eJournals lendemains 37/148

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Narr Verlag Tübingen
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2012
37148

Louis Guilloux, Devenir romancier

2012
Sylvie Golvet
ldm371480032
32 Dossier Sylvie Golvet Louis Guilloux, Devenir romancier * Ce livre reprend le contenu de ma thèse de Doctorat sur Louis Guilloux, soutenue en 2008. 1 La recherche vise à comprendre comment ce jeune homme d’origine provinciale et pauvre, sans diplôme, devient un écrivain qui prend place dans la vie littéraire de son temps et demeure un romancier important du XX e siècle. J’étudie la période qui s’étend de ses débuts jusqu’à la publication du Sang noir, à la fin de 1935, car là est la phase ascendante de son parcours. Après ce roman et la reconnaissance qu’il lui vaut, la problématique de Guilloux se transforme: il doit „rester Louis Guilloux“, c’est-à-dire se renouveler et consolider sa notoriété. Il s’agit donc de répondre à un „comment“, qui porte sur l’ouverture de possibilités éditoriales, la construction d’une image d’écrivain, et l’élaboration d’une œuvre, dans le cadre du processus complexe de la création-publication, qui est un dialogue de l’artiste avec plusieurs types d’interlocuteurs: les représentants de l’origine sociale et familiale, les différents amis, écrivains ou non, les intellectuels qui font entendre leur parole, voire les militants politiques ou religieux qui prétendent orienter la vie littéraire, les éditeurs de livres et de revues, les journalistes, les critiques littéraires, le lectorat comme entité complexe et les lecteurs en particulier, présents et à venir. Quatre périodes se sont dégagées, dont les limites temporelles se chevauchent parfois. Ce découpage s’est imposé parce que le point de vue adopté est celui de l’auteur en construction, qui travaille vers la maîtrise progressive de ses moyens d’expression. En ce sens, les étapes du parcours artistique dépendent beaucoup de facteurs individuels. Il s’agit donc d’une sorte de biographie intellectuelle et artistique de Louis Guilloux, avec dimension narrative, de ses débuts jusqu’à son œuvre maîtresse, un exposé de la genèse des œuvres et des lectures que la genèse autorise. La réflexion entrecroise le biographique, le sociologique et le poétique, sans revenir, me semble-t-il, à l’ancienne méthode de „l’homme et l’œuvre“. Si adopter le point de vue de l’auteur consiste à affirmer son existence comme créateur ambitieux, l’étude des documents d’archives va à l’encontre d’une interprétation finaliste des œuvres: le texte publié est le résultat d’un travail acharné dans lequel interagissent de multiples paramètres, - prévus et imprévus, incluant les conseils extérieurs -, et non la matérialisation d’une conception préorganisée mentalement. Mon travail de reconstitution et d’exposé prend en compte certains des paramètres actifs dans ce processus créatif, nécessairement limités en nombre. Les références théoriques sont très discrètes et la simplicité du langage est un choix. * Presses Universitaires de Rennes, coll. „Interférences“, 2010, 310 p. 33 Dossier Dans un souci d’objectivité, je m’appuie continuellement sur des références documentaires précises. J’ai utilisé les ressources inédites des archives de l’écrivain, (une matière riche de quelques 550 000 feuillets, difficile à dominer, où il fallait s’orienter grâce au catalogue informatique, et dont le reclassement dans des dossiers et sous-dossiers brouille parfois les pistes de compréhension), 2 quelques documents des archives municipales de Saint-Brieuc et consulté de nombreux périodiques, à la recherche de textes de Louis Guilloux et d’articles de réception. La difficulté était de dégager des lignes d’analyse. Croiser les correspondances, les brouillons des œuvres, des textes littéraires inachevés ou restés inédits, les notes inédites des Carnets, les publications dans les revues et les journaux, les articles de réception, et les œuvres elles-mêmes, permet d’approcher la complexité d’un parcours d’écrivain. Je serai, je crois, un bon écrivain3 La particularité de Louis Guilloux est qu’il a une ambition