eJournals lendemains 42/166-167

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2017
42166-167

Étude de quelques phénomènes de dialogisation dans les Anmerkungen zu den einzelnen Märchen des Frères Grimm

2017
Frédéric  Calas
ldm42166-1670194
194 Dossier Frédéric Calas Étude de quelques phénomènes de dialogisation dans les Anmerkungen zu den einzelnen Märchen des Frères Grimm Publiées à partir de 1822 en volume séparé, les Anmerkungen zu den einzelnen Märchen des Frères Grimm fournissent un riche matériau pour étudier la fabrique de l’œuvre et pour comprendre une partie du travail interdiscursif auquel se sont livrés les Frères Grimm. L’essentiel des Anmerkungen (remarques ou notices) consiste en un recensement des sources des contes sur lesquelles les deux frères disent s’être appuyés pour ‚rassembler‘ les différentes versions qui auraient circulé dans la littérature orale et pour en donner une version écrite, celle qui est publiée dans les volumes 1 et 2. ‚Rassemblé‘ ou ‚collecté‘ est en effet la traduction possible du terme allemand „gesammelt 1 durch die Brüder Grimm“, qui fait suite au titre Kinder- und Hausmärchen. Ce terme indique un travail particulier d’édition et un geste de création auctoriale particulier, par lequel les Frères Grimm ne se présentent pas d’emblée comme les seuls auteurs, 2 mais comme des collectionneurs, des chercheurs réalisant un travail scientifique et éditorial sur des contes populaires. Le terme ‚gesammelt‘ ouvre largement sur l’interdiscours qui est justement le sujet qui nous occupe à propos des contes, car pour qu’il y ait collecte ou collection, il faut une pluralité de textes et de sources. Or, dans les notices qui accompagnent les différents contes, cette pluralité est mise en relation et en résonance avec un très grand nombre d’autres sources, d’autres textes et d’autres discours, laboratoire propice à l’étude des phénomènes de dialogisation. L’entreprise dont témoigne le volume des Anmerkungen se donne comme une cartographie des sources orales des contes, par identification des différentes sources possibles et des stratifications éventuelles subies par celles-ci comme le précise la préface (Vorrede): Die Anmerkungen zu den einzelnen Märchen nennen zuvörderst die Gegenden wo wir aus mündlicher Überlieferung geschöpft haben, und geben die Fälle ausdrücklich an wo aus einer andern Erzählung etwas hereingenommen ist, oder wo zwei zusammengefügt sind (Grimm 1980: III). 3 Les notices offrent souvent des variantes, en s’intéressant à divers éléments thématico-narratifs comme la variation des motifs (une aiguille de lin au lieu d’un fuseau pour Dornröschen, ibid.: 85), des personnages ou des situations différents (la jeune fille de Rotkäppchen se réfugie sur un arbre dans la variante suédoise, ibid.: 47), par rapport à la version proposée. Ces variantes prennent sens, essentiellement, par rapport au travail d’écriture de la version retenue et proposée par les Grimm dans les volumes 1 et 2, au fil des cinq rééditions des Kinder- und Hausmärchen. L’implicite demeure que la version proposée par les Grimm est la meilleure 4 ou la plus pure, 195 Dossier celle qui aurait subi le moins de modifications par rapport à une sorte de version prototypique. On sait que cette approche comporte en elle-même sa propre négation, puisque donner un texte et d’éventuelles sources ou variantes, révèle le travail d’écriture qui a été réalisé, et s’il fallait en donner une preuve supplémentaire elle serait à trouver dans les réécritures que connaissent les versions publiées entre 1810 et 1857, qui relèvent d’un vrai travail de modification textuelle. Cependant, nous devons aborder l’analyse des Kinder- und Hausmärchen selon la logique déclarative qui a présidé à leurs choix éditoriaux et essayer de cerner ce qui se dit dans le discours péritextuel et dans le discours des Anmerkungen, car ce discours est une stratégie discursive. Le travail scientifique 5 („wissenschaftlich“) 6 évoqué par la préface est traversé par deux tensions, en apparence opposées, mais que les Grimm 7 relient: d’un côté, se dessine une volonté affichée de germanisation des contes et de l’autre, une tentative d’inscription des contes dans une dimension universelle. Le volume trois relève dans son entier d’une dimension réflexive de la littérature, dont la fonction principale chez les Grimm est une recherche d’accréditation, axiologiquement orientée. Il s’agit de (dé)montrer, de donner à voir, la dimension naturelle des contes, la prépondérance de leur origine locale, germanique, et la pureté des histoires. Cette dimension réflexive mérite d’être interrogée, car elle dit quelque chose de la relation de coexistence, de détermination