eJournals lendemains 42/166-167

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2017
42166-167

Back to black: une brève histoire des traductions anglaises de Hänsel und Gretel

2017
Martine Hennard Dutheil de la Rochére
ldm42166-1670217
217 Dossier Martine Hennard Dutheil de la Rochère Back to black: une brève histoire des traductions anglaises de Hänsel und Gretel La réception de Hänsel und Gretel en Angleterre met en lumière le rôle des traducteurs dans la diffusion des Kinder- und Hausmärchen (1812-1857), en façonnant un nouvel imaginaire du conte à la croisée des langues, des cultures et des époques. Cette histoire débute avec la publication de la très libre et fantaisiste traductionadaptation d’Edgar Taylor et de son collaborateur David Jardine dans German Popular Stories (1823-1826). Cet ouvrage illustré, souvent réédité depuis, a modelé un imaginaire du conte populaire en Angleterre et au-delà. Ont suivi des retraductions plus respectueuses de la source allemande suite au développement de la philologie et de la folkloristique au XIX e siècle, parallèlement aux nombreux livres illustrés et adaptés pour les enfants. 1 Je présenterai rapidement ci-dessous trois traductions qui se démarquent de la version primesautière de Taylor et Jardine: celle de Margaret Hunt dans Household Tales (1884), celle de Ralph Manheim dans Grimms’ Tales for Young and Old (1977), et celle de Jack Zipes dans The Complete Fairy Tales of the Brothers Grimm (1987). C’est en effet sur la base de ces traductions emblématiques que l’auteur pour la jeunesse Philip Pullman a proposé sa propre version du conte dans Grimm Tales for Young and Old (2012) à l’occasion du bicentenaire de la publication des KHM . Hansel and Gretel de Pullman récapitule en quelque sorte l’histoire de la réception du conte en anglais (y compris sa réception critique) tout en offrant une lecture personnelle de cette histoire dont les aspects sombres et dérangeants ont été mis en évidence ces dernières années à partir d’un jeu de mots sur le nom des Grimm, comme dans le titre du livre de Pullman. 2 La traduction d’Edgar Taylor et David Jardine dans German Popular Stories (1823-1826), ou le conte populaire raconté aux enfants German Popular Stories (1823-1826), la première traduction des contes de Grimm réalisée par Edgar Taylor aidé de son ami David Jardine, a joué un rôle déterminant en popularisant les contes de Grimm en Angleterre. Cette véritable réécriture des KHM (Blamires parle de „creative adaptation“) marque un tournant décisif en instituant un canon du conte populaire pour les enfants. 3 Elle a eu un impact considérable sur les Grimm eux-mêmes, puisque le succès immédiat rencontré par l’ouvrage va les inciter à publier à leur tour la Kleine Ausgabe (1825), une „petite édition“ établie sur le modèle du choix opéré par Taylor et Jardine, et destinée à un public familial (cf. Sutton 1996 et Dollerup 1999). German Popular Stories puise dans l’édition allemande de 1819 et est agrémenté de gravures burlesques de Georges Cruikshank qui vont elles aussi orienter la réception des contes de Grimm. Les récits tirés des KHM fournissent une matière qui est librement retravaillée, recomposée et 218 Dossier adaptée pour les enfants, comme le déclare d’emblée Taylor dans la préface. Les lecteurs adultes ne sont pas oubliés pour autant, puisque ces histoires sont censées divertir les jeunes comme les moins jeunes: il s’agit avant tout de chatouiller le palais des enfants („tickle the palate of the young“), même si les récits amusent aussi les adultes („but often received with as keen an appetite by those of graver years“). Comme ils sont censés mettre de bonne humeur et égayer le quotidien, les contes trop ouvertement religieux, macabres ou cruels sont écartés. Taylor insiste sur la valeur littéraire, morale, culturelle et patrimoniale de ces récits trop longtemps ignorés voire méprisés en Angleterre, qu’il espère ainsi faire redécouvir par un effet d’émulation. Il opte pour un titre générique qui souligne leur origine populaire supposée, et s’efface devant cette voix du peuple dont il se fait à