eJournals lendemains 42/166-167

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2017
42166-167

Deux exemples de réécritures iconotextuelles emblématiques des années 1970: les contes de Janosch et de Tomi Ungerer

2017
Anne-Sophie Gomez
ldm42166-1670259
259 Dossier Anne-Sophie Gomez Deux exemples de réécritures iconotextuelles emblématiques des années 1970: les contes de Janosch et de Tomi Ungerer L’objet de cette contribution est de confronter les relectures de contes des frères Grimm proposées au début des années 1970 par le dessinateur d’origine alsacienne Tomi Ungerer à celles de son contemporain Janosch ─ tous deux sont d’ailleurs nés la même année, en 1931. En dépit de l’éloignement géographique qui les sépare lors de la parution de ces relectures, il existe en effet un parallèle frappant entre le travail réalisé par les deux auteurs autour des contes, tant au niveau éditorial qu’en ce qui concerne les partis-pris narratifs et esthétiques pour lesquels ils ont, chacun de leur côté, opté. Nous débuterons par un retour sur l’histoire éditoriale des deux volumes de réécritures/ réinterprétations graphiques dont les titres respectifs (Janosch erzählt Grimm’s Märchen et Tomi Ungerers Märchenbuch) indiquent déjà une part de subjectivité clairement assumée, ainsi que sur le contexte dans lequel ces recueils ont été créés et publiés. Une attention particulière sera ensuite portée au lien texte-images et aux jeux communs sur la typographie. Nous montrerons pour terminer qu’un même goût pour l’impertinence et une même audace rapprochent, au-delà des convergences iconotextuelles, les deux auteurs, non sans effet sur la réception de leurs contes revisités. 1. Présentation éditoriale Si Tomi Ungerer et Janosch se connaissent de longue date, du moins artistiquement, ils n’ont toutefois que tardivement collaboré, et ce bien après la publication initiale de leurs recueils de contes respectifs. Ce n’est en effet qu’en 1990 que les éditions Diogenes ont fait paraître un livre intitulé Das große Buch vom Schabernack, lequel contient 333 illustrations de Tomi Ungerer sur des textes de Janosch (Ungerer/ Janosch 1990). Ce dernier, de son véritable nom Horst Eckert, a publié une vingtaine d’années auparavant chez Beltz und Gelberg un recueil intitulé Janosch erzählt Grimm’s Märchen (1972), qui consiste en des réécritures des contes des frères Grimm sous forme d’iconotexte (cf. Gomez 2017). La première édition de ce volume contient une sélection de cinquante contes, en référence à la Kleine Ausgabe des frères Grimm, la ‚petite édition‘ de 1825. D’emblée, la paternité des contes se trouve toutefois sérieusement remise en question: placé dans un médaillon, un autoportrait de Janosch se substitue de manière programmatique aux célèbres portraits des frères Grimm et cela non sans humour et sans désinvolture, comme en témoigne le col légèrement ouvert de la chemise du dessinateur ainsi que sa moustache broussailleuse (Janosch 1972: page de garde et 250). De son côté, Tomi Ungerer, pseudonyme de Jean-Thomas Ungerer, publie en 1974, en Amérique du nord où il 260 Dossier réside depuis 1956, un recueil intitulé A Storybook from Tomi Ungerer, qui contient six contes. 1 Une première édition en langue allemande, Tomi Ungerers Märchenbuch, paraîtra un an plus tard, en 1975, chez Diogenes à Zurich. Parmi les six contes retenus, trois sont tirés des Contes de l’enfance et du foyer (Kinder- und Hausmärchen) des frères Grimm ou bien, dans le cas de Rotkäppchen, ont été inspirés par ces derniers. Ces trois contes constitueront par conséquent une partie de notre corpus dans le cadre de cet article. Tomi Ungerer illustre par ailleurs, dans son recueil, un conte littéraire de Hans Christian Andersen paru en 1835, Le Briquet, un conte à coloration féministe de l’écrivain américain Jay Williams - paru en 1973 et donc quasi contemporain de la parution du recueil de Ungerer -, Petronella, ainsi qu’un conte populaire proposé dans la version de Bernard Garfinkel (Changing places dans l’édition américaine, Tauschen dans la version en langue allemande). Parmi les trois récits issus des Contes de l’enfance et du foyer, deux sont généralement considérés comme des farces (Schwank, en allemand), qui relèvent davantage du récit burlesque et de la Commedia dell’arte que du conte merveilleux: Das kluge Gretel et Tischchen deck dich. Dans le cas de ces deux contes, le texte des Grimm a été repris et Tomi Ungerer l’a illustré. 