eJournals lendemains 34/136

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Le rôle du kairos dans les „petits traités“ de Pascal Quignard

2009
Irina De Herdt
ldm341360019
19 Dossier Irina De Herdt Le rôle du kairos dans les „petits traités“ de Pascal Quignard Vers la fin de „Fronton“, le premier traité de Rhétorique spéculative, Pascal Quignard présente sa traduction originelle de l’hypsos, le terme central du fameux traité grec Peri hypsous du Pseudo-Longin. La tradition latine l’a assimilé au „sublime“, à tort selon Quignard: La langue ordinaire dit: „Cette femme, cette chose, cet événement tombent à pic.“ C’est ce qui traduirait le mieux le mot de hypsos, bien mieux que le latin sublimis. L’àpic est le kairos. L’à-pic est ce qui s’ouvre sous l’humain comme abîme, comme la falaise tombe à pic. L’humain fuit l’abîme. Le logos seul l’y ramène. 1 Par le biais de cette brillante nouvelle traduction de l’hypsos, „l’à-pic“, Quignard l’affranchit des connotations erronées que l’emploi séculaire du latinisme „sublime“ a suscitées. En fait, les enjeux de cet à-pic sont doubles: d’un côté, il instaure un réseau métaphorique, exploité notamment dans Le sexe et l’effroi, qui oppose l’abîme et la profondeur à la verticalité et à l’élévation. La critique a tendance à mettre en lumière surtout cet aspect de l’à-pic. De l’autre côté toutefois, il désigne aussi le „kairos“ ou l’instant qui „tombe à pic“. Même si Quignard ne mentionne qu’une seule fois ce terme grec, qui renvoie au temps dans une perspective qualitative et non pas quantitative, il s’agit d’une notion particulièrement riche et intéressante qui mérite une analyse plus approfondie. Elle permettra en effet de circonscrire de plus près l’interprétation du sublime selon Quignard; en outre, il faudra s’interroger sur son rapport avec d’autres aspects importants de la pensée de Quignard, tels que l’augmentum ou la recherche de l’origine. Et comme le kairos constitue également un concept rhétorique de premier plan, il peut aider à dégager certaines particularités de l’écriture des petits traités. 2 Le kairos se présente donc un instrument critique pertinent pour renouer tant la forme que le fond du discours de Quignard. Le kairos, l’augmentum et le sublime Tout comme l’hypsos, le kairos est un concept fondamentalement intraduisible qui renvoie au temps qualitatif: l’occasion, le moment opportun, l’instant décisif. Il s’oppose au cours quantitatif du temps, qui est exprimé par le terme de chronos. Les considérations sur la peinture romaine élaborées dans Le sexe et l’effroi s’appuient sur une opposition similaire à celle entre chronos et kairos. Car à la différence du progrès chronologique et successif d’un récit raconté ou écrit, la repré- 20 Dossier sentation picturale des mythes sur les fresques romaines privilégie nécessairement un moment unique de la narration. Quignard s’interroge en particulier sur ce moment „crucial“, sur cet „instant éthique“ du mythe qu’il appelle l’augmentum: il soutient que les fresques représentent toujours l’instant juste avant que la catastrophe tragique ne se produise. Ainsi, la peinture de l’histoire de Médée la montre en train de regarder ses enfants, prête à les assassiner mais encore retranchée dans „l’effrayant silence qui précède l’accès de la folie“. 3 De même, les fresques dépeignent Narcisse quand il est sur le point de se pencher sur son propre reflet: „C’est l’augmentum. C’est l’instant qui précède la mort“ (SE, 274). Or, tout comme cet augmentum, le kairos consiste en ce moment précis et décisif qui compte le plus dans une vie et que l’art immobilise dans une œuvre unique. 4 A la manière des fresques romaines, il s’agit très souvent d’un instant de reconnaissance ou d’anagnôrisis tragique: „The major kairos in a drama comes at the hinge point where [...] the characters recognize the nature of their destinies which their perception of a constellation of circumstances has revealed to them“. 5 La ressemblance avec l’augmentum tragique est frappante, que ce soit dans le cas de Narcisse, de Médée ou encore d’Œdipe, quand il s’arrache les yeux après la mise à nu de son origine réelle et des conséquences de celle-ci (SE, 195). En effet, Quignard soutient que l’imminence de la mort ou du dénouement tragique sur les fresques romaines est toujours provoquée par la révélation interdite de l’origine de l’homme: Œdipe comprend dans quelle union pervertie il a engendré ses enfants, Narcisse se perd parce qu’il est fasciné par le fleuve dont il est originaire. Quant à Médée, elle est dévorée par un désir sans bornes; Quignard met en évidence les connotations sexuelles de son augmentum, son accès de folie meurtrier, en prenant appui sur les sources littéraires antiques. En fait, il associe implicitement la notion même d’augmentum, empruntée à un médecin de l’Antiquité tardive, à la conception de l’homme: Caelius disait qu’il y avait quatre temps dans les maladies: l’attaque (initium), l’accès (augmentum), le déclin (declinatio), la rémission (remissio). Le moment de la peinture est toujours l’augmentum. L’eudaimonia des Grecs devint cette augmentation, cette inflatio, qui est l’auctoritas solennelle romaine. Les modernes ne vivent plus le mot d’inflation dans le sens de donner forme en enflant. Flare, inflare, phallos, fellare jouent autour d’une même forme [...]