la fois le porte-parole et le libre interprète. Dans German Popular Stories, le conte intitulé Hansel and Grettel illustre bien les grandes libertés prises par rapport à la source puisqu’il s’agit d’une fausse piste, à savoir une traduction de Brüderchen und Schwesterchen. Taylor sélectionne et fusionne les contes de Grimm, en atténue la violence et la cruauté, anglicise certains noms propres et ajoute une touche grotesque aux figures menaçantes. Roland and May-Bird combine ainsi Vom Fundevogel, Der Liebste Roland et Hänsel und Grethel. Roland and May-Bird débute par un prologue faisant de May-Bird une enfant trouvée dans la forêt et se prolonge avec l’histoire des deux enfants perdus dans la forêt, alors que l’emprunt à Der Liebste Roland permet une fin heureuse avec le mariage des protagonistes. Cette version composite semble conserver le souvenir des contes français déjà bien connus en Angleterre, comme l’indique la présence d’une méchante fée („fairy“) dans Hansel and Grettel et Roland and May-Bird, à moins qu’il s’agisse d’une référence à la première édition des KHM . La fée est aussi dotée de bottes de sept lieues („Then she put on her boots, which walked several miles at a step“) qui renvoient tout à la fois au conte de Grimm, à celui de Perrault et au folklore anglais de Jack and the Giant Killer et Tom Thumb. 4 La traduction-adaptation de Taylor et Jardine s’efforce de gommer les aspects cruels ou inconvenants du conte, comme les paroles rudes et les insultes de la belle-mère, ou certains détails macabres. Le volume tout entier est mis sous le signe de la bonne humeur en débutant par Hans in Luck (Hans im Glück est placé vers la fin du recueil des Grimm), et comprend un autre conte drôlatique, Hans and His Wife Grettel, qui fusionne Das Kluge Gretel et Hans heiratet, dont l’histoire de Roland and May-Bird constitue en quelque sorte le prologue romantique. Gretel ira même jusqu’à personnifier les contes de Grimm dans l’édition ultérieure „told by Gammer Grethel“ (1839) sur le modèle des contes de Perrault (Mother Goose) et des contes d’Aulnoy (Mother Bunch) en Angleterre. 5 German Popular Stories est donc un recueil palimpseste qui célèbre les récits populaires allemands tout en gardant la mémoire (ou la trace) de contes apparentés, et s’adresse autant aux enfants („amusing popular reading material for children“) qu’aux adultes invités à (re)découvrir à leur tour le folklore anglais. Les histoires sont recomposées et réinventées au gré de la fantaisie des traducteursadaptateurs qui tracent leur propre chemin dans la forêt des contes, croisant et 219 Dossier recroisant librement les histoires et les restituant selon leur bon plaisir. Comme le fait remarquer Blamires, cette première traduction souvent réimprimée depuis a eu une influence considérable malgré les libertés prises avec le texte original. 6 La traduction de Margaret R. Hunt dans Grimm’s Household Tales (1884), ou le conte comme objet d’étude scientifique Le développement de la folkloristique comme discipline académique au XIX e siècle a donné lieu à plusieurs traductions soucieuses d’exactitude et de rigueur scientifique. Grimm’s Household Tales (1884), la première traduction complète et savante des KHM (sur la base de l’édition de 1857) est l’œuvre de la romancière et érudite Margaret R. Hunt, amie d’Oscar Wilde et épouse du peintre anglais Alfred William Hunt. Cette édition de référence comprend une longue introduction polémique d’Andrew Lang, écrivain, traducteur et folkloriste écossais qui éditera les contes de Perrault (Perrault’s Popular Tales, 1888) puis la célèbre série des Coloured Fairy Books au tournant du siècle. Hunt présente le projet des Grimm et leur méthode de travail (d’après la version romancée des Grimm, démythifiée depuis par Heinz Rölleke), et cherche à son tour à émuler leur supposée fidélité aux sources dans sa traduction. Elle se distingue en effet des versions expurgées pour les enfants en restant au plus près du texte allemand, à quelques rares exceptions près: There have been several English translations of the Household Tales, and yet this is, I