littéraire, mais pas de programme, même lorsqu’il doit s’imposer une période d’apprentissage assez organisée. D’ailleurs quand il prévoit une fresque en plusieurs volumes, avec des titres précis, ou se fixe simplement un calendrier, ses prévisions sont toujours déjouées. Son rêve est d’écrire un roman sans plan préalable, ce qu’il tente avec Le Sang noir, contrairement à Gustave Flaubert mais dans les pas du Nicolaï Gogol des Ames mortes. Son chemin est d’expérimenter et d’apprendre à maîtriser des techniques, dans un ordre qui va du simple vers du plus complexe, mais pour chaque nouveau livre, il aime à tout remettre en cause et à se risquer sur des terrains inconnus, qui le surprennent lui-même et le mettent en danger d’échouer. En cela, il est à la fois ancré dans le XIX e siècle et est un représentant de la modernité littéraire de l’entre-deux-guerres. Louis Guilloux n’entend pas apprendre des techniques pour elles-mêmes. Il aime se référer à la citation de Schopenhauer : 4 „La première règle d’un bon style est d’avoir quelque chose à dire“. Chacun de ses livres est la recherche de techniques de composition et d’écriture pour dialoguer avec ses contemporains et son lectorat futur. Et en effet, il a beaucoup à dire sur le monde, la société et les hommes qui la constituent. Dans chacune des quatre parties, j’étudie donc simultanément, ou plutôt en regard, un problème central de la période, et comment le romancier résout les questions d’écriture qu’il induit. Il est alors possible d’éclairer le jeu subtil entre les efforts de l’artiste, ses rêves, ses volontés, et la part non maîtrisée, hasards et obstacles, qui construisent son parcours, qu’ensuite, ou au fur et à mesure, il met en avant pour fabriquer une image médiatique avantageuse. La recherche a révélé qu’il ne faut pas prendre les récits de l’écrivain pour argent comptant: en toute circonstance, il est un romancier, conteur de lui-même autant que de notre monde, magicien du verbe et homme de spectacle dont il est enrichissant de connaître le contrat de lecture. 34 Dossier Louis Guilloux, écrivain fils de cordonnier socialiste (1921-1927) La première période du parcours de l’écrivain est celle de son entrée en littérature, publiquement concrétisée par le premier roman, La Maison du peuple, publié en 1927. Ce texte, écrit rapidement et avec peu de moyens techniques, 5 peut être lu comme une „carte de visite “ , 6 dont la fonction est de se présenter en affirmant son origine sociale et politique. Nous sommes donc invités à considérer que, comme Tolstoï qu’il a affirmé prendre en modèle, il choisit d’entrer dans la vie littéraire par un récit de son enfance, qui vaut présentation publique. Or, les documents inédits montrent que depuis 1923, l’écrivain tente de se faire connaître, d’abord par L’Indésirable, court roman sans référence autobiographique, qui ne trouve pas d’éditeur, puis par une pièce de théâtre, également sans référence autobiographique, Echec et mat, écrite en 1925, qu’il échoue à faire représenter ou publier, malgré l’appui du philosophe et dramaturge Gabriel Marcel. L’année suivante, il propose ses Souvenirs sur Georges Palante, qui l’auraient fait entrer en littérature avec l’image d’un héritier de ce philosophe individualiste, dont il évoquait la personnalité et leurs heures d’amitié partagé avant son suicide en 1925. Les références à la vie de l’auteur y sont très discrètes. La publication du texte en volume n’aboutit pas, et Guilloux doit accepter sa parution dans une petite revue provinciale dirigée par un catholique, après le refus de Jacques Robertfrance pour Europe et de Jean Paulhan pour La N.R.F. L’écrivain n’a donc pas eu la maîtrise de ce qu’il nommera ensuite sa „carte de visite“, ce premier livre publié, constitutif de son image de romancier du peuple. Avec La Maison du peuple, Louis Guilloux s’affirme comme fils d’un cordonnier socialiste, héritier du monde des travailleurs manuels, qui veulent réaliser avec leurs faibles moyens les idéaux du socialisme proudhonien, pour lequel solidarité s’allie avec liberté. Sur la base de cette identité, comment trouver une place non