réciproque, d’ordonnancement des contes et des notices - essentiellement des contes et des autres contes convoqués et mis en réseau. Dialogisation: le discours de l’archive Le concept de dialogisation (Rabatel 2006) permet d’embrasser cette tension, qui, à première vue, pourrait paraître comme une contradiction. Notons que la lecture du volume 3 n’est pas aisée, en raison des choix stylistiques, compositionnels et énonciatifs opérés. Qui plus est, plusieurs langues se côtoient dans le texte, l’allemand, le français, l’anglais, l’espagnol, le latin, le suédois, ce qui fait que la mosaïque n’est pas toujours limpide. Dans ce vaste travail d’archive, l’approche par le concept de dialogisation permet de décrire le double processus à l’œuvre dans l’écriture des notices, à savoir une saisie de l’autre au cœur de la mêmeté, une saisie du même au cœur de l’altérité. 8 Si ce traitement discursif est orienté, c’est là qu’on peut observer sa vectorisation, car ce même que les Grimm veulent faire entendre et donner à voir, c’est celui du versant germanique des contes et des légendes. Or, pour isoler le même, il fallait le situer dans le vaste corpus des autres, autres langues, autres cultures, autres contes, autres sources, autres auteurs. Dans l’Archéologie du savoir (1969: 205), Michel Foucault nous invite, dans le cadre théorique de l’analyse du discours, à voir comment se jouent les différentes parties au sein de l’interdiscours: „Loin de vouloir faire apparaître des formes générales, l’archéologie cherche à dessiner des configurations singulières“. Nous allons tenter d’appliquer au corpus offert par les notices l’approche de l’analyse de discours. 196 Dossier L’effet sériel des rééditions Analysons en premier lieu les choix éditoriaux des Anmerkungen, qui ont présidé à la publication en un volume séparé des notices. Nous suivons Jean-Michel Adam affirmant que „en considérant les états génétiques, les éditions et les traductions comme des textes, nous serons attentifs à ce qui rend le texte autre (‚altération‘ au sens propre) et fait du sens un phénomène profondément différentiel“ (Heidmann/ Adam 2010: 159). Alors que la structuration interne des premières éditions rendait visible le dialogisme constitutif des contes en mettant en permanence en relation la version en plein texte avec les versions données en fin de volume et avec le discours des sources potentielles, la publication en volume séparé dès 1822 accentue l’autonomisation des contes eux-mêmes et réserve l’étude des sources à des spécialistes, à un autre type de destinataire. Ce geste éditorial, voulu par les Grimm, allait générer une coupure, non seulement séparation des contes de leurs sources - ils allaient vivre à partir de là une longue carrière dont on connaît une partie de la postérité -, mais constitution d’une archive indépendante dont le rôle testimonial mais aussi idéologique n’a pas encore été assez étudié, du moins en langue française. 9 Cette décision de publier en volume séparé les notices signale deux moments épistémologiques et un changement de statut discursif et informatif des notices. Du statut de ce qui pourrait s’apparenter à des notes, elles passent à celui de volume, organisé en cinq sections précédées d’une préface (Vorrede) et formant donc un ensemble clos et orienté: Anmerkungen zu den einzelnen Märchen, Bruchstücke, Zeugnisse, Literatur, 10 Register zur Literatur. L’ordre même de ces rubriques mérite d’être interrogé. Les Anmerkungen numérotées de 1 à 200 constituent l’essentiel du volume. On peut s’interroger à la suite de Núñez (2012: 197) sur l’ordre et sur les différences qui caractérisent les sections Zeugnisse et Literatur. Il semble que l’organisation et l’orientation argumentative et discursive diffèrent largement d’une rubrique à l’autre. Les témoignages, au nombre de 27, sont numérotés sans lien direct avec les numéros affectés aux contes, et sont présentés dans un ordre chronologique allant de l’antiquité grecque à l’actualité contemporaine des Grimm, qui se citent eux-mêmes comme référence, mentionnée, en 1819, par Francis Cohen dans une revue Quaterly review (Grimm 1980: 281). Dans une conception scientifique de l’ouvrage, rien de surprenant à cette mention, si ce n’est l’effet de miroir qu’elle semble construire. Elle constitue en réalité une contribution à l’archive. En fait, la rubrique Zeugnisse vient témoigner, soit du destinataire privilégié des contes que sont les enfants, soit de la portée morale et éducative des contes (par exemple les témoignages 1, 2, 3, 4 „zur Ermunterung“, Grimm 1980: 273), soit de la longue transmission dont ils ont fait l’objet (avec l’orientation de gommer la dimension proprement auctoriale), comme ce témoignage n°22 d’Eloi Jouhanneau affirmant que les contes du Chat Botté et du Petit Poucet „ne sont point de l’invention de Perrault“ (ibid.: 281). 