believe, the first which has aimed at presenting them precisely as given by the Brothers Grimm […]. I have endeavoured to give the stories as they are in the German original, and though I have slightly softened one or two passages, have always respected the principle which was paramount with the brothers Grimm themselves. (Grimm’s Household Tales, Hunt [ed.] 1884: I, 3) Hunt s’excuse d’avoir traduit des éléments que le lecteur victorien pourrait juger vulgaires, trop familiers, voire même choquants ou offensants. Cette traduction très littérale et parfois archaïsante reflète un imaginaire médiéval du conte dans la droite ligne du mouvement pré-Raphaëlite dont Alfred William Hunt était l’une des figures phares. Sur le modèle des Grimm consignant fidèlement les paroles prononcées par la conteuse emblématique Dorothea Viehmann, à laquelle la traductrice rend un hommage appuyé dans la préface, Hunt s’éloigne aussi peu que possible de la syntaxe allemande, et s’efforce même de rendre certains effets sonores associés à l’oralité, comme les allitérations („Er hatte wenig zu beissen und zu brechen“, KHM , 100; „He had little to bite and to break“, GHT , I, 44). Les archaïsmes permettent aussi de transposer dans le temps les formes dialectales prisées par les Grimm, en particulier dans les dialogues censés communiquer la ‚voix‘ authentique des contes („‚O, thou fool! ‘ said she […] thou mayest as well plane the planks for our coffins“, GHT , I, 44; „‚O du Narr‘, sagte sie, ‚dann müssen wir alle viere Hungers sterben, du kannst nur die Bretter für die Särge hobelen‘“, KHM , 100). Cette traduction reflète un souci d’exactitude philologique qui vise à transcrire au plus près la Volkspoesie 220 Dossier recueillie par les Grimm auprès de figures féminines (comme le souligne Hunt), aux antipodes de la traduction-adaptation ‚domesticante‘ de Taylor et Jardine. Il va sans dire que Hunt ne s’adresse pas aux enfants mais aux érudits, dans un marché éditorial de plus en plus diversifié qui fait la part belle aux livres de contes publiés pendant ‚l’Age d’Or‘ de l’illustration. La traduction de Ralph Manheim dans Grimm Tales for Young and Old (1977), ou la redécouverte du folklore Au XX e siècle, la diffusion des contes auprès d’un jeune public s’est faite par le livre illustré parmi d’autres supports et médias, dont les dessins animés. Walt Disney a tout d’abord adapté plusieurs contes de Grimm à l’écran dans les années 20-30 (dont l’emblématique Snow White de 1937), avant de puiser dans les contes de fées français (en particulier Perrault) pour ses célèbres adaptations de Cinderella (1950) et Sleeping Beauty (1959) dans la période d’après-guerre. Ces versions romancées, édulcorées, américanisées, et idéologiquement conservatrices des contes ont fait l’objet de vives critiques à la suite du mouvement féminisme dès les années 60-70. La traduction de Ralph Manheim s’inscrit dans ce nouveau contexte et participe d’un renouveau d’intérêt pour les contes de Grimm et plus généralement pour le folklore et les arts populaires dans les années 70. Dans sa courte préface au ton vif et spontané, Manheim mentionne les interventions éditoriales des Grimm, tout en insistant sur leur „fidélité“ aux sources populaires. Il s’insurge contre les traductions qui ont censuré ou réécrit les textes dans le but d’éliminer ce qui était jugé inconvenant ou puéril (scatologie, sexualité, poux…), et cherche à retrouver les voix des conteurs dans toute leur diversité et leur „naturel“: „But everywhere - or almost - it is a natural human voice, speaking as one might speak“ (1). Manheim oppose l’art populaire des Märchen (Volksmärchen) aux contes de fées littéraires, et son projet de traduction vise à retrouver le style, le rythme et la diction des conteurs traditionnels. Grimms’ Tales for Young and Old (1977) rencontrera un vif succès en Angleterre et aux Etats Unis, et servira de version de référence à certaines réécritures d’Angela Carter, en contrepoint de sa traduction des contes de Perrault. La traduction de Jack Zipes dans The Complete Fairy Tales of the Brothers Grimm (1987), ou l’histoire sans fin des contes Le folkloriste et germaniste Jack Zipes a consacré plusieurs ouvrages aux contes de Grimm, dont The Complete Fairy Tales of the Brothers Grimm (1987, réédité plusieurs fois depuis). 