendantale du sujet, narrateur ou/ et personnage, est définitivement révoquée: celui-ci ne peut ni maîtriser le monde, ni agir sur lui. Le personnage ne peut plus „sourire à l’espace“. 12 Pourtant rien ne vient dire l’immanence du sujet: sa participation au monde, qui se traduirait par un être-là, une présence au monde, à la fois percevant le monde et perçu par lui, - ce qui suppose une forme d’acceptation sensible du monde par le sujet et du sujet par le monde - est, elle aussi, rejetée. L’homme est comme séparé, comme absent d’un monde dont la restitution romanesque est problématique. La place difficile que tient la description dans l’œuvre de Guilloux vient de cette confrontation entre le sujet qui voit et décrit et le monde qui est décrit, à savoir le monde des objets, des formes, des couleurs puisque ne s’affirment ni la position transcendantale de celui qui voit ni son immanence. Le réel est présent mais, pour des raisons sociales, historiques, existentielles, le narrateur ne peut jamais en rendre compte avec la confiance du sujet qui sentirait ou le bonheur de le maîtriser, de le comprendre, de l’analyser, ou bien plus simplement le bonheur d’être là, de participer. Le monde ne se fait pas chair et, du même coup, saisi hors de cette présence charnelle (que l’on trouve par exemple chez Giono), le monde tel qu’il est décrit reste un monde à côté. Décrire malgré tout: les exercices des Carnets Cependant, il faut constater que malgré la grande conscience de ce qui fait de lui un être séparé, le romancier n’accepte pas totalement ce qu’il considère aussi comme un manque de savoir-faire et il entreprend de mener un véritable combat avec la description. Aussi s’impose-t-il de noter des couleurs et des formes dans 67 Dossier des pages des Carnets où il se livre à des exercices de style ou à des gammes. „Je veux ouvrir les yeux“13 dit-il à la fin de l’année vient après une phrase qui amorce une description qui finalement n’a pas lieu: „Je suis venu ici hier en voiture, par la neige et le verglas, il faisait terriblement froid, mais tout était très beau.“ 1950. Il s’emploie à détailler les caractéristiques d’une fleur d’ajonc14 en précisant qu’ „[il] ne raconte tout cela que pour suivre les bons conseils qu’on [lui] a donnés et travailler à l’éducation de [s]on œil“. „Il se peut que je commette de lourdes fautes d’ailleurs, mais je fais de mon mieux“.15 Pendant quelques mois de l’année 1951, les exercices se multiplient. Lors d’un voyage en Angleterre, il commence une note par „couleurs“.16 On a l’impression que l’écrivain Guilloux cherche à se rééduquer. Un matin d’avril 1951, il s’attarde à la fenêtre de son cabinet de travail et remet sur le métier la description de ce paysage qu’il connaît bien: Je voudrais raconter ce paysage une bonne fois, bien qu’il me semble l’avoir déjà fait dans mes livres. C’est difficile parce que je ne sais par quel bout le prendre (...). J’ai cent fois essayé, depuis que je le connais de dessiner ce paysage, au sens exact du mot, avec le crayon et la couleur, et j’ai naturellement cent fois échoué, pas seulement à cause de mon manque d’habileté, ce manque est très grand, mais aussi parce que ce paysage est très étalé, très dispersé, mais gâché par des maisons qui d’ailleurs me tournent le dos, et qui sont fort laides. Non seulement, elles sont fort laides, mais elles ont détruit certaines lignes harmonieuses du lieu.17 Suit une description fort longue des maisons, du jardin au printemps, et enfin du coteau. Ce paysage, dont certains éléments reviennent régulièrement dans Le Jeu de patience, Guilloux ne l’a jamais décrit aussi longuement dans aucun des livres qui précèdent l’année 1951, et il ne le décrira plus jamais ensuite. Mais, dans cette page, il s’impose une description complète qui englobe tout le pays et il cherche à indiquer les couleurs avec exhaustivité. Il est alors comme un peintre qui se livre à une étude et lui-même fait allusion au carnet de dessin qu’il a pu prendre parfois. L’exercice est sensible notamment dans la description des pêchers du jardin voisin, dans celle des jardins en général, du cerisier de son propre jardin et enfin du coteau charmant. L’accumulation d’adjectifs de couleurs, des précisions sur les