eJournals lendemains 42/166-167

lendemains
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2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2017
42166-167

„Schreiben Sie mir Pölchen! nach unserer Art“

2017
Marie Claire Hoock-Demarle
ldm42166-1670106
106 Dossier Marie Claire Hoock-Demarle „Schreiben Sie mir Pölchen! nach unserer Art“ Quand l’amitié se décline au féminin. Le ‚tournant 1800‘ en Allemagne Depuis l’Antiquité - en fait depuis que l’homme trace, écrit, rend publiques ses réflexions sur la nature humaine - l’amitié apparaît non seulement comme un thème récurrent de l’expérience humaine mais aussi, au même titre que l’amour avec lequel il partage des frontières floues, comme un élément à la fois fondateur de l’individu et structurant de la société, quelle qu’en soit la nature. Les tentatives sont multiples qui d’Aristote à Michel Foucault s’emploient à étudier les ressorts de l’amitié, à en sonder les mystères et en glorifier les mérites, Montaigne reste en la matière le modèle absolu par la grâce de son irréductible formule: „Si on me presse de dire pourquoi je l’aymois, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en respondant: ‚Parce que c’estoit luy; parce que c’estoit moy‘“ (Montaigne 1962: 187). Dans cette lignée où l’amitié se construit à travers les siècles et s’affirme comme une vertu mâle par excellence, les femmes ne trouvent guère place, Montaigne allant jusqu’à leur dénier toute capacité à accéder à l’amitié vraie: Joint qu’à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour respondre à cette conférence et communication […] ny leur âme ne semble assez ferme pour soutenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable (ibid.: 185). Il y a certes Madame de Sévigné, chantre des amitiés plus encore que de l’Amitié, mais l’amour maternel a chez elle la préséance, donc le fait demeure, peu de femmes se sont risquées, au cours des siècles, à rendre publiques leurs amitiés. Pourquoi une telle réticence à exposer publiquement leur expérience en ce domaine? Deux constats permettent d’avancer quelques réponses à cette question. D’une part, cette expérience touchant, comme l’expérience amoureuse, au plus intime de l’être, elle met à jour par des gestes et des paroles le potentiel d’affect, voire de sensualité que recèle le rapport d’amitié - ce qui pour les femmes est resté longtemps de l’ordre de l’indicible, véritable tabou imposé par la société. D’autre part, comme le suggère la phrase de Montaigne, telle qu’elle est définie par et pour les hommes, l’amitié repose sur un contrat de confiance, ce ‚nœud si pressé‘ que seule l’âme virile peut garantir et sa formulation publique est alors de l’ordre de la réflexion philosophique ou morale s’exprimant dans des essais ou des aphorismes en rien destinés aux femmes. Et pourtant, les femmes ont pratiqué l’amitié, à leur manière, comme en témoigne la place prise par l’amitié dans les rares modes d’expression publique octroyés par leurs compagnons masculins que sont la lettre écrite dans l’intimité domestique et la conversation s’exerçant dans l’espace élitaire des salons. Loin des essais et traités 107 Dossier au masculin, l’amitié chez les femmes se saisit dans le dialogue, l’échange épistolaire étant, selon la définition qu’en donne Friedrich Schlegel dans sa revue Athenaeum: „ein Dialog in vergrößertem Maß“ (Athenaeum I 1969: 112). Or, au tout début du 19 e siècle, pour des raisons sur lesquelles il sera donné de revenir, on constate un changement radical tant dans la réflexion féminine sur l’amitié que dans la nature même de l’amitié qui s’y exprime. Pourquoi les femmes qui jusque-là pratiquaient l’amitié sur le mode mineur de l’intimité partagée, se risquent-elles désormais à une mise en lumière de leur rapport d’amitié et par là-même à une définition qui leur est propre de