. C’est donner au réel une consistance excitée, augmentée. (SE, 98) A ne pas en douter, les quatre étapes de la maladie correspondent à la progression de la „scène invisible“, l’acte sexuel dont la vision entraîne la mort. Néanmoins, la visualisation de cet invisible est aussi l’objet principal de la quête que développent la plupart des textes de Quignard. Ainsi, le rapprochement entre l’augmentum et le kairos, en tant qu’instant critique, situe d’emblée la notion de kairos au cœur de la pensée quignardienne. Or, ce rapprochement est d’autant plus justifié que l’augmentum a certains traits en commun avec le sublime ou l’“à-pic“, que l’auteur lui-même a associé au kairos. En premier lieu, la fascinatio que suscite la scène originelle invisible est décrite dans Le sexe et l’effroi comme un mélange de terreur et de beauté sublimée, ce 21 Dossier qui rappelle la conception longinienne de l’hypsos comme une combinaison de peur et de merveille: „Ce qui n’est pas beau, ce qui est terrible, ce qui est plus beau que le beau, ce qui obsède la curiosité qui fait chercher des yeux, tel est le fascinant“ (SE, 332). En deuxième lieu, Quignard insiste sur la façon dont Longin présente l’à-pic comme la recherche de la parole extatique: „Le langage à sa cime fait osciller le thauma (l’étonnement, l’admiration) et l’ekstasis (l’extase)“ (RS, 57). Or, l’élément extatique est aussi central dans les chapitres de Le sexe et l’effroi relatifs aux mystères bacchiques des Romains, qui sont des tentatives de dévoiler le secret de la fascinatio, de l’origine invisible. Cette „extase sanglante qui fonde les sociétés humaines“ (SE, 326) consiste alors en ceci que chaque mère qui met au monde un enfant, un produit de la scène invisible, le destine par le même geste automatiquement à la mort. De surcroît, la définition de l’hypsos ou du sublime comme „la nudité du langage“ (RS, 58) confirme son rôle dans la quête langagière de la nudité originelle, en tant qu’équivalent de l’augmentum dans la quête picturale. Tout comme cet instant décisif, le sublime est explicitement corrélé à l’acte sexuel: Les paroles usuelles sont comme des vêtements qui dissimulent: alors le langage littéraire est le langage nu jusqu’à l’effroi. La nudité du langage, tel est ce que Loggin nomme le sublime. Le mot latin de sublimis traduit mal le grec hypsos. Hypsi, c’est le en-haut, la haute mer, l’éminence, ce par rapport à quoi on est en dessous, ce par rapport à quoi on est loin. Le sublime est ce qui saille, ce qui tend et se tend comme lors du désir masculin. (RS, 58) Le langage de l’à-pic ou du kairos suscite l’effroi; ailleurs, Quignard explique que cet effroi est à l’origine du mystère et de la fascinatio: il „désigne un état qui survient quand on tombe dans une situation périlleuse à laquelle rien n’a pu préparer“ (SE, 315), une situation qui est en d’autres termes proche de l’augmentum. En outre, l’effroi est lié à la surprise, qui est à son tour essentielle dans le sublime longinien; une de ses caractéristiques principales est en effet le paradoxon ou l’inattendu, comme Quignard souligne dans Rhétorique spéculative. La définition du style à-pic même est fondamentalement paradoxale: dans sa tentative d’aboutir à la „nudité“, le sublime est „le logos déchirant le legein qui est à sa source“ (RS, 65). Les textes révèlent donc clairement comment l’augmentum, central dans Le sexe et l’effroi, et le sublime, essentiel dans le traité „Fronton“ de Rhétorique spéculative, font écho l’un à l’autre. Reliés par l’effroi, par l’extase et par le retour à la scène invisible de la nudité originaire, les deux notions se complètent, le kairos opérant comme la clé de voûte invisible qui les relie. Le kairos et la sophistique Dans la rhétorique ancienne, le kairos véhicule deux sens opposés. D’un côté, il désigne ce qui stylistiquement „tombe à pic“, ayant trait à l’idée de decorum: le style doit être adapté au contenu. 