2 En ce qui concerne Rotkäppchen, nous avons en revanche affaire à un véritable iconotexte puisque Tomi Ungerer a non seulement illustré le conte, mais il l’a aussi intégralement réécrit sur un mode parodique. On peut en effet lire, dans la table des matières de l’édition Diogenes, où ce conte figure en dernière place: „Rotkäppchen ─ überdacht und wiedergekäut von Tomi Ungerer, verdeutscht von Hans Wollschläger“. 3 À la différence de Iring Fetscher, auteur ─ en 1972 également ─ de réécritures parodiques de treize des plus fameux contes des Grimm (Fetscher 1972), le choix opéré par Janosch ne s’est pas non plus porté sur les contes plus connus, lesquels avaient selon lui été gâchés par leur médiatisation excessive (Janosch 1972: 253). Seule exception, Das elektrische Rotkäppchen, sur lequel nous reviendrons, même s’il convient d’ores et déjà de souligner la présence du personnage de Rotkäppchen à la fois chez Janosch et chez Tomi Ungerer. On dénombre aussi, chez Janosch, plusieurs farces, comme Hans im Glück, qui ouvre le recueil, Der kluge Knecht ou Das Lumpengesindel. Et même lorsque Janosch choisit des sujets habituellement placés sous le signe du merveilleux, comme Frau Holle ou Der Froschkönig, le traitement qu’il leur réserve ménage une place de choix au burlesque et à la dérision, que ce soit dans le texte ou dans les illustrations. L’édition de 1972 contient en effet quelques deux cents illustrations de Janosch. Il s’agit de dessins à la plume en monoou en bichromie (noir et doré) qui occupent parfois jusqu’à la totalité d’une page, voire empruntent les codes de la bande dessinée, comme dans Der Wolf und die sieben Geißlein. Signalons ici qu’une nouvelle édition du recueil de Janosch est parue en 1991, toujours chez Beltz und Gelberg. Il s’agit cette fois d’une sélection de cinquante-quatre contes: quatre contes ont donc été ajoutés par rapport à l’édition de 1972, d’autres ont subi des modifications. Dans cette nouvelle version, la totalité des illustrations a été remplacée par des dessins polychromes, de proportions plus réduites par rapport au texte. On peut selon nous regretter, même s’il s’explique par 261 Dossier l’évolution de la société et des mœurs par rapport aux années 1970, un choix qui va dans le sens d’un lissage des illustrations, lesquels ont largement perdu de leur anticonformisme initial. Nous nous limiterons donc volontairement dans cet article à l’édition de 1972. Le recueil de Tomi Ungerer a lui aussi été réédité, dans sa version en langue allemande, en 2001, mais le principal changement concerne l’illustration de couverture: au chaudron représenté sur la couverture de l’édition américaine et de la première édition en langue allemande (1975 puis 1979) succède une illustration tirée du conte Petronella, moins austère et plus espiègle, puisqu’elle fait apparaître la princesse éponyme entre les jambes écartées d’un prince mi-rêveur, mi-bouffon. Probablement n’est-il pas non plus inintéressant de remarquer la personnalisation qui s’est opérée entre le titre du livre américain et de la première édition en allemand, où le nom de l’auteur apparaît dans une taille inférieure - c’est ici clairement l’expression A Storybook puis l’expression Märchenbuch qui sont mises en valeur - et la réédition de 2001, où le titre Tomi Ungerers Märchenbuch apparaît intégralement dans une police et une taille de caractère homogènes. L’éditeur souligne par là l’auctorialité de Ungerer, qui n’est dès lors plus cantonné à un rôle de sélection des contes. Nous préciserons pour terminer cette présentation éditoriale qu’en dépit de la fortune des deux auteurs-illustrateurs en langue française - respectivement chez Flammarion, Casterman et La Joie de Lire pour Janosch et à l’École des loisirs pour Tomi Ungerer - aucun de ces deux volumes de contes n’a toutefois été traduit ni publié en France. 