l’amitié? Pourquoi et comment font-elles, au fil de leurs lettres croisées, de ce rapport d’amitié le socle sur lequel elles ancrent un processus d’autonomie qui va modifier leur rapport à leur propre vie affective tout autant que leur position dans la société? Comment, enfin, parviennent-elles, fait rare mais remarquable, à inscrire leur expérience propre de l’amitié au féminin dans le champ, alors si peu ouvert aux femmes, de la littérature? Le moment 1800 Il faut, pour saisir ce processus, d’abord en revenir au Moment 1800, ce seuil, Schwelle, Zwischenzeit comme le désigne Christa Wolf, ce tournant, Sattelzeit, comme le conceptualise Reinhart Koselleck (Wolf 1980: 227; Koselleck 1998: 321). Entre la fin de l’Ancien Régime avec ses formes élitaires de sociabilité telles que les Académies ou les salons, et l’apogée de l’Empire napoléonien étendu à l’ensemble de l’Europe, tout bascule sous le choc de la Révolution française et de ses conséquences. L’élargissement d’un espace européen littéralement mis en réseau - vernetzt - par l’épistolaire (Hoock-Demarle 2008: 261sqq.) se double d’une accélération du temps devenu selon l’expression de Goethe, qui y était hostile, „eine velozifäre Zeit“ (Goethe 1976: IV , 159). La conjonction de ces divers phénomènes favorise le développement des communications et par là même la multiplication d’un échange épistolaire sans frontières. À cela s’ajoute l’accueil, divers certes mais généralisé - par la force s’il le faut - des nouveaux statuts sociaux instaurés par la Révolution tels que citoyen / Bürger ou Ami des Hommes / Menschenfreund, avec son triptyque vertueux ‚Liberté, Egalité, Fraternité‘. Temps très court - la Restauration reprendra vite ses droits -, le tournant 1800 inscrit dans la géographie comme dans la vie quotidienne et intellectuelle du moment ces idéaux révolutionnaires, s’adressant à l’Homme / Mensch qui englobe homme et femme devenant - pour un temps très bref - autant d’Ami / Amie du Peuple et de la Nation, frère / sœur en l’Humanité, tous égaux en Droits de l’Homme et du Citoyen, plus justement désignés en allemand comme les Menschenrechte. Il n’est pour s’en convaincre qu’à relire l’opuscule de Theodor Gottlieb von Hippel Über die bürgerliche Verbesserung der Weiber qui déjà en 1795 affirmait: 108 Dossier Das Weib ist wie der Mann; es gilt hier keinen Unterschied: sie sind allzumal Menschen […] warum soll das Weib nicht Ich aussprechen können? Warum sollen die Weiber keine Person sein? (Hippel 1977: 77, 120). A diverses reprises, Hippel reprend avec insistance le thème de l’amitié chez les femmes, accordant, à l’inverse de Montaigne, à celles-ci une indéniable aptitude à une amitié de qualité: Schon jetzt gibt es Freundschaften unter ihnen [den Frauen], die den unsrigen nicht weichen - Nur das Vorurteil der Männer hat ihnen die Anlagen zur Freundschaft abgesprochen. Ihre Freundschaften unter sich sind von anderer und originaler Weise. Gibt es aber nicht ebenso viele wahre Freundinnen als es wahre Freunde gibt? (ibid.: 225, 227) Dans ce contexte l’amitié, pratiquée jusque-là par les femmes sur le mode privé - même quand il s’agit de salonnières affirmées - se charge de tout le poids sémantique d’une fraternité déclinée au féminin, donnant à la ‚Chère Amie‘, sœur en intimité, une visibilité et une dimension polyvalente sociale, culturelle, voire politique à coefficient universel. Mais le Moment 1800, c’est aussi l’apogée du premier romantisme allemand plus connu sous le nom de Frühromantik, mouvement porté par une génération de femmes et d’hommes nés dans les années 1770, témoins et parfois acteurs de l’épisode révolutionnaire et à l’origine de modes de vie et d’écriture eux-mêmes hautement révolutionnaires. L’amitié est au cœur de la nouvelle sociabilité, cette Geselligkeit, terme inventé par le philosophe et