eJournals lendemains 34/136

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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Le français, le latin et les autres chez Pascal Quignard

2009
Bénédicte Gorrillot
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9 Dossier Bénédicte Gorrillot Le français, le latin et les autres chez Pascal Quignard Chœur d’ouverture On peut lire, dans texte numéroté „59“ 1 de Pour trouver les enfers: Dea regnorum duorum Déesse dont le règne s’étend sur les deux royaumes O forsaken Grove Venus Queen of love Weep for your Hunstman Dea regnorum duorum. 2 Cette page impose de penser le régime des langues chez Pascal Quignard. Certes, l’auteur s’exprime en français, mais un français ici minoritaire, débordé par d’autres langues. Ainsi l’est-il d’abord par le latin ouvrant et fermant l’extrait: „dea regnorum duorum“. La phrase française unique de la page en est la traduction à peu près exacte - qui serait strictement „déesse des deux règnes“. Mais ce passage au français est bref. L’écrivain enchaîne avec des fragments collectant, semble-t-il, des extraits de Venus and Adonis, opéra baroque composé par le musicien anglais Blow. Cette dernière indication est fournie par le „Prière d’insérer“ liminaire. Le créateur y précise d’ailleurs toutes (ou presque) les sources lui ayant servi à construire le drôle d’objet qu’est ce livre. 3 Ovide est mentionné, auteur latin d’une épopée sur l’origine des êtres du monde intitulée Metamorphoseon (PTE, „Prière“, I). Suivent les noms de onze compositeurs d’opéra: Literes, Blow déjà évoqué, Cavalli, Telemann, Gluck auteur protéiforme écrivant des opus en italien (Paride ed Elena), en allemand (Orpheus) ou en français (Orphée) et plusieurs français tels Montéclair, Leclair, Charpentier et Rameau. En recourant à cette écriture plurilinguale, Pascal Quignard paraît refuser une pratique absolutiste du français et obliger sa langue maternelle à frayer avec ses voisines européennes, si ce n’est même avec ses aïeules. Le latin abonde, mais on retrouve aussi un peu de grec (comme „kaenis“ au texte 22). Cependant, l’allolinguisme repéré dans Pour trouver les enfers n’est pas une exception d’écriture et recouvre une pratique constante de l’écrivain qu’il faut décrire. Si son importation d’autres idiomes traduit la façon dont il refuse le franco-centrisme de la création littéraire, il convient d’en interroger les raisons profondes. Néanmoins le titre de cette étude privilégie deux langues: le latin et le français. Il vaut mieux être polyglotte pour aborder certaines pages du Sexe et l’effroi ou des Sordidissimes. Il appert cependant que l’auteur ne sort pas totalement de sa langue-mère et qu’il 10 Dossier use de façon récurrente du lexique latinisant. Cette constance et ce privilège traduisent des choix impliquant une mythologie personnelle de l’écriture que j’esquisserai brièvement. I. La tour de Babel de Pascal Quignard L’œuvre de Pascal Quignard résonne comme une véritable tour de Babel. S’y croisent et s’y entretissent les voix d’une foule de langues. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans le tome V du Dernier Royaume. Dans Sordidissimes, l’écrivain parle rien moins que quinze idiomes différents, si l’on y inclut le français. On y retrouve force citations en latin ou en grec „ancien“. On y relève un peu d’anglais ou d’allemand, mais peu d’italien - „attaca brusca, bruta“ (PTE, 161) - ou d’espagnol. On rencontre aussi des langues nouvelles, par rapport à Pour trouver les enfers: le portugais, l’islandais, le tahitien, le colombien, ou même le „breton“, en plus du japonais, du chinois, du sanskrit. Ainsi, pour définir „L’intervalle mort“, l’auteur pose que „la dièse en musique est comme cet espace dans l’écriture. La diésis, en grec ancien, définit le passage entre deux intervalles. Il n’y a aucun présent. L’âme est distension pure“. 