7 Critique influent, traducteur prolifique et éditeur de nombreuses collections de contes, Zipes a largement contribué à façonner le champ des études sur le conte ces dernières années. Sa traduction des éditions des KHM s’inscrit dans un projet scientifique qui se veut le plus complet et exhaustif possible, y compris les diverses éditions de sa propre traduction, une introduction présentant la vie et l’œuvre des Grimm sur le mode du conte („Once There Were Two Brothers Named 221 Dossier Grimm“, xxiii-xxxvi), des notes, un index, ainsi que des illustrations de John B. Gruelle (1880-1938). Zipes souligne que le genre Grimm a été élaboré à partir d’un travail éditorial de stylisation de l’intrigue et de la langue, et présente son projet de traduction comme le plus proche possible des textes originaux, tout en procédant à quelques ajustements pour un lecteur moderne (transitions, clarifications,…): I have endeavored to recast them as closely as I could to the originals. At the same time I felt compelled to provide transitions and slight changes to make them comprehensible for an English-speaking audience. Now, though in a foreign tongue, they speak for themselves - to provoke and to entertain (CFT, ed. 2002, xxii). Il signale que les contes des Grimm ont été traduits de nombreuses fois: à l’exception de celles de Ralph Manheim, David Luke et Brian Alderson, cependant, il juge ces traductions problématiques: either they are too anachronistic and imitative of Victorian models, or they seek to streamline the language according to present-day usage and often negate the historical features of the tales. In preparing the present translation, I have endeavored to respect the historical character and idioms of each tale and to retain a nineteenth-century flavor while introducing contemporary vocabulary and terms when they were, in my estimation, more apropos. I have tried to let the different voices within the Grimms’ collection speak for themselves (ibid.: xxxvii). Il est intéressant de noter que Zipes insiste sur le fait qu’il cherche à transmettre une vérité du texte que la plupart des traducteurs précédents n’ont pas su, pu ou voulu communiquer selon lui. Cette posture d’auto-légitimation courante chez les retraducteurs n’échappe toutefois pas à certaines contradictions (l’authenticité des contes comme effet produit par les manipulations éditoriales - sur le modèle des Grimm -, mais aussi le besoin de concilier l’historicité du recueil avec la modernisation nécessaire des textes). Chaque traduction s’élabore en effet à partir d’une certaine idée de ce que sont (ou sont censés être) les contes de Grimm dans une langue et un contexte donnés, et loin d’être un processus neutre et transparent elle est toujours une forme de re-création. La version de Philip Pullman dans Grimm Tales for Young and Old (2012), ou la redécouverte de la noirceur du conte Philip Pullman est un auteur de littérature pour la jeunesse connu pour sa trilogie His Dark Materials (Northern Lights 1995, The Subtle Knife 1997, et The Amber Spyglass 2000). Il a également publié plusieurs réécritures de contes, dont Mossycoat (1998), I was a Rat (1999), et Puss in Boots (2000). Pullman aime à lire ses œuvres à haute voix (radio, audiobooks etc.) et cette recherche de l’oralité est un trait distinctif de son style qui masque ses sources littéraires (His Dark Materials est une libre réécriture du Paradise Lost de Milton). Il est aussi un auteur engagé qui soutient la liberté d’expression et les droits civiques, et s’est élevé contre le fait de distinguer 222 Dossier les livres selon l’âge ou le sexe du lecteur. Récipiendaire de nombreux prix prestigieux, il préside la Société des Auteurs. En 2012, Penguin Classics lui a proposé d’éditer („curate“) 50 contes de Grimm. Pullman a fait un choix subjectif assumé: „They are not all of the same quality,“ dit-il à Emma Saunders, „Some are easily much better than others. And some are obvious classics. You can’t do a selected Grimms without Rumpelstiltskin, Cinderella and so on.