théologien Schleiermacher et pratiquée, au grand scandale des contemporains, essentiellement dans le cercle de Iéna. Ce n’est pas seulement un mode de vie, c’est aussi toute une littérature qui met littéralement en scène l’amitié, avec des couples d’amis co-auteurs d’œuvres majeures comme Tieck-Wackenroder ou Arnim-Brentano - même si, côté femmes, l’harmonie en amitié n’est guère au rendez-vous et les rapports entre les ‚Schlegelinnen‘, Dorothea alors compagne de Friedrich et Caroline, éphémère épouse de August Wilhelm Schlegel, sont fort peu amènes. Dans la vie quotidienne comme dans la littérature bouillonnante qui anime le cercle de Iéna, l’amitié est au cœur de la réflexion et de l’écriture. Si on la pratique difficilement parfois, on la sacralise dans le roman Lucinde de Friedrich Schlegel, on la théorise dans les Fragments, ces écrits spécifiques du mouvement. On est loin de la position de Goethe pour qui l’amitié reste par-delà conflits et ruptures un marqueur indéfectible de la relation entre Gleichgesinnten: Mit wahrhaft Gleichgesinnten kann man sich auf die Länge nicht entzweien, man findet sich immer wieder einmal zusammen (Goethe 1981: XII, 522). Les Romantiques, hommes et femmes confondus, mesurent l’amitié à l’aune de l’amour. Certes Amour et Amitié sont également constitutifs de l’individu, mais ce qui les distingue à leurs yeux n’est pas tant leur nature, par essence identique, mais leur 109 Dossier rôle respectif, l’amitié étant par son ancrage social soumis à de nécessaires limites alors que l’amour reste entièrement du domaine de l’universel: Freundschaft ist partiale Ehe, und Liebe ist Freundschaft von allen Seiten und nach allen Richtungen, universelle Freundschaft (Athenaeum I 1969: 173). Ce sont là les deux conceptions de l’amitié qui dominent en ce début de siècle l’une - celle de Goethe - héritée de la tradition classique et encore fortement marquée par l’Aufklärung, l’autre - celle de Schlegel et de sa ‚famille en esprit‘, sa Geistesfamilie comme la nommait Novalis - largement revisitée sur le modèle révolutionnaire d’une amitié universelle, fusionnelle qui se confond avec l’amour de l’autre et de soi. Qu’en est-il dès lors de la réception chez les femmes de ces deux positions plutôt divergentes de l’amitié? La réponse vient des correspondances entre femmes qui se multiplient dans ce moment 1800. Et parmi celles-ci, quelques échanges, rares mais exceptionnels par l’écho qu’ils connurent auprès des contemporains ou par le prolongement littéraire que leur imposera plus tard leur auteure, témoignent du changement de nature de l’amitié et du rôle déterminant que celle-ci joue dans la prise de conscience d’une identité propre et d’une autonomie assumée par ces femmes dans l’expression de leur amitié au féminin. L’amitié au temps de la transition Le premier corpus de lettres auquel on s’arrêtera ici constitue la chronique d’une amitié qui unit deux femmes de statuts et de modes de vie fondamentalement différents mais dont les points communs sont d’être Berlinoises de naissance, d’appartenir à la génération née dans les années 1770 et de vivre en pleine conscience une période de bouleversements que Wilhelm von Humboldt, lui-même né en 1767, qualifiait de période de transition: „Notre époque semble nous mener d’une période qui est en train de passer à une nouvelle qui n’est pas peu différente“ (W. von Humboldt 1980: I, 398). On trouvera difficilement deux femmes aussi opposées que Rahel Levin-Varnhagen von Ense née en 1767, morte en 1833 et Pauline Wiesel née en 1779 et morte à Paris en 1848. Rahel est issue d’une famille juive aisée de Berlin qui bénéficie du statut libéral accordé aux juifs de Berlin par Frédéric II sous l’influence du philosophe Moses Mendelssohn. À la mort du père, elle prend en charge la famille et, au tournant du siècle, est une