4 2. Jeux (typo)graphiques Parmi les points communs qui frappent à la lecture parallèle de Janosch erzählt Grimm’s Märchen et de Tomi Ungerers Märchenbuch, les lettrines méritent assurément une analyse. Dans un article consacré à un iconotexte du dessinateur autrichien Alfred Kubin, Hélène Martinelli écrit à propos du recours à la lettrine, que Kubin utilise dans ses Phantasien im Böhmerwald (1951) qu’il renoue avec „[le] principe de l’enluminure, que la modernité a réintroduit dans le livre, ne serait-ce que pour ne pas céder à la rationalisation du trait par la machine“ (Martinelli 2016: 5). Chez Ungerer comme chez Janosch, les lettrines - „‚tiers‛ graphique, un entre-deux qui est aussi un chevauchement entre le texte et l’image“ (ibid.) ‒ permettent un jeu avec l’alphabet et viennent rappeler au lecteur que l’on a bien affaire à des iconotextes dans lesquels les auteurs injectent leur style et un peu de leur subjectivité, et ce même lorsque Tomi Ungerer reprend deux contes originaux des frères Grimm sans en modifier le contenu. Sa position n’est donc pas celle d’un strict illustrateur. Tandis que, chez Janosch, les lettrines figurent uniquement au début de chaque conte, et contiennent quelques éléments dorés 5 qui les rattachent directement à la tradition des enluminures, les lettrines de Tomi Ungerer scandent les différents moments du conte. On n’en trouve pas au début, afin probablement de ne pas détourner l’attention du rectangle qui encadre le titre et contient une illustration malicieuse. Les 262 Dossier lettrines de Ungerer consistent en des lettres de l’alphabet flanquées de personnages, humains, animaux ou hybrides, qui jouent avec les lettres, n’hésitant pas à les transpercer ou à les fouetter. 6 La lettre „I“ est ainsi surmontée d’une pomme qui en figure le point, et qu’un personnage muni d’une arbalète tente de viser: or c’est la lettre qu’il atteint, et non la pomme. Le „D“ lui aussi se trouve transpercé, mais par une arme à feu actionnée par les pattes inférieures d’un lapin. Les titres des différents contes du recueil de Tomi Ungerer sont, nous l’avons dit, encadrés par des rectangles. Dans le cas de Tischchen deck dich, le dessinateur y a représenté une créature hybride, mi-théière, mi-grenouille, poussée dans le dos par un congénère vers une tasse dont on aperçoit une moitié dans le coin droit de l’illustration. Détail cocasse, on ne sait si ce qui dépasse de la théière-grenouille - et d’où s’échappent quelques gouttes de nature indéterminée - constitue son bec ou bien le sexe de la grenouille en train d’uriner. Les deux recueils se caractérisent d’autre part par de fréquents jeux avec l’espace de la page et avec l’articulation entre texte et images. Ainsi la table des matières („Inhalt“) annonçant le titre des différents contes prend-elle chez Ungerer la forme d’un panneau sur lequel se posent des oiseaux et dont un petit chien mordille les montants. Chez Janosch, dans Der süße Brei, les personnages sont littéralement submergés, et ce sur une double page, par un raz-de-marée de bouillie dorée que seul le lecteur peut espérer stopper en inscrivant, en bas de la page 189, le mot magique qui stoppera le flot en provenance de la casserole (Janosch 1972: 189): Und weil das Zauberwort so einfach war, fiel es ihnen nicht mehr ein, dem Mädchen nicht, der Mutter nicht […] und das Töpflein