eJournals lendemains 42/166-167

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2017
42166-167

L’ami, l’étranger

2017
Cécile Wajsbrot
ldm42166-1670097
97 Dossier Cécile Wajsbrot L’ami, l’étranger 1 Au moment de commencer à écrire ce texte, je viens de perdre un ami. Je ne sais pas très bien ce qu’est l’amitié mais je sais ce qu’est la perte. Les lieux vidés d’une présence, l’image mentale qui se dessine, l’apparition. Quelqu’un était là, il n’est plus là, et quand ses contours se dessinent, ce n’est plus lui, ce n’est pas quelqu’un d’autre - c’est autre chose. Il faut tout revisiter, et conjuguer les verbes au passé. Le présent, plus jamais. L’amitié… Il y avait une femme, Noémi, partie au pays de Moab avec ses deux fils qui y trouvèrent une épouse chacun, et qui moururent. Noémi voulut retourner chez elle et dit à ces deux femmes de ne pas la suivre, de rester dans leur pays et de continuer à vivre, de trouver un autre mari. L’une d’elles, Orpah, pleura mais finit par se rendre aux arguments de Noémi et resta. Son nom est rarement retenu. L’autre s’appelait Ruth et refusa cette vie tracée. „N’insiste pas près de moi pour que je te quitte et m’éloigne de toi; car partout où tu iras, j’irai, où tu demeureras, je veux demeurer; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu.“ Est-ce de l’amitié? De l’amour? Un amour filial? Est-il si important de le savoir, de le définir? Une affinité - car le devoir seul ne peut expliquer ces mots enflammés. Mais il fallait qu’elles soient deux pour mesurer, à l’aune des réactions attendues de l’une, le caractère extraordinaire de l’autre. Laisser famille et pays, laisser son dieu. Ruth la Moabite. Ainsi la désigne-t-on, ainsi apparaît-elle aux yeux de tous, la Moabite c’est-à-dire l’étrangère, et peu importe d’où du moment qu’elle n’est pas d’ici, du pays d’où sont les autres. Lorsqu’elle va glaner dans le champ de Booz et que celui-ci lui demande qui elle est, le serviteur auquel il s’adresse commence par dire, c’est une jeune fille moabite. Et Ruth s’étonne de l’attention de Booz puisque, dit-elle, je suis une étrangère. Des choses mystérieuses se passent, entre les êtres, des flux circulent, des émotions, des pensées qui utilisent les circonstances pour relier - mais non lier - quelqu’un à quelqu’un d’autre, et en faire un ami. J’ai remonté l’avenue sous la lumière d’un presque soir d’été, les grandes portes du cimetière se voyaient de loin et ses murs pleins, comme pour ne rien laisser échapper, garder les morts, assurer l’étanchéité des deux mondes. Pourtant, contre toute vraisemblance, je m’attendais à voir cet ami apparaître, sur l’avenue. Moi qui suis étrangère, dit Ruth dans une traduction ancienne - 1899 - que j’ai depuis si longtemps. Moi qui ne suis qu’une étrangère, traduit Marie Ndiaye avec Aldena da Silva dans la Bible des écrivains parue en 2001. Je ne sais pas qui a raison, je ne connais pas la langue de la Bible. Mais j’y vois volontiers le signe des temps, à la fin du XIX e siècle, je suis étrangère était négatif en soi, il n’était pas besoin d’y ajouter une restriction alors qu’au tout début du XXI e siècle, il faut une négation restrictive pour comprendre la nuance péjorative de ce mot, étranger. C’est 98 Dossier la lecture positive du déroulement de l’Histoire. Car on pourrait aussi bien dire l’inverse, je suis étrangère signifiant aujourd’hui je ne suis qu’étrangère. Je vous laisse choisir. Mais au XIX e siècle comme au XXI e , Ruth se définit comme étrangère tandis que son nom signifie, amie. L’amie - l’étrangère. Voici la première phrase d’un roman paru en 1913. „Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189…“ Pas de noms, ni le lieu ni les personnes en présence, des pronoms seulement et malgré la moitié de la phrase prise par la détermination du temps - un dimanche de novembre - et de la décennie, la dernière du