“ Grimm Tales for Young and Old (2012) est destiné à un large public, même s’il témoigne aussi de l’érudition de son auteur (un peu sur le modèle de la traductionadaptation de Taylor et Jardine). Pullman présente son projet et sa conception des contes de Grimm dans l’introduction. Il se réclame du poète James Merrill tout en cherchant à raconter à sa façon les vieilles histoires à la manière limpide des conteurs anonymes d’autrefois. Il présente l’histoire des KHM et signale l’impact d’ouvrages critiques sur sa propre perception des contes. La bibliographie de son ouvrage recense ainsi plusieurs études de référence, même si son intérêt premier est celui d’un écrivain-conteur qui reconduit les métaphores naturalisantes chères aux Grimm (Naturpoesie): But my main interest has always been in how these tales worked as stories. All I set out to do in this book was tell the best and most interesting of them, clearing out of the way anything that would prevent them from running freely. I didn’t want to put them in modern settings, or produce personal interpretations or compose poetic variations on the originals; I just wanted to produce a version that was as clear as water. My guiding question has been: „How would I tell this story myself, if I’d heard it told by someone else and wanted to pass it on? “ Any changes I’ve made have been for the purpose of helping the story emerge more naturally in my voice. If, as happened occasionally, I thought an improvement was possible, I’ve either made a small change or two in the text itself or suggested a larger one in the note that follows the story (GTYO, xiii). Chaque récit est suivi d’une notice explicative et de commentaires éclairant la lecture de Pullman, un dispositif qui rappelle tout à la fois les morales versifiées de Perrault (comme reflet d’une lecture du conte) et les Anmerkungen érudites des Grimm. L’auteur souligne aussi l’impact de la réception critique des contes au XX e siècle, notamment des interprétations psychologiques (Bruno Bettelheim), formalistes (Vladimir Propp), historiques, littéraires et culturelles (Marina Warner et Maria Tatar), et sociohistoriques (Jack Zipes). Pullman dresse aussi une liste des traits distinctifs des contes de Grimm, à savoir les personnages stéréotypés, la rapidité narrative, les images et les descriptions réduites au maximum, ainsi que la nature collective, fluide et métamorphique du conte qui invite à le raconter à son tour: The fairy tale is in a perpetual state of becoming and alteration. To keep to one version or one translation alone is to put a robin redbreast in a cage. If you, the reader, want to tell any of the tales in this book, I hope you will feel free to be no more faithful than you want to be. You are at perfect liberty to invent other details than the ones I’ve passed on, or invented, here. 223 Dossier In fact you’re not only at liberty to do so: you have a positive duty to make the story your own. A fairy tale is not a text (GTYO, xix). Pullman fait du conte un art de la performance, et suggère même que chaque histoire est hantée par sa voix propre: „I believe that every story is attended by its own sprite, whose voice we embody when we tell the tale“ (GTYO, xx). Le conte est dès lors un récit paradoxal qui, comme la traduction, est tout à la fois le même et différent à chaque (ré)itération, hanté par sa voix propre qui est aussi celle du conteur. Dans Hansel and Gretel, Pullman renforce la cohérence interne de l’histoire à travers la caractérisation des personnages, et réoriente subtilement les rôles des principaux protagonistes: ainsi, la marâtre révèle sa véritable identité de sorcière cannibale dans la deuxième partie du conte. Dans la note explicative, Pullman voit dans ce „great and ferocious classic“ (GTYO, 84) une invitation à styliser les personnages, et y apporte sa touche personnelle. Il mentionne l’explication du changement de la mère en marâtre dans les éditions ultérieures des Grimm par la nécessité