kochte und kochte und kocht immer weiter bald wird der Brei unser Land begraben und die ganze, ganze Welt - los, sag schnell das Zauberwort, wenn du’s noch weißt! Schreib’s hierher: À la fin de Das kluge Gretel, alors que le texte est terminé, Tomi Ungerer ajoute une ultime illustration en guise de clin d’œil: un poulet sans tête et plumé se tient droit sur ses pattes dans un plat et bat encore des ailes (Ungerer 2001: 46). Sur l’illustration qui précède, des éléments sortent du cadre de l’image, que le personnage qui s’enfuit semble réussir à quitter, comme si le dessinateur invitait le lecteur à poursuivre dans sa tête le récit (ibid.: 45). 3. Une impertinence partagée En publiant, à travers une réécriture et de nouvelles illustrations, leur version et leur vision des contes, Janosch et Tomi Ungerer voulaient dépoussiérer ces derniers et lutter ainsi contre leur muséification et leur patrimonialisation, lesquelles risquaient de les rendre intouchables (Zipes 1993: 177sq.). L’époque de publication des deux recueils, le début des années 1970, se caractérise en outre par un climat d’antiautoritarisme post-1968, tant en République Fédérale d’Allemagne qu’aux États- Unis, et dont la littérature de jeunesse se fait l’écho. Janosch actualise d’ailleurs ses réécritures en les inscrivant très clairement, à la fois sur le plan lexical et socio- 263 Dossier culturel, dans l’époque contemporaine de la publication, par opposition aux contes originaux, qualifiés dans la postface de „Erzählgut aus tiefster Vergangenheit“ (Janosch 1972: 249). Janosch ne craint nullement par exemple de représenter, dans sa relecture de Frau Holle, une petite communauté hippie avec des femmes aux seins nus et des fumeurs revêtus d’un poncho (ibid.: 54). Ni l’alcool, ni la violence ne sont non plus des tabous pour l’auteur, et ce quand bien même, selon la jaquette de l’édition de 1972, le public-cible est compris entre 6 et 8 ans, sans exclure les adultes („Lesealter ab 6/ 7/ 8 Jahren und Erwachsene“). Hans, dans le conte inaugural, perd ainsi une jambe à la guerre (Hans im Glück): „[…] dann schossen sie ihm im Krieg ein Bein weg. Aber eines blieb ihm noch. Zwei Beine weg ist schlimmer! Dann hätte er nicht mehr laufen können. Da war der Hansl aber froh darüber“ (Janosch 1972: 8). Tandis que, dans Vom tapferen Schneider, on tue comme dans une fête foraine - le conte se clôt d’ailleurs sur une gigantesque explosion télécommandée qui occupe toute une page et rappelle le contexte tendu de la guerre froide: „Einmal, als der kleine Schneider den größten Mut verspürte, koppelte er alle, alle Drähte zusammen, bediente von einem Sofa aus alle Waffen auf einmal mit einem einzigen Finger und zerstörte die ganze Welt“ (ibid.: 37). Chez Tomi Ungerer en revanche, si les illustrations semblent plus intemporelles, elles n’en sont pas moins subversives pour autant. Nous en voulons pour preuve le chaos final de Das kluge Gretel. Sur l’illustration en pleine page, l’invité, poursuivi par son hôte muni d’un grand couteau affûté, s’enfuit, enfonçant au passage sa canne dans le bas-ventre d’une dame endimanchée qu’il bouscule. Mais au burlesque de cette situation assez classique de course poursuite s’ajoutent nombre de détails savoureux ou étranges que seule une lecture attentive de l’image permet de déceler car ils sont absents du texte: si l’on voit bien, en bas à gauche, le landau renversé d’où se déverse une dizaine de bébés hurlants, on ne s’aperçoit pas tout de suite qu’un basset se faufile sous les jupes de la dame bousculée, ni qu’un petit animal (un lézard? ) s’échappe de son sac à main. L’enfant au cerceau semble quant à lui avoir perdu un morceau de jambe et son pied dans la collision avec le landau. Un autre moyen de bousculer les contes-sources consiste à jouer sur les codes du genre et sur l’horizon d’attente du lecteur. De ce point de vue, le cas de Rotkäppchen