6 Cette approche typiquement classiciste ne 22 Dossier s’accorde toutefois pas avec le kairos sublime que Quignard circonscrit dans Rhétorique spéculative: „Le style n’est pas lié à la forme de ce qui est dit, pas plus qu’il n’est lié au contenu grandiloquent ou sordidissime de ce qui est montré“. Au contraire, „il est lié à l’énergie prélinguistique qu’il tend dans l’organisation du plaisir et de la douleur“ (RS, 65): le style de l’à-pic cherche la réévocation de la nudité originelle, comme il a déjà été constaté. Le kairos quignardien correspond par conséquent mieux à une autre conception, radicalement opposée, qui est issue de la sophistique et notamment de Gorgias, un des auteurs que Quignard admire le plus dans ses textes. Au lieu d’aborder le kairos comme un principe de la juste mesure, la sophistique le considère comme un principe de spontanéité et de créativité: le rhéteur saisit les occasions que lui fournissent les circonstances concrètes lorsqu’il prononce son discours. E. C. White, l’auteur de Kaironomia: On the Will-to-Invent, une réflexion sur le rôle du kairos dans différents contextes rhétoriques et philosophiques, a relié ce kairos sophistique à une attitude maniériste, qui se situe à l’opposé de tout classicisme. Ce maniérisme est à son tour une source du sublime: „The aesthetic effect the mannerist orator seeks would be one of sublimity, a sudden shock of awe, wonder, terror, euphoria, transporting an audience beyond a traditional standpoint“. 7 On reconnaît les éléments de l’hypsos de Longin (la surprise, l’effroi) repris par Quignard dans Rhétorique spéculative et mis en évidence dans les fresques romaines décrites dans Le sexe et l’effroi. En outre, White associe ce sublime maniériste à une „stylistic plurality“ 8 qui fait écho aux principes soutenus dans le traité „Fronton“ et mis en œuvre dans les traités mêmes, qui sont caractérisés par une grande diversité stylistique. L’association du kairos et du sublime, déjà réalisée par Quignard dans Rhétorique spéculative, est en d’autres termes confirmée par le fonctionnement du kairos dans la rhétorique sophistique. Il semble d’autant plus pertinent d’appliquer la notion de kairos à l’écriture des traités que Quignard manifeste de toute façon une affinité évidente avec cette première sophistique, notamment avec Gorgias. Le caractère insaisissable du kairos Il convient toutefois de s’arrêter à un autre argument encore pour étayer l’hypothèse d’un kairos sophistique au sein de l’écriture même. Car White souligne aussi comment le kairos échappe nécessairement à toute définition: il serait inconsistant de le forcer dans le carcan d’une définition étroite, en raison de son caractère fondamentalement variable et instantané. 9 Conformément à cette caractéristique particulière du kairos, l’auteur refuse de reconnaître la vérité de sa propre œuvre Kaironomia, du fait que l’insistance „on having the last word would foreclose the possibilities of invention“. Il présente par conséquent son livre comme un essai „meant to be read and enjoyed as dismissible speculation“, 10 à la façon d’un véritable sophiste. 23 Dossier Kaironomia s’inscrit donc selon toute apparence dans la lignée de la „rhétorique spéculative“ dégagée par Quignard, qui met l’accent sur la nature essentiellement langagière de la pensée. On notera à ce propos que l’attitude de White reflète en quelque sorte celle de Quignard dans les traités, également encline à mettre en évidence la gratuité de ses propres spéculations. Ainsi, Quignard confirme à la dernière page de Le sexe et l’effroi, ce trésor d’interprétation spéculative, que „toute interprétation est un délire“ (SE, 341). Il formule une mise en garde similaire dans La nuit sexuelle: „Que celui qui me lit comprenne bien le point de vue auquel je me place: tout ce que je dis est un mensonge.“ 11 Ajoutons encore que le premier chapitre de Kaironomia est précisément intitulé „The paradox of the liar“: ce titre ne s’accorde pas seulement avec le caractère insaisissable du kairos, mais il fait également référence au livre même. En effet, la présentation de l’œuvre comme une „kaironomia“, soumise à la logique du kairos, l’exclut par définition du cadre de la vérité, tandis que cette présentation elle-même correspond à la vérité. 12 On reconnaît le paradoxe du menteur tel qu’il surgit aussi dans la dernière citation de Quignard: faire l’aveu de mentir, c’est énoncer une vérité qui s’inscrit elle-même sous le signe du mensonge. Dans La leçon de musique, Quignard adresse un message similaire à ses lecteurs, en expliquant comment l’origine reste ineffable: Que celui qui me lit ait constamment à l’esprit que la vérité ne m’éclaire pas et que l’appétit de dire ou celui de penser ne lui sont peut-être jamais tout à fait soumis. [...] La vérité de ce que nous disons est peu de chose en regard de la persuasion que nous cherchons en parlant et cette persuasion elle-même, qui est peu, est moins encore si nous la rapportons à la répétition pleine d’un vieux plaisir qui se cherche au travers d’elle. Ce plaisir est plus ancien que la mue. Il est plus ancien que les mots mêmes que la mue affecte, ou dont elle métamorphose l’apparence. Et les mots, comme ils n’en portent pas la mémoire, ils ne le capturent jamais. 