trentenaire non mariée, redoutable statut de vieille fille qui l’exclue de fait de toute activité publique réservée aux femmes. De son propre chef, elle ouvre en 1804 sa Mansarde, l’anti-salon par excellence, lieu d’exterritorialité où elle va attirer, sans considération de sexe ou de classe, tout ce qui compte non seulement à Berlin mais dans toute l’Europe. Hannah Arendt, très en affinité avec Rahel, a clairement relevé ce paradoxe: Précisément parce que les Juifs se trouvaient hors de la société, ils devinrent pour une brève période une sorte de terrain neutre dans lequel les gens de culture se rencontraient. Hors de 110 Dossier la société […] il y régnait une incroyable liberté vis-à-vis de toutes les conventions (Arendt 1959: 63). Quant à Pauline Wiesel, issue d’une famille bourgeoise de 14 enfants et dont le père est directeur de la banque royale, elle fait par sa mère partie de l’autre minorité berlinoise, la communauté huguenote. Mariée très jeune, divorcée très vite, comme le permettait le Code général prussien de 1794 plutôt libéral pour les femmes prussiennes, elle multiplie les liaisons retentissantes et mène une vie d’errance dans toute l’Europe: „Wie sie mich kennen, Obgleich ich Ein wenig ernsthafter geworden bin; Mein Schicksall ist noch immer wie der Vogel auf dem Baume“ (Levin-Varnhagen 1997: 68). Entre les deux épistolières, la correspondance court, avec des variations d’intensité, de 1801 à 1833, relatant d’abord avec verve, plus tard avec nostalgie, une indéfectible et insolite amitié autour de laquelle se cristallisent nombre de réflexions sur l’amitié entre femmes dans le siècle commençant. L’amitié entre ces femmes aux univers si disparates se construit sur leur appartenance à la fois à la génération intermédiaire, la Zwischengeneration comme la désigne Christa Wolf, et à une minorité différente, certes, mais qui marque profondément ces „naufragées comme nous“, ces „exclues de la société“ comme l’écrit Rahel (ibid.: 91). Et le paradoxe de cette amitié est bien que ce sentiment d’être exclues, chacune à sa manière, de la société fonde leur communauté, ce Wir, ce ‚nous‘ qui revient sans cesse où, par et dans la force de l’amitié qui les lie, des femmes affirment leur identité d’individu à part entière et construisent leur propre espace, a Room of Their Own à la Virginia Woolf. „Zusammen“ est le mot-clef de leur correspondance, révélant à quel point le rapport d’amitié se veut et se dit fusionnel, allant jusqu’à transformer l’échange épistolaire en une mélopée scandée à deux voix: - Aber wir werden doch das Grüne über der Erde und die Luft zusammen genießen. Zusammen, nebeneinander. Herrliches Wort! Mit dem was es enthält! (Levin-Varnhagen 1997: 184) - Vous voir, jouir les derniers moments ensemble, voir nous parlés nous reposer, ensemble rire et même pleurer, car quelque fois je pleure, et jamais Sans penser a vous (ibid.: 323). Toutefois, si toutes deux attestent d’une même volonté de mettre en pratique, voire en musique, leur amitié, seule Rahel sera à même d’en déceler la nature profonde, d’en discerner la raison d’être et la finalité. Proche du théologien Schleiermacher promu prédicateur à Berlin, elle connaît son essai paru en 1798, Versuch einer Theorie des geselligen Betragens, qu’elle va mettre en œuvre en ouvrant sa Mansarde à la société cultivée de son temps. Dans cet essai, Schleiermacher, qui accordait aux femmes le rôle nouveau de „génératrices d’une société meilleure“, fondait le concept de Geselligkeit sur „le libre jeu d’interaction entre individus“. Mais pour lui, ce qui se lit comme une redéfinition du rapport d’amitié porte en soi une contradiction: Wenn zweie untereinander etwas besprechen, was ihnen zwar gemeinschaftlich, aber den Anderen ganz fremde ist, so machen sie zwar unter sich eine Gesellschaft aus, aber sie haben sich von den Übrigen getrennt (Levin-Varnhagen 1983: X, 261). 