est tout à fait emblématique. Chez Janosch, la formule inaugurale des Grimm est certes conservée („Es war einmal eine kleine süße Dirne“), mais l’héroïne se voit arbitrairement affublée de l’adjectif et adverbe „électrique“ („elektrisch“), qui est ensuite apposé aux différents verbes et substantifs: „Es war einmal eine süße elektrische Dirn, die hatte jedermann elektrisch lieb, am liebsten aber ihre elektrische Großmama“ (ibid.: 102). A la fin du conte, le lecteur est invité à substituer à „elektrisch“ un autre terme et à raconter à son tour l’histoire. Le conte est ainsi vidé de son potentiel d’effroi ou de mise en garde et il devient une sorte d’exercice de style ludique pour petits et grands: le „jeu du petit chaperon rouge“ („Das Rotkäppchenspiel“) dont la règle figure à la fin du conte: „Wer das Rotkäppchenspiel weiterspielen will, muß vor jedes Wort, wo es paßt, ein Eigenschaftswort setzen. Zum Beispiel 264 Dossier ‚viereckig‛. […] Aber man kann auch Wörter erfinden, die es nicht gibt, zum Beispiel ‚moralide‛…“ (ibid.: 107). Chez Tomi Ungerer, la formule inaugurale est également, quoique partiellement, conservée: „Es war einmal vor langer Zeit […]“. Il est aussi question d’une forêt, dont les caractéristiques sont conformes à de nombreuses forêts de contes: „Der Wald war finster und unwegsam“ („la forêt était sombre et impraticable“) (Ungerer 2001: 85). Le loup est d’emblée présenté comme effrayant et malveillant, et la mission de l’héroïne, toute de rouge vêtue, consiste bien à approvisionner sa grand-mère. Mais si le point de départ ressemble à celui du conte-source, l’auteur ne tarde pas à nous avertir qu’il n’en sera plus rien ensuite. Tomi Ungerer n’hésite d’ailleurs pas à revendiquer l’authenticité du personnage de Rotkäppchen (ibid.: 87): Das kleine Mädchen in Rot, es hieß… ja… das habt ihr längst erraten, es hieß Rotkäppchen. Aber es war nicht das Rotkäppchen, von dem ihr vielleicht schon einmal gelesen habt. Nein. Dieses Rotkäppchen hier ist das echte, richtige Rotkäppchen, nicht das aus dem albernen Märchen, und diese Geschichte ist, hundert zu eins gewettet, seine wahre Geschichte. Très vite, les éléments familiers sont subvertis: le panier de la fillette est garni, entre autres, de trois têtes de porc destinées à sa grand-mère, une ancienne chanteuse d’opéra convaincue qu’un tel régime (trois têtes de porc hebdomadaires) lui permettra de retrouver l’éclat perdu de sa voix. Mais outre cette lubie, qui pourrait la faire passer pour simplement fantasque, la grand-mère est présentée comme brutale et maltraitante: elle insulte et bat sa petite fille, quand elle ne la mord pas (ibid.: 89). Et, subversion suprême à la fin du conte, la fillette finira par épouser le loup. 7 Sur l’illustration en pleine page (ibid.: 91), le loup apparaît pourtant comme lubrique sous ses habits de prince ‒ il vit dans un fastueux château ‒ sans qu’on sache toutefois si son regard empli de convoitise et sa langue pendante sont dirigés vers le panier ou vers la fillette. L’issue sera malgré tout présentée comme heureuse pour le couple à la nombreuse descendance: „Und schon zogen sie los und lebten fortan herrlich und in Freuden. Sie feierten Hochzeit und bekamen alle möglichen Kinder, die ebenfalls fortan herrlich und in Freuden lebten“ (ibid.: 93). 8 Et alors que le conte-source nous apprend comment le loup périt ébouillanté, Tomi Ungerer ajoute à l’épilogue des noces un paragraphe consacré au sort de l’odieuse grand-mère désormais privée de sa livraison de têtes de porc: toute rabougrie à force de solitude, elle ne mesure plus que quelques centimètres, et la dernière fois qu’elle a été vue c’est, nous dit l’auteur, en compagnie d’un rat (ibid.). Il faudrait ici mentionner, à titre d’exemple supplémentaire de manipulation narrative ludique et subversive, le récit de Tomi Ungerer intitulé Zloty (2009) qui, s’il n’est pas