4 Ailleurs, l’essayiste donne cette définition des „Marae“: Les marae à Tahiti étaient des lieux francs et silencieux. Il y avait „un silence de mort“ qui caractérisait les maisons à crâne d’ancêtres. […] Faute de crânes, on fabrique des effigies en pierre ou en bois. Elles sont dites des tii (des tiki). Ce sont des „aller-chercher“. Les supports cherchent (l’oiseau, le souffle, le nom, l’âme). Le hel, dans les sagas des islandais, signifie le lieu caché (anglais hell, allemand hölle). En anglais, trou se dit hole. En allemand, trou se dit höhle. Hehlen veut dire dissimuler. Il s’agit toujours de héler ce qui se dérobe. Les anciens Japonais appelaient ce sentiment de fermentation ou d’enfièvrement, de résurrection inopinée, d’ivresse à contretemps „rencontrer la fleur de l’udonge“. L’udonge est la fleur mythique qui fleurit tous les 3000 ans“. (SORD, 120-121) Tahitien, anglais, allemand, ancien japonais sont convoqués, pour tenter de décrire „ces lieux [ou objets] qui attirent sur la terre (sur les hommes) le silence du ciel“ (Ibid., 120). L’écrivain habite cette terre des ombres du „Jadis“, à entendre comme le passé le plus lointain et le plus obsédant surplombant la vie de chaque être. Pour couvrir l’étendue du polyglottisme de l’auteur, il faudrait ajouter deux autres langues rencontrées dans les Petits traités. Il s’agit de l’arabe de „Ibn Khaldoun“ 5 et de l’ancien français (du XIII e siècle) aimé de Gaston Littré et dans lequel ce dernier se plaisait à traduire Dante et Homère (PTII, 528-530). Pascal Quignard passe donc du chinois à l’américain - mâchonné dans L’Occupation américaine (1994) -, du japonais au sanskrit - ancêtre des langues indo-européennes que sont le grec, le latin et leurs dérivés modernes (français, espagnol, portugais, italien, anglais, allemand) - sans oublier les idiomes d’une autre souche (l’arabe littéraire, l’islandais, le tahitien ou le colombien). Par cette 11 Dossier multitude résonnante, le romancier-essayiste figurerait la totalité des parlers humains imaginables, évoquée par l’image chorale de „Babel“. Son français, habité par tant d’emprunts exotiques (exogènes), ressemble alors souvent à un vrai sabir, comme dans cette page de Le Sexe et l’effroi consacrée aux fresques érotiques de la „Villa des Mystères“ à Pompéi: „Si la fresque date du III e siècle, le Fascinus dans son liknon, sous son sudariolus, n’est pas Priapos. C’est le dieu Liber Pater lui-même“. 6 L’écrivain prévenait, dès „Le Misologue“ l’un des premiers „Petits traités“ composés avant 1980, que cet allolinguisme décrivait un trait fondamental de son écriture: Logopoïïké: „art de composer des discours et d’imaginer des fictions“. Logopoïïkè: les dictionnaires Bailly, Gaffiot, Littré, Larousse; des yeux très perçants; les grammaires (et Grévisse, le précis de Thomas); le Département des Imprimés de la Bibliothèque nationale; main tenant une plume; des dictionnaires d’ancien français, recueils de locutions; fauteuil; grammaires médiévales, grecques, latines; la solitude; dictionnaires étymologiques, un corps, collections de proverbes; la mort; la triple métamorphose (manuscrit, copie, épreuve); l’idée de livre […] (PTI, 70) Le mot grécisant „logopoïïké“ veut dire „l’art de fabriquer (poïïké rappelle poiéo, faire) des textes (des logos)“. En effet, l’auteur fait la liste des outils nécessaires à la fabrication de ses œuvres. Il faut encore se demander si l’écrivain a également parlé - ou plutôt baragouiné - ces langues diverses. Y-en -a -t-il une (ou plusieurs) qu’il semble plus utiliser? II. Pascal Quignard trilingue A y regarder de plus près, Pascal Quignard ne mobilise ni en même force ni en même constance ces diverses langues. De ce concert de Babel se détachent trois partitions solistes: celle du grec et surtout du latin, sur la basse du français. Il suffit de feuilleter les Petits traités. On n’y rencontre quasiment pas de citations en anglais, allemand, italien ou espagnol. L’essayiste n’y convoque que quelques notions issues des idéogrammes japonais ou chinois qu’il transcrit en périphrases rares. Il fait plusieurs excerpts au sanskrit. En revanche, il mobilise beaucoup le latin et le grec. Dans les Petits traités, composés entre 1980 et 1989 et recueillis dans le tome II de l’édition „Folio“, l’auteur ose même retranscrire en leur alphabet d’origine ses importations grecques. Ainsi, dans le chapitre consacré à „Synésios“ un compilateur du Bas-Empire latin (V e ap. J.-C.), on peut lire „ σαυραι “ (PTII, 450), „ ωσπερ και “ (Id.) et surtout cette note de Synésios dans son journal: „ Εμοι μεν ουν βιος βιβλια και θηρα “ L’auteur la traduit de suite en „ma vie ne fut plus que lectures et chasses“ (PTII, 458). Dans les œuvres postérieures (Le Sexe et l’effroi, Rhétorique Spéculative ou … Sordidissimes), l’on retrouve une égale domination du latin et du grec, sur les autres langues convoquées par l’écrivain. Mais le grec y perd son exotisme et sa bar- 12 Dossier barie, en perdant son alphabet propre et en étant retranscrit en signes latins. Ainsi, dans Le Sexe et l’effroi (1994), le grec est abondamment convoqué, pour décrire l’énergie furieuse venue du cœur, du „thymos“, dont Pascal Quignard rêve pour son écriture et qu’il emprunte à la furieuse „Médée“: „je comprends quels malheurs je vais oser. Mais mon thymos (ma vitalité, ma libido) est plus fort que mes bouleumata (les choses que je veux)“ (SE, 192). Le sème grec „thymos“ ainsi présenté est désormais lisible par tous les lecteurs du livre, qu’ils soient ou non hellénistes. On peut prêter à cette retranscription une raison éditoriale. Qui sait encore déchiffrer le grec dans son alphabet original, en 1994? Cette hypothèse devient problématique, si l’on se rappelle combien P. Quignard aime (et défend) le pouvoir dérangeant, voire agressif, des vocables étrangers - ces „onomata barbara“ qu’il ne faut pas traduire, c’est-à-dire qu’il ne faut pas plus changer d’alphabet que de langue. En 1990, il s’en explique à Chantal Lapeyre-Desmaison - propos repris dans les Sordidissimes: Dans l’exégèse de Psellos, il y a un oracle chaldéen qui dit: „ne change jamais les noms barbares! “. J’ai aussitôt su par cœur cette admonition magique. Psellos explique que si on traduit les onomata barbara, la force que seul le signifiant contient s’enfuit. 7 La transposition des mots grecs, en caractères latins, n’est donc pas anodine. Audelà d’une contrainte éditoriale avérée, elle trahit peut-être la façon dont l’auteur privilégierait finalement le latin sur le grec, comme sur toutes les autres langues qu’il convoque. Certes, dans les Petits traités, Pascal Quignard valorise la référence au grec. Dans le portrait d’un „Synésios“ bien proche de lui, il précise que son prédécesseur fut, comme lui, grand lecteur („toute sa vie fut passée à lire et à chasser“, PTII, 458), comme lui, „eidocharès“ , soit „ami des fantômes du passé“ (Ibid., 461). Synésios a adopté le genre libre et fragmenté des „notes“ d’un journal intime consigné sur des „tablettes de buis“ (Ibid., 443) anticipant les propos librement rassemblés par les Petits traités. Pourtant, ajoute Quignard, „Synésios s’est loué d’ignorer la langue que parlaient les Latins“, ses