marginale dans le monde littéraire, dans les circuits éditoriaux et intellectuels, traditionnellement organisés par les représentants de l’élite économique et sociale? Par delà les acquis du lycée, des années de journalisme à Paris, des amitiés hors du cercle de son origine (Georges Palante, Jean Grenier et autres vorticistes), Guilloux renoue, par l’écriture de ce livre, avec sa filiation familiale. Obtenir l’appui de sa famille procure à Guilloux une force psychologique qui compense la fragilité de son insertion dans les circuits littéraires, en lui offrant une conception cohérente de son rôle d’écrivain et de l’art littéraire. Les desiderata de son père, en particulier, cadrent son activité, et sont pour lui un repère pour obtenir un écho favorable dans les milieux ouvriers de gauche et leurs relais culturels. En ce sens, La Maison du peuple peut aussi se lire comme un acte d’allégeance à son père en tant que représentant de son milieu d’origine, et les correspondances privées montrent qu’obtenir l’aval de son père, pour une activité d’écrivain identifiée par lui comme dangereusement bourgeoise, ne peut se faire que sous certaines conditions. 35 Dossier En matière littéraire, sa famille valorise une représentation exacte des faits et des personnes, et ce premier roman entraîne leur adhésion enthousiaste. Louis Guilloux choisit la forme autobiographique, avec emploi du „je“. Le narrateur est identifiable à Guilloux enfant et la simplicité du style, voulue, suscite une lecture sur le mode dominant de l’émotion. Pourtant, le narrateur est discret sur sa vie personnelle, ses émotions et ses apprentissages de la vie: en réalité, il ne s’agit pas d’un récit d’enfance. Le narrateur se met en retrait pour nous raconter la vie de son groupe familial et l’aventure de ces militants ouvriers qui, groupés autour de son père, à Saint-Brieuc, avant la guerre 1914-1918, ont tenté de jouer un rôle politique municipal et de construire une Maison du Peuple. Pour écrire ce livre, l’écrivain complète le témoignage de ses parents et des camarades de son père, par la consultation de documents d’archives. Malgré le léger brouillage qui consiste à donner des noms inventés aux personnages, tout fait croire à un témoignage d’une grande conformité avec les événements relatés, conformément aux conceptions littéraires familiales et aux déclarations de Guilloux lui-même, et le livre a été lu comme tel, en règle générale. Or, l’examen approfondi des documents d’archives, en particulier sur les élections municipales à Saint-Brieuc, montre que l’auteur a procédé à une recomposition assez libre des faits. Les choix effectués construisent un rôle avantageux au père du narrateur et à ses amis. La représentation exacte des faits est plutôt un trompe l’œil. D’autre part, Louis Guilloux fait croire à un livre écrit au fil de la plume, porté par l’inspiration de témoigner pour ceux dont il est né et qui ne peuvent se faire entendre. Les brouillons montrent au contraire de multiples tâtonnements et corrections, qui aboutissent à un texte de style non pas naïf mais d’une simplicité et d’une pudeur qui lui donnent une grande puissance d’émotion tout en l’affiliant au classicisme. Dès cette époque, Guilloux maîtrise plusieurs aspects de son métier: ce livre lui ouvre ainsi l’entrée des milieux éditoriaux de gauche, mais est également apprécié par les milieux catholiques et les amateurs de classicisme, où il a des relations utiles. L’Art de se dégager, Dossier confidentiel (1927-1930) Après la première réussite, Guilloux entre dans une seconde période, marquée par la volonté de ne pas se laisser enfermer dans une image restrictive d’écrivain du peuple, et par l’écriture du Dossier confidentiel, dont la difficulté lui fait prendre conscience qu’il doit s’imposer un apprentissage technique, avant d’écrire le „grand roman“ 7 auquel il pense. Au départ de son projet, Dossier confidentiel était un vaste projet en trois volumes, pour un sujet ambitieux, d’autobiographie transposée. Les hésitations sur le genre à adopter, et l’évolution tourmentée des états d’âme et de croyance qu’il projetait d’y exprimer, le