nuances de la lumière, peu dans la manière de Guilloux, suggèrent un exercice imposé. Cependant, au moment même où il se contraint à cet exercice, l’auteur livre certaines des raisons de cette difficulté à décrire qu’il tente de conjurer. A plusieurs reprises, nous voyons qu’il est tenté de „sortir du sujet“ et que le paysage vaut en vérité moins pour ses couleurs que pour ce qu’il suggère d’autre. Tout se passe, en effet, comme si l’écrivain s’échappait du paysage à certains moments. Il fait semblant de s’en tenir aux couleurs mais les couleurs ne le retiennent pas. Ce qui compte, c’est bien davantage, la mémoire du service funèbre de Lambert - et donc l’idée de la mort - ou les multiples associations que chaque endroit du coteau suggère. Evoquer certains de ces souvenirs, faire revivre son ami Lambert, contrer ainsi le caractère figé, statique, du paysage, voilà ce qui certainement pourrait faire l’intérêt du roman pour Guilloux. Le désir de copier le paysage avec des couleurs ressemblantes, de peindre le réel vu, de transposer le monde et ses couleurs ne 68 Dossier parvient pas à s’épanouir. Les accumulations de couleur finissent par avoir l’air factice. Tout se passe comme si les éléments importants de la description ne pouvaient être que les éléments métaphoriques, les „signes“, telles la mer et le désir de fuite qu’elle symbolise, ou la „sale petite cloche au son aigre, comme un jappement de roquet“ qui rappelle le caractère funeste du passage du temps. Enfin, les raisons qu’il donne de son échec à dessiner le paysage au sens propre sont significatives de ce que, ailleurs, il appelle „les obsessions du romancier“. 18 Il dit que c’est à cause des maisons qui détruisent l’harmonie du paysage et qui sont „fort laides“. Elles ne sont pas humaines. Or ces maisons font naître un étrange sentiment d’inquiétude. La réalité donne l’impression de se transformer, d’être déformée par la vision du romancier et le décor devient fantasmagorique. Le même processus a lieu lors du voyage à Londres où les maisons prennent un caractère surnaturel: Les oast-houses avec leurs petits bonnets de métal (dans le Kent), elles ont l’air fantastiques.19 La description ne parvient jamais pas à dire le bonheur d’espace mais exprime presque toujours une angoisse, un malaise d’être au monde. La réussite du romancier vient précisément de ces moments où il s’éloigne du réel, où il le transfigure pour dire son tourment sur les hommes qui vivent dans un tel cadre. Finalement, le rapport au monde du romancier, tel que celui-ci l’explicite dans les Carnets, se développe sur deux modes. D’une part le monde décrit est déréalisé: baignant parfois dans un halo d’irréalité, il prend souvent une dimension fantastique et inquiétante. C’est une part importante de la vision du monde dans les romans de Guilloux. D’autre part, le monde décrit est comme posé à côté. Tout „pacte métaphysique“ pour reprendre l’expression de Robbe-Grillet 20 est rejeté, qu’il soit de l’ordre de la communion ou de la distance. Le monde décrit n’est même plus tragique parce que la séparation tragique est encore une forme de consentement: „La tragédie peut être définie, ici, comme une tentative de récupération de la distance qui existe entre l’homme et les choses, en tant que valeur nouvelle; ce serait en somme une épreuve où la victoire consisterait à être vaincu“. 21 Il ne reste alors qu’à mettre la description à distance, et finalement à exhiber le soupçon qui pèse sur elle. La description mise à distance Le refus du pittoresque La ville qui sert de cadre à la plupart des romans de Guilloux possède de vieux quartiers, un ensemble de ruelles qui ne manquent pas de charme autour de la place aux Ours, avec la fameuse rue du Tonneau, toponymes présents dans Le 69 Dossier Pain des rêves et Le Jeu de patience. Mais le pittoresque est suspect et dissimule mal quelque intention maligne. Au début du Sang noir, on se souvient que Nabucet présente le vieux quartier au capitaine Plaire. Or Nabucet, personnage insensible à la misère du monde, traque le pittoresque. 