eJournals lendemains 42/166-167

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Narr Verlag Tübingen
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2017
42166-167

Illustrations contemporaines de Hänsel et Gretel: entre lecture aveuglée et lecture aveuglante

2017
Catherine Tauveron
ldm42166-1670227
227 Dossier Catherine Tauveron Illustrations contemporaines de Hänsel et Gretel: entre lecture aveuglée et lecture aveuglante Je ne me souviens plus comment ça commence. Peut-être les deux enfants se sont perdus. Ils découvrent la maison de la sorcière en pain d’épices et puis ils mettent la sorcière dans la marmite… non, dans le four. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils font après. 1 I. Un conte pour enfants (? ) doublement problématique „Hänsel et Gretel“ est l’un des contes les plus profonds des Grimm, un conte inépuisable, méticuleusement et inlassablement travaillé depuis la version princeps laconique du manuscrit d’Olenberg (1810). Mais il est aussi un conte paradoxal: parmi les plus connus - du moins le croit-on - du recueil des Kinder- und Hausmärchen, il est, dans le même temps, l’un des plus „sadiques“, pour reprendre l’expression de Maria Tatar (1992: 31): il nous présente sans vergogne une tentative maternelle réitérée d’infanticide, un projet de dévoration cannibalique et pour finir un matricide avéré. Et ce faisant, autre paradoxe, il nous délivre un message chrétien sur le salut, que l’on suppose difficilement audible de nos jours. C’est à ce paradoxe et à ses causes possibles que nous allons nous attacher dans un premier temps. 1. Une violence inouïe La nourriture (plus exactement le pain, symbole de la nourriture de base) est une figure obsessionnelle du conte, présente dès son début: „Il y avait peu de chose à se mettre sous la dent“; „la disette s’était installée dans le pays“; „le bûcheron ne put même plus acheter son pain quotidien“. 2 Dans ce contexte de famine, historiquement avéré, la problématique du père („comment allons-nous faire pour nourrir nos pauvres enfants si nous n’avons plus rien pour nous-mêmes? “, soit comment manger et faire manger quand il n’y a plus rien? ) inclut les enfants dans son raisonnement mais, remarquons-le, dans un second temps seulement. Le père ne dit point „comment allons-nous faire pour nourrir nos enfants? “ mais „comment allons-nous faire pour nourrir nos pauvres enfants si nous n’avons plus rien pour nous-mêmes? “, ce qui signifie que l’alimentation du couple prime sur l’alimentation des enfants. La problématique de la femme n’est en revanche jamais „comment allons-nous faire pour nourrir nos pauvres enfants si nous n’avons plus rien pour nous-mêmes? “, mais comment manger sans faire manger. Elle est, implicitement, „comment puis-je survivre, moi, quand il y a peu à manger? “. Et la réponse est aisée: garder l’intégralité de la maigre nourriture disponible pour elle-même („si nous gardons les enfants, alors nous devrons mourir de faim tous les quatre“). Son esprit arithmétique égocentré génère un cynique calcul qui repose sur l’argument suivant: ‚deux vivants (nous), 228 Dossier deux morts (eux)‘ vaut mieux que ‚quatre morts‘. Lors du retour des enfants, le problème se pose à nouveau: le père suggère à sa femme de „partager sa dernière bouchée de pain avec ses enfants“ mais la femme maintient son raisonnement premier: laisser mourir les enfants „c’est la seule façon de nous en sortir“. Le parcours narratif des enfants se décline dès lors en cinq temps: ne pas manger / manger / être mangés / ne pas être mangés / donner de quoi manger: - Ne pas manger au début du conte: „Les deux enfants avaient si faim qu’ils n’avaient pas réussi à trouver le sommeil“. - Manger un simulacre de repas lors des deux abandons: d’abord un maigre morceau de pain donné par la mère à chacun des enfants („Voilà quelque chose pour le repas de midi, mais ne le mangez pas avant, car vous n’aurez rien d’autre“), qui fait figure de dernier repas du condamné („Chacun mangea son petit morceau de pain“), puis une plus maigre ration encore lors du deuxième abandon puisque le pain de Hänsel a été dévoré par les oiseaux. La ration sera partagée. Et c’est ce sens de l’entraide et du partage, que n’ont pas les parents, qui sauvera les enfants. - Ne pas manger, dans la forêt: „Ils avaient terriblement faim car ils n’avaient rien à manger hormis les quelques baies qui poussaient çà et là“, „ils allaient mourir de faim“. - Manger avec délectation une débauche de nourriture lors de l’arrivée à la maison de la sorcière, maison offrant précisément le nécessaire - le pain (et c’est encore du pain que confectionne la sorcière avant de manger Hänsel) - et le superflu (gâteau et sucre). 3 La scène montre des enfants, sourds à toute injonction, saisis d’une voracité incontrôlable. À ce premier repas en succède un autre offert par la vieille: „Elle leur servit un bon repas, du lait et des crêpes avec du sucre, des pommes et des noix“. - Être mangés: manger, dans le conte, est la première étape qui conduit à être mangé. La maison sucrée de la vieille est un appât. Il s’agit pour la sorcière de faire manger pour pouvoir manger: „Quand un enfant lui tombait entre les mains, elle le tuait, le faisait cuire et le mangeait “. Comme les ogres, la sorcière ne voit pas clair mais a l’odorat fin et des instincts cannibaliques. De fait, Hänsel, enfermé dans une „étable“ est implicitement traité comme un animal à engraisser. 4 - Ne pas être mangés: par la ruse, Gretel pousse la sorcière à s’engouffrer dans son propre four et à y mourir rôtie. - Donner de quoi manger: le conte laisse entendre que les bijoux volés par les enfants à la sorcière vont assurer pour longtemps l’aisance de la famille, désormais privée de la mère. Autour du thème de la nourriture, et donc de la vie et de la mort, il y a dans ce conte une accumulation de violences insoutenables. Une violence parentale pour commencer. Cette violence-là est avant tout maternelle. 