13 Pourtant, Quignard ne cesse paradoxalement d’accumuler les mots à travers ses multiples œuvres, afin de dévoiler autant que possible cette nudité originaire déjà mise en rapport avec l’augmentum et le sublime. Or, dans la tentative de se rapprocher de cet ineffable, l’écriture des traités se caractérise par une rhétorique particulière. Elle est alimentée par une érudition remarquable, à tel point que les renvois multiples aux savoirs étymologiques et livresques seront considérés dans une partie suivante de l’analyse comme les applications particulières du kairos sophistique. Car du traité (perdu) Peri kairou de Gorgias jusqu’au „Will-to-Invent“ de White, celui-ci concerne essentiellement le principe d’inventivité qui est à l’œuvre dans le discours. Je suis évidemment consciente du danger de l’arbitraire qui réside dans ce transfert d’un concept ancien de son contexte originel jusque dans une rhétorique moderne fondamentalement différente. Néanmoins, je suis convaincue que le kairos, remodelé sur les conditions du discours d’aujourd’hui, se présente comme un point de départ pertinent et fonctionnel pour mesurer le rôle de l’inventivité dans le discours „néosophistique“ 14 et érudit d’un auteur comme Pascal Quignard. 24 Dossier Les outils discursifs du kairos L’appropriation d’un savoir érudit, sans aucune garantie de vérité, s’impose comme l’équivalent moderne du kairos sophistique. La dialectique des Petits traités en particulier, où les fragments se confrontent de façon explicite en thèses et antithèses momentanées, renforce la pertinence de cette perspective. 15 Les fragments à l’intérieur des traités répondent en effet souvent à une logique de l’instantané: les contradictions d’un fragment à l’autre ou entre différentes œuvres sont fréquentes, conformément à l’idée centrale et paradoxalement unificatrice que la vérité, à savoir la nudité originaire, 16 est fondamentalement hors de portée. Néanmoins, certains moyens rhétoriques sont mis en œuvre pour remédier à cet éloignement de l’origine: la recherche étymologique qui retrace l’origine des mots, ou encore le retour au passé par le biais de la pratique citationnelle. Dans les deux cas, on constate comment Quignard s’approprie des éléments déjà existants selon qu’ils s’accordent avec l’argumentation qu’il développe. Il ne se soucie pas d’exactitude „scientifique“ dans la reprise de ce savoir. Ainsi, ces aspects de son écriture se conforment au principe du kairos sophistique en tant qu’indice d’inventivité; de toute façon, il est caractéristique de ce kairos de concerner la valeur argumentative et non pas la vérité scientifique de l’argumentation. 17 Un tel principe kairique de l’érudition se discerne donc en premier lieu dans la réflexion étymologique, notamment quand l’étymologie vire à la paronomase ou à l’homophonie. Fascinus et facinus, „terre“ et „terreur“, „page“ et „piège“, etc.: les jeux de sonorité, à l’intérieur même des recherches étymologiques, sont multiples et non négligeables. Quand l’auteur commente cette poétisation des rapports pseudo-étymologiques, il souligne également la part d’invention qu’elle implique: Toute ressemblance sonore au sein des mots dont nous avons l’usage annexe aussitôt à son empire le territoire simplement homophone de la meute sonore qui l’évoque. Quel que soit son sens il semble lui faire écho. Ou il invente la dérivation qu’il entraîne. 18 Ainsi, les jeux de sonorité constituent le kairos idéal pour relier des idées et établir des rapports. Dans le traité „Jérôme Fracastor“ qui s’interroge sur l’origine du mot „syphilis“, Quignard insiste également sur le poids argumentatif des fausses étymologies: „Le Bloch-Wartburg omet les étymologies antérieures qui, quelque anecdotiques qu’elles soient, ne sont pas dénuées d’intérêt et peut-être, d’efficace“ (PTII, 520). Aussi la „preuve par l’étymologie“ en général, qu’elle soit correcte ou erronée, est-elle „faite pour [la] persuasion d’un instant“, 19 comme observe Jean Paulhan. De cette façon, ce grand détracteur de la rhétorique étymologisante confirme indirectement le rapprochement entre le jeu de l’étymologie et la rhétorique du kairos. En deuxième lieu, le kairos constitue une perspective intéressante pour décrire la pratique citationnelle, abondante dans la série des petits traités. Dans une classification des citations établie par Antoine Compagnon, la citation de Quignard appartient selon toute apparence à la catégorie des emblèmes textuels, en raison 25 Dossier de la manière spécifique dont elle s’approprie les textes d’origine. Car Compagnon définit ainsi toute pratique de la citation qui fonctionne comme „un signe transitoire, toujours révisable en fonction de son adéquation au particulier“ 20 : „la lecture emblématique prend possession du texte“, en réinterprétant des signes „sans autre valeur que celle de leur convenance extemporanée“. 