22 Un paragraphe descriptif rend compte des bruits, des odeurs, qui sont à la fois les signes de la misère et de l’activité de toute une population occupée à sa survie. Toute cette description plutôt détaillée met en valeur le regard inapproprié de Nabucet sur la réalité décrite et souligne le caractère vain de sa recherche du pittoresque qui consiste à vanter le charme du quartier et à en refuser les habitants. Pour le narrateur, risquer la description pittoresque, c’est prendre le risque de ressembler à Nabucet. Ainsi indique-t-il ce qu’il ne veut pas faire. Cette même ironie à l’égard du pittoresque est affirmée au début du Pain des rêves. Le narrateur personnage présente le quartier de son enfance. Comme dans le Sang noir, apparaissent les mots de „pittoresque“, puis de „verrue“, de „travaux d’embellissement“ et de „ghetto“. La problématique est la même. La description de la rue du Tonneau, au centre d’un quartier d’infamie, et de la place aux Ours qui fait contraste est assez longue. Pour les deux lieux, la description se fait en deux temps: le pittoresque est remarqué, et parfois avec une certaine fierté, pour être immédiatement repoussé. 23 Le narrateur s’arrête sur l’opposition entre l’extérieur qu’on montre et l’intérieur qu’on ignore, et la description laisse place à la somme des discours tenus sur le quartier et ses habitants de manière à montrer l’opposition entre le discours officiel sur un quartier et sa réalité humaine. On veut „assainir“, „rebâtir“, 24 on construit même, comble de l’ironie, une Caisse d’épargne - symbole de l’exclusion définitive des habitants du quartier qu’on veut transformer, puisqu’il est bien évident que l’épargne ne fait pas partie de leurs préoccupations immédiates -, et les victimes de la misère sont aussi victimes de l’indifférence et du voile d’opprobre dont on les enveloppe. Le bruit courait qu’une fois achevée la caisse d’Epargne, d’autres travaux seraient entrepris, selon un plan d’embellissement de la ville agréé par le conseil Municipal, et que la verrue tout entière disparaîtrait. Les plus belles d’entre les maisons du XVe seraient comme les autres démolies, mais avec une prudence qui permettrait de les remonter ailleurs, en un point de la ville où les touristes aux louis d’or auraient plus d’aise pour les photographier.25 Savoir ce qui fait la beauté de ces maisons n’intéresse pas le narrateur qui, enfant, partage les inquiétudes des habitants: Où aller, où se loger? Il n’était personne qui ne tremblât pour cette même paillasse, qu’on ne saurait plus où traîner, une fois rasée la verrue.26 Sur la place aux Ours, mieux fréquentée que la rue du Tonneau, l’enfant découvre avec étonnement des passants sensibles au pittoresque du lieu: Comme elle me plaisait, cette place aux Ours! Comme j’aurais voulu vivre là! Que d’espace! Et quel passage! Toujours on y voyait des gens nouveaux, l’été surtout, de drôles de gens qui ne parlaient point comme nous, qui se promenaient tête nue, qui 70 Dossier s’arrêtaient pour photographier quelque choseou même, pour peindre. J’avais vu cela. Oui, un jour j’avais vu un homme assis sur un pliant, une toile posée sur un chevalet devant lui, et qui peignait ce qu’il voyait, les belles maisonset par une espèce de trouée, un morceau de notre cathédrale.27 Regarder pour photographier, regarder pour peindre dans un moment harmonieux avec le monde extérieur est une démarche presque exotique. Ce que le personnage sur la Place aux Ours voit en „attendant ses os“ 28 est un monde auquel il ne participe pas pour des raisons sociales. Vivre rue du Tonneau constitue une expérience de l’exclusion, pierre de touche de toute la vie de l’esprit du narrateur: Par là, me donnait-on à penser que mes pareils et moi nous formions sur la terre un objet de scandale, une malpropreté. N’était-il pas évident, lorsqu’ „ils“ parlaient de la „verrue“, que c’était l’ensemble qu’ils voulaient dire, n’oubliant pas, dans l’habitation, l’habitant, mêlé avec sa vermine? Telle est la première idée abstraite qui se soit formée en moi. C’est ainsi que commença ma vie spirituelle.29 Cette dernière expression donne toute la mesure de la gravité de l’expérience vécue et de la distance à laquelle elle se tient de tout pittoresque, entrainant par là le narrateur à faire peser son soupçon sur toute description qui perdrait de vue l’expérience des hommes. La dictée du père Coco La dictée du père