5 Animée par la haine des enfants et par l’amour de sa seule personne, autoritaire (elle domine l’ensemble de la maisonnée, père compris), violente (elle invective le père), insensible et cruelle, la mère a toutes les caractéristiques de la perverse narcissique. Manipulatrice retorse, 229 Dossier elle ment. Elle ment aux enfants sur ce qui les attend („Nous allons dans la forêt abattre du bois. Quand nous aurons fini, nous reviendrons vous chercher “). Elle leur ment lorsqu’ils reviennent pour la première fois à la maison en prétendant une feinte inquiétude: „Méchants enfants, pourquoi avez-vous dormi si longtemps dans la forêt, nous avons cru que vous ne vouliez plus rentrer du tout“. Mais elle n’a pas conscience que le second mensonge dénonce le premier (si les enfants ont mis tant de temps à revenir c’est bien parce que personne n’avait l’intention d’aller les chercher). Tout en mentant, elle inverse les statuts: en suscitant un sentiment de culpabilité chez ses enfants („Méchants enfants“), l’agresseur qu’elle est se présente comme une victime et ses victimes sont posées comme des agresseurs. Transférer sa faute, faire porter le poids de ses forfaits sur l’autre, telle est bien la démarche première du pervers narcissique. Il faut y ajouter le cynisme avec lequel elle conseille aux enfants de ne pas manger leur pain avant midi „parce qu’il n’y aura rien d’autre“, sous-entendu „après“, c’est-à-dire non point „dans la journée“, mais dans le reste dérisoire de la vie des enfants dont la mort est préméditée et attendue. Elle ne se contente pas d’affamer ses enfants. Elle projette implicitement leur mort (par dévoration) en les abandonnant dans la forêt. Elle sait que l’éventualité évoquée par le père („Comment aurais-je le cœur d’abandonner mes enfants dans la forêt, là où les bêtes sauvages auront tôt fait de les mettre en pièces? “) va devenir réalité, parce que d’une certaine manière elle va participer à cette mise en pièces. Dans cette affaire, c’est elle la „bête sauvage“, la bête sauvage ogresse qui se tapit au cœur de la forêt même. La sorcière n’est que le double de la mère ou son autre face: symptomatiquement leurs morts coïncident. La mère se présente aux enfants comme une sorcière affameuse, la sorcière comme une mère nourricière. L’une et l’autre, lorsqu’il s’agit de réveiller les enfants, emploient la même formule: „Debout, paresseux que vous êtes“ pour la mère; „Debout, paresseuse“ pour la sorcière. L’une et l’autre savent user de la ruse et ‚faire semblant‘: la sorcière comme la mère recourt au mensonge („Entrez donc et restez auprès de moi, il ne vous arrivera rien de mal“). L’une et l’autre ont une mauvaise vue. La volonté de la mère de faire mourir de faim les enfants (de leur ôter, littéralement, le pain de la bouche pour pouvoir s’en nourrir elle-même) trouve en miroir son accomplissement chez son double, la sorcière: non seulement manger le pain ôté de la bouche mais de surcroît manger ce qu’on a privé de nourriture et qui est aussi le fruit de ses entrailles. Superficiellement et littéralement, on nous dit que la mère refuse de donner à manger à ses enfants et souhaite qu’ils soient mangés par des loups dans la forêt, autrement dit, qu’il s’agit pour elle de ne pas donner à manger et de faire manger par d’autres ce qui l’empêche de manger. Mais la vieille est chargée dans le conte d’expliciter la face cachée de son projet latent: manger ce qu’elle a nourri („Quand il sera bien gras, je le mangerai“, „Que Hansel soit gras ou maigre, je le mangerai demain“). La double mère est une „bête sauvage“ meurtrière et cannibale car il va de soi que manger ses enfants est plus rentable, pour sa survie, en cas de famine, que de les perdre dans la forêt… L’on retrouve la même logique perverse, plus crument exprimée encore, dans un conte retranché intitulé „Les enfants pendant la famine“: une mère, qui a deux filles et qui ensemble „n’ont même 230 Dossier plus un peu de pain à se mettre sous la dent“, dit à l’aînée: „Il faut que je te tue pour avoir quelque chose à manger“; l’aînée parvient à trouver un morceau de pain qui cependant ne réussit pas „à apaiser leur faim“; la mère dit à l’autre fille: „alors c’est toi que je tuerai“; l’autre fille parvient à trouver deux petits morceaux de pain qui cependant ne réussissent pas „à apaiser leur faim“. La mère prononce alors cette phrase scandaleusement paradoxale: „Il faut tout de même que je vous tue, car sinon, nous allons mourir de faim“. Et le père, à qui l’on prête généralement des circonstances atténuantes (il tente de négocier le partage du pain, s’angoisse sur le devenir de ses enfants perdus), est souvent vu comme un personnage positif par rapport à celui de la mère, parce qu’il refuse dans un premier temps d’abandonner sa progéniture, ce qui justifierait que les enfants le retrouvent avec joie à la fin. Mais le père est un faible incapable de canaliser la violence de sa femme et qui, non content d’être faible, devient un complice objectif du forfait qu’elle a fomenté: c’est bien lui et non autre qui confectionne dans la forêt l’astucieux système destiné à leurrer les enfants sur les intentions des parents (faire battre une branche morte contre un arbre pour imiter le bruit de la cognée et laisser croire que les parents sont toujours là, une branche morte et vacillante aussi morte et vacillante que ses propres sentiments). Entre abandon et retour, il n’entreprend aucune démarche pour retrouver les enfants et les sauver. En bref, les