de préserver une image idéale de la mère aimante conforme à l’idéologie Biedermeier, et celle de Bruno Bettelheim, qui voit dans la marâtre le double sur lequel l’enfant projette les sentiments négatifs envers sa mère. Pullman en fait pour sa part un personnage maléfique archétypique en renforçant les parallèles entre la femme du bûcheron et la sorcière dans la forêt par des échos textuels. Quand les enfants parviennent à retrouver leur chemin, la marâtre les suffoque presque de son étreinte dans un geste faussement maternel: „so tightly they couldn’t breathe“ (77), un détail inquiétant omis par Taylor et Jardine. Plus tard, lorsqu’ils sont recueillis par la sorcière, celle-ci les rassure par ces mots: „Don’t be frightened, my little dears! […] Just come inside, my darlings, […]“ (80), en écho aux paroles hypocrites de la marâtre („Make yourselves comfortable, my dears“, 77). De même, celle-ci pince les joues des enfants en simulant l’affection, comme le fera plus tard la sorcière pour les mettre en confiance. Quand la femme humilie et se moque de son mari qui refuse d’abandonner les enfants, elle le „déchire“ par ses mot durs: „Don’t be stupid […]. Where’s the sense in that? You’re soft, that’s the trouble with you. Soft and stupid“ (78), „[tearing] him to shreds with her criticism“ (ibid.), le narrateur faisant délibérément écho à la crainte du bûcheron que des bêtes sauvages dépècent ses enfants abandonnés dans la forêt. Pullman indique d’ailleurs dans son commentaire que „many modern storytellers have built on [this association] (including myself)“ (85). A contrario, Pullman dépeint le père sous des traits plus favorables. Quand la marâtre veut perdre les enfants dans la forêt, il répond catégoriquement: „No, no, no […]. I won’t do that. Abandon my own children in the forest? Never! “ (75). Il cède pourtant, tout en exprimant sa désapprobation: „But I don’t like it“. Plus tard, quand les enfants retrouvent seuls le chemin de la maison, il exprime une joie non feinte: „the relief and joy in his face was real“ (77), contrairement à son épouse, et il répète qu’il n’a jamais voulu les abandonner: „he hadn’t wanted to leave them at all“ (77). Ses craintes sur les véritables dangers que recèle la forêt obscure sont justifiées: „there are goblins and witches and the Lord knows what“ (78). Pullman, qui souligne la dimension sociale du conte reflétant la misère et les famines dans les communautés 224 Dossier rurales, s’interroge sur le rôle du père trop complaisant avec sa nouvelle épouse, et sur la fin mystérieuse de la femme. Il spécule que le mari finit par la tuer et déclare que pour sa part, „If I were writing this tale as a novel, he would have done“ (85). On voit ici comment les ombres et énigmes du conte de Grimm stimulent l’imagination de l’écrivain et invitent à la réécriture (et même à la projection). Hansel est lui aussi plus entreprenant chez Pullman. Lorsque Gretel se met à pleurer, Hansel tente de la rassurer par ces mots: „ich will uns schon helfen“ ( KHM , 97). Chez Pullman, Hansel déclare d’emblée: „I know what we can do“ ( GTYO , 76) et lorsqu’il console sa sœur par la croyance en une providence qui n’abandonne pas les enfants („Gott will uns nicht verlassen“, KHM , 97), Pullman (qui n’est pas croyant) se distancie subtilement de la foi naïve que les Grimm associent à la culture populaire, préfèrant une formulation plus pragmatique, où l’enfant répète le discours convenu mais n’est pas dupe pour autant. Il sait qu’il ne peut compter que sur sa propre ingéniosité pour se sauver lui-même ainsi que sa sœur: „God will look after us. Anyway, I’ve got a plan“ ( GTYO , 76), et plus tard „Then you’ll see how my plan will work“ (77). Le traducteur encourage ainsi les enfants à développer des stratégies de survie par l’intelligence, le raisonnement et l’astuce, dans le cadre d’un projet à la fois poétique et pédagogique. Dans la deuxième partie du conte, Pullman clarifie la logique du récit par des ajouts subtils guidant la lecture. Ainsi, l’oiseau qui les conduit vers la maison de la sorcière „really seemed to be guiding them“ (80). La