21 La citation-emblème se rapproche par conséquent considérablement du kairos rhétorique. Or, l’appropriation du texte lu qui sous-tend cette pratique citationnelle proche de l’emblème se manifeste à plusieurs niveaux dans les textes de Quignard. Quelques exemples montreront le bien-fondé de l’association entre la citation, l’emblème et le kairos. Une première observation apprend qu’un seul emprunt est souvent susceptible de véhiculer plusieurs idées à différents endroits des traités, selon le contexte argumentatif qui l’insère. Dans le „Traité sur Cordesse“ par exemple, Quignard reprend à Tacite l’idée que le cœur d’un ami sert de tombe à un homme mort (PTI, 13). Plus loin toutefois, dans les traités „Les langues et la mort“ (PTI, 166) et „La gorge égorgée“ (PTI, 540), cette même image de la tombe est associée à la façon dont les langues vivantes contemporaines sont les sépulcres des langues anciennes et „mortes“. Dans Le sexe et l’effroi ensuite, l’idée de Tacite est introduite dans une réflexion relative à la domus romaine: „Le cœur est la “domus infernale” du fantasme de celui qu’on aime, comme la tombe est le “cœur vivant” où habitent les “ombres”„ (SE, 174). Ainsi, l’emprunt est sujet à une réelle metaphora, un transfert de sens d’une occasion textuelle à l’autre. Enfin, l’image de Tacite est aussi mentionnée dans Rhétorique spéculative, quand Quignard reprend une comparaison de Gorgias qui associe les vautours à des tombeaux vivants: L’emphase consiste ici à attribuer l’inhumation aux vautours, aux charognards qui ignorent les tombes. Les morts sont par eux-mêmes les premières imagines. [...] De même que les Anciens, dont nous ne sommes que les survivants, viennent à notre rencontre dans nos rêves sous forme de phantasma, de même nous en dressons des effigies et les promenons dans la cité [...]. C’est le cœur de celui qui parle qui est la tombe vivante. (RS, 74) Notons qu’aussi bien les imagines, c’est-à-dire à l’origine les masques des décédés dans le culte des morts romain, que l’image du charognard et de la tombe vivante sont susceptibles d’évoquer la pratique citationnelle elle-même, telle que Quignard la décrit dans les Petits traités. Il y met en évidence la part d’appropriation qui accompagne la citation: Citation et mort. Toute citation est - en vieille rhétorique - une éthopée: c’est faire parler l’absent. S’effacer devant le mort. Mais aussi bien l’instant rituel selon lequel on mangeait le corps des morts, ou celui du dieu. Sacrifice pour s’en préserver, pour contenir ce pouvoir en le découpant en morceaux et en l’ingérant pour partie. (PTI, 173) Or, cette „ingestion“ partielle constitue la deuxième façon dont Quignard prend en possession les fragments d’autres auteurs, selon cette logique de l’emblème que j’ai rapprochée du kairos. Souvent en effet, les emprunts aux auteurs du passé se 26 Dossier caractérisent d’une part par des interpolations de la forme et d’autre part par une „extrapolation“ ou „amplification poétique“ 22 du fond: les citations sont modifiées et „digérées“ afin de mieux cadrer avec l’argumentation en cours. Je renvoie avant tout aux études de Gaspard Turin ou de Rémy Poignault pour des aperçus plus détaillés des ces manipulations. 23 En complément à celles-ci, j’analyserai brièvement quelques citations de Marc Aurèle, l’élève de Fronton qui joue également un rôle important dans le premier traité de Rhétorique spéculative. Non seulement elles fournissent une illustration adéquate de la façon dont la citation tombe „à-pic“ dans l’argumentation des traités, elles permettent aussi de boucler le cercle du kairos et de relier son application rhétorique à son intérêt thématique au sein des traités. Les citations de Marc Aurèle: le kairos de la forme et du fond Dans le traité „Fronton“ on observe que Quignard escamote en grande partie la dimension philosophique des Pensées de Marc Aurèle. Il amplifie par contre la charge rhétorique de l’œuvre, à la manière dont il amplifie et exagère aussi la tendance antiphilosophique de Fronton. 