11 Cette orientation et ces fonctions dévolues aux témoignages étaient clairement et consciemment indiquées dans la préface: „Die zusammengestellten Zeugnisse bestätigen das Dasein der Märchen … oder sie enthalten Urtheile über ihren Werth“ (ibid.: IV). La rubrique Literatur, beaucoup plus fournie, se 197 Dossier trouve composée soit par mention d’auteurs (Perrault, Aulnoy), soit par zones géographiques (Deutschland, Ungarn, Griechenland; der Orient). Dans cette section, l’analyse est plus détaillée et recense notamment les contes qui sont rattachés à ces écrivains ou à ces régions. Métatextualité, réflexivité et manipulation Dans le cadre théorique offert par l’analyse de discours, il est possible d’essayer d’étudier les phénomènes de dialogisation des contes par rapport à l’interdiscours. Ce travail n’est pas aisé à faire car l’interdiscours n’est ni homogène ni borné et il est quasiment impossible d’embrasser la totalité de l’interdiscours ou de le circonscrire, car il contient, par exemple, toutes les versions orales des contes, qui ne sont pas accessibles. L’approche renouvelle la conception d’une littérature des œuvres et des auteurs, pour mettre l’accent sur des choix esthétiques, idéologiques, discursifs mis en œuvre par les écrivains. À ces choix peut s’ajouter une dimension ludique affichée avec l’interdiscours, c’est ce qui existe par exemple chez Perrault, et qui permet, entre autres, d’expliquer la saillance ironique et métatextuelle affichée; 12 alors que chez les frères Grimm l’approche génétique et encyclopédique visant à vouloir embrasser le corpus oral disponible en Hesse au début du XIX ème siècle semble l’emporter. Le traitement de l’interdiscours est alors différent et ne s’inscrit pas dans une dimension métatextuelle affichée, mais dans une volonté de retracer et de constituer en corpus les contes oraux, d’en laisser une trace, ce qui peut, entre autres, expliquer aussi l’ampleur du corpus des Grimm. La métatextualité s’est déplacée dans l’espace paratextuel chez les Grimm et s’est même constituée en un volume indépendant, alors que la métatexutalité est constitutive de l’entreprise de Perrault. Par le biais des notices, mais aussi des préfaces des différentes éditions, nous pouvons apercevoir un pan de l’interdiscours des contes, et donc une partie du travail - conscient et/ ou inconscient - de reconfiguration 13 ou de dialogisation à l’œuvre. Sans doute l’entreprise des Grimm était-elle génétique et philologique 14 et vectorisée selon les orientations que nous avons mentionnées et que nous allons identifier par la suite. 15 Mais, cet important travail de collecte, y compris toute la part d’inconscient qui vient s’y ajouter, offre un matériau inédit et riche pour accéder à ce que nous caractérisons aujourd’hui à partir des travaux fondateurs de Mikhaïl Bakhtine 16 comme „dialogisme interdiscursif“. 17 Par le travail d’archive, de collecte et d’identification des sources, les Frères Grimm s’emploient à créer une communauté, qui a en partage les mêmes contes, ou leurs variantes. Se déchiffre donc dans le dispositif péritextuel concentré dans le troisième volume une orientation cognitive, le désir de renforcer la participation des lecteurs allemands au savoir partagé par la collectivité germanique. Marc Bonhomme analyse la citation comme permettant „d’entretenir la mémoire collective d’une communauté culturelle, tout en créant une connivence intellectuelle entre ses membres“ (Bonhomme 2005: 169). La citation envahit l’espace textuel des Anmerkungen pour le saturer, pour créer ou recréer cette mémoire collective que les Frères 198 Dossier pensent menacée d’effacement et qu’ils souhaitent consigner pour qu’elle continue à être diffusée et partagée, ce que disent les préfaces des Kinder- und Hausmärchen et des Anmerkungen, en particulier celle de l’édition de 1815, dans laquelle les notices étaient encore intégrées dans le volume des contes, et qui sont présentées comme une contribution significative à la constitution d’une histoire de la poésie populaire allemande: Abweichungen, so wie allerlei hierher gehörige Anmerkungen haben wir wieder im Anhang mitgetheilt; wem diese Dinge gleichgültig sind, wird das Überschlagen leichter werden, als uns gerade das Übergehen wäre; sie gehören zum Buch insofern es ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Volksdichtung ist. C’est une entreprise de mise en ordre des signes qui se donne là à lire. Tension entre prise en charge énonciative et circulation des discours Le premier plan