Coco, empruntée à un texte de Gustave Droz, est citée à deux reprises et, à chaque fois, brise un passage descriptif un peu convenu. Dans les deux cas, le contexte est celui de la guerre. Alors que le narrateur du Jeu de patience se souvient du pasteur Briand - sa femme vient de lui raconter son départ pour les camps à Compiègne - celui-ci évoque une visite effectuée avec lui aux réfugiés espagnols à la caserne maritime de P… un jour d’automne de 1937. Eh bien, donc, c’était en effet l’automne, et de tous les automnes que j’ai connus celui qui ressemblait le plus à l’automne même, un automne classique, doux et pluvieux, avec ses grisailles et ses boues tranquilles, son air mouvant traversé de bouffées presque tièdes, l’or de ses feuilles tombantes, ses vols de corbeaux; un automne où tout me portait à me souvenir d’une célèbre page autrefois apprise par cœur à l’école du père Coco et que j’aurais pu encore réciter du commencement jusqu’à la fin. Comme c’était ressemblant! „Connaissez-vous l’automne, l’automne en pleins champs, avec ses bourrasques, ses longs soupirs, ses feuilles jaunies qui tourbillonnent au loin…“ Comme c’était bien ça! Comme nous y étions! 30 La description paraît, dans son mouvement, on ne peut plus traditionnelle, en s’accordant à l’état d’âme des personnages. Tout cela est bien classique et cet excès de classicisme doit nous alerter. C’est précisément la citation de la dictée du père Coco qui vient en quelque sorte fêler cette harmonie de convention entre l’homme et le paysage. Les mots de la dictée d’école sonnent comme des clichés littéraires. D’abord, ils semblent là pour dire que, lui, le narrateur n’a pas à écrire 71 Dossier ainsi sur ce paysage-là; cette écriture-là existe déjà, consignée à tout jamais dans les mémoires et elle peut être répétée comme un refrain. Du déjà vu en quelque sorte. Comme si le paysage n’était fait que d’un écran de mots, une ritournelle de lieux communs. La nature avec „ses champs presque nus“ et „de grands espaces de mer à travers les brumes“ 31 est là, mais comme à côté, et finalement les personnages restent „en eux-mêmes“ parce qu’aucun paysage ne peut exprimer leur expérience d’homme, ni les sauver, ni même les consoler du désastre de cette expérience. En effet, le narrateur se demande à quoi pensent ses compagnons, dont Kerhoas, le vieux militant qui conduit la voiture. Celui-ci en 1917 a été témoin d’un drame qu’il continue de porter en lui: un général a tué sous ses yeux un de ses camarades à bout portant d’un coup de révolver et „Kerhoas s’était enfui à travers champs épouvanté“. Certes, on est tout proche d’une communion sentimentale entre les personnages et le paysage, tout pourrait conduire au lyrisme, à une forme d’abandon au paysage qu’exprimerait „la célèbre page mélancolique“ 32 mais finalement, le narrateur rappelle surtout toute la distance infranchissable entre cette mélancolie de mots préfabriqués et la souffrance humaine. L’automne… Et je pensai de nouveau au père Coco. Il allait à petits pas entre les bancs de la classe, son livre à la main et il dictait. „J’adore les grandes flambées, virgule, j’aime à me ré-fu-gier dans le fond de la cheminée, virgule…“ Comme tout cela est rassurant, trop attaché au monde de l’enfance assurément et de l’innocence, alors que pour le moment il s’agit de porter aux réfugiés espagnols de quoi se vêtir et qu’on ne sait pas „de quels spectacles, en ce même moment, Pablo était le témoin ou l’acteur“. 33 Quand il est question de l’incorporation de la classe 17 à l’automne, c’est encore la dictée du père Coco qui revient comme un refrain: Les choses suivaient leurs cours, les saisons de même. C’était l’automne. Et, à l’école laïque, le père Coco faisait faire une fois de plus à ses élèves la célèbre dictée: „Connaissez-vous l’automne, l’automne en pleins champs, avec ses bourrasques, ses longs soupirs, ses feuilles jaunies qui tourbillonnent au loin…34 Bien sûr, la répétition de la dictée dit le temps arrêté, immobile ou en boucle et participe au principe de réitération des événements qui occupe une place si import ante dans Le Jeu de patience, rendant tout espoir de transformation impossible. Mais la mise à distance par l’utilisation du cliché de la description, dans