parents sont des monstres et Maria Tatar (1992: 169) ne craint pas de souligner qu’ils ne peuvent qu’engendrer des enfants qui sont aussi des monstres: les „victims of violence have no trouble turning into agents of revenge, and it is astonishing to see how vigorously and adeptly fairy-tale protagonists punish their oppressors […] and derive pleasure from their agony“. Pour appeler les choses par leur nom, en faisant rôtir la sorcière, Gretel commet un meurtre. L’acte est d’autant plus effroyable qu’il est aussi matricide et accompli dans la jubilation. Au matricide s’ajoute le vol. Mais, dira-t-on, la fillette bénéficie des circonstances atténuantes que constitue la légitime défense. Elle ne pouvait, pour continuer à vivre et trouver son propre chemin, que tuer la (double) mère. Et la tuer sans doute ne suffit-il pas, il faut la cuire de sorte qu’elle devienne un rôti, soit une denrée potentiellement mangeable (symboliquement le corps rôti de la sorcière prend la place du pain). Le cercle est bouclé: celle qui voulait manger, celle qui disait de Gretel qu’elle était „bête comme une oie“, a trouvé plus intelligente qu’elle et finit sa vie comme une oie mise à dorer au four, un plat de roi auquel cependant personne ne touche. La situation est inversée: „Je (la mère) dois te tuer (te manger)“ est devenu „Je (la fille) dois te tuer (et pourrais te manger)“. L’incarnation de la force maternelle „must perish in order that the process of (re)birth be accomplished. As in the drama of cosmic renewal staged in the fairy tale told by the poet Klingsohr in Novalis’s Heinrich von Ofterdingen, mothers must die as the precondition for a golden age of innocence and peace“ (Tatar 1992: 225). Reste le problème entier du père. Et le problème du père est précisément qu’il n’est pas traité par les Grimm comme un problème. La fin du conte montre en effet les deux enfants se jetant au cou du père comme si de rien n’était. Jack 231 Dossier Zipes (2006: 220) trouve cette fin extrêmement gênante, pour ne pas dire scandaleuse. Il qualifie l’étreinte du père de „treacherous embrace“, en d’autres termes de „baiser de Judas“ et ajoute: „Money and a return to a caring father have not turned out to be much a solution, no matter how anytimes we may repeat the tale“. De fait, alors que les fautes maternelles ont été sanctionnées, les fautes paternelles sont pardonnées et les causes profondes de la maltraitance initiale oubliées, sans plus de retour sur le passé, par la magie d’un argent volé. Tout se passe comme si la profonde blessure psychique des enfants était effaçable, comme si le conte ne voulait pas la voir. Comme si, au bout du périple, la maison familiale pouvait se penser en havre de paix. Comme si la violence initiale n’avait pour cause et pour excuse que le manque d’argent, et la disette qui l’accompagne. Or le manque d’argent et la disette ne sont que des déclencheurs opportunistes. Un prétexte pour libérer une violence tapie depuis toujours dans le cœur de la mère, et tolérée par le père, qui ne demande qu’à s’exprimer et aurait pu s’exprimer en d’autres circonstances. Dès lors, l’argent rapporté efface certes le prétexte mais, pourrait-on dire, n’efface pas le texte. Notons à l’appui de cette thèse que les Grimm ont tardivement (dans la 5 e édition) ajouté le contexte de la famine pour conférer une causalité historique et psychologique au comportement parental, qui pourrait bien être aussi une forme d’excuse ou un moyen de cacher la présence du mal ‚sans raison‘, le mal absolu. 2. Une conception luthérienne du salut Comment ce conte problématique qui met en scène une faillite familiale, réveille les angoisses profondes des enfants (angoisse de l’abandon, angoisse de la dévoration) peut-il encore leur être donné à entendre et être entendu? Maria Tatar (1992: 209), qui met en question l’opportunité de présenter à des enfants d’aujourd’hui les contes qu’elle appelle sadiques, sauve toutefois „Hänsel et Gretel“ parce que, dit-elle, le conte a finalement une force thérapeutique: „In showing that children can use their wits to defeat the monsters that bedevil them, it gives us a story that empowers children and helps them work through anxieties about abandonment and agression“. De fait, on y voit un couple d’enfants triomphant des adultes prédateurs, résolvant par eux-mêmes les manquements des parents. La solidarité et la coopération des deux enfants est posée comme une valeur venant à bout des pires monstres tapis dans les maisons et dans la forêt. Toutefois, c’est sans doute aller un peu vite. Le conte peut aussi être lu comme „a didactic Christian story“ (Zipes 1997: 55). Il est imprégné d’une vision luthérienne du salut, 6 absente dans le manuscrit princeps d’Olenberg mais progressivement introduite et renforcée au fil des réécritures: c’est la foi qui octroie aux enfants la grâce divine et la grâce divine qui leur offre le salut. Lors du premier abandon, Hänsel croit pouvoir trouver seul une solution: „Ne te chagrine pas, dit-il à sa sœur: j’arriverai bien à nous tirer d’affaire“. Mais lors du second abandon, son discours s’infléchit: „N’aie pas peur petite sœur et endors-toi paisiblement: le Bon Dieu ne nous abandonnera pas“. 7 Arrive alors un envoyé divin, l’oiseau blanc perché sur la branche, qui conduit les enfants à la maison de la sorcière, lieu où, après avoir connu la tentation et mangé le pain défendu, cru un instant connaître 232 Dossier l’Éden („ils eurent l’impression d’être au ciel“) avant de découvrir l’Enfer, ils vont renaître: „la résurrection du troisième jour“. Avant cette résurrection et au plus profond de son désespoir, c’est vers Dieu que se tourne Gretel: „Dieu, bien-aimé, aidenous donc! “. Et Dieu, qui entend, pour la seconde fois, aide les enfants à retrouver, plus exactement à trouver leur chemin. Pour ce faire, il leur faut franchir une rivière qui n’existait pas à l’aller. Mais cette rivière ne peut être franchie par des moyens humains („Nous ne pouvons passer de l’autre côté. Je ne vois pas de passerelle ni de pont.