placent dès le début sous le signe du chaos, avec l’ambition d’un roman fleuve russe. Finalement contracté, coupé, réécrit deux fois à la demande de Daniel Halévy, 8 Jean Guéhenno, 9 Jean 36 Dossier Grenier et Gabriel Marcel, Guilloux se met à détester ce livre qui le fait souffrir. Il s’en débarrasse avec le sentiment insatisfaisant d’une œuvre ratée mais d’une expérience fondatrice. Les archives nous apprennent que Dossier confidentiel était promis à un éditeur catholique: la découverte peut surprendre. L’auteur de La Maison du peuple voulait-il affirmer sa liberté imprescriptible, dès ses débuts? Plus profondément, l’écriture de ce livre reflète les rapports complexes de Louis Guilloux avec la croyance en Dieu, avec la religion institutionnelle, et certains catholiques du monde littéraire (Gabriel Marcel et Plon, Le Roseau d’or de Maritain et Fumet, Julien Lanoë et Max Jacob, Robert Garric et les Equipes sociales). Les malentendus dans les relations font place à la prise de conscience de dangers, le prosélytisme de ces militants de la foi provoque un réflexe de dégagement chez Louis Guilloux, qui apprend simultanément l’art de ne pas se laisser engager et l’art romanesque de montrer sans commenter ni juger (travail de mise en retrait du narrateur, épilogue pour distinguer le narrateur-Raymond s’exprimant à la première personne et l’auteur-Guilloux). Dans l’épisode douloureux de la composition de ce roman, les conseils littéraires des amis auront été déterminants (Edmond Lambert, Jean Grenier, Henri Petit, surtout), ainsi que le rôle discret mais essentiel de Renée Tricoire, devenue Madame Guilloux depuis leur mariage en 1924. Louis Guilloux découvre, en particulier grâce à Edmond Lambert, qu’il est un écrivain de langue et de culture françaises, ce qui implique de perdre l’illusion d’être un russe et l’incline à une prise de distance, au moins provisoire, par rapport à ces auteurs russes qu’il cultive depuis l’adolescence et dont il s’était fait des modèles. Il apprend ainsi la part collective d’une création individuelle. La culture se débat (1929-1934) Dans la troisième partie, j’examine la période suivante, qui est celle des exercices préparatoires: Compagnons, Hyménée, Le Lecteur écrit et Angélina sont publiés, tandis que d’autres projets sont abandonnés, parfois en cours de réalisation. Les Histoires de brigands sont achevées mais ne trouvent pas encore d’éditeur. Ces publications se comprennent mieux quand on les lit comme des exercices. L’écrivain choisit des veines différentes, des sujets limités, met en œuvre des moyens de fabrication multiples, teste avec eux des possibilités éditoriales variées… et prépare dorénavant son entrée chez l’éditeur plus prestigieux Gallimard, après la déception d’avoir été peu soutenu par Bernard Grasset, pourtant spécialiste du lancement de jeunes auteurs avec des méthodes publicitaires inédites pour l’époque. De 1929 à 1934, Louis Guilloux est impliqué dans les débats passionnés sur la culture et les littératures populiste, prolétarienne et communiste. Il doit s’y exprimer parce que son image d’écrivain est mise en jeu malgré lui, mais il ne parvient pas 37 Dossier à faire entendre sa position par des articles dans les revues où il peut s’exprimer. Il a pourtant l’appui bienveillant de Jean Guéhenno, devenu rédacteur en chef d’Europe à la fin de 1928 et dont il veut défendre le Caliban parle. Les échanges se passent dans un climat si tendu, si intolérant et potentiellement conflictuel qu’il va au plus urgent: défendre la liberté de penser et de créer. Ne pas se laisser engager continue à être un impératif pour lui. Cependant, il est pris dans une sorte de contradiction: il veut ne pas perdre son lectorat, ses appuis et son image d’écrivain de gauche, mais revendique - parfois maladroitement - la liberté totale pour exprimer une parole humaine au-delà des classes et des appartenances, tout cela à concilier avec une recherche esthétique qui, à l’époque, est considérée par les milieux de gauche comme caractéristique de la littérature bourgeoise. Il se veut un artiste libre et engagé à son compte: chemin étroit et