contemporains, (PTII, 450) et il ne s’est exprimé qu’en grec. „Loué“? Cette formule ambivalente contient un éloge et une possible critique. L’essayiste reconnaît la valeur d’une langue (le grec), mais il dénonce aussi, dans l’attitude de Synésios, une réduction dommageable, si ce n’est un manque (refuser le latin). La leçon de cette page s’éclaire quand l’essayiste oppose au refus de Synésios, le regret douloureux d’Ovide de ne plus pouvoir articuler la langue de Romulus. Dans le „40 e Petit Traité“, il rappelle que En l’an 9 Ovide composa le Livre I des Tristes sur le navire qui le conduisait par décret impérial en exil à Tomes. […] Il n’entendrait plus les voix et les accents romains. Le restant de sa vie ne résonnerait plus - dans ses oreilles - que le grec, le gète, le sarmate. Et ce n’est que parfois qu’y errerait encore le fredon de sa langue absente. Ce fredon se trouve dans les livres (PTII, 305) P. Quignard écrit „les“ livres, et non „ses“ livres. Au possessif renvoyant exclusivement à Ovide, il préfère l’article défini pluriel, en réalité plus indéfini. Il peut y in- 13 Dossier clure ses propres œuvres. Celles-là sont aussi hantées par le latin, par un „fredon“ c’est-à-dire par la rumeur d’une langue absente, dérobée et désirée. Une constante stylistique témoigne de cette suprématie du latin, évidente dans Sordidissimes. En effet, les mots, étrangers autres que latinisants, y sont systématiquement retraduits en latin ou glosés par du latin: Chapitre LX: a dreadful collection of memoranda Emily Brontë a écrit: the entire world is a dreadful collection of memoranda. Emily Brontê ajouta: that she did exist and that I have lost her! Hofmannsthal a écrit qu’il faisait appel au monde romain comme s’il s’était agi d’un „sac à jouets“. Hofmannsthal a écrit: quand je piochais dans Tite-Live, c’était plus divin, c’était plus animal, c’était plus présent. (SORD, 184) Pascal Quignard commence en anglais (a dreadful collection of), pour finir en latin (memoranda), comme l’a fait, avant lui, „Emily Brontë“. La suprématie du latin est due à sa force d’expression et à sa proximité du monde instinctuel de l’être-là le plus primitif, le plus sensuel et le plus sensoriel: „c’était plus animal, plus présent“. Produire une langue plus proche de notre être originaire semble alors l’idéal littéraire (si ce n’est poétique) de l’auteur français, comme en témoigne cette autre page des Sordidissimes: Le jaillissement interrompu; la forme qui tombe; l’animalité mortelle; la chasse heureuse; […] je cherche le sexuel. Je cherche cette excitation angoissée qui se matérialise dans la forme elle-même. La matière livresque aimerait être aussi bouleversante que l’est l’incomplétude sexuelle. (SORD, 231) […] J’aurais voulu que vrai et faux se surajoutent afin d’obtenir quelque chose de plus sensoriel que ce que les sens peuvent éprouver au monde. (SORD, 232) Le sexuel sert à l’écrivain de métaphore, pour figurer l’intensité hyperbolique, orgasmique, du corps primitif qu’il s’efforce de retrouver et d’exprimer vif, dans ses livres. Son écriture s’avère en quête d’un „ergo sum“ qui ne peut s’éprouver que par un „je jouis, donc je suis“. Ou par „je hurle, donc je suis“. Ou par „je souffre à mort, donc je suis“. Décrire la préférence du latin sur les autres langues, permet de saisir l’idéal esthétique autant qu’éthique dont Pascal Quignard investit ce parler ancien. Cela offre aussi de comprendre la „vertu“, c’est-à-dire la „force spécifique redoutable“ (SE, 215), de cette „langue souche“ (Ibid., 260) 8 III. La vertu de „La langue souche“: le latin Pourquoi le latin plutôt que le grec? La page 260 de Le Sexe et l’effroi donne une réponse. L’auteur