“ - „Il n’y a pas non plus de barque.“). Elle le sera grâce, encore, à un intercesseur divin qui prend cette fois-ci la forme d’une cane. Frontière d’un monde à l’autre, de la détresse à la joie sans partage, du mal au bien, la rivière est peutêtre aussi un Styx qui aura le pouvoir miraculeux d’effacer de la mémoire les souffrances passées. Elle est aussi le truchement par lequel frère et sœur doivent désormais renoncer à leur comportement gémellaire indifférencié et donc asexué et vivre en autonomie (Gretel estime que la cane ne peut les transporter que „l’un après l’autre“ et impose la séparation). Comme le note Jean Bellemin-Noël (1983: 177), qui opte pour les prénoms francisés des personnages du conte: c’est que Margot la savante a vu, elle est la seule à avoir vu la vieille mère à l’entrée de son four devenir son propre bébé, le texte y insiste, „ramper“, „s’accroupir“, enfin „mettre la tête dans le four“, - naissance à l’envers. Elle a assisté à la scène, en même temps, du désir maternel avide de rattraper ses fruits, et jusqu’à s’aspirer soi-même dans son propre sein. Par contrecoup la petite, ou plutôt la grande Margot a deviné l’existence d’une altérité de Jeannot qui le rend apte à la traiter en femme, tout en gardant le sens de cette identité du frère qui, sorti du même lieu, ne peut faire d’elle son lieu. Par sa formule d’un laconisme surprenant („Quant à sa femme elle était morte“), le conte fait comme si cette mort n’était pas le fait de Gretel mais le fruit de la providence, d’une intervention divine miraculeusement opportune qui blanchit Gretel de toute faute. Quoi qu’il en soit, notons, avec Jack Zipes (1997: 48), que: These references to God are not just common expressions; they transform the anonymous ‚pagan‘ children of the Olenberg manuscript into good, Christian, God-fearing children. It is thus their ‚goodness‘ and their faith in God that enable them to overcome the evil witch. Moreover, abandoned by one father, they must appeal to another divine father, who will not desert them. Devoir compter sur la seule grâce divine pour se sauver de périls, est-ce encore une leçon acceptable? II. Des options éditoriales contrastées 1. Le choix de la lecture aveugle: images d’un conte gourmand ‚enchanteur‘ Reposons donc la question: les enfants d’aujourd’hui peuvent-ils être exposés à un tel déchaînement de violence - surtout s’il met en cause une figure jugée intouchable, celle de la mère - et à une telle vision du salut qui place en partie dans l’audelà (et non en soi) la solution des problèmes rencontrés ici-bas? Il faut sans doute 233 Dossier admettre, encore une fois avec Jack Zipes (2006: 207), que le conte n’a jamais été un conte pour enfants et ne le sera jamais. 8 Ce sont les adultes qui ont donné le statut de ‚classiques pour l’enfance‘ aux contes des Grimm et singulièrement l’industrie du livre pour la jeunesse, qui trouve là une matière qui ne coûte rien ou presque et, moyennant certaines options, peut être d’un rapport intéressant. Le conte „Hänsel et Gretel“ est libre de droits d’auteur et de droits de traduction si l’on recourt habilement à de vieilles traductions du XIX e siècle. Mais en publier (même gratuitement) la version intégrale n’est pas l’option majoritaire des éditeurs peu scrupuleux, qui tous cependant affichent ou ont affiché à leur catalogue un ou plusieurs produit(s) titré(s) Hänsel et Gretel. 9 Pour vendre, il faut encore que ce conte, qui n’est pas un conte pour enfants, en devienne un, ou semble en devenir un. La littérature patrimoniale a cette vertu de pouvoir „se saisir sans contrepartie financière et sans entrave morale, sans respect d’aucune règle“ (Louichon 2008: 11). Dès lors, surtout si l’on prétend (contre toute raison? ) que le conte est accessible à la toute petite enfance, on confectionne à la va-vite, et parfois anonymement, une adaptation réductrice qui pratique la substitution, „l’élagage ou l’émondage“ par „excisions multiples et disséminées“ (Genette 1982: 323), qui déchristianise systématiquement l’intrigue, noie les qualités littéraires du texte-source (en effaçant la thématique récurrente du pain, les similitudes marquées entre la mère et la sorcière, par exemple) et, bien entendu, en atténue ou en efface la noirceur de diverses manières, de façon à ne pas „inquiéter l’innocence“ (ibid.: 331) du jeune lecteur. Quand la mère n’est pas purement et simplement évacuée de la scène dramatique, on en assainit les motivations. Au hasard des albums, l’on trouve ainsi une mère qui n’abandonne pas les enfants dans la forêt pour qu’ils y meurent mais pour qu’ils y testent leur capacité supposée de survie: „Ils sont suffisamment grands pour prendre soin d’eux-mêmes“. 10 Dans le Hansel and Gretel édité par Dutton Children’s Books en 2011, après avoir supprimé les intentions criminelles de la mère, il suffit à l’adaptateur de poser que les enfants se sont perdus dans la forêt. Leur aventure devient alors une banale aventure d’enfants-astucieux-triomphant-d’un-affreux-méchant. Le drame de l’enfance maltraitée se mue en roman de l’enfance conquérante, à la manière d’Enid Blyton ou en banal conte de ruse. La présentation en quatrième de couverture souligne à quel point l’intrigue est exaltante: „Deux enfants perdus dans les bois tombent sur une maison de sucre qui n’est pas ce qu’elle semble […]. Grâce à leur ingéniosité, ils triomphent de la sorcière […]. Les détails de ce conte de fées familier enchantent les enfants année après année“. 