difficile, sur lequel il constate le danger d’être marginalisé alors qu’il ne peut pas se permettre l’isolement, s’il veut continuer à exister publiquement. Finalement dégoûté par les obstacles et ce qu’il interprète comme de la mauvaise foi, il se détourne des articles d’opinion, pour lesquels il se reconnaît d’ailleurs peu de talent, et arrête une stratégie nouvelle, qu’il maintiendra par la suite. Il décide de ne s’exprimer désormais que par la forme romanesque, même si elle oblige à plus d’implicite. Pour conserver une présence visible dans les revues, il leur proposera de courts textes littéraires. Les échanges épistolaires avec Jean Guéhenno sont l’occasion de poursuivre sa réflexion sur la culture et la littérature, dans un cadre plus libre. Au fil de la plume, grâce à une connivence fondée sur une commune origine sociale, il repense la notion même de culture. Ce sujet est une de ses préoccupations importantes pendant ces années, et Compagnons, Hyménée, Le Lecteur écrit et Angélina peuvent être lus comme des réflexions sur la culture, ou plus exactement sur les formes culturelles, dans leur rapport avec le vécu et l’expérience humaine. Pendant cette période, un des axes de travail de Guilloux est de réussir à ancrer ses récits dans des réalités observées tout en les inscrivant dans des filiations littéraires précises. Ainsi, Compagnons est inspiré de La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, comme l’a montré James Arnold, 10 et prend pour origine des ouvriers de coopératives de l’entourage de son père. La technique s’enrichit avec Hyménée, puisque les notes de travail de la période d’écriture et la lecture parallèle des œuvres permettent de replacer ce roman dans la filiation du Tolstoï de La Sonate à Kreutzer, de la Physiologie du mariage et surtout des Illusions perdues de Balzac, de Jude l’Obscur de Thomas Hardy, auquel peut s’ajouter l’écho explicite de Nicolaï Gogol, qui publia une pièce de théâtre titrée Hyménée 11 … pour une histoire dont il avait aussi des modèles dans son entourage 12 et un sujet, le mariage, qu’il connaissait d’expérience. Un second axe de travail est la recherche d’exactitude linguistique, qui passe par la retranscription de paroles entendues (en quoi consistent les petites histoires écrites depuis 1921 dans les brouillons des Carnets, sélectionnées et rassemblées sous le titre d’Histoires de brigands, pour publication dès 1934), le collectage de 38 Dossier vocabulaire et d’expressions populaires, la recherche ciblée du vocabulaire professionnel (pour le métier de lamier, exercé par le père Esprit, dans Angélina), puis par une attention particulière pour que chaque personnage emploie le langage qui correspond à sa classe sociale, ses références culturelles, autant qu’à sa personnalité propre. Chez Guilloux, les personnages agissent et parlent. Leurs paroles dispensent le narrateur de longs portraits balzaciens ou d’explications sur la violence des rapports sociaux inégalitaires. C’est un de ses moyens pour parvenir à un récit épuré, à la sobriété classique. L’emploi du langage populaire, oral, consiste à restituer sa juste parole au peuple et à refuser la connexion entre valeur artistique d’un texte et respect des normes linguistiques du modèle culturel dominant. Par ces choix, Guilloux participe à „l’âge du roman parlant“ 13 et se place du côté des linguistes observateurs des pratiques langagières contre les grammairiens normatifs et autres représentants d’une conception restrictive de la culture. La Grande partie (1923-1936) La quatrième partie traite du Sang noir, qui représente un concentré d’expérience en matière de stratégie éditoriale et de technique romanesque, à laquelle Louis Guilloux ajoute des solutions nouvelles. Le Sang noir est publié à un moment où un nouveau conflit mondial est ressenti comme inévitable, et ce roman sur la guerre peut donc être lu comme un message sur la société de 1935, qui secrète une nouvelle guerre. Ecrit longtemps avant ou longtemps après, il aurait été autre, inévitablement. Pourtant, sa date de publication (pour un projet en partie conçu avant) obéit largement à des considérations