111 Dossier Cette dialectique de l’exclusion est au cœur de l’amitié entre Rahel et Pauline, même si elles l’interprètent de manière différente: Wir sind neben der menschlichen Gesellschaft. Für uns ist kein Platz, kein Amt, kein eitler Tittel da! [...] Und somit sind wir ausgeschlossen aus der Gesellschaft. Sie, weil Sie sie beleidigen (ich gratuliere Sie dazu! Sie hatten doch etwas, viele Tage der Lust). Ich, weil ich nicht mit ihr sündigen und lügen kann (Levin-Varnhagen 1997: 91). Rahel a repéré sans mal ‚das Gemeinschaftliche‘, ces points communs qui créent la distance vis-à-vis des autres et finalement excluent: toutes deux sont femmes, juive pour Rahel, courtisane pour Pauline, toutes deux sont hors les normes de la ‚société ratissée‘ comme l’appellera plus tard Michel Foucault qui souligne à ce propos: Tout ce qu’il peut y avoir d’inquiétant dans l’affection, la tendresse, l’amitié, la fidélité, la camaraderie, le compagnonnage, auxquels une société un peu ratissée ne peut donner de place sans craindre que ne se forment des alliances, que ne se nouent des lignes de force imprévues. (Foucault 1994: 163). Mais toutes deux s’affirment libres. Le constat, si douloureux soit-il, de la marginalisation que génère l’amitié se double chez Rahel d’une prise de conscience du potentiel de liberté et d’autonomie que peut avoir cette amitié dans une marginalité assumée. L’amitié devient alors fierté et défi: Nur einmal konnte die Natur zwei solche zugleich leben lassen. Aber groß verfuhr die Natur mit uns beyden. Und wir sind geschaffen die Wahrheit in dieser Welt zu leben (ibid.: 91). Certes Rahel le sait, entre elle et Pauline l’amitié ne relève ni de la même échelle de valeur ni de la même sensibilité: chez Pauline, portée par un amour gourmand de la vie, celle-ci est physique et quasi fusionnelle dans son expression „Adieu Bergere cherié, adieu mes Seules amours, je vais quitter la plume pour me mettre a table“ (Levin-Varnhagen 1997: 330) alors que chez Rahel, l’amitié prend de la hauteur, s’universalise. Transcendant la différence des sexes comme dans cette lettre à Pauline commencée avec „Theuere geliebte Freundin und Freund! “ (ibid.: 91), Rahel esquisse là une sorte de troisième genre ni neutre ni asexué, sorte de fusion des sexes très proche de celle que proposait Friedrich Schlegel dans son roman Lucinde. Consciente de la différence de nature de leur conception de l’amitié, Rahel se plaît du reste à en souligner le contraste: Es ist nur ein Unterschied zwischen uns: Sie leben alles, weil Sie Muth haben und Glück hatten; ich denke mir das Meiste, weil ich kein Glück hatte und keinen Muth bekam (ibid.: 91). Certains termes employés par Rahel ne sont pas sans rappeler „die wahrhaft Gleichgesinnten“ de Goethe cités plus haut (Goethe 1981: XII, 522). Dans une lettre tardive (1823) adressée à Sara von Grotthus, Rahel sera plus explicite encore: Freundschaft ist kein leeres Wort. Goethe definiert sie in der Elegie so: „Freunde, Gleichgesinnte, nur herein“, und ewig frappierte mich das Wort, und gleich, für ewig. Was sind 112 Dossier Freunde? Und bei diesen höchsten Gedanken … müssen wir Gleichgesinnte haben, dies ist der höchste Punkt der Geselligkeit (Levin-Varnhagen 1983: III, 177). Face à une Pauline plus fusionnelle dans l’expression et la conception de l’amitié, ce qui la rapproche des premiers romantiques allemands, Rahel marque ici son indéfectible attachement à une conception de l’amitié à la Goethe. Mais en y ajoutant sa perspective de femme et son expérience de marginalisée, elle ancre l’amitié dans le Kein Ort nirgends de l’utopie où la sororité - Schwesternschaft - se construit à la marge et n’est acquise qu’au prix de toute reconnaissance sociale. L’amitié en héritage Bien que datant également du