11 Pour éviter les sujets qui fâchent, la sorcière peut éventuellement ne pas être enfournée par Gretel et se contenter de poursuivre en vain les enfants échappés dans la forêt, 12 le père peut à la fin assurer qu’il n’a jamais cessé de rechercher les enfants. D’une façon générale on s’évertue à faire passer l’histoire pour ce qu’elle n’est pas: „un savoureux conte des frères Grimm sublimé par des détails enchanteurs“. 13 Et même si l’on conserve les grandes lignes du conte, en regard du texte, les illustrations pimpantes et sucrées, où dominent le jaune paille, le rose bonbon, le bleu ciel et le vert anis, se chargent d’en gommer les aspérités. Elles procèdent d’une lecture 234 Dossier aveuglée, volontaire ou inconsciente, qui a pour effet en retour d’aveugler les petits lecteurs… ou d’orienter leur regard dans une autre direction. Les traces de la misère et de la souffrance dans l’apparence des deux enfants sont gommées ou esthétisées: Miriam Latimer chez Gründ (2014) ou Dorothée Duntze chez Nord-Sud (2001) peignent un couple de blondinets replets aux joues roses, élégamment vêtus de tenues contemporaines ou inspirées de la Comtesse de Ségur. Les rapiéçages se font rares. La volonté d’effacer les signes de la misère est portée à son comble dans le Hänsel et Gretel de Liliane Crismer paru chez Hemma en 2005. La scène d’ouverture offre le spectacle rassurant d’une famille sans problème: à l’arrière-plan, une coquette maison à colombage et devant elle un beau blond de père en pleine forme qui coupe du bois dans une tenue fort élégante (et sans doute inappropriée) tandis que la mère transporte un panier et que s’ébrouent, sourire aux lèvres, les deux enfants épanouis, jean et pull marin impeccables pour Hänsel, robe rose, tablier blanc et caraco noir pour Gretel. Ils ont dans les mains de grosses pommes juteuses. La dévoration effrénée de la maison de la sorcière ne sera plus dès lors la conséquence de la faim et de la malnutrition antérieure mais un pur acte (gratuit mais ô combien réconfortant) de gourmandise. Il va de soi que les similitudes entre la mère et la sorcière sont soigneusement occultées, que la nuit angoissée passée dans la sombre forêt semble le plus souvent une nuit apaisée, que les occasions d’exhiber la joie des enfants (devant la maison de la sorcière ou le four dans lequel elle rôtit) sont saisies et que la scène finale des retrouvailles ne manque jamais à l’appel. Mais le fait le plus notable, qui oriente résolument la lecture, est le traitement de faveur dont jouit la maison de la sorcière. La très grande majorité des albums, quel que soit le degré de légitimité ou d’illégitimité de leur adaptation textuelle, offrent en première de couverture la scène où les deux enfants la découvrent, médusés, comme ils découvriraient un sapin de Noël ou comme Pinocchio découvre le „pays des jouets“. 14 L’apparition au cœur de la forêt est traitée de manière flamboyante, dans des jaunes et oranges pétillants: la maison semble exulter de se montrer si alléchante, avec ses guirlandes de sucre d’orge, d’ours en pâte d’amande ou de cœurs en pain d’épices, sa débauche de bonbons Haribo et de pastilles Vichy… voire de crème fouettée dégoulinante, 15 quand les Grimm sobrement ne parlent que de ses murs en pain, de son toit de gâteau et de ses vitres „de sucre clair“. Et, quand la maison tout entière n’est pas montrée, au moins peut-on voir les deux enfants, présentés dans un médaillon au contour de macaron, lécher sensuellement les sucettes qui pendent du toit, 16 ou s’apprêter à déguster un incroyable assortiment de pâtisseries viennoises offertes à l’intérieur par la sorcière. 17 Les illustrateurs rivalisent d’inventivité pour donner à la maison l’allure d’une vitrine de confiserie et au lecteur l’eau à la bouche. En choisissant d’exhiber ces scènes d’exquise gourmandise, qu’ils veulent radieuses, ils cherchent à appâter les petits lecteurs, comme la sorcière appâte les personnages. L’album et le conte qu’il contient s’ouvrent résolument sur une promesse de délices. 18 Le conte ainsi offert à la vue a tout du conte détourné. 19 Mais c’est pourtant ce conte détourné, dépouillé de l’enveloppe charnelle voulue par les Grimm, qui est le 235 Dossier plus souvent transmis aux petits de génération en génération, oralement via le souvenir parental des albums autrefois lus ou entendus ou par la lecture autonome des albums conçus eux-mêmes dans le souvenir. Les illustrateurs s’inscrivent durablement dans les représentations et la mémoire collective et se nourrissent les uns des autres. Un grand nombre d’entre eux relaient et perpétuent l’image d’un conte solaire et gourmand, tenu pour authentique mais aux liens distendus avec le conte original. Il suffira pour s’en convaincre de lire le commentaire d’Aurélie Guillerey à propos de son album paru chez Larousse en 2004: En tant que grande gourmande, le souvenir que je garde du conte était surtout la maison de pain d’épices et en tant qu’ancienne étudiante en Alsace, j’y trouvais un petit goût de bretzel. J’ai donc choisi parmi mes tubes de peinture les couleurs les plus appétissantes. J’ai transformé la lune en bonbon acidulé, la fumée en barbe à papa et je me suis bien régalée. L’on voit le rôle déterminant que joue, dans l’inspiration de l’illustratrice, le pain d’épices, autrement dit un élément qui n’existe pas dans le conte des Grimm mais dont elle est sûre de la présence. Elle n’illustre pas le conte des Grimm mais un souvenir altéré, néanmoins fort, du conte des Grimm. De la même manière, les sites internet qui prétendent informer sur l’histoire du pain d’épices (ou du gingerbread) affirment tous que la mode des maisons de pain d’épices trouve son origine dans le „Hänsel et Gretel“ des Grimm. En somme, par un retournement de situation, la douloureuse mais victorieuse épreuve de survie du couple d’enfants devient, pour ces enfants et pour le petit lecteur, exaltante expérience gastronomique. Une lecture optimiste possible au demeurant. D’une certaine manière le conte dit aussi à tous les enfants lecteurs: „Dévorez… dévorez la vie à pleines dents“. 