y théorise son idéal du „Liber“ c’est-à-dire du „livre“: Les Grecs marquaient beaucoup de pudeur (d’euphémie) pour dire le phallos: ils le surnommaient Physis (la nature), Charis (la joie), Pragma (la chose) ou Deina (le terriblemerveilleux). Artémidore dit que le nom que les femmes donnaient couramment au 14 Dossier membre viril était to anagkaion (le contraignant). Mais nous-mêmes, nos fauves morts, nos désirs, nos natures mortes au fond de l’âme, ce sont les mots latins. Le feu couve sous la langue. Gaude mihi (Réjouis-moi) devient „godemiché“. Cunnus, con, quoniam, casus, cas, causa, chose, sont morts au XVIII e siècle mais les termes qui ont remplacé ont conservé de façon étonnante une forme latine: pénis, phallus, utérus, hymen. Sans cesse la langue souche, la langue protomaternelle, est celle de l’outrage, où l’obscénité se désire le plus. […] C’est la langue latine. Ce qui est avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance. La couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus ancienne. (SE, 260) La langue grecque présente le défaut de s’abstraire du corps primitif le plus nu, le plus obscène et le plus vigoureux, en le recouvrant par le voile de périphrases trop allusives. A l’inverse, le latin - la langue des paysans du Latium dont les deux pieds étaient bien plantés dans les realia - fuit le détour rhétorique, l’„euphémie“, le „surnom“, nomme les choses et les montre. Ainsi, la „gaudia“ n’est-elle pas joie abstraite mais jouissance qui évoque (au sens magique du mot) le sexe jouisseur. Le grec, que l’écrivain réduit à l’idiolecte des philosophes, pêche par excès d’abstraction, comme le font ailleurs le français ou l’allemand. 9 Il convient alors de souligner le parti pris très subjectif qui oriente cette vision et ces préférences linguistiques. Car le grec d’Aristophane peut nommer aussi crûment le corps que le latin de Plaute ou Martial. 10 Faut-il aussi rappeler que le grec Epicure a fondé le premier matérialisme dont s’inspira le latin Lucrèce? Dans ces conditions, il faut s’étonner que l’auteur français ne place pas l’anglais et le latin sur un piédestal égal. Si l’on s’en tient aux clichés linguistiques courants, l’anglais est de même réputé pour être une langue du concret et de la matière sensuelle. Comme le latin, il a donné principalement le jour à des philosophies matérialistes et empiristes: Locke, Hume, Hobbes après Lucrèce. Le paradoxe se renforce si, comme le montre Franck Lestringant dans son étude sur L’Occupation américaine, 11 on admet que ce roman mobilise l’anglais, autant que Albucius mobilisait le latin. Le registre lexical convoqué y est souvent aussi cru, si ce n’est violent, et il sert l’agression d’un mépris ou le sectarisme d’un point de vue. Dans maintes pages d’Albucius, on parle de „mentule“ (sexe mou), de „fascinus“ (sexe dur), de viols, des mises à mort indues d’esclaves ou de favoris. Dans L’Occupation américaine, le sergent Wilbur (bête noire de P. Quignard), contingenté dans l’une des bases de l’OTAN, après la libération de la France en 1945, s’exclame: „Marie-José’s pussy is driving me gaga! (Le sergent Wilbur Humphrey Caberra affirma qu’il était gaga du trou de Marie José Vire)“. 