énonciatif est pris en charge (Paillard 2009: 109) par les énonciateurs Grimm, plan embrayé marqué par les indices de la première personne du pluriel, dès la préface „wir haben aus mündlicher Überlieferung geschöpft“ (Grimm 1980: III). Même si ce nous inaugural s’estompe par la suite, il préside cependant à l’ouverture de l’ouvrage et pose le cadre de la scène d’énonciation, qui révèle un énonciateur impliqué, prenant en charge le dire et se positionnant explicitement visà-vis du contenu de l’énoncé. Là où les choses se compliquent, c’est dans le traitement des éléments discursifs qui devraient relever d’une scène d’énonciation seconde et de l’univers du discours rapporté. En effet aucun indice spécifique n’apparaît dans l’introduction, la prise en charge de l’énoncé second, lequel se trouve ramené dans sa quasi-totalité sous la gestion de l’énonciation première, avec effacement de l’acte citationnel. De la note aux notices: une inscription générique Certes, le genre de discours dans lequel prennent place ces pratiques citationnelles joue un rôle premier. Rattachables au paratexte explicatif, comme la note, les notices semblent relever du discours scientifique. À l’origine d’ailleurs, lorsqu’elles accompagnaient les premières éditions des contes, les Anmerkungen se trouvaient dans le même volume que ceux-ci, auxquels elles servaient de prolongement. Sans se réduire à des notes, elles partagent avec celles-ci les mêmes fonctions „d’indications de sources, productions d’autorités à l’appui, d’informations et de documents confirmatifs ou complémentaires“ (Genette 1987: 299). Dans le cas des Anmerkungen, il y a une forte continuité entre les notices originales et les notices ultérieures, cellesci se sont développées parallèlement à l’augmentation du volume des contes reconfigurés d’une édition à l’autre (1812 > 1857) et complétés par de nouveaux contes. Si la relation entretenue avec le texte princeps du conte publié est de type commentatif et explicatif, on ne peut pas ne pas être fasciné par les phénomènes narratifs qu’offrent les nombreuses variantes. En effet, de très nombreuses notices sont des 199 Dossier contes en abyme, ou des bribes de contes, qui peuvent se lire comme d’autres possibles narratifs et ouvrent alors d’autres perspectives, que nous ne pouvons explorer dans le cadre de cet article. Même si le choix du genre de la note ou de la notice invite à la brièveté et au laconisme citationnel, on note une tension entre la volonté explicite des Grimm de se livrer à un travail scientifique et exhaustif d’identification des sources et des variantes et le gommage des discours seconds. Certes la ponctuation et la typographie telles qu’elles sont reproduites dans l’édition de Rölleke (1980) qui se fonde sur le texte publié à Göttingen en 1856 peut connaître d’importantes variations, et donc pourrait ne pas constituer une source fiable du traitement des discours seconds. Cet effacement énonciatif crée l’impression que le texte se raconte tout seul, comme si les différentes variantes n’avaient pas d’auteur. Cette posture d’effacement énonciatif accrédite également l’oralité présumée des contes. La mention des sources est plus locative qu’attributive, et ne fait jamais de la source un auteur, mais seulement un maillon dans la longue chaîne qui relie les contes les uns aux autres. Ce phénomène est assez marqué dans la clausule de la notice consacrée à Aschenputtel (Grimm 1980: 38sq.): Im Pentamerone (1, 6) Cennerentola bei Perrault Cendrillon ou la petite pantoufle de verre (Nr. 6); bei der Aulnoy Finette Cendron (Nr. 10). Norwegisch ist Asbjörnsen S.110. Ungarisch in dem zweiten Teil des Märchens von den drei Königstöchtern bei Stier S. 34 folg. Serbisch mit eigenthümlichen und schönen Abweichungen bei Wuk Nr. 32. Le conte Aschenputtel est comparé à d’autres sources dans un effet de liste sans prise en charge énonciative, mais seulement sur le mode constatif. Dans l’effet de liste, le geste qui domine est le passage en revue toujours orienté selon la perspective géographique, puisqu’aux trois premières mentions s’ajoutent des adjectifs relationnels indiquant la nationalité de la source, norvégienne, hongroise et serbe dans une forme d’enchaînement sans fin. Stratégies discursives: du discours rapporté au discours en circulation L’insertion des citations s’opère selon quatre modes s’apparentant à la gestion du discours rapporté. Le plus standard est le plus rare. Il s’agit du recours au discours indirect, qui marque syntaxiquement les frontières entre le discours cité et le discours citant. On relève très peu de marqueurs dialogiques tels que les verba dicendi. On trouve le verbe ‚einleiten‘: „Eine fünfte Erzählung… leitet