non contextuelles, et il est possible de lire ce roman comme un texte écrit lorsque son auteur estime en avoir acquis les moyens d’exécution, pour transformer en réussite un ensemble d’essais antérieurs, inaboutis ou insuffisamment développés. Ce roman part de la volonté de réécrire L’Indésirable (dont l’action, fondée sur un événement réel, se situe dans une petite ville de l’arrière, pendant la guerre, où l’on reconnaît rétrospectivement les ancêtres des personnages de Nabucet et de Lucien Bourcier), enrichi par le thème de la pièce Echec et Mat (la volonté de déserter d’un jeune homme qui doit rejoindre le front, alors que son frère en est rentré psychologiquement perturbé) et par certains éléments de Dossier confidentiel, dans lequel est introduit un personnage qui prend d’énormes proportions, Mr Merlin alias Cripure, intellectuel victime et révolté, brillant et lamentable. Le professeur de philosophie Georges Palante, dont le suicide a obsédé Guilloux longtemps, est à son origine déjà évoqué avec affection dans Souvenirs sur Georges Palante. Le Sang noir est la chronique d’une petite ville pendant la guerre, fondée sur des souvenirs personnels (Guilloux a vécu la guerre de 1914-1918, adolescent, dans son Saint-Brieuc natal), enrichis par un long travail de documentation historique, savamment utilisé. Plusieurs études ont mis en évidence que le romancier 39 Dossier s’est approprié le modèle de la tragédie, a utilisé un fonds mythologique riche et repris de multiples références littéraires, le plus souvent apparentes dans le texte. On peut citer Rousseau, le père Ubu d’Alfred Jarry, Nietzsche, Merlin l’enchanteur (de la Quête du Graal), proches de Cripure, le Tartuffe de Molière pour Nabucet, sans oublier Guerre et Paix de l’incontournable Tolstoï, Dostoïevski, le clin d’œil au Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, Don Quichotte, et Oblomov d’Ivan Gontcharov. Toutes ces références donnent aux personnages et aux faits particuliers représentés une valeur plus générale, qui enrichit la lecture, sans imposer au lecteur une interprétation unique. On peut mesurer l’évolution technique de l’écrivain, par rapport à ses débuts, en prenant l’exemple de la référence à Œdipe Roi de Sophocle. Dans L’Indésirable, le narrateur explique ses personnages, et Edmond Lambert, qui lit le manuscrit, note „d’excellents développements psychologiques […] mais fragmentaires, d’où le manque d’unité de l’ensemble“. Il affirme ensuite: „chez vous par les trous apparaît Freud. Il faut que tout ce que vous écrivez vous l’éprouviez ; alors vous réinventerez Freud“. 14 Louis Guilloux retient le conseil de son ami et pour montrer la face cachée de la guerre dans Le Sang noir, fait appel à des observations personnelles, (nourries par sa connaissance de Freud, découvert grâce à Georges Palante dès 1917, mais bien assimilées). Il dissimule sa connaissance de Freud, et nous conduit à la source littéraire de la réflexion freudienne sur le complexe d’Œdipe: la pièce de Sophocle, qui fait partie des classiques grecs qu’il a intégré dans ses lectures, sur les conseils d’Edmond Lambert et de son épouse, Renée, professeur de littérature. Œdipe, c’est Cripure, qui vit avec sa servante-mère, Maïa: plusieurs traits de son corps physique déformé le signalent dès les débuts du roman. Et la petite ville est guettée par les ravages du Sphinx monstrueux: le front qui dévore la jeunesse de la ville. Le nom du monstre est donné, la référence est claire. Cripure veut tuer l’autorité, les pères officiels. Mais la référence à Sophocle permet de réintroduire le personnage de Laïos, le père qui donna l’ordre de faire mourir son fils, par peur d’en être victime plus tard. Et Louis Guilloux déplace la perspective par rapport à Freud, en mettant en lumière la volonté du père de tuer son fils, première par rapport à celle du fils contre son père, parce que la guerre a révélé comment toute une génération de pères a envoyé ses fils au massacre, en s’auto-justifiant avec des discours (des laïus, précisément) sur l’héroïsme, la noblesse du sacrifice, la défense de la civilisation, etc. Si les pères sont