20 2. Le choix de l’audace: images noires d’un conte noir À l’autre pôle extrême du continuum, il est des éditeurs pour la jeunesse ambitieux et courageux qui font appel à des illustrateurs talentueux, capables de tremper leurs pinceaux dans la lumière, noire, du conte original. Leurs productions ont une double adresse: éditorialement tournées vers le lectorat enfantin (un lectorat pris au sérieux), elles visent aussi un lectorat adulte avisé, dans une approche conjointe. Faute d’avoir la place de multiplier (voire d’amorcer) les ekphraseis que réclameraient ces illustrations, nous nous contenterons ici d’en souligner les quelques traits saillants qui manifestent une interprétation singulière du conte. Certains illustrateurs ne se résignent pas totalement à la fidélité absolue au texte. Anthony Browne (Kaléidoscope, 2001), par exemple, dans une esthétique hyperréaliste, met certes clairement en lumière la similitude, pour ne pas dire l’identité, de la mère et de la sorcière (l’une et l’autre présentées en plan moyen dans le cadre de leur fenêtre striée de barreaux ou de croisillons); il signale par des moyens graphiques récurrents l’univers concentrationnaire qui est celui des enfants (barreaux des chaises, des lits, des portes et fenêtres, de la cage où est enfermé Hänsel, barreaux dessinés par les fûts verticaux des arbres aveugles de la forêt, 21 par les rayures des oreillers, celles de la robe de Gretel, des chemises et pyjamas des deux 236 Dossier enfants, bien proches de ceux portés dans les camps). 22 Mais sa volonté de contemporanéiser l’histoire (par le choix de l’ameublement de la maison familiale, des vêtements et des activités des personnages) le contraint à modifier visuellement les raisons de la pauvreté initiale: non plus la misère et la disette ayant affecté au XIX e siècle une grande partie de la population, mais un manque d’argent dont la cause intrinsèque est à trouver dans le train de vie dispendieux de la mère, qui accumule bijoux et produits de beauté, porte, en prédatrice, manteau en peau de léopard, bottes de cuir ou escarpins Louboutin. Ce faisant, s’introduisent une contradiction gênante avec le texte adapté (sans génie particulier) par Élisabeth Duval posé en regard (qui dit bien „La famille avait toujours été très pauvre. Lorsque la famine s’abattit sur le pays, ils n’eurent plus rien à manger“) et une incohérence interne: la maison, qui mériterait, certes, quelques travaux de rénovation, garde encore un riche ameublement et un téléviseur… dont il suffirait de négocier la vente pour sortir de l’impasse budgétaire. Voilà qui, en dépit de la réussite plastique, ne contribue pas à clarifier les ressorts du conte. Dans le recueil Contes des Grimm des Editions Lito (2010), Muriel Kerba prend en charge les illustrations de „Hänsel et Gretel“, en choisissant de saturer l’image de pictogrammes, flèches et croix rouges qui signifient l’expulsion ou la suppression (des enfants, de la mère, de la bouteille...). Comme Anthony Browne, sa volonté d’inscrire le conte dans un contexte contemporain la conduit à modifier quelques détails originels mais sans introduire d’incohérences. Tout se passe comme si la misère structurelle et endémique des siècles passés n’était plus comprise ou jugée compréhensible. Elle cherche donc à lui conférer des causes objectives, à partir d’une représentation contemporaine du quart-monde et de ses drames. L’alcoolisme du père (manifesté par la présence de nombreuses bouteilles devant une assiette n’offrant qu’une arête de poisson) est jugé cause et/ ou conséquence acceptable du drame familial. Une façon de déporter aussi la faute sur le père, qui a toute sa pertinence. Au retour définitif des enfants, l’alcoolisme (comme le mal) est vaincu. Le père est racheté. Mais la mère, présentée en matriochka menaçante, bouche noire ouverte, molestant les enfants, garde toute la perversité et la violence de la mère des Grimm. Et la violence même de Gretel, poussant la sorcière dans le four, n’est pas dissimulée, bien au contraire, ce qui est exceptionnel et mérite d’être souligné: une fois le geste accompli, l’on voit ses deux gentilles couettes se dresser sur la tête pour former comme des oreilles de loup et son visage arborer un petit air animal menaçant et conquérant. S’appuyant sur de bonnes traductions ou légères adaptions du conte, les albums suivants ont tout du livre d’artiste. On évoquera pour commencer le Hänsel et Gretel de Lizbeth Zwerger (Mineditions, 2007) qui, en toute discrétion, dans des tons bruns dominants, parvient à saisir la misère des enfants et à ne pas trahir la littéralité du conte: la maison de la sorcière, sans ostentation, est conforme à la description qu’en donnent les Grimm. Mais la trouvaille consiste à vêtir la sorcière d’une houppelande neigeuse et duveteuse qui semble d’abord barbe-à-papa, une manière inventive de signifier qu’elle est elle-même appât et, lorsque les enfants sont saisis face à son large ventre, on peut lire leur dévoration annoncée. Il n’en ira pas ainsi cependant. 