so ein, eine schöne Gräfin hatte…“ (Grimm 1980: 35). L’avantage du discours rapporté au style indirect est de permettre une hiérarchisation et une séparation des discours tout en les mettant à distance. Ce qui domine dans le mode citationnel est un encadrement des variantes des contes par des métatermes servant d’embrayeurs au discours cité ou servant d’anaphore résomptive à valeur explicative. On observe ce phénomène dès la première notice où la variante est simplement introduite par le terme ‚Erzählung‘: „Aus Hessen, wo es noch eine andere Erzählung gibt. Ein König, der drei Töchter hatte…“ 200 Dossier (ibid.: 3) et à la fin du récit, qui occupe plusieurs pages, se trouve un commentaire relevant de l’énonciation première et fixant l’attribution géographique: „Das Märchen gehört zu den ältesten in Deutschland, man nannte es unter dem Namen ‚von dem eisernen Heinrich‘, nach dem treuen Diener, der sein kummervolles Herz in eiserne Bande hatte legen lassen“. Il est alors introduit par le métaterme ‚Märchen‘, qui fixe ainsi la clôture de l’espace citationnel et résume en le catégorisant par son appartenance générique l’extrait cité, qui se trouve encadré par les deux termes sans autre marque énonciative. Cette clôture métatextuelle vaut soulignement et relève d’un travail réflexif sur les sources et les variantes, mais comme elle se réduit à des termes génériques (‚Erzählung‘, ‚Märchen‘, ‚Sage‘), l’effet produit est un prolongement de la narration du conte premier identifié par son numéro. Concernant le discours cité (à savoir les autres versions des contes ou les variantes), deux modes de citations sont utilisés: - soit une version intégrale du conte est donnée dans la notice avec un narrateur hétérodiégétique et un gommage total du travail de collecte; c’est le cas de la troisième Erzählung dans la notice dédiée à Frau Holle (ibid.: 40-44): Eine dritte Erzählung aus der Schwalmgegend verbindet dies Märchen mit dem von Hansel und Gretel. Es saßen zwei Mädchen bei einem Brunnen und spannen, das eine war schön, das andere war garstig […]‚ unser dreckiges Mädchen kommt. - soit est fournie une version résumée, comme pour la sixième Erzählung, prise en charge alors par un narrateur anonyme hétérodiégétique avatar des Grimm, toujours sans aucun indice énonciatif permettant de distinguer clairement les citations, les commentaires, les analyses les uns des autres, une prise en charge sans marqueur de désignation de la source énonciative ou narrative: Eine sechste Erzählung aus Thüringen gibt W. Reynitzsch in dem Buche über Truhten und Truhtensteine (Gotha 1802) S. 128-131. Die schöne Schwester, der die Spindel in den Brunnen gefallen ist, wird von der garstigen (aischlichen) hinabgestoßen. In der Naubertischen Sammlung (1, 136-179) ist das Mädchen im ganzen nach jener fünften hessischen Erzählung bearbeitet und in der Weise der übrigen, aber recht angenehm, erweitert. Pour la version résumée, seul le jeu des déterminants définis („die schöne Schwester“) signale une dimension commentative résomptive et non une narration pleine, alors que pour la variante n°3 („Es saßen zwei Mädchen bei einem Brunnen und spannen, das eine war schön, das andere war garstig“) tout le système énonciatif habituel du conte est utilisé, ici l’indéfini numéral et l’impersonnel en allemand, ce qui se traduirait en français par: „deux jeunes filles étaient assises auprès d’une fontaine et filaient, l’une était belle, l’autre laide“. Pour le traitement de la quatrième Erzählung, c’est le style paratactique qui signale la dimension résomptive et l’opération de prélèvement de certains éléments dans le conte sans qu’il soit redonné dans son entier: „Es hat ein Bäumchen geschüttelt, eine Kuh gemelkt, der man ihr Kälbchen gestohlen, und das Brot aus dem Ofen gezogen“. Ici la saillance informative porte sur les motifs que la jeune fille doit secourir: un petit arbre, une vache et le pain. On notera les phénomènes d’hybridation énonciatives qui font que 201 Dossier les versions intégrales, les variantes et les versions commentées sont très étroitement associées et mêlées. La relative explicative („der man ihr Kälbchen gestohlen“) n’est pas forcément nécessaire pour comprendre quels sont les éléments que la jeune fille secourt, en revanche dans une narration complète l’information parenthétique permet de comprendre la situation dans laquelle se trouve la vache et la justification de sa demande. Les notices offrent donc un tissu énonciatif et textuel particulièrement complexe, où la dimension narrative l’emporte sur les autres, faisant des notices de petites narrations en abyme, valant pour elles-mêmes. Au sein des versions résumées se trouve un usage important d’énoncés définitoires, à valeur explicative et justificative des liens que les contes et leurs variantes entretiennent. La définition est une opération discursive qui contribue au processus de construction du sens. L’activité définitoire est élaborée par une organisation énonciative complexe caractérisée par l’enchâssement de deux plans énonciatifs. Cet énonciateur collectif est responsable des énoncés définitoires, qui sont souvent des énoncés identificatoires et dénominatifs („Die Jungfrau die in dem von einem Dornenwall umgebenen Schloss schläft, … ist die schlafende Brunhild nach der altnordischen Sage...