dixneuvième siècle, ce qui compte dans cette phrase, dans ce début de roman, c’est l’arrivée. Les précisions viennent après, description des lieux et de l’installation remontant à quelques années, jusqu’à cette autre phrase, le deuxième commencement du récit, „Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva“. Ce roman, c’est Le grand Meaulnes, d’Alain-Fournier. L’arrivée, le narrateur n’y assiste pourtant pas. Rentrant un peu en retard de l’église, il découvre une femme inconnue venue amener son fils en pension - le narrateur étant, comme Alain Fournier, fils de l’instituteur du village - tandis que du premier étage parvient un bruit, „un pas inconnu, assuré, [qui] allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d’adjoints abandonnées où l’on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes“. C’est une présence qui est décrite, et l’effet de cette présence, le bruit des pas, l’ébranlement du plafond signe annonciateur d’un ébranlement plus général, plus radical, qui saisira le narrateur, envahi, pour l’instant, d’un simple pressentiment. „Nous étions debout tous les trois, le cœur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l’escalier de la cuisine s’ouvrit; quelqu’un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l’entrée obscure de la salle à manger.“ La présence - quelqu’un - un effet - le cœur battant - le bruit des pas c’est-àdire l’attente et déjà comme un avant-goût de la personne, une préparation à ce qui ne peut qu’être un avenir. „C’était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d’abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d’une ceinture comme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu’il souriait.“ La connaissance - ou plutôt la perception - s’accroît. La taille et l’âge, signes extérieurs dont la banalité s’efface aussitôt pour laisser place aux habits, le chapeau et la blouse, qui confèrent à celui qui les porte un certain anonymat et un certain mystère. Tout cela vient avant la parole, avant même la rencontre. Personne ne se présente, personne ne dit son nom, à quoi bon les présentations quand la présence s’impose? Meaulnes entraîne le narrateur dans la cour pour lui montrer des fusées non allumées trouvées dans son grenier mais auxquelles il n’avait jamais prêté attention, garde tout ce temps le silence, y compris au cours du dîner, et au début du chapitre suivant, François Seurel écrit: „L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’une vie nouvelle“. 99 Dossier 2 Sait-on toujours ainsi ce qui va se produire? Comment se passent les rencontres, comment se pressentent les vraies rencontres avant d’avoir eu lieu? Comme dans Le grand Meaulnes, il y a des signes avant-coureurs, des choses qui se préparent et ne prennent leur sens qu’après-coup. L’arrivée de Ruth la Moabite, l’arrivée d’Augustin Meaulnes, ne sont des arrivées que parce qu’ils sont l’un et l’autre accueillis, reconnus. Les signes sont d’abord impondérables. Un aspect extérieur, une attitude, une voix. Il est seul ou elle est avec d’autres, mais au départ, chacun est dans son monde, et ces mondes, croit-on, n’ont aucune chance, aucune raison de se rencontrer. Pourtant la présence dans le même lieu au même instant est déjà une coïncidence. L’arrivée, la rencontre, c’est d’abord partager un même espace. Ou plutôt, l’un habite cet espace, c’est-à-dire qu’il n’y prête pas d’attention particulière, qu’il est dans l’habitude du lieu tandis que l’autre surgit, apparaît, et d’un coup l’espace s’ouvre, la continuité est rompue, quelque chose advient, quelqu’un. Ce qui ne faisait qu’être là se révèle. Meaulnes a trouvé, dans le grenier de Seurel, deux fusées non allumées, il en allume les mèches et jaillissent alors „deux gerbes d’étoiles rouges et blanches“. Ces étincelles étaient là en puissance, mais attendaient que quelqu’un les anime, quelqu’un qui ne pouvait