dimension orale du récit est mise en évidence par la ponctuation (points d’exclamation marquant la surprise, effets d’écho,…). Pullman tisse aussi un réseau d’échos intertextuels avec d’autres contes du recueil. La sorcière envoie les enfants dormir dans les petits lits préparés pour eux: „weiß gedeckt“ ( KHM , 101) traduit par „snow-white“ ( GTYO , 81), et „die wilden Tiere im Wald“ ( KHM , 102) traduit par „wolves“ ( GTYO , 82), établissant ainsi des liens avec Snow White et Little Red Riding Hood. Hansel and Gretel est situé dans la forêt des contes que constitue le recueil lui-même, une dimension métafictionnelle mise en évidence par le choix d’une couverture de Cheong-ah Hwang en papier découpé où un petit chaperon rouge insouciant cueille des fleurs dans un bois, alors qu’un énorme loup gris s’approche d’elle en tapinois. Pullman souligne non seulement la noirceur du conte dans son commentaire, mais il l’accentue encore à travers le personnage de l’odieuse marâtre manipulatrice et prédatrice. À l’instar de nombreux réalisateurs, écrivains, et illustrateurs contemporains qui ont eux aussi mis en évidence le côté profondément cruel, sinistre et angoissant du conte. 8 Certains auteurs et artistes ont ainsi traduit visuellement cet univers sombre désormais jugé acceptable pour les enfants dans des albums très inventifs (destinés aussi aux adultes), tels celui de Suzanne Janssen (Hänsel et Gretel, 2007), Sybille Schenker (Hänsel und Gretel, 2011), ou encore Lorenzo Mattoti (Hänsel and Gretel, 2009) qui n’hésitent pas à mettre en évidence la part obscure, effrayante, absurde voire cauchemardesque des contes de Grimm, très éloignée de l’humour bon enfant de Taylor et Jardine, et de l’imagerie pastel des contes disneyifiés. 9 225 Dossier a) Ouvrages Critiques: Blamires, David, „The Early Reception of the Grimms’ Kinder - und Hausmärchen in England“, in: Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, 71(3), 1989, 63-77. —, Telling Tales: The Impact of Germany on English Children’s Books 1780-1918, Cambridge, Open Book Publishers, 2009, www.jstor.org/ stable/ j.ctt5vjt8c, en accès libre: www.openbook publishers.com/ product/ 23/ telling-tales--the-impact-of-germany-on-english-children-s-books- 1780-1918 (dernière consultation: 27 septembre 2017). Connan-Pintado, Christiane / Tauveron, Catherine, Fortune des Contes des Grimm en France: Formes et enjeux des rééditions, reformulations, réécritures dans la littérature de jeunesse, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2013. Dollerup, Cay, Tales and Translation: The Grimm Tales from Pan-Germanic Narratives to Shared International Fairytales, Amsterdam, John Benjamins, 1999. Fièvre, François, Le Conte et l’image: L’illustration des contes de Grimm en Angleterre au XIX e siècle, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais (coll. Iconotextes), 2013. Haase, Donald, (ed.), The Reception of Grimms’ Fairy Tales: Responses, Reactions, Revisions, Detroit, Wayne State U.P., 1993. Lathey, Gillian, The Role of Translators in Children’s Literature: Invisible Storytellers, London, Routledge, 2010. Seago, Karen, „Shifting Meanings: Translating Grimm’s Märchen as Children’s Literature“, in: Lucile Desblache (ed.), Aspects of Specialised Translation, avec une préface de Peter Newmark, Paris, La Maison du dictionnaire, 2001, 171-180. —, „Nursery Politics - Sleeping Beauty, or the Acculturation of a Tale“, in: Gillian Lathey (ed.), The Translation of Children's Literature, Clevedon/ Buffalo/ Toronto, Multilingual Matters Ltd., 2006, 175-189. Sutton, Martin, The Sin-Complex. A Critical Study of English Versions of the Grimms’ Kinder- und Hausmärchen in the Nineteenth Century, Kassel, Brüder Grimm-Gesellschaft, 1996. Verdier, Gabrielle, „Comment l’auteur des ‚Fées à la mode‘ devint ‚Mother Bunch‘: métamorphoses de la comtesse d’Aulnoy en Angleterre“, in: Merveilles et Contes, X (2), 1996, 285- 309. Zipes, Jack, „Two Hundred Years After Once Upon a Time: The Legacy of the Brothers Grimm and Their Tales in Germany“, in: Marvels & Tales. Journal of Fairy-Tale Studies, 28 (1), 2014, 54-74. —, Grimm