tournant 1800, le second cas d’amitié évoqué ici englobe par le destin littéraire qui lui sera conféré toute la première partie du 19 e siècle et offre de ce fait une double perspective sur l’amitié au féminin entre expérience réellement vécue et récit fictionnel publié quarante ans plus tard, donnant ainsi jour à une poétique, voire une politique de l’amitié plutôt singulière. Au départ, entre 1801 et 1806 et plus précisément de 1804 à 1806, deux jeunes Francfortoises se lient d’amitié. L’une, Karoline von Günderrode, 21 ans, est d’une famille de petite noblesse, ruinée après la mort du père; protestante, elle trouve refuge dans une institution francfortoise pour jeunes filles nobles sans ressources. Elle y a son propre espace et mène une vie relativement libre. Après quelques premiers échecs amoureux, elle écrit et publie (sous pseudonyme masculin) deux recueils de poèmes remarqués. En 1806, au terme d’une passion malheureuse, elle se suicide en se poignardant sur les bords du Rhin. L’autre, Bettina Brentano, de cinq ans plus jeune, est née dans une famille de riches négociants venus du Nord de l’Italie, catholique et proche des milieux littéraires de l’époque puisque la mère de Bettina, Maximiliane, a inspiré à Goethe en partie la Lotte de Werther et que la grand-mère, Sophie von La Roche, est alors encore la plus célèbre romancière de son temps. En 1801, Bettina, de retour du couvent et proche de sa grand-mère La Roche, se stylise déjà en „l’enfant (Es, das Kind)“, dont elle fera sa marque littéraire avec son premier roman-lettre (Briefroman) paru en 1835, Goethes Briefwechsel mit einem Kinde. Pour saisir au plus près la nature de l’amitié entre ces deux adolescentes puis le processus de déconstruction / reconstruction que lui fera subir quatre décennies plus tard Bettina von Arnim dans son Briefroman paru en 1840, Die Günderode, il faut mettre en regard les deux temporalités de cette amitié réelle puis revisitée par Bettina. La lecture croisée de deux passages de la correspondance réelle et de leur transposition littéraire permet de suivre l’émergence d’une véritable poétique de l’amitié. Dans une première lettre, une des rares lettres originales conservées, datant de l’été 1804, Bettina, qui se considère classiquement comme l’élève d’une Günderrode promue Mentor, doit faire face au mal de vivre récurrent de son amie, un état d’esprit qu’elle ne comprend pas mais qu’elle ressent comme un éloignement, un rejet. 113 Dossier L’enfermement de Günderrode sur elle-même, sa volonté de disposer librement de sa vie et de son corps apparaît à la jeune Bettina comme une trahison et le déni d’une relation où elle se donne corps et âme: Ich weiß zwar nicht, ob Du genugsames Gewicht auf meine Freundschaft legst (das heißt so sehr, als ich es verdiene) (Arnim 1959sqq.: V, 200). L’adolescente réagit par un double défi. Dans un premier temps, l’amitié, désormais à sens unique, devient d’abord une tentative de transfusion d’énergie, Bettina passant du Ich au Wir, dessinant un avenir où, fortes de leur amitié, toutes deux pourront miteinander affronter le monde et vaincre la médiocrité ambiante. L’amitié ne se construit plus sur un rapport de disciple à mentor comme auparavant mais, regénérée à travers l’épreuve du conflit et du déni, devient exigence de continuité, proche en cela de la Wir-Gemeinschaft de Rahel, la marginalité sociale en moins. Dans le roman Die Günderode, le même moment de mise à l’épreuve du rapport d’amitié met en scène une Günderrode marquée par la mort, sur laquelle le monde devenu farblos et klanglos n’a plus de prise. Dès lors il n’est plus question pour Bettina, exclue de l’amitié par le silence de Günderrode, de tenter de lui infuser l’énergie salvatrice. Elle ne cherche plus - comme elle l’avait fait quarante ans auparavant - à renouer un dialogue de