officiellement une réécriture de Rotkäppchen, reprend et détourne des éléments du conte-source, preuve que l’auteur et dessinateur n’en a toujours pas fini avec les contes, même après une longue interruption dans ses publications à destination de la jeunesse. Zloty est une fillette vêtue de jaune qui file à travers les bois sur son scooter vert pour apporter des provisions à sa grand-mère malade qui habite de l’autre côté de la forêt. Mais tandis qu’elle se dépêche pour livrer son panier, Zloty renverse le grand méchant 265 Dossier loup, qu’il lui faudra donc soigner, en plus de sa grand-mère. Suite à une éruption volcanique, le loup fait office de chien-sauveteur, il est désormais domestiqué et tout est bien qui finit bien puisque, ayant survécu à la catastrophe naturelle, la grandmère danse avec le loup. Janosch et Tomi Ungerer apparaissent d’autre part soucieux de renouer, même sous forme de livre, avec l’oralité du récit conté. Ils revendiquent ainsi, à travers le choix d’un registre de style souvent familier, une certaine forme de spontanéité. La jeune Rotkäppchen qualifie ainsi de „Plackerei“ („corvée“) l’approvisionnement hebdomadaire de son ingrate de grand-mère, tandis que le loup est présenté, dans un langage oral enfantin de „ganz schrecklich schrecklich“ („complètement affreux affreux“) (Ungerer 2001: 89, 85). Tomi Ungerer semble en outre revendiquer, par le choix même du genre du Schwank, son goût pour la trivialité. En effet, la nourriture et les coups de bâton figurent en bonne place tant dans Das kluge Gretel que dans Tischchen deck dich. Sur l’une des illustrations en pleine page de ce dernier conte, on aperçoit en effet le postérieur de la „victime“ à travers son pantalon déchiré par les coups de gourdin, et ce alors que le texte nous dit que c’est le dos qui est frappé (ibid.: 58sq.). Tandis que dans Rotkäppchen, les vêtements de la fillette sont comparés avec des éléments du quotidien censés renseigner le loup sur l’éclat de leur couleur: un panneau de signalisation et des betteraves: „Es hat lauter rote Sachen an, so rot wie ein Stoppschild“ (ibid.: 87). De son côté, Janosch n’hésite pas non plus à recourir à des termes familiers nécessitant parfois l’ajout de notes en bas de page, comme dans Die Bremer Stadtmusikanten par exemple (Janosch 1972: 155). Le dessinateur s’amuse aussi très souvent à ajouter quelques détails cocasses qui sont autant de clins d’œil adressés aux lecteurs adultes: on peut penser à la fleur plantée dans le derrière de chacun des sept chevreaux, disposés à la queue leu leu: „Sie schmückte sie mit Blumen“ (ibid.: 66), tandis que, chez Ungerer, on voit un chien jouer de la cornemuse (Ungerer 2001: 59). 4. Réception(s) Tomi Ungerer s’est heurté, aux États-Unis, à la bien-pensance et au puritanisme qu’il s’est précisément employé à dénoncer tout au long de son œuvre. La ségrégation raciale et la guerre du Vietnam, qui le révoltèrent particulièrement, lui inspirèrent en 1967 une série d’affiches suite à la diffusion de laquelle il fut placé sur écoute et menacé. Tomi Ungerer refusa pourtant de rentrer dans le rang. Son goût pour la provocation lui valut même, suite à la publication de sa série de dessins satiricoérotiques, Fornicon (1969), d’être qualifié de ‚pornographe‘, qualificatif jugé incompatible avec son activité de dessinateur pour la jeunesse. En représailles, ses livres furent bannis des librairies et des bibliothèques américaines et Ungerer se retrouva relégué au rang de dessinateur underground. Déçu, l’artiste quitta en 1971 les États- Unis pour le Canada, d’où il réalisa son recueil de contes, qui fut, avec Allumette, son dernier livre pour enfants publié avant une pause de plus de vingt ans. Si les 266 Dossier contes par et de Ungerer sont restés à l’époque de leur parution relativement méconnus, ils seront ensuite redécouverts dans les années 2000 par la recherche ‚grimmienne‘ principalement anglophone, notamment par Sandra Beckett, qui a consacré une longue analyse au Rotkäppchen de Ungerer dans son ouvrage Recycling Red Riding Hood (2002). Une notice a également été consacrée par George Bodmer à Tomi Ungerer dans le dictionnaire de Donald Haase (2008). La réécriture des contes par Janosch a en revanche connu un certain succès dès sa parution, y compris dans des médias de référence, ainsi qu’en témoigne un article paru dans l’hebdomadaire Die Zeit le 10 novembre 1972. Le journaliste s’y montre enthousiaste, malgré quelques réserves ‒ l’article souligne en effet la qualité inégale de ces réécritures, ce qui, compte tenu de leur nombre important (cinquante textes) surprend assez peu (Schmidt 1972). Mais ce succès n’a pas été sans engendrer quelques polémiques, notamment au sein des cercles féministes allemands. En cause, la réécriture de Der Froschkönig, où les rôles ont été inversés par Janosch et où la jeune fille, enlaidie sur terre avant d’être noyée est finalement (re)transformée en une charmante princesse grenouille. Interrogé sur ses motivations et son état d’esprit lors de l’écriture de ses contes, Janosch répond avec humour: Herr Janosch, die Geschichten der Brüder Grimm werden diese Tage 200 Jahre alt. Sie haben einige von ihnen variiert und nacherzählt. Da zieht der glückliche Hansl in den Krieg und freut sich, dass ihm nur das eine Bein weggeschossen wird und Rapunzels Mutter in Spe erleidet eine Fehlgeburt - mit Rapunzeln. Waren Ihnen die Märchen der Grimms zu weichgespült? Die Märchen umzuschreiben war ein Husarenstreich, eine Eulenspiegelei und der Grund des Lektors Gelberg war: die ‚alten‘ Tanten mit ihrer Märchenliebschaft zu verärgern. Das ist uns total gelungen. Otfried Preussler heulte am lautesten. Was haben wir gelacht. Meistens trank ich vor der Schreibmaschine ein wenig Gin und dann schrieben sich die Geschichten von selbst. Es heulten also viele? Nein. Sehr wenige. Öffentlich nur fünf auf der Welt. Womit sie sich als zu einer Gruppe von Leuten (also alle waren Lehrer) zugehörig zu erkennen gaben, welche wir intelligenten Schüler schon seinerzeit in der Schule nicht hoch schätzten. Aber es ist ja gut, wenn man sie erkennt. (Janosch 2012) Probablement le résultat fut-il finalement jugé par l’éditeur lui-même comme trop subversif et trop marqué du sceau de la libéralité des années 1970. Au début des années 1990, les illustrations furent entièrement reprises par l’auteur, à la fois pour justifier la réédition et, on le suppose, afin de donner au recueil une tonalité plus consensuelle. Bien qu’elle n’ait pas été une entreprise totalement isolée à l’époque, la réécriture de 1972 frappe aujourd’hui encore par son originalité, grâce notamment à l’apport de l’iconotexte. L’usage de ce terme est en revanche discutable en ce qui concerne la version de 1991: les aquarelles de Janosch y remplissent davantage selon nous une fonction illustrative, là où les dessins à la plume de la première édition jouaient en permanence avec le texte, instaurant un dialogue créatif et fructueux entre l’écriture et l’image. 267 Dossier Au terme de ce cheminement à travers les réécritures et les relectures graphiques de contes des frères Grimm par Janosch et Tomi Ungerer, l’objectif des deux auteurs-illustrateurs apparaît totalement partagé: il s’agit pour l’un comme pour l’autre de donner à lire et à voir des textes patrimoniaux sous une lumière nouvelle. Les deux recueils présentés et analysés ici offrent un double intérêt: outre leurs qualités graphiques, ils documentent la liberté de ton ainsi que la liberté éditoriale d’une époque aujourd’hui révolue. Le goût pour l’impertinence et l’anticonformisme font figure de moteur pour les deux auteurs, bien décidés à prendre les contes „à rebrousse-poil“ (Janosch 1972: 155) afin de les dépoussiérer radicalement et durablement. Beckett, Sandra, Recycling