Legacies: The Magic Spells of the Grimm’s Folk and Fairy Tales, Princeton, Princeton U.P., 2016. b) Éditions et traductions Rölleke, Heinz [1837]: Kinder- und Hausmärchen, gesammelt durch die Brüder Grimm, Vollständige Ausgabe auf der Grundlage der dritten Auflage (1837), Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1985 [=KHM]. — [1857]: Kinder- und Hausmärchen, Ausgabe letzter Hand, mit einem Anhang sämtlicher nicht in allen Auflagen veröffentlicher Märchen, herausgegeben von Heinz Rölleke, Stuttgart, Philipp Reclam, 3 vol., 1997 (1980). Hunt, Margaret (trad.), Grimm’s Household Tales, with the Author’s Notes, with a Preface by Andrew Lang, M. A., 2 vol., London, George Bell & Sons, 1884 [=GHT]. Taylor, Edgar (trad.), German Popular Stories, trans. from the Kinder- und Hausmärchen Collected by M.M. Grimm from Oral Tradition, illus. George Cruikshank, vol. 1: London, C. Baldwyn, 1823, vol. 2: London, Robins, 1826. 226 Dossier —, Gammer Grethel or German Fairy Tales, and Popular Stories. From the collection of MM. Grimm, and other sources; with illustrative notes, London, John Green, 1839. Manheim, Ralph (trad.), Grimm’s Tales for Young and Old, New York, Anchor Books, 1983 [Doubleday, 1977]. Pullman, Philip, Grimm Tales for Young and Old, London / New York, Penguin Classics, 2012 [=GTYO]. Zipes, Jack (ed.), German Popular Stories. By the Brothers Grimm. Adapted by Edgar Taylor, Kent (UK), Crescent Moon, 2012. — (trad.), The Complete Fairy Tales of the Brothers Grimm, with illustrations by John B. Gruelle, New York / Toronto / London etc., Bantam Books, 1987 (expanded editions 1992 and 2002) [=CFT]. — (trad.), The Original Folk and Fairy Tales of the Brothers Grimm: The Complete First Edition, illustrated by Andrea Deszö, Princeton, Princeton U.P., 2016. 1 Cf. les ouvrages de référence de Sutton (1996), Blamires (2009) et Lathey (2010), ainsi que l’article de Seago (2001). Pour une étude fine et détaillée des éditions illustrées, cf. Fièvre 2013, en particulier 71-134. Sur l’influence de la première traduction anglaise en France, cf. Connan-Pintado/ Tauveron 2013. 2 Le nom propre désignant les collectionneurs-auteurs-éditeurs des KHM fonctionne aussi comme un adjectif qualificatif qui donne aux contes de Grimm (Gattung Grimm) leur coloration propre, ‚grimm‘ signifiant ‚sombre‘, ‚sinistre‘, ‚lugubre‘, ‚cruel‘ en anglais. 3 „To an extraordinary extent the image of the Grimms up to the early twentieth century was fixed by Edgar Taylor. It was not simply that his versions continued to be reprinted throughout the period, but that he singled out so many deeply resonant tales for inclusion in his original two volumes“ (Blamires 2009: 177). 4 Sur la contamination des contes de Perrault et de Grimm, cf. Seago (2006). 5 Cf. Verdier 1996. ‚Gammer‘ est un terme désuet (XVI e siècle) employé en adresse à une vieille femme de la campagne; il s’agit sans doute d’une déformation/ contraction de ‚grandmother‘ ou de ‚godmother‘ (l’OED penche pour la seconde hypothèse). Au XVIII e siècle, le verbe ‚to gammer‘ signifie ‚to idle, trifle, or gossip‘, et il n’est pas surprenant que Taylor l’ait associé à une voix des contes personnifiée. 6 „Further reprints of the 1823-26 translation up to the end of the twentieth century make it, with all its mistakes of translation and manhandling of the texts, the most influential of all English translations of the Grimms’ tales. Certainly, it has charm and reads well, but it is a pity that Taylor and Jardine took so many liberties with the German text“ (Blamires 2009: 155). 7 Zipes a récemment publié une nouvelle traduction des éditions de 1812 et 1815, jugées plus authentiques, ainsi qu’un ouvrage important sur la réception des contes de Grimm (les deux en 2016). 8 Sur la réception des KHM en Europe et aux Etats Unis, cf. Haase (1993) et Zipes (2014) sur le phénomène du „Grimm boom“ et des réécritures, adaptations, spinoffs, mash-ups etc. macabres, sanglants ou violents. 9 Je remercie Bernhard Lauer pour sa relecture attentive de la version longue de cet article, et Cyrille François pour ses commentaires avisés.