conciliation et d’exhortation au retour à la vie, elle fait, pour échapper au silence qui s’est établi entre elles deux, le choix paradoxal du monologue épistolaire seule possibilité de rétablir le rapport éclaté de l’amitié: Da dacht’ ich, wenn ich von Dir fern wäre, da würd ich in Briefen wohl Dir die ganze Tiefe meiner Natur offenbaren können - Dir und mir; […] und wenn ich will, dass Du mich liebst, wie soll ich das anders anfangen als mit meinem innersten Selbst - sonst habe ich nichts anders (ibid.: I, 352). Le cheminement, qui fait écho au fragment de Novalis „nach innen geht der geheimnisvolle Weg“, est singulier: au départ proche de l’adoration juvénile, il se heurte au silence de l’autre, passe par l’épreuve de la rupture et, dans la version revisitée, recourt au monologue introspectif pour réinventer une amitié fusionnelle absolue. Pour ce faire, Bettina retisse une amitié qui touche à l’essence même de l’individu, au plus près de cette universelle Freundschaft revendiquée par les Romantiques. Un second passage met plus encore à nu cette évolution qui va de l’amitié défensive face aux autres, naïf rempart contre la médiocrité du monde, vers un rapport fusionnel qui, plongeant au plus profond de chacune, se reconstruit en une amitié créatrice. Il s’agit de la dernière lettre de Bettina adressée à une Günderrode dont elle ignore que celle-ci est sur le point de se suicider. Lettre brève datée de juin 1806 où Bettina, lasse des refus de Günderrode de la voir, fait le bilan d’une amitié en ruines, „verletztes Vertrauen, zerrüttetes Verhältnis“ (ibid.: V, 204), reprenant des termes qui ont de tous temps défini le rapport d’amitié au même titre que le rapport amoureux. Et dans un geste de défi, qui confine au dépit amoureux, Bettina concrétise la rupture en choisissant la mère de Goethe pour amie: „Ich habe mir statt Deiner 114 Dossier die Rätin Goethe zur Freundin gewählt“. L’amitié semble ici compatible avec la rupture et même remplaçable par un simple geste de la volonté. Et le défi tient essentiellement au saut générationnel assumé dans la réalité du moment, Bettina choisit pour amie une femme de la génération de sa grand-mère La Roche, sa confidente et amie d’enfance - une situation d’amitié qui se répètera à l’identique avec George Sand et sa grand-mère Dupin de Francœuil à Nohant (Sand: 1971). Dans la première partie de Goethes Briefwechsel mit einem Kinde, dédiée à la mère de Goethe, Bettina reprend cet adieu à la Günderrode et en fait un long récit biographique où l’amitié prend parfois une dimension christique: Mir hat geträumt, dass ich sie gesehen habe, und ich hab’ gefragt: „Günderode, warum hast Du mir dies getan? “ Da hat sie geschwiegen, hat den Kopf gesenkt und hat sich traurig nicht verantworten können (ibid.: II, 61). Bousculant la chronologie, elle inscrit cette amitié dans un temps intériorisé où se mêlent apprentissages d’adolescentes, construction d’un monde imaginaire inconnu des autres, invention d’une curieuse Schwebereligion (religion flottante), philosophie de la vie inspirée de la lecture de Schleiermacher et la déclamation enthousiaste du Hyperion de Hölderlin. Une poétique de l’amitié naît ainsi de la nostalgie d’un temps où l’amitié était une autre naissance au monde: Ehe ich Dich gesehen hatte, da wusste ich nichts, da hatt’ ich schon oft gelesen und gehört, Freund, Freundin, und nichts gedacht, dass das ein ganz neu Leben wäre (ibid.: 381). Mais Bettina, auteure de Die Günderode, va plus loin que ce nostalgique constat. L’amitié fantasmée par le temps, poétisée par la forme que lui donne son style très particulier, devient précieux héritage: Ach, sie hat vielleicht ein besseres Teil ihres geistigen Vermögens auf mich vererbt seit ihrem Tod. Vererben doch die Voreltern auf ihre Nachkommen, warum nicht die Freunde? (Ibid.: 72) Par