“) (Grimm 1980: 85). La définition et ses différentes réalisations linguistiques s’imposent comme un procédé discursif dynamique de l’ordre de la reformulation et du dialogisme interdiscursif. Le choix d’un cadre théorique discursif permet d’interroger les formes linguistiques en relation avec une extériorité générique et socio-idéologique qui favorise la compréhension de l’orientation germanisante/ universalisante de l’entreprise des Grimm dans le volume des Anmerkungen, en jouant de la localisation linguistique, génétique et discursive pour mettre en relation et en convergence les formations discursives relatives aux contes et légendes afin d’indiquer la bonne version desdits contes. On peut formuler trois hypothèses concernant la stratégie énonciative retenue par les Grimm pour l’écriture et la composition des notices: soit on a affaire à un discours manipulé, qui gomme la source énonciative seconde pour mieux exhiber la source énonciative narratoriale, et créer l’illusion d’un conte sans auteur qui se raconte tout seul et d’un conte peu écrit, mais seulement transcrit; soit on a affaire à un discours scientifique, lequel en raison des caractéristiques génériques de ce type de discours a un traitement plus intégratif des sources convoquées; soit, enfin, on est face à des discours en circulation, problématique complexe et encore peu explorée. Selon Laurence Rosier (2008: 132), „les discours qui circulent ne sont pas nécessairement des discours rapportés“, ce qui pourrait expliquer le montage énonciatif retenu de manière systématique par les Grimm dans l’ensemble des notices et des autres sections du volume trois. Laurence Rosier rappelle que pour être qualifié de discours en circulation, „un discours doit avoir fait l’objet de plusieurs transmissions“ (ibid.). Dans ce cas, les marquages citationnels diffèrent. C’est bien la perspective dans laquelle se situent les Grimm pour aborder l’archive relative aux contes et aux légendes, identifier, enregistrer, transcrire les versions transmises. Cette hypothèse nous paraît la plus séduisante, car elle permet de comprendre comment les perspectives structuralistes d’une part et folkloristiques de l’autre ont pu prendre naissance et 202 Dossier trouver dans les notices un terreau fertile dans la justification d’une approche par contes types. 18 Elle permet également d’aborder tout autrement les contes et le discours sur les contes dans une perspective de dialogisme interdiscursif et de comparaison différentielle (Heidmann/ Adam 2010: 33). En effet, les discours en circulation se sont constitués sur des discours antérieurs (et même à venir) et portent en eux la trace de cette sédimentation progressive, de ces rencontres, de ces hybridations. Il s’agit là, comme l’ont déjà montré les travaux de Ute Heidmann et de Jean- Michel Adam (cf. Adam/ Heidmann 2002) sur les contes de Perrault et d’Andersen essentiellement, d’une tout autre conception de la littérature et du discours tenu sur celle-ci. Le dialogue de l’autre et du même Les notices se donnent comme un laboratoire où s’expérimente une recherche inédite de la différence et de la différenciation. On assiste à une pesée de sources, à une saisie évaluative et comparative dans une tentative de prise de possession locale du conte dans ses versions les plus germaniques. Dans la spirale des différentes versions, comme par exemple les six qui sont identifiées et même entièrement citées dans la notice Frau Holle (Grimm 1980: 39-44), un effet de détachement ou de décollement s’opère. Au lieu de se superposer pour ne former qu’une, les différentes versions finissent par isoler, par différenciation, celle à qui est attribué le numéro - qui la délie des autres, ici le numéro 24, publié quant à elle dans le volume 1. De manière prépondérante et quasi systématique, la première mention des notices est d’ordre géographique, pour indiquer, par la préposition allemande „aus“, la provenance, l’origine des contes „aus Hessen, aus Paderborn, aus Thüringen…“. Se dit ainsi un jeu avec la limite, la frontière, dans un souci de