des Laïos, les fils des Œdipe, le personnage de Cripure, philosophe qui tire son surnom de la Critique de la raison pure, représentant pitoyable de la souffrance humaine (il est un cri - pur), à qui la grande culture livresque n’apporte ni bon sens ni lucidité ni bien être, montre qu’en chacun coexistent un Laïos et un Œdipe. En effet, il envoie lui-même son fils au front, par lâcheté, alors qu’il avait les moyens de l’en écarter, lui le bourgeois qui a obtenu la réputation d’un esprit révolté contre l’ordre dominant. Les frontières sont brouillées. La complexité-ambiguïté est constitutive de chaque être humain. Mais le mal se transmet 40 Dossier de génération en génération, qui prend nom la volonté de détruire son prochain. La génération des pères, des Cripure, est démasquée, grâce au recours à Sophocle. La génération des fils, anciens élèves de Mr Merlin, peut se lancer dans la quête du Graal, la quête de l’essence de l’amour, antidote au mal. Cette autre lecture possible du Sang noir approfondit et enrichit les autres. En 1934-35, Guilloux est devenu un virtuose des filiations livresques. Aux lecteurs de son époque et à tous les autres à venir, Louis Guilloux a également „quelque chose à dire“ sur la guerre, en tant que continuateur lucide et critique de la philosophie de Georges Palante, ce défenseur de l’individualisme, antidurkheimien acharné. Ses connaissances en sociologie, qui datent de son amitié avec Georges Palante, sont si bien assimilées qu’il semble en ignorer l’existence. D’ailleurs, elles étaient plus familières aux lecteurs de 1935 qu’aux lecteurs actuels, car la critique de la sociologie durkheimienne était dans l’air intellectuel ambiant, 15 alors que cette école de la sociologie française, encore active dans les années 1950 à l’université, a perdu sa position dominante depuis. A la suite de Georges Palante, Guilloux fait un travail de moraliste. Dans Le Sang noir, en particulier, il interroge: où se trouve la morale? Est-ce de se rallier à la conscience collective, représentée par les autorités de l’Etat, puisqu’en temps de guerre elle oblige les individus à tuer, ce qui ne peut en aucun cas être qualifié de moral? Est-ce de refuser cet ordre, comme le font de jeunes mutins, qui risquent d’être fusillés par leurs pairs? Ce qui a été nommé conscience collective ne serait-elle, à l’échelle d’une petite ville, que l’expression de l’opinion publique dominante, constituée par des ragots, des malveillances, des intérêts mesquins? Et d’ailleurs, les faits sociaux ont-ils une existence objective, à l’égal des choses? La révolution russe, événement considérable dont l’impact se fait sentir jusque dans cette petite ville de province, dès 1917, existe autant comme un ensemble de faits sociaux invérifiables que par les multiples interprétations contradictoires qu’ils suscitent. Dans Le Sang noir, le narrateur distribue la parole aux différents personnages, déplace le point de vue, mais n’intervient jamais comme instance en surplomb qui donnerait l’interprétation à privilégier. La réalité est montrée. Elle reste incohérence. Le personnage de qui la jeunesse de la ville attend la réponse à l’énigme, pour être délivré du monstre, est en faillite. Il fuit par le suicide, comme Georges Palante a fui la société des humains et donné raison à Emile Durkheim, dont il contestait la thèse sur le suicide, précisément se suicidant. Aucune voix providentielle ne peut se fait entendre dans la ville. Sans personnage qui déchiffre l’énigme de la réalité, sans narrateur qui interprète pour nous cette réalité, nous sommes tous, y compris les lecteurs, également réduits à notre humble condition humaine de chercheur de vérité. Guilloux compose un livre „anarchisant“ 16 sur la guerre, ce qui est difficile à admettre. Le roman, qualifié de communiste, déclenche une polémique, échoue au Prix Goncourt et, grâce à cet échec et au soutien de son nouvel éditeur, Gaston Gallimard épaulé par Jean Paulhan, le célèbre directeur de La N.R.F., et des écrivains de gauche du moment, fait un succès de librairie. Les critiques littéraires, 41 Dossier même quand ils se disent en désaccord