un geste qui s’explique par sa situation d’auteure célèbre devenue une voix de l’opposition dans la Prusse antilibérale du Vormärz d’avant 1848, Bettina transforme in fine la poétique en une politique de l’amitié. Elle dédie Die Günderode aux étudiants, den Studenten: „Euch, Irrenden, Suchenden, Euch schenk’ ich das Buch“ (ibid.: I, 217), offrant ainsi à la génération de la Jeune Allemagne le miroir d’une première génération de marginaux de génie porteurs des idéaux de liberté et de fraternité, celle de Hölderlin, de Kleist et de Günderrode, celle que Christa Wolf qualifiera d’„Avant-garde ohne Hinterland“ (Wolf 1980: 228). Dans cette très libre reconstitution du Moment 1800, Bettina ne cesse de dire sa dette envers cette époque: So wie ich mich fortgebildet habe, so entspringt doch mein Denken und Handeln und ist unmittelbare Folge jener früheren Zeit (ibid.: I, 516). 115 Dossier Plaçant son amitié avec la Günderrode au cœur même du processus de l’ouverture au monde et de la découverte de soi, Bettina décrit le rapport d’amitié comme un état quasi de gestation. L’amitié a force de (re)naissance au monde, et c’est dans l’image de la germination que Bettina exprime au mieux l’amitié vécue au tout début du siècle dont elle tire sa force de résistance et son énergie d’écrivaine: Der Sinn der Welt ist mir einleuchtend geworden durch Dich […] und es war ein Reichtum, den ich in mir ahnte, und es war mir alles durch Dich geschenkt! - Ja ich zweifle nicht, es ist ein Kern, ein edler in mir, der wurzelt und der mich mir wiedergibt. Du hast diesen Kern in mir gewurzelt (ibid.: I, 516). Ainsi, on en revient toujours à ce moment 1800, qui, en la transposant en fraternité donnée à tout être humain / Mensch, avait libéré l’amitié des conventions qui en faisaient une vertu publique pour les hommes et un lien affectif décliné sur le mode privé pour les femmes. D’une génération à l’autre, la dynamique engendrée par cette nouvelle configuration de l’amitié enclenche un processus qui mène de la mise en pratique de la solidarité féminine à une poétique de l’amitié au féminin. Et en filigrane, on peut y discerner les premiers pas d’un mouvement d’autonomie des femmes qui va de la construction d’une Wir-Gemeinschaft, marginale certes mais fondée sur les liens d’amitié, à une affirmation de soi nourrie de l’amitié et qui exprime sa dette envers ce précieux héritage jusque dans le champ de la littérature. Arendt, Hannah, Rahel Varnhagen. Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin aus der Romantik, München, Piper, 1959. Arnim, Bettina von, Werke und Briefe, 5 Bde., ed. Gustav Konrad, Köln, Frechen, 1959sqq. Athenaeum. Eine Zeitschrift 1798-1800, ed. Ernesto Grassi, Hamburg, Rowohlt,1969. Foucault Michel, „De l’amitié comme mode de vie“, in: Gai Pied, 25, avril 1981, 38-39, repris in: Dits et Ecrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, 163-167. Goethe, Johann Wolfgang von, Werke, Hamburger Ausgabe, 14 Bde., ed. Erich Trunz, München, Beck, 1981. —, Goethes Briefe und Briefe an Goethe, Hamburger Ausgabe, 6 Bde., ed. Robert Mandelkow, München, Beck, 1976. Hippel, Theodor von, Über die bürgerliche Verbesserung der Frauen, Berlin, 1793. (Reprint: Frankfurt/ Main, Syndikat Autoren- und Verlagsgesellschaft, 1977). Hoock-Demarle, Marie Claire, L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel, 2008. Humboldt, Wilhelm von, Schriften zur Anthropologie und Geschichte, in: id., Werke, 5 Bde., ed. Andreas Flitner / Klaus Giel, Stuttgart, Cotta, 1980. Koselleck, Reinhart, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 1969; Le futur passé. Contribution à la Sémantique des temps historiques, trad. Jochen Hoock / Marie Claire Hoock, Paris, Editions EHESS,1990. Montaigne, Michel de, Essais, in: Œuvres complètes, ed. 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