pas être l’habitant, l’habitué, qui ne pouvait qu’être un autre, l’inconnu, l’étranger. Pourtant rien n’a encore vraiment commencé. Troisième début du roman, la dernière phrase du chapitre deux, „Et c’est là que tout commença, environ huit jours avant Noël“. L’apparition se double d’une disparition qui la creuse et l’approfondit, qui achève de lui donner son caractère exceptionnel, ou plutôt l’arrivée, une fois la disparition survenue et vaincue, s’accomplit en apparition. Le narrateur doit aller chercher ses grands-parents à la gare, Meaulnes prend une jument pour arriver avant lui, mais à la gare, personne ne l’a vu et la jument revient seule, bien plus tard, quant à Meaulnes, il frappe au carreau de la salle de classe trois jours après, ne dit rien, va se coucher, et ce n’est qu’au soir qu’il raconte à Seurel, qui promet de repartir avec lui sans savoir où il était, pour retrouver la jeune fille qu’il aime - avant que Meaulnes lui ait confié quoi que ce soit. Je passe le détail, Meaulnes s’est perdu, a fini par apercevoir les lumières d’un domaine mystérieux où se donne une fête avec des déguisements, des enfants, où règnent les figures d’Yvonne de Galais - la jeune fille - et de Frantz - son frère -, une fête qui prend brusquement fin sur l’annonce que la fiancée de Frantz ne viendra pas, finalement. L’intérêt du récit, outre son atmosphère onirique, est qu’il n’est pas fait par celui qui en est le personnage principal mais par son ami - sous éclairage indirect, en quelque sorte. Avec un décalage de temps aussi. Le chapitre sept se clôt sur le soupir que pousse Meaulnes avant de raconter son histoire, et le chapitre huit s’ouvre ainsi: Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même lorsqu’il se fut décidé à me tout confier, durant des jours de détresse dont je reparlerai, ce 100 Dossier resta longtemps le grand secret de nos adolescences. Mais aujourd’hui que tout est fini, maintenant qu’il ne reste plus que poussière de tant de mal, de tant de bien, je puis raconter son étrange aventure. 3 On commence à parler - quels sont les premiers mots? Qui s’en souvient? Sont-ils anodins pour emplir le silence ou déjà signifiants? Entamer une conversation est une responsabilité. Et qui prouve que ce sera une conversation? Peut-être même un dialogue? Certes le bruit des pas de Meaulnes l’annonce, mais dans la rumeur qui construit nos jours, comment percevoir le bruit des pas? Je revois les lieux, ce café aux baies vitrées donnant sur l’avenue, mais je n’entends pas les mots - car si l’espace de nos rencontres est resté le même au long des semaines et des mois - le même café, la même table - les mots ont changé, une conversation a commencé, un dialogue s’est constitué - une continuité s’est créée. Je n’en trouve pas les traces dans ma mémoire. Tant de mots se sont effacés. Ce n’est pas là qu’il faut chercher car les mots oubliés forment la matière solide du socle sur lequel s’édifie l’amitié. Quelle était la saison? Été, automne, hiver? Il me reste des îles qui forment un archipel, assez de côtes pour aborder, assez de mer pour naviguer. 4 Deux enfants, Felix et Christlieb, vivent au bord de la forêt et c’est là qu’ils aiment jouer, parmi les arbres, sur les rives du lac. Leurs cousins de la ville, placés plus haut dans la hiérarchie sociale, mieux éduqués, leur apportent des jouets qui les séduisent de façon éphémère, mais dans la forêt, les jouets ne tiennent pas. Felix les jette délibérément. Mais ils se lassent de leurs jeux anciens, aussi, et regrettent les jouets, et pleurent. „De l’ombre profonde d’un buisson, on percevait une suave musique, comme lorsque le vent, caressant une harpe, réveille les accords assoupis.“ Les enfants ont cessé de pleurer, ont oublié leur peine. „À mesure que la lueur se faisait plus vive et plus sonores les belles harmonies, le cœur des enfants battait plus fort.