24 Car si indéniablement riche en images que soit l’écriture de Marc Aurèle, elles jouent un rôle plus philosophique que rhétorique: elles cadrent plutôt avec les phantasiai de la pensée stoïcienne 25 qu’avec les eikônes uniquement éloquentes de Fronton, auxquelles Quignard les associe. L’écrivain soutient en effet que la forme rhétorique du discours des Pensées devance et dépasse son fond philosophique. Tout comme dans le cas de Fronton cependant, cette façon de faire dire à l’auteur ce qu’il ne dit pas ne s’obtient qu’au prix d’une manifeste appropriation du texte. Dans le fragment suivant par exemple, on constate la contraction de deux passages non relatés de Marc Aurèle: Qu’est-ce que le kosmos? „Les petits enfants trouvent belle leur balle (sphairion). La nature se comporte comme un joueur qui lance une balle (ôs o anaballôn tèn sphairian [sic]). Quelle souffrance éprouve une bulle d’eau (pompholyx) à crever? “ (RS, 53) L’association de deux fragments différents est d’autant plus remarquable qu’elle repose selon toute apparence uniquement sur les formes apparentées sphairion et sphair[i]an. 26 Ainsi, la balle des petits enfants apparaît dans un passage des Pensées (VI, 57) qui a trait à la fausseté de certaines opinions. 27 L’image du joueur par contre (VIII, 20) relève chez Marc Aurèle d’une réflexion relative à la Nature universelle, qui régule le cours des choses. 28 Aucun rapport direct ne relie en d’autres termes les deux passages, si ce n’est l’identité des images et des sons similaires. Celle-ci rappelle par conséquent le goût marqué de Quignard pour des phénomènes d’homophonie et d’homonymie, qui a déjà été présenté comme un autre aspect du kairos dans la rhétorique quignardienne. Un autre passage présenté comme une citation littérale de l’empereur-philosophe subit un traitement similaire. De surcroît, il est aussi thématiquement intéres- 27 Dossier sant, du fait que l’interprétation que Quignard y rattache circonscrit déjà en pointillé l’idée de l’“à-pic“ et donc du kairos, proche du sublime. Dans le texte des Pensées, le fragment repris par Quignard (III, 2) évoque le phénomène stoïcien de la conséquence nécessaire et accidentelle. Celle-ci implique que même des événements et des objets à première vue répugnants contiennent une certaine beauté, puisqu’ils découlent de la même cause originaire que toutes les bonnes choses. Quignard préserve quelques images qui exemplifient cette conséquence accidentelle: Le pain par endroits en cuisant se fendille et ces fentes (diechonta) se produisent à l’encontre de l’art du boulanger. Les figues très mûres (syka ôraiotata) qui s’entrouvrent égalent l’éclat de l’olive pourrie. Le front des lions (to episkynion tou leontos), la tête des vieillards (gerontos), l’écume qui s’échappe du groin des sangliers (o tôn syôn ek tou stomatos rheôn aphros) sont loin d’être beaux et cependant présentent un attrait (psychagogei). (RS, 49) De nouveau, les manipulations sont considérables. D’abord, Quignard condense le passage dans sa traduction. 29 En outre, la mention de la „tête des vieillards“ apparaît en réalité plus loin dans le texte d’origine, dans une nouvelle image qui évoque les conséquences nécessaires de la Nature: Marc Aurèle écrit que „même chez une vieille femme et chez un vieillard“, un philosophe peut „apercevoir une certaine vigueur, une beauté tempestive“. 30 Or cette „vigueur“ et cette „beauté tempestive“ traduisent les mots grecs hôra et akmè que Quignard mentionne dans la suite de sa réflexion, sans toutefois les identifier comme des termes originels de Marc Aurèle. Du fait qu’ils véhiculent essentiellement une idée temporelle, 31 il relie alors ces deux substantifs au mot de tempestas, l’équivalent latin de hôra. Etant appelée „une maturité du temps propre“, cette tempestas se rapporte clairement au kairos en tant que instant de l’“àpic“, encore qu’il ne soit pas encore mentionné à ce point du traité. En fait, le pendant latin exact du kairos, la tempestivitas, apparaît aussitôt après, dans la déclaration que „[l’] attrait accidentel associe sordidissima et tempestivitas“ (RS, 50). Aussi les conséquences nécessaires et accidentelles de la philosophie stoïcienne sont-elles assimilées à l’idée typiquement quignardienne des sordidissima. A cette appropriation kairique du discours de l’autre, qui est cité pour transmettre une idée propre à Quignard même, s’ajoute donc une réflexion sur des enjeux thématiques très proches du kairos ou de la „tempestivité“. Autrement dit, l’aspect rhétorique et l’aspect thématique du kairos se rencontrent dans cet emprunt à Marc Aurèle et dans les réflexions qui l’entourent. Qui plus est, la mort „tempestive“ dans les images élaborées par Marc Aurèle rappelle aussi l’augmentum des fresques romaines, où la mort des héros mythiques était également imminente. De même, la beauté particulière qu’implique cette „tempestivité“ de la mort renvoie à une caractéristique importante du sublime, qui repose précisément sur la conjonction paradoxale du beau et du laid ou de l’effrayant. 