237 Dossier Comme l’on sait, c’est la sorcière qui est enfournée et l’illustratrice, activant conjointement l’expression figée „bête comme une oie“ employée par la sorcière à l’adresse de Gretel et la blancheur du duvet de la houppelande, la montre métamorphosée en oie. Une manière astucieuse de désamorcer, peut-être, la violence de sa mise à mort mais aussi de manifester toutes les potentialités du texte-source. Plusieurs autres albums, chacun à sa manière, travaillent à montrer sans détour la forêt noire, lieu d’anxieuse oppression où la lumière ne pénètre pas, où l’on ne sait où sont le ciel et le chemin, lieu hors du monde, peuplé seulement d’oiseaux mythiques ou de tentateurs, car c’est dans la forêt que „se dissimule le mopato, l’enclos sacré initiatique où l’on apprend tout ce qu’il faut savoir pour être un homme“ (Saintyves 1987: 266). C’est ainsi que Sibylle Delacroix (Duculot 2004) joue sur des contours flous et sur un dégradé de bruns inspiré des scènes de la vie paysanne telles qu’on peut en voir chez les peintres néerlandais du XVIII e siècle. De sa lecture, nous retiendrons la manière subtile de signifier la similitude des deux maisons, celle des parents et celle de la sorcière (et donc indirectement des deux personnages féminins qui les habitent): l’une et l’autre, semblables au point de se confondre, sont tapies au cœur d’une forêt dense et noire sans ouverture sur le ciel et vues dans un clair-obscur en contre-plongée, dérisoire espace de vie (ou de mort) à peine éclairé d’un halo jaunâtre, comme le ferait une bougie. C’est dire à mots couverts que les enfants, dans leur périple crépusculaire, n’ont fait que tourner en rond et que leur progression et leur envol ne sont possibles que lorsque, revenus au point de départ sans le savoir, ils auront éliminé la mère. Sybille Schenker (Mineditions, 2011) offre elle aussi, comme s’en félicite son éditeur, „une vision inquiétante“ assumée, dès la première de couverture qui, bien loin de la confiserie, surprend avec son titre jaune en caractères gothiques sur fond intégralement noir. La technique s’inspire du théâtre d’ombres chinoises et tire parti de calques qui se superposent aux images: les frêles silhouettes noires des personnages (père, mère, enfants) se dirigent vers la forêt dénudée tout aussi noire, sous un ciel plombé saturé de corbeaux; des oiseaux étranges et menaçants ne cessent de tournoyer au-dessus de la tête des enfants qui, allongés, semblent corps morts. La couleur n’intervient qu’à quatre reprises: quand apparaît, sur fond d’incendie, la mère au doigt crochu démesuré, quand s’offre au regard la maison-patchwork de la sorcière puis le repas d’‚accueil‘; quand la sorcière est enfournée, sur fond d’incendie elle aussi puisqu’elle porte un tablier aux mêmes motifs que celui de la mère et a le même doigt crochu; et, bien sûr, quand les enfants retrouvent leur autonomie et leur père. Le rideau du théâtre d’ombres tombé, le conte se doit de s’achever dans la lumière retrouvée. Le dernier album que nous évoquerons, le plus magistral et le plus radical, est celui de Lorenzo Mattotti (Gallimard, 2009, avec une belle traduction de l’écrivain Jean-Claude Mourlevat). L’album, de grande dimension, nous engage dans un monde de ténèbres et d’effroi. Intégralement en noir et blanc, il ne fait aucune concession à la couleur. Le noir profond de l’encre de Chine, en traits fins ou balayé par le pinceau en volutes torturées, dessine, à la manière de Dürer, la sauvagerie monstrueuse de la forêt, un inextricable chaos où tentent de progresser les silhouettes également noires des 238 Dossier enfants, perdus dans un entrelacs de troncs et de branches comme arrachées et emmêlées par un vent hurlant. Seul un halo ténu de lumière blanche semble entourer et isoler les enfants du fracas qui les cerne. La maison de la sorcière se dresse comme une cathédrale ou les Halles Baltard. Point de sucreries montrées, dégustées et encore moins de pain d’épices. La scène des retrouvailles avec le père, où se voit cependant la joie des enfants, se déroule sous un ciel menaçant et le même grand vent hérisse les herbes des champs. Il y a dans ces illustrations quelque chose des eaux-fortes de Goya parues après sa mort sous le titre Désastres de la guerre. Le halo blanc qui entoure les enfants évoque tout particulièrement celui qui entoure la Vérité agonisante dans „Ressuscitera-elle? “. Le travail de Mattotti est, à l’origine, une commande du Metropolitan Opera pour une exposition accompagnant la mise en scène du Hansel et Gretel de Engelbert Humperdinck. L’idée d’en faire un album n’est venue que dans un second temps. L’illustrateur admet qu’il s’agit „d’un livre extrême“ pour un conte qu’il considère comme extrême et a vécu enfant „comme un cauchemar total“, entre horreur et fascination, sans jamais avoir été intéressé le moins du monde par la maison de pain d’épices. 23 Il sait que le conte des Grimm n’était pas à l’origine destiné aux enfants, il dit que ses illustrations n’avaient pas non plus, à l’origine, vocation à être montrées aux enfants. Lorsque Gallimard lui demande d’en faire, au moins formellement, un livre pour enfants, il trouve néanmoins le projet judicieux car, dit-il, dans la littérature de jeunesse „tout se passe comme si on avait peur de la peur“. Or „on ne peut pas raconter la peur sans faire peur“, „on ne peut raconter les mystères du noir sans le montrer“. Il ajoute que, dans „cette fable terrorisante“ qu’est le conte des Grimm, il a choisi de travailler l’angoisse comme se travaille un matériau, de peindre „un voyage initiatique avec ses moments sombres où l’on se perd“ mais au bout duquel „on finit toujours par trouver quelque chose et l’on en sort transformé“. Notre parcours d’un pôle extrême à l’autre du large spectre éditorial pour la jeunesse montre que dans la composition du produit titré Hansel et Gretel, considéré dans son seul accompagnement graphique, entrent des ingrédients radicalement différents qui répondent à deux