Red Riding Hood, Abingdon, Routledge, 2002. Fetscher, Iring, Wer hat Dornröschen wachgeküsst? Das Märchen-Verwirrbuch, mit 13 Collagen von Helga Ruppert-Tribian, Hamburg/ Düsseldorf, Claassen, 1972. Gomez, Anne-Sophie, „Et Janosch ra-conta les contes des frères Grimm: Janosch erzählt Grimm’s Märchen“, in: Dominique Peyrache-Leborgne (ed.), Vies et métamorphoses des contes de Grimm. Traductions, réceptions, adaptations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 91-101. Haase, Donald, The Greenwood Encyclopedia of Folktales and Fairy Tales, Volume 3: Q-Z, Westport, Greenwood Press, 2008. Janosch, Janosch erzählt Grimm’s Märchen, Weinheim, Beltz und Gelberg, 1972. —, „Das Beste wäre, es gäbe Gott nicht“ (Entretien), in: Cicero. Online-Magazin für politische Kultur, Questions de Marie Amrhein, http: / / www.cicero.de/ salon/ das-beste-waere-es-gaebegott-nicht/ 52571 (publié le 15/ 12/ 2012, dernière consultation le 25/ 09/ 17). Martinelli, Hélène, „Fantastique et Fantaisies dans la Forêt de Bohême d’Alfred Kubin“, in: Textimage, www.revue-textimage.com/ 12_varia_5/ martinelli3.html (publié en 2016, dernière consultation le 25/ 09/ 17). Schmidt, Uwe, „Märchen im modernen Gewand“, in: Die Zeit, www.zeit.de/ 1972/ 45/ der-esel-alsgastarbeiter/ seite-2 (publié en 1972, dernière consultation le 28.01.17). Ungerer, Tomi, A Storybook from Tomi Ungerer, New York, Franklin Watts, 1974. —, Tomi Ungerers Märchenbuch, Zürich, Diogenes, 1975, 2001. —, Zloty, Paris, L’École des loisirs, 2009. Ungerer, Tomi / Debaene, Martine / Pons, Stéphanie, Abécédaire Tomi Ungerer, Strasbourg, Musée de Strasbourg, 2007. Ungerer, Tomi / Janosch, Das große Buch vom Schabernack. 333 lustige Bilder von Tomi Ungerer mit frechen Versen von Janosch, Zürich, Diogenes, 1990. Tatar, Maria, „Grimm’s Märchen“, in: Etienne François / Hagen Schulze (ed.), Deutsche Erinnerungsorte, München, Beck, 2001, 275-289. Zipes, Jack, „The Struggle for the Grimm’s Throne: The Legacy of the Grimm’s Tales in the FRG and GDR since 1967“, in: Donald Haase (ed.), Grimms’ Fairy Tales. Responses, Reactions, Revisions, Detroit, Wayne State University Press, 1993, 167-206. 1 La même année paraîtra Allumette, d’après La petite marchande d’allumettes d’Andersen. 2 Das kluge Gretel a été repris dans sa version de 1857, tandis que Tischchen deck dich est le résultat d’un mélange entre le texte de la réédition de 1812 et la version de 1857. Cf. sur ce point la notice éditoriale de l’édition de Diogenes. 268 Dossier 3 „Le petit chaperon rouge ‒ revu et ruminé par Tomi Ungerer, transposé en allemand par Hans Wollschläger“. Tomi Ungerer avait initialement (ré)écrit ce conte en anglais, en vue de sa publication aux États-Unis. 4 Le recueil de contes de Janosch a, en revanche, été traduit en anglais dès 1974 (Not quite as Grimm, told and illustrated by Janosch for today; traduction de Patricia Crampton), puis en espagnol en 1986 (Janosch cuenta los cuentos de Grim; traduction de María Dolores Ábalos). Peut-être cela est-il lié, pour l’espagnol, au fait que l’auteur vit, depuis le début des années 1980, aux Canaries, sur l’île de Ténérife. 5 Souvent la couronne du Roi grenouille, qui salue le lecteur d’un geste de la patte. 6 On peut retrouver ces lettres dans: Abécédaire Tomi Ungerer (Ungerer/ Debaene/ Pons 2007). Cf. aussi le dossier édité à l’occasion de l’exposition correspondante: https: / / www. musees.strasbourg.eu/ documents/ 30424/ 572675/ 0/ 9a80af3f-812d-e93b-c3b6-618eb320cffa (dernière consultation le 25/ 09/ 17). 7 Nous renvoyons ici à la lecture détaillée que propose Sandra Beckett dans son livre Recycling Red Riding Hood (2002). 8 Une telle union potentiellement dangereuse n’est d’ailleurs pas un cas unique chez Tomi Ungerer, puisque le géant-ogre de Zeraldas Ogre (1967) épouse finalement la gentille héroïne qui sut l’amadouer puis le séduire par ses talents de cuisinière.