délimitation d’une aire culturelle germanique des contes. Comment est traitée la tension germanisante avec la dimension universelle? La dimension universelle sert de caution à l’existence d’une veine germanique, tout aussi légitime et abondante que les veines italiennes, françaises, espagnoles: c’est là que l’axiologisation du discours est la plus saillante. On relève passim: „Die italienische und französische Sage haben beide den Schluß welcher der deutschen fehlt, aber in dem Bruchstück Nr. 5 (von der bösen Stiefmutter) vorkommt“ (Dornröschen, Grimm 1980: 85); „[z]u vergleichen ist die deutsche Sage Nr. 52“, (Der starke Hans, 268). La saisie est de l’ordre de la différenciation positive, pour mettre en valeur la qualité des versions allemandes, comme si le partage ou la cartographie ne dessinait pas seulement un ample territoire (tension universalisante), mais indiquait sur la carte la richesse intrinsèque, en matière de contes et de légendes, du périmètre germanique (tension germanisante). Les versions proposées s’affichent et se donnent à lire dans une tension de fermeture et d’ouverture, fermeture du conte sur lui-même, ce qui se confirmera au fil des éditions et dans la postérité des versions 203 Dossier Grimm, et ouverture sur un en-deçà ou une altérité servant de repoussoir. Ce scénario était propice à une lecture universalisante des contes. Les mots de la préface insistent sur le désir de sortir de l’identique („das eingerückte kann leicht wieder abgesondert werden“), tout en restant dans le même („Die Übereinstimmung mit fremden, durch Zeit und Ort oft getrennten Überlieferungen ist sorgfältig angezeigt“). S’y love une véritable passion et une systématique pour la quête des origines, origines des contes, „des fragiles épis de blé“ épargnés derrière les haies. 19 La lecture des Anmerkungen donne accès à cette quête systématisée des origines, qui a exercé une vraie fascination sur les Grimm, celle d’une enquête et d’une collecte, dont le troisième volume vient largement témoigner. Dans ce livre du livre, ce livre des contes, où il est tenu compte de toutes les variantes, on découvre un livre en abyme, qui ouvre sur d’autres possibles narratifs. Adam, Jean-Michel / Heidmann, Ute, „Réarranger des motifs, c’est changer le sens. Princesses et petits pois chez Andersen et Grimm“, in: André Petitart (ed.), Contes: l’universel et le singulier, Lausanne, Payot, 2002, 155-174. Bachtin, Michail M., Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984. Bonhomme, Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Garnier, 2005. Bolte, Johannes / Polivka, Georg, Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm, Dieterisch’sche Verlagsbuchhandlung, Leipzig, 1913, https: / / archive.org/ stream/ anm erkungenzuden01grim/ anmerkungenzuden01grim_djvu.txt, (dernière consultation le 22/ 09/ 17). Calas, Frédéric, „De la Belle au bois dormant à Dornröschen: phénomènes interdiscursifs d’une réécriture“, in: id. / Pascale Auraix-Jonchière (ed.), Séductions et métamorphoses de La Belle au bois dormant, Clermont-Ferrand, 2017 (à paraître). Foucault, Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Genette, Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987. Grimm, Jacob / Grimm, Wilhelm, Kinder- und Hausmärchen gesammelt durch die Brüder Grimm, Band 1, Berlin, Realschulbuchhandlung, 1812. —, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, S. Hirzel, 1854, http: / / woerterbuchnetz.de/ DWB (dernière consultation le 22/ 09/ 17). —, Kinder- und Hausmärchen gesammelt durch die Brüder Grimm, dritter Band, Anmerkungen zu den einzelnen Märchen, Göttingen, 1856, ed. Heinz Rölleke, Stuttgart, Reclam, 1980. Heidmann, Ute, „Le dialogisme intertextuel des contes des Grimm“, in: Fééries, 9, 2009, 9-28. Heidmann, Ute / Adam, Jean-Michel, Textualité et intertextualité des contes, Paris, Garnier, 2010. Núñez, Loreto, „Les commentaires paratextuels des Kinder- und Hausmärchen, gesammelt durch die Brüder Grimm“, in: Fééries, 9, 2012, 197-249. Paillard, Denis, „Prise en charge, commitment ou scène énonciative“, in: Langue française, 162, 2009, 109-128. Rabatel, Alain, „La dialogisation au cœur du couple polyphonie/ dialogisme chez Bakhtine“, in: Revue Romane, 41 (1), 2006, 55-80. Rosier, Laurence, Le discours rapporté en français, Paris, Ophrys, 2008. Sennewald, Jens Emil, Das Buch das wir sind, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004. 204 Dossier 1 Notons que de 1812 à 1857 les différentes éditions des Kinder- und Hausmärchen sont accompagnées de ce terme sine varietur „gesammelt durch die Brüder Grimm“. 