12 Plus loin, Trudy, fille du lieutenant Wadd en détachement dans la même base, admoneste gentiment le héros Patrick Carillon: „Look. You’re a clever dog. Your prick’s comin’ up as I pinch your bottom. (Regarde! Tu es un chien savant. Ta queue se dresse quand je pince tes fesses)“ (OA, 143). Ailleurs, le sergent Wilbur se distingue à la porte d’un café, en apostrophant un „GI noir“: „hey, you! Monkey! Shut up, you apehead! (Qu’est-ce que tu fais là, le singe? dit le sergent Wilbur, [etc…])“ (Ibid., 76). Sexe et violence: 15 Dossier l’anglais de L’Occupation sert la même vigueur d’expression que le latin d’Albucius. Pourtant, l’intention pragmatique, animant ces deux œuvres, semble opposée. Albucius fait l’éloge du monde latin et de la langue souche. A l’inverse, L’Occupation américaine pourrait être sous-titrée „la haine de l’Amérique“ et de sa langue. Tel est l’avertissement querelleur délivré par l’incipit: L’Orléanais fut occupé par les Celtes, par les Germains, par les Romains, […] par les Vandales, par les Alains, par les Francs, par les Normands, par les Anglais, par les Allemands, par les Américains. Dans le regard de la femme, dans les poings que tendent les frères, […] quelque chose d’ennemi se tient toujours“. (OA, 9) La présence étrangère est ici vécue comme un viol. Mais, de façon provocatrice, Pascal Quignard place sur le même plan les Allemands de Hitler et les libérateurs américains. Laissons les raisons biographiques pour ne garder que la motivation esthétique: l’“Orléanais“, multiplement occupé, est défiguré dans son terreau originel. Que reste-t-il alors de son premier visage, hérité de sa naissance? La socialisation en général, par les rencontres, les échanges et les mélanges qu’elle occasionne, n’est pas forcément bien considérée par l’auteur. Elle est souvent assimilée à une violence, à un pouvoir exercé sur l’individu contre son gré qui le force à parler d’une manière autre que celle dont il parlait à l’origine ou à ressentir les choses d’une façon autre qu’à son origine. 13 L’américain de L’Occupation américaine coupe ainsi le Français du dire immeditatus de son corps et de son être. Il s’agit de surcroît d’une langue trop jeune, et donc, encore moins que le français, „proche de l’animal ou de la présence originaire“ (SORD, 168). L’américain ne peut donc consubstantiellement exprimer le „jadis“. Quignard y entend ce passé lointain de l’enfance ou même contemporain de notre procréation qui nous hante comme un fantôme, certes sans image et sans voix, mais comme un fantôme non moins pressant et (selon l’étymologie) présent. L’auteur l’a dit sans détour dans Le Sexe et l’effroi: seul le „latin“, la langue „protomaternelle“, la „langue-souche“ peut opérer ce prodige (SE, 260). L’on comprend désormais pourquoi P. Quignard valorise le latin, non seulement sur l’anglais ou l’américain, mais encore sur les autres langues européennes souffrant d’excès de „jeunesse“: le français, l’italien, l’espagnol, le portugais ou l’allemand. Pour autant, la langue latine ne lui permet pas réellement d’atteindre l’origine et d’exprimer adéquatement l’enargeia du corps vivant primordial. Dans Le Sexe et l’effroi, il prévient que „la scène primitive est irreprésentable“ (SE, 352). Il poursuit: „même en l’exprimant, nous l’enterrons“ (Id.). Le latin permet donc, non d’atteindre, mais d’approcher l’expression adéquate de cet état du Jadis, où nous étions présences aveugles au monde. Une troisième raison conduit l’écrivain à préférer le latin (auquel l’on pourrait adjoindre le grec ancien) aux langues plus récentes (le français, l’anglais et l’allemand). Le latin et le grec ont pour qualité d’être des „langues mortes“. L’essayiste renverse en avantage ce qui passe habituellement pour un défaut. En 16 Dossier effet, les mots latins ou grecs, obscènes ou non, sont tous privés de prononciation. Ils ouvrent tous sa prose française à de brusques silences. Ces signifiants étrangers, aphones, et pour cela déclarés „morts“, rapprochent alors l’écriture lue de la mutité du corps ou de l’existence hors langage de l’in-fans, réduit au silence ou au cri inarticulé: Les langues anciennes (…) sont des langues dont