conceptions du lectorat enfantin… comme à deux conceptions du commerce du livre. Si l’on pose que le conte des Grimm est destiné aux enfants, alors qu’il ne l’est pas, et, paradoxalement, que les enfants, fragiles, doivent en être protégés, il n’est d’autre solution que de le faire passer pour un autre en le nappant d’un coulis de framboise, de cacher ce qui ne peut être vu, montrer ce qu’on veut qui soit vu, au risque d’occulter à tout jamais dans la mémoire sa littéralité et sa portée symbolique. À l’inverse, considérant qu’il n’est pas de littérature pour enfants mais seulement la littérature, on peut aussi sans concession oser le choix (risqué) d’initier ouvertement aux „mystères du noir“. Bellemin-Noël, Jean, Les contes et leurs fantasmes, Paris, PUF écriture, 1983. Connan-Pintado, Christiane, „Traduction, détournement et/ ou recréation. L’adaptation des contes de Perrault“, in: Hélène Gondrand / Anne Vibert (ed.), Adapter des œuvres littéraires pour les 239 Dossier enfants. Enjeux et pratiques scolaires, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble, 2008, 27-46. Genette, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982. Louichon, Brigitte, „L’adaptation: grandeur et misère du patrimoine littéraire“, in: Hélène Gondrand / Anne Vibert (ed.), Adapter des œuvres littéraires pour les enfants. Enjeux et pratiques scolaires, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble, 2008, 11-26. Murphy, G. Ronald, The Owl, The Raven, and The Dove. The Religious Meaning of The Grimm’s Magic Fairy Tales, Oxford, Oxford University Press, 2000. Rimasson-Fertin, Natacha, Contes pour les enfants et la maison, Paris, José Corti, 2009. Saintyves, Pierre, Les contes de Perrault et les récits parallèles, Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1987. Schmiele, Corona, Masques et métamorphoses de l’auteur dans les contes de Grimm, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2015. Tatar, Maria, Off With Their Heads! Fairy Tales and the Culture of Chilhood, Princeton, Princeton University Press, 1992. Zipes, Jack, Happily Ever After. Fairy Tales, Children and The Culture Industry, New York / London, Routledge, 1997. —, Why Fairy Tales Stick. The Evolution and Relevance of a Genre, New York, Routledge, 2006. 1 Résumé spontané du conte par une adulte cultivée. Dix autres personnes interrogées donnent à peu près la même réponse. La mère et le père ne font pas partie des souvenirs. Seul émerge l’épisode central avec la sorcière. 2 Nous nous référons dans l’ensemble de l’article à la traduction de Natacha Rimasson-Fertin (2009). 3 Et remplacer le pain par du pain d’épices, comme on le voit dans de nombreuses versions ou croit le voir dans le conte, c’est effacer la symbolique. 4 Le manuscrit d’Olenberg était sur ce point explicite. On y lit que la sorcière traite Hänsel comme „un petit cochon“ en l’enfermant derrière la grille de l’abri. 5 Nous n’ignorons pas, bien entendu, que la „mère“ initiale a été corrigée en „belle-mère“ par Wilhelm dans la version de 1819. Mais cette correction ne trompe véritablement personne. Jack Zipes (1997: 48-55) voit là une tentative de cacher l’insupportable. 6 Cf., sur ce point, G. Ronald Murphy (2000). 7 Dans le manuscript d’Olenberg, le texte dit seulement: „Le petit frère devint triste, incapable qu’il était de réconforter sa petite sœur“. 8 De fait, les Grimm, s’ils ont admis que leurs contes pouvaient être entendus dans la famille par les enfants, n’ont pas eu pour projet de viser un public enfantin. 9 Nous prenons le parti d’écrire le titre du conte entre guillemets quand, comme chez les Grimm, il fait partie d’un recueil, et en italiques quand il est publié en singleton. 10 Dans le Hansel and Gretel, de Jesus Lopez Pastor, Tales and Stories for Children, Once upon a time, 2015. 11 C’est nous qui traduisons. 12 Il en va ainsi dans le Hansel and Gretel de Katherine Scraper et Joanna Czernichowska chez Benchwark education. 13 Texte de 4ème de couverture du Hansel et Gretel édité par Nord Sud en 2010 et illustré par Bernadette. 240 Dossier 14 C’est le cas, par exemple, dans les Hansel et Gretel édités par Nathan, Les petits cailloux (2015), par Mango (2013, illustrations de Gwénola Carrère), par Les belles histoires (2010, Gigi Bigot et Mang Ulises Wensell), par Lito (2008, Anne Jonas et Marianne Baccilon). 15 Option de Susan Jeffers (Kindle edition, Dutton Books for Young Readers, 2011). 16 Choix de Rémi Saillard pour son album paru chez Milan Jeunesse (2011). 17 Choix de Crescence Bouvarel chez Tam-Tam du Monde (2011). 18 C’est l’argument de vente du Hansel et Gretel, adapté par Véronique Massenot et illustré (fort joliment, concédons-le) par Xavier Devos (Les albums, 2012): „Nous nous perdons avec délices dans cet univers“. 19 Christiane Connan-Pintado (2008) parle explicitement de „détournement de fonds“ et opère une distinction heuristique entre les différents types d’adaptations. 20 Cf. l’interprétation de Corona Schmiele (2015). 21 On retrouve dans d’autres albums la forêt germanique ‚vivante‘ où formes végétales et animales s’interpénètrent et se confondent, où les nœuds des branches deviennent visages, les troncs, comme des bras, forment éventuellement une voûte protectrice pour les enfants endormis. 22 Le four qui engloutit la sorcière a généré, dans de nombreuses réécritures du conte à l’usage des adultes, un rapprochement avec l’holocauste. Cf. en particulier le „Hansel and Gretel“ dans le recueil poétique Transformations de Anne Sexton (Boston / New York, Mariner Book, Hoghton Mifflin Company, 2001). 23 Entretien lisible sur le site www.culturopoing.com/ livres/ entretien-avec-lorenzo-mattotti (publié le 28 décembre 2009, dernière consultation: 28 septembre 2017).