28 Dossier Ainsi, le sublime aussi bien que le kairos se manifestent déjà indirectement dans la lecture que Quignard fait de Marc Aurèle, quoique la mention explicite de ces notions ne se fasse que plus loin dans le traité. Ajoutons encore que le fragment des Pensées est aussi lu sous le signe du retour à l’origine, dans la mesure où tous ces „accidents de la nature“ que l’empereur-philosophe a décrits „rappellent à l’humanité l’accident de sa nature“ (RS, 50). Ils renvoient donc de nouveau à l’origine de la vie humaine, qui était aussi, on l’a vu, centrale dans la conception de l’augmentum, du sublime et du kairos. Quant à l’aspect spécifiquement accidentel de cette origine, le kairos est bien sûr le terme idéal pour l’évoquer, désignant aussi bien l’opportunité momentanée que l’instant critique et décisif. Cette idée de l’accidentel et du hasard permettra justement de récapituler et de conclure la réflexion sur les enjeux du kairos dans l’écriture de Pascal Quignard. Le kairos: une philosophie et une rhétorique du hasard L’aspect accidentel de l’origine que Quignard rencontre dans une des méditations de Marc Aurèle est aussi formulé dans Le sexe et l’effroi: Toute vision est une éjaculation d’atomes qui rebondit contre une pluie d’atomes dans le vide. C’est par un hasard qui se répète à chaque instant qu’il y a un monde. C’est par un hasard qui se répète à chaque instant que nous pensons. C’est par hasard que nous sommes. (SE, 168) A partir de cette origine accidentelle, le hasard interfère à tous les niveaux de l’existence, de la pensée et de l’écriture. L’analyse l’a mis en lumière: la „rhétorique spéculative“ de Quignard s’appuie sur les opportunités fournies par l’érudition, qui tombe toujours „à pic“ dans le raisonnement, quelquefois au prix d’une appropriation personnelle du savoir. Cette particularité rhétorique se compose notamment de l’articulation des traités en thèses et antithèses, des jeux pseudo-étymologiques et de la citation-emblème; elle a été associée à la conception sophistique du kairos, qui se rapproche aussi des notions-clés de l’augmentum et du sublime. On a en effet constaté comment Quignard calque sa conception de la vérité sur celle, extrêmement relativiste, de Gorgias et des autres sophistes: „Le mens est pure mentiri. Ce n’est pas moi qui ai voulu ce monde où la vérité ne peut pas être beaucoup plus qu’une contre-falsification momentanée.“ 32 La dénonciation paradoxale et autodestructive de la propre pensée comme un mensonge s’accorde bien avec le caractère par définition insaisissable du kairos, dont les diverses manifestations dans le discours quignardien fournissent justement des „contre-falsifications momentanées“ de l’illusion de pouvoir remonter à l’origine: Toute notre vie nous cherchons à passer la source choquante (les deux nudités principielles) au travers d’une espèce de tamis perceptif. 29 Dossier Grain à grain, au travers des tamis, le monde ancien se reconstitue jusqu’à inventer un récit ou former un tableau. Alors nous avons l’impression de voir ce qui n’est pas visible. (NS, 5) La rhétorique du kairos a permis de considérer les citations, les étymologies, les mythes, les fresques comme les grains évoqués dans cette image. Dans leur tentative de visualiser ce qui est fondamentalement invisible, ils sont un indice du kairos chez un de nos auteurs contemporains les plus remarquables, dont l’inventivité érudite et sophistique tombe toujours à pic. 1 Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Folio, 1997, 68; dorénavant RS. 2 „Petits traités“ est considéré ici comme un terme générique; le raisonnement portera essentiellement sur le premier traité de Rhétorique spéculative, sur les Petits traités et sur Le sexe et l’effroi, une œuvre proche du genre des petits traités. 3 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Folio, 1996, 189; dorénavant SE. 4 Cf. Gregory Mason, „In Praise of Kairos in the Arts“, in: Phillip Sipiora and James S. Baumlin (eds.), Rhetoric and Kairos: Essays in History, Theory, and Praxis, Albany, SUNY Press, 2002, 202: „[G]reat artists recognize kairotic moments in life and seize them as occasions and subjects for their art; characters create meanings out of critical moments in their lives.“ 5 Ibid., 202. 6 Cf. Carolyn R. Miller, „Foreword“, in: Sipiora and Baumlin, op. cit., xii. 7 Eric Charles White, Kaironomia: On the Will-to-Invent, Ithaca and London, Cornell University Press, 1987, 31. 8 Ibid., 32. 9 White, op. cit., 20: „Kairos entails a recognition of the antithetical nature of the truth, and consequently, of the provisional character of the logos of the moment. In this sense, Gorgias would have been inconsistent ever to have codified his views on kairos.“ 10 Ibid., 9. 11 Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Paris, Flammarion, 2007, 55; dorénavant NS. 12 Cf. White, op. cit., 42. 