2 Dès 1810, on trouve des traces de ce projet de collecte de contes et de leurs sources possibles dans la correspondance de Jacob Grimm. Voici un extrait d’une lettre du 24 septembre 1810 adressée à Brentano: „Die Kindermärchen, die wir gesammelt, sollen Sie kürzlich erhalten“. Il y est fait mention du projet de collecte de contes pour enfants. À la suite de la demande exprimée par Brentano, les Frères Grimm vont consigner par écrit tout le matériau qu’ils possèdent alors, ce qui donnera lieu à une première édition des contes en 1810, non publiée du vivant des deux frères, mais seulement en 1975 par Heinz Rölleke et reprise partiellement chez Reclam en 2007. 3 Nous faisons le choix de transcrire les notices en alphabet allemand standard mais sans moderniser l’orthographe de l’édition de 1856. 4 Il faudrait conduire une autre étude du volume 3 pour relever le vocabulaire axiologique très présent et qui sert à évaluer les versions des contes les unes par rapport aux autres. Parmi les axiologiques les plus présents on relève les termes ‚schlecht‘, ‚gut‘, ‚recht‘, qui montrent l’implication subjective des collectionneurs et l’orientation discursive qui a présidé aux opérations de sélection des contes: „doch hat sich bei den Siebenbürger Sachsen eine eigenthümliche und gute überlieferung […]“ (Grimm 1980: 268). 5 Les Grimm insistent sur „der wissenschaftliche Zweck dieser Sammlung“, Vorrede (ibid.: III). 6 Pour une approche du champ sémantique du terme ‚wissenschaftlich‘, il est intéressant de se reporter aux deux notices ‚wissenschaft, wissenschaftlich‘, écrites par les Frères Grimm eux-mêmes dans leur Deutsches Wörterbuch (Grimm 1854). 7 Il serait nécessaire pour compléter l’étude de caractériser la construction de l’ethos scientifique ou de l’ethos de médiateur que les Grimm construisent, consciemment ou inconsciemment, dans ce travail. 8 Il ne nous sera pas possible dans le cadre de cet article d’étudier une modalité fort présente dans les notices, la comparaison globale introduite par „ähnlich“, qui aurait permis de montrer comment est traitée l’autre et ramené à l’aune évaluative du même. Un travail lexicométrique permettrait de cartographier la démarche à l’échelle de l’ensemble du volume des Anmerkungen. 9 Il n’existe pas, à notre connaissance, de traduction intégrale des Anmerkungen et peu de travaux critiques. Citons celui de Núñez (2012), qui fournit quelques extraits traduits notamment de la section Literatur. 10 Literatur est à comprendre au sens de bibliographie, comme c’est le cas en allemand pour les ouvrages scientifiques et non au sens français de littérature. 11 Il faudrait mener une enquête toujours dans une perspective discursive pour étudier de près la place et le rôle dévolus par les Grimm à Perrault. On note en effet un certain nombre d’omissions volontaires dans la mention des sources, en particulier pour le conte Frau Holle ou pour les contes 15, 37 et 45, très proches de l’histoire du Petit Poucet. Que vient dire cette omission dans une entreprise qui cherche à retracer les sources et les variantes? 12 Nous renvoyons à notre article: „De la Belle au bois dormant à Dornröschen: phénomènes interdiscursifs d’une réécriture“ (Calas 2017). 13 Nous adoptons le terme de Ute Heidmann (Heidmann/ Adam 2010: 34), il s’agit en effet moins d’un travail de réécritures que reconfigurations ou de dialogisation, auquel se livrent les deux frères sur la base des différents matériaux, oraux ou écrits, parcellaires ou complets qu’ils avaient collectés. 14 Jens Sennewald (2004: 35) qualifie ce travail de philologique. 205 Dossier 15 Nous suivons la lecture de Ute Heidmann (2009), qui s’est intéressée à l’étude de ce corpus paratextuel en termes de stratégie de légitimation de la part des Grimm d’un corpus germanique et authentique des contes. 16 Nous renvoyons en particulier à Bachtin (1984). 17 Notons que le travail des Grimm publié sous la forme des Anmerkungen dans le troisième volume des Kinder- und Hausmärchen a été repris et prolongé en 1913 par Johannes Bolte et Georg Polivka sous le titre Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm (1913), en ligne: https: / / archive.org/ stream/ anmerkungenzuden01grim/ anmerkung enzuden01grim_djvu.txt. Ce travail d’archive et de génétique se fonde exactement sur celui des Grimm, par une reprise des mêmes notices avec les mêmes numéros et le même ordre, et forme un étrange palimpseste, puisque les deux critiques écrivent dans les mots des Grimm qu’ils complètent et prolongent. L’un des intérêts de ce travail d’enquête intertextuelle et interculturelle est de révéler la richesse et la diversité de l’interdiscours des contes. 18 Pour une étude critique de ce dossier, voir les travaux de Ute Heidmann cités (2010: 381). 19 „Vorrede“ de l’édition 1812 (Grimm 1812: V, VI).