un temps où les guerres adviennent, dessine aussi le risque d’imposture que toute littérature encourt et que redoute tant le chroniqueur. Il faut reconnaître que, malgré tout, la mise à distance est discrète. L’art de Guilloux n’est pas démonstratif. Le cliché est ambivalent et exerce une véritable séduction mais Guilloux avec Le Sang noir a su porter si haut son niveau d’exigence littéraire que nous ne pouvons que nous défier de toute posture naïve. C’est bien ce que le narrateur du Jeu de patience nous invite à faire quand, pendant sa mobilisation avec Meunier et Barthez en faveur des chômeurs dont le nombre ne cesse d’augmenter en pleine période de Noël, il propose une description qui peut étonner: 72 Dossier En attendant la neige tombait comme jamais. Quand arriva le grand jour de Noël il y en avait bien un mètre dans nos rues et nos chômeurs étaient occupés à ouvrir des chemins à travers ces blanches épaisseurs et à répandre du sable aux endroits les plus glissants. C’était un spectacle vivant et gai; partout on rencontrait des équipes d’hommes armés de pelles et de râteaux, de brouettes, des bandes d’enfants qui jouaient à se jeter des boules de neige, etc. … C’était l’hiver même. Et comme notre cathédrale était belle sous son gros manteau blanc! 35 La dissonance entre la difficile condition des chômeurs employés par la ville par mesure de charité et l’expression „spectacle vivant et gai“ doit nous alerter, sauf à penser que la joie de Noël emporte tout, ce qui paraît tout de même un peu naïf. Le „etc.“ qui rompt la liste des éléments de ce paysage de neige animé signale précisément le caractère de cliché du propos tenu et met en garde contre une description dont nous pourrions décliner les termes nousmêmes en puisant peut-être dans notre vieux fonds de dictées d’école primaire. Tout cela est décidément trop facile et n’est pas à prendre pour argent comptant. Ce paysage d’hiver, „le gros manteau blanc“ de la cathédrale, n’est-ce pas aussi naïf que Barthez qui „ne voulait plus rien savoir des guerres“, qui „croyait à l’éducation des masses“, 36 et qui fait entonner aux gosses l’Hymne de la cité future? Le ton de bonheur ingénu est suspect et invite à faire peser un soupçon d’ordre éthique sur la description. Quand se manifeste dans Le Jeu de patience, un moment d’euphorie descriptive, elle est rapidement mise à distance par une ironie discrète qui rappelle que le romancier a banni tout ce qui pourrait être signe de consentement aux tragédies des hommes. S’il arrive que la beauté de la nuit soit décrite, cette beauté s’épanouit dans une indifférence radicale à l’histoire, indifférence que le narrateur souligne. La nuit du 17 au 18 (juin 1940) avait été une nuit de lune admirable (…). Nuit limpide et dorée, assurément faite pour autre chose que les angoisses où nous entrâmes en entendant venir les avions.37 L’absence de relation entre le paysage et l’événement est nette. Le paysage ne signifie rien, il n’est pas même absurde, ce qui serait encore reconnaître une forme de lien. La description enthousiaste et la confrontation décalée qu’elle provoque paraît presque ridicule, comme l’atteste ce passage où, durant la première guerre mondiale, Zabelle est accoudée à sa fenêtre: La nuit était froide, mais d’une limpidité absolue, le ciel presque vert, et les branches des arbres, au jardin, d’un noir de sépiaune nuit jaune, allègre, souriante, avec au fond un lointain murmure qui devait être celui de la mer; il était trop triste de penser que par une nuit si belle les hommes étaient occupés au front à s’égorger. Entre la beauté de la nuit, et les horreurs de la guerre, la distance est incommensurable. Le paysage est définitivement séparé de l’Histoire et des hommes: la mise en relation de l’un et de l’autre, que ce soit sur un mode lyrique ou sur un mode tragique, est également dénuée de sens. C’est ce qu’indique la dérisoire formule „il 73 Dossier était trop triste“, dont l’insuffisance explique l’impossibilité presque morale dont est finalement frappée toute acceptation contenue dans le désir de décrire. L’admiration sentimentale pour le paysage, l’harmonie avec le paysage, tout ce qui pourrait créer une impression de plénitude entre l’homme et le monde, ou