13 Pascal Quignard, La leçon de musique, Paris, Gallimard, 2002, 15. 14 Cf. la remarque de Chantal Lapeyre-Desmaison que Quignard aurait inventé la „troisième sophistique“, justement en raison de son „regard vers le passé“. Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine, Paris, Galilée, 2006, 317. 15 Une remarque relative au kairos des Anciens confirme: „In accordance with kairos, therefore, we are compelled to maintain contrary perceptions, interpretations, and arguments: opposing arguments - the dissoi logoi of sophistic rhetoric - remain equally probable, and yet the mystery of kairos enables rhetors to choose one logos over another, making one and the same thing seem great or small, beautiful or ugly, new or old“. Phillip Sipiora, „Introduction: The Ancient Concept of Kairos“, in: Sipiora and Baumlin, op. cit., 4. 16 Cf. Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire: Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Flohic, coll. Les Singuliers Littérature, 2001, 163. Quignard y déclare que sa quête va plutôt dans le sens de l’opposition de l’habillé et du nu, que de celle du vrai et du faux. 30 Dossier 17 Cf. Alonso Tordesillas, „L’instance temporelle dans l’argumentation de la première et de la seconde sophistique: la notion de kairos“, in: Barbara Cassin (ed.), Le plaisir de parler. Etudes de sophistique comparée, Minuit, 1986, 41. 18 Pascal Quignard, Petits traités II, Paris, Folio, 1997, 362; dorénavant PTI/ II. 19 Jean Paulhan, La preuve par l’étymologie, Paris, Minuit, 1953, 63. 20 Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, 259. 21 Ibid., 273. 22 Ibid., 55. 23 Ils se penchent respectivement sur le cycle du Dernier royaume et sur les citations de Fronton dans le premier traité de Rhétorique spéculative. Gaspard Turin, „Lecture et écriture chez Pascal Quignard: une archéologie mentale“, Cahier du CERACC 3, juin 2006, 1-4; Rémy Poignault, „Fronton revu par Pascal Quignard“, in: Rémy Poignault (ed.), Présence de l’Antiquité grecque et romaine au XX e siècle. Actes du colloque tenu à Tours (30 novembre-2 décembre 2000), Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, 2002, 145-174. 24 Rémy Poignault, art. cit., 163-169. 25 Cf. Pierre Hadot, La citadelle intérieure: Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992. Voir en particulier le sixième chapitre, „Le stoïcisme des Pensées. La citadelle intérieure ou la discipline de l’assentiment“. 26 On constate une petite erreur de copiste qui signale même orthographiquement l’attraction formelle entre les deux noms: sphairion est le diminutif de sphaira; la contamination sphairia est inexistante en grec. 27 La citation de Marc Aurèle est ici très manifestement empruntée à la traduction de Mario Meunier dans la collection „Classiques Garnier“ (je souline): „Ceux qui ont la jaunisse trouvent le miel amer; ceux qui ont été mordus par un animal enragé redoutent l’eau, et les petits enfants trouvent belle leur balle.“ Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, traduction nouvelle avec prolégomènes et notes par Mario Meunier, Paris, Garnier, 1933, 59. 28 Ibid., 137: „La nature n’a pas moins envisagé la fin de chaque chose que son commencement et que le cours entier de sa durée. Elle se comporte comme un joueur qui lance une balle. Or, quel bien une balle trouve-t-elle à monter, quel mal à descendre, ou même à être tombée? Et quel bien une bulle d’eau a-t-elle à se former? Quel mal à crever? “. 29 Dans la version de Mario Meunier (op. cit., 49) on lit: „Il faut encore prendre garde à ceci: les accidents mêmes qui s’ajoutent aux productions naturelles ont quelque chose de gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits se fendille et ces fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de l’art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l’appétit. De même, les figues, lorsqu’elles sont tout à fait mûres, s’entr’ouvrent; et, dans les olives qui tombent des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la terre, la peau du front du lion, l’écume qui s’échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup d’autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d’être belles, et pourtant, par le fait qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent attrayantes.“ Encore une fois, la citation de Quignard est manifestement en grande partie redevable à cette traduction-ci. 30 Ibid., 49. 31 Hôra désigne „toute division de temps, période de durée“; akmè est en premier lieu „la pointe, le plus haut point“ et de là „le moment où une chose est à point, le moment opportun“. Cf. Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 2000. 32 Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, 163.