avec le contenu du roman, admirent les qualités artistiques de l’œuvre. Le Sang noir donne à Louis Guilloux le statut d’un grand romancier. Louis Guilloux doit cette réussite à un travail acharné pour tirer parti de ses dons de conteur, et aux conseils de ses nombreux amis, dont j’essaie de démêler les apports successifs. De plus, le succès public du Sang noir s’est construit grâce à une stratégie personnelle de l’auteur que les documents d’archives mettent à jour, alors qu’il a laissé l’image d’un homme naïf et mal adapté au monde éditorial parisien. Ma recherche déconstruit complètement cette mythologie de l’inaptitude, de même qu’elle déconstruit l’idée romantique de la géniale facilité de l’artiste, et de la maîtrise individuelle de la création par son auteur. La part collective est d’autant plus importante chez Louis Guilloux qu’il se veut un écrivain qui permette à des points de vue, des sensibilités et des langages multiples, et en particulier populaires, de s’exprimer. Il devient un grand romancier en apprenant à „parler pour d’autres“, 17 c’est-à-dire à laisser en partie son œuvre se créer par les autres, avec une apparente discrétion qui est en réalité du grand art. 1 Sous la direction de Michèle Touret, à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne, avec le soutien financier de la Région Bretagne. Le titre de la thèse était Louis Guilloux, l’ambition du romancier, sous-titre De La Maison du peuple au Sang noir, 540 p. 2 Par exemple, les brouillons des romans sont rangés dans un ordre fonction du texte définitif, mais c’est une préinterprétation finaliste qu’il faut repousser pour comprendre le travail de l’écrivain car, d’après les notes de travail et les correspondances, il n’a pas procédé dans cet ordre. 3 Lettre de Louis Guilloux à sa femme Renée: „Je serai, je crois, un bon écrivain, un romancier, plus moraliste et psychologue qu’autre chose“ (22 février 1928, fonds Guilloux, Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc). 4 Schopenhauer était l’un des maîtres à penser de son professeur et ami Georges Palante, surnommé „Schopen“ par ses élèves du lycée de Saint Brieuc. 5 Il l’affirme en 1975: „Quand j’écrivais La Maison du peuple, c’était comme tailler du bois. […] D’ailleurs c’est une écriture très naïve“ (avec Roger Grenier, Mémorables, France Culture, rediffusion en 2005). 6 En 1977, Louis Guilloux qualifie ainsi son premier livre, dans un entretien qui est une reconstruction très parcellaire de ses débuts d’écrivain (avec Patrice Galbeau, La Vie entre les lignes, France Culture, rediffusion en 2004). 7 L’expression est également de Louis Guilloux. Elle fait référence à ce qui deviendra Le Sang noir. 8 De la génération des aînés par rapport à Guilloux, célèbre historien, figure importante du monde littéraire, responsable de collection chez Grasset, dont il est le véritable décideur des publications qui pallie les carences de Bernard Grasset, en proie à des problèmes psychiatriques. 9 Agrégé de Lettres et directeur de la récente collection „Les Ecrits“, chez Grasset, qui a publié La Maison du peuple, Jean Guéhenno est également fils de cordonnier (devenu ouvrier de la chaussure) socialiste. 42 Dossier 10 „Les Nouvelles, 1927-1934“, in Louis Guilloux et les écrivains antifascistes, dir. Jean Louis Jacob, actes du colloque de Cerisy (1984), éd. Calligrammes, Quimper, 1986, 81-101. 11 Se reporter au livre pour le détail argumenté de ces affirmations. 12 Voir la correspondance avec ses amis Robert, 12 janvier 1933, brouillons des Carnets, fonds Guilloux, Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc. 13 Expression de Jérôme Meizoz, qui donne le titre de son essai, pour lequel il avait prévu un chapitre sur Louis Guilloux, finalement non retenu (éd. Droz, Genève, 2001, 512 p). 14 Lettre du 23 février 1928, fonds Guilloux, Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc. 15 Voir Les Chiens de garde de Paul Nizan, publié en 1932. Nizan condamne l’école durkheimienne de sociologie au nom du marxisme. 16 Le mot est de Louis Guilloux. 17 Il emploie cette expression dès son entrée en littérature, pour La Maison du peuple.