dire la confiance de l’homme au monde, est écarté dans l'œuvre de Guilloux. Les circonstances historiques, certaines conditions sociales extrêmes, une conscience tragique de l’existence font qu’il est impossible de s’abandonner à admirer un paysage et de se laisser emporter par le charme d’un décor: tout, au contraire, nous ramène à chaque fois à la rupture consacrée entre l’homme et le monde par une grande part du roman du XX e siècle. Guilloux a l’intuition que cette séparation de l’homme et du monde pourrait donner lieu à une déclinaison tragique de la description, déclinaison finalement refusée non sans ironie au nom du tragique même et de la violence faite aux hommes, qui ne peuvent s’accommoder d’aucune récupération littéraire. Au terme de son œuvre, c’est avec un autre Coco, „l’envers du père Coco du Pain des rêves“, 38 que Guilloux rappelle la posture paradoxale du romancier: celui qui dit le monde, qui le raconte, s’il ne veut pas être un imposteur ou un naïf doit se méfier des „voix tonitruantes“, comme celle du père Coco, l’instituteur, et adopter la voix perdue de celui qui va et vient dans un monde auquel il ne peut appartenir totalement. 1 Carnets Tome1, 77. 2 „Notes sur le roman“, Europe, janvier 1936, repris dans Europe n° 839, janvier 1999. 3 „Quand je rêvais à ma Chronique, je voyais bien de quelle manière tout pouvait se mêler, et se mêlait en fait comme dans un kaléidoscope“ Le jeu de Patience tome II, 144. 4 Philipe Hamon, Poétique n°12, „Qu’est-ce que la description ? “, 1972. 5 Michel Raimond, La crise du roman: des lendemains du naturalisme aux années 20, 1966, Corti. 6 Madeleine Frederic, „La description dans La Maison du Peuple“, L’Atelier de Louis Guilloux, PUR, 2012. 7 Carnets 1944-1974, 20 décembre 1950, 119-121. 8 Si on prend l’exemple de Regain, la présence de la nature, des choses, tout ce qui indique une présence charnelle du monde, vient précisément faire pièce à la mort, la repousse. Certes, la condition tragique de l’homme est partout présente mais une lutte s’engage avec elle et cette lutte passe par le lyrisme puissant de l’évocation du monde. 9 L’expression est empruntée à Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, 285. 10 Carnets 1944-1974, 1967, 449. 11 Maurice Blanchot (1980), L’Ecriture du désastre, Gallimard, 9. 12 Zola, La curée, chapitre II, Aristide Saccard regarde Paris du haut des Buttes Montmartre. 13 Carnets 1944-1974, 123; cette remarque datée du 31 décembre 1951 et soulignée par Guilloux lui-même. 14 „Il vaudrait mieux se rappeler qu’il n’y a pas de fleur qui retienne mieux la lumière et qui la renvoie mieux que fleur d’ajonc. Elle est toute gonflée de lumière. Et aussi, qu’il y a du mauve et du violet dans les terres fraîchement remuées. La lumière est presque toujours ici une lumière brisée, les couleurs ne sont jamais très éclatantes mais elles sont d’une 74 Dossier diversité extrême. Malgré tout, on a en général une impression de gris, là où la fleur d’ajonc n’apparaît pas - ce qui d’ailleurs est rare en cette saison“. 15 Carnets 1944-1974, 134. 16 Ibid, 138 „Couleurs: La brique noircie, parfois belle, entourée de son jointoiement blanc. (…) Les taxis avec leur voyant lumineux (rouge) au front - For Hire. La mer toute bleue après les pâturages, toute calme sous un ciel tendre et soyeux, bleu, blanc, à peine taché sur l’horizon de quelques petits nuages rosâtres. Les wagons pleins de charbon, les crassiers encore, les bennes, et puis, de nouveau, l’herbe vert cru, les arbres presque sans feuilles aux troncs noirâtres, aux branches verdies de mousse. „L’ombre de la fumée du train sur les champs de luzerne“. 17 Carnets 1944-1974, 128-130. 18 Notes sur le roman, Europe. 19 Ibid, 137. 20 Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, „Nature, humanisme, tragédie“ (1958), Editions de minuit, (1963). 21 Ibid. 22 Le Sang noir, Gallimard, 70. 23 Pain des rêves, collection Folio, 18. 24 Ibid, 22. 25 Ibid, 22-23. 26 Ibid, 23. 27 Ibid, 21. 28 Ibid, 23. 29 Ibid, 23. 30 Le Jeu de Patience, tome 1, 265. 31 Ibid. 32 Ibid, 266. 33 Ibid, 266. 34 Ibid, 501. 35 Ibid, 420. 36 Ibid, 422. 37 Ibid, 431. 38 Catherine Rouayrenc, Louis Guilloux, écrivain, „Les voix de Coco perdu“, 240, PUR, Interférences, 2000.