la profération est interdite. Ce sont des Interdites. Peut-être cette „diuinitas“, cette „mutitas“ les rapprochent-elles irrésistiblement de l’existence inabordable (…) des choses du monde (PTI, 169) La faveur relative dont bénéficient le chinois et le japonais, dans l’œuvre de P. Quignard, s’explique à cette lumière. Ces langues idéogrammatiques et millénaires sont, comme le latin, coupées de l’oreille par la forte présence de leurs dessins idéographiques. Elles sont coupés de l’esprit rationnel par l’étrangeté et la barbarie rude, mais dépaysante, de leur fonctionnement linguistique. En effet, elles sont dépourvues de concepts, uniquement mues par un dire métaphorique qui procède par images. Aucun terme abstrait ne suggère „paysage“ en chinois, mais un idéogramme représentant une montagne, un arbre et un nuage. Aucun concept ne signifie „énergie“. L’idéogramme japonais „sakki“ ou „ambiance de meurtre“ (SORD, 169), en serait l’équivalent oriental, proche du „virtus“ intense et idéal du latin (SORD, 171). Conclusion: latin de cuisine et cuisine de langues La vertu supérieure du latin tient, pour Pascal Quignard, à ce que cette langue dite „morte“ lui permet de réaliser son programme d’art poétique synthétisé dans son „Gradus“: produire un texte „intemporel, inactuel, asocial, abyssal, animal, candide, intrus“ 14 conforme au „Jadis“ qu’il a pour mission de figurer. Pourtant, seul le travail mêlé du latin et du français offre de s’approcher de ce but: „l’art de la restauration du passé est une hardiesse vaine et (…) ridicule“ (RS, 36). Le romancier ajoute, dans Rhétorique spéculative: „si vous n’interprétez que de l’insolite, vous ne serez pas insolite. Si, à l’ancien vous mêlez du nouveau, l’ancien comme le nouveau seront insolites“ (Ibid., 171). L’auteur rappelle donc son lecteur à un minimum de lucidité linguistique. On ne sort jamais totalement de sa langue. L’on y retraduit toujours le lexique barbare où l’on aura essayé de s’ensauvager. Par ailleurs, qu’est qui assure le lecteur d’Albucius ou de Le Sexe et l’effroi que la langue morte qui lui est présentée n’est pas elle-même déformée par ce rêve de l’origine? Dans mon article sur „Le latin de Pascal Quignard“, j’ai montré comment la langue latine convoquée par le romancier est l’objet d’une cuisine fantasmatique. En effet, en traduisant mal, exprès, les citations latines qu’il importe, P. Quignard en modifie la lettre (le sens). Il en modifie aussi l’esprit. Ainsi infléchit-il l’ancien usage du mot „fascinatio“, dans Le Sexe et l’effroi. Il y raccorde la fascinatio latine au fascinus, comprenant ce dernier dans 17 Dossier un sens exclusivement positif (le sexe érigé) qui lui était à Rome rarement attribué. Le romancier assimile alors la „fascination“ à „la pétrification de celui qui ne peut plus détacher son regard“ (SE, 118) d’un „fascinus“, soit d’un „sexe dressé“ (Id.). Gaffiot atteste cette signification historique du terme: un simple „enchantement ou charme“. 15 De même, P. Quignard traduit souvent „mal“ les temps verbaux latins. Dans Le Sexe et l’effroi, certains futurs „leget, scribet“ (SE, 262), deviennent des indicatifs présents: „il lit, il écrit“. Ailleurs, un futur antérieur „si uideris“ (SE, 143) est rendu par un présent: „si tu vois“. L’auteur est certes contraint par l’usage français à changer le temps dans la conditionnelle. „Car Monsieur Si n’aime pas les ré“. Mais il choisit d’acclimater la langue morte à l’esprit français. Et il atténue gravement un pli linguistique propre à cet idiome: il s’agit de cette habitude d’outrer les enchaînements logiques, en particulier chronologiques. Le français s’exporte donc aussi dans la langue proto-maternelle idéale qu’est le latin, aux yeux de Pascal Quignard. Il en prévenait dans cette pirouette de jeunesse: „Le français n’est pas du latin qui a dérivé. […] C’est du latin tout court. […]“ Le latin, c’est du français de cuisine“ (PTI, 160). L’essayiste façonne un latin aspectuel, capable d’exprimer l’atemporalité omniprésente du passé lointain et de l’“état de bête“ qui nous hante. Il modèle donc un latin dont les verbes sont privés de limitation temporelle. A proprement parler, Il forge un latin „aoriste“, „sans bords“, comme il le précise dans Sordidissimes. Or ce fonctionnement aspectuel caractérisait le „grec ancien“ auquel le romancier fait souvent référence dans le même volume. Est-ce à dire que le grec s’exporterait aussi dans le latin censé l’amender de sa regrettable abstraction? Le langage du Jadis, esquissé par Pascal Quignard, ressemble donc à un drôle de „sabir“. C’est une langue multilingue et non monomaniaquement francophone; c’est la basse obstinée du français lardée d’imports latins ou grecs, trouée d’anglais, de japonais, etc., mais lardée d’un latin francisé et aussi probablement cuisiné par le grec, le chinois ou le japonais - et pourquoi pas même par l’anglais? Cet idiome hybride lui permettrait d’approcher son rêve d’un „langage littéraire, un langage sans âge […] préférables à un langage vernaculaire, à un langage daté“ (RS, 186)? 1 Pour trouver les enfers n’est pas paginé. Le seul repère à disposition pour circuler dans ce petit livre est le numéro des textes, constitués comme autant de stations dans le chemin de croix de l’auteur, dans sa descente aux enfers d’une passion existentielle et esthétique. 2 Pascal Quignard, Pour trouver les enfers, Paris, Galilée, 2005, 59 (référence ensuite abrégée PTE avec le numéro de texte). 3 Cf. Bénédicte Gorrillot, „Pascal Quignard et la parole des enfers“, Acta Fabula, automne 2005, volume 6, numéro 3, URL: http/ / www.fabula.org/ reveu/ document1107.php et „La parole des enfers“, Revue Fusées, n°10, juin-juillet 2006, 230-231. 4 Pascal Quignard, Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005, 205 (ensuite abrégé SORD). 5 Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, 579 (ensuite abrégé PT suivi du numéro de tome). 18 Dossier 6 Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, 322 (ensuite abrégé SE). 7 Pascal Quignard, cité par Ch. Lapeyre-Desmaison, in: Pascal Quignard, le solitaire, Paris, Flohic, 2001, 113. 8 Je complète ici les réflexions initiées par un article paru dans les Actes du colloque de Cerisy-la-Salle organisé par Ph. Bonnefis et D. Lyotard et consacré à Pascal Quignard, figures d’un lettré: cf. Bénédicte Gorrillot, „Le latin de Pascal Quignard“, in: Pascal Quignard, figures d’un lettré, Paris, Galilée, 2005, 199-218. 9 Cf. PTI, 163 au sujet du français ou PTE, 7 pour l’allemand. 10 Voir par exemple Aristophane, Les Thesmophories, v. 239 („Prends garde au bout de ma queue de feu [tês phlogos]“), v. 245 („Oh! me voici brûlé tout autour du périnée [tên tramin]“) ou v. 1114 („Regarde son zizi [to kusto]: petit, peut-êt’ i’ te semble? “) (in: Paris, les Belles Lettres, 1946, 28 et 65). 11 Cf. „La Haine de l’Amérique“, Pascal Quignard, figures d’un lettré, éd.cit, 121-146. 12 Pascal Quignard, L’Occupation américaine, Paris, Seuil, 1994, 125 (ensuite abrégé OA). 13 Voir Pascal Quignard, Sarx, in: Ecrits de l’Ephémère, Paris, Galilée, 2005, 139: „un être assailli par „Quod! “ hurlant des langues. […] Sarcasmes de la voix dont l’enfant fait l’objet. Violences qui la fondent“. 14 Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, 155 (ensuite abrégé RS). 15 Félix Gaffiot, Dictionnaire illustré latin-français, Paris, Hachette, 1976, 660.