“ Le cœur battant - comme le narrateur du Grand Meaulnes dans l’attente de l’arrivée. „Les yeux fixés sur cette lumière étrange, ils discernèrent, éclairé par le soleil, le visage très pur d’un adorable enfant qui, du milieu des buissons, leur souriait et leur faisait des signes.“ Si l’apparition semble plus douce que celle du grand Meaulnes - intimement liée à la nature, à la lumière et l’harmonie des sons, tandis que celle de Meaulnes se fait dans le silence et la pénombre, interrompu par un bruit de pas presque inquiétant - la surprise est la même, l’attente aussi. Dans l’un et l’autre cas, l’inconnu, l’étranger qui deviendra l’ami est un visiteur qui fait irruption dans les lieux familiers de ceux qui l’attendaient sans le savoir, dans une vie uniforme et réglée, une vie d’habitudes. 101 Dossier L’enfant étranger, c’est ainsi que Hoffmann le désigne, c’est le titre qu’il donne à ce conte écrit en 1817 et qui s’insère dans le recueil des Frères Serapion. L’enfant explique qu’il les a entendus pleurer, c’est pour cela qu’il est venu. Il demande, que vous manque-t-il? - Nous ne le savions pas trop nous-mêmes, répondit Felix, mais maintenant je crois que ce qui nous manquait, c’était toi. - C’est vrai, dit Christlieb, et depuis que tu es là, avec nous, nous voici tout heureux. Pourquoi as-tu été si long à venir? Les deux enfants avaient vraiment l’impression de connaître depuis longtemps cet enfant étranger, d’avoir déjà joué avec lui, et de n’être tombés dans la tristesse que parce que leur compagnon avait cessé de venir les voir. L’irruption de l’enfant étranger dans la vie de Felix et Christlieb bouleverse jusqu’à leur perception du temps, leur donnant la nostalgie d’une chose non encore advenue. Le futur revêt l’aspect du passé - tu nous manquais, non parce que tu avais été là mais parce que tu n’étais pas encore là. De la même façon, lorsque le narrateur entreprend de raconter l’aventure du grand Meaulnes, il se situe à un moment du temps beaucoup plus tardif - „aujourd’hui que tout est fini“, dit-il - mais le récit qu’il fait suit la chronologie si bien que plus le moment de cette incise s’éloigne, plus on oublie la fin qu’elle dessine pour plonger avec les deux amis en quête du domaine mystérieux et de ses habitants, faisant de leur passé un présent. L’énigme est en partie résolue par une autre apparition. Maintenant que Meaulnes est revenu, que Seurel a promis de l’accompagner à son prochain départ, que la saison n’est pas favorable et qu’il tente vainement, surtout, de repérer l’endroit sur une carte ou sur des chemins, le sort intervient, qui se matérialise sous l’aspect d’un bohémien qui apparaît, lui aussi, un jour, dans la salle de classe, et livre quelques clés de l’itinéraire à suivre avant que Meaulnes, quelque temps plus tard, ne reconnaisse en lui Frantz de Galais. Les péripéties de la quête, comme celle des chevaliers dans les romans du Moyen Âge, seraient trop longues à relater. Le narrateur rencontre Yvonne de Galais par hasard, dans un village, et prévient Meaulnes alors que leurs relations se sont distendues et que celui-ci s’apprête à partir - on ne sait pas où ni pourquoi mais pour un long voyage. C’est ainsi que Seurel, le narrateur, accomplit sa promesse d’aider son ami à retrouver la jeune fille qu’il aime - épisode qui se termine par le mariage de Meaulnes et d’Yvonne de Galais - malgré l’atmosphère de tristesse nostalgique dans laquelle se déroulent les retrouvailles - „il s’enquérait de toute cela [des choses passées] avec une passion insolite, comme s’il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu’ils n’avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l’eau un caillou et des algues“. Comme s’il était trop tard. 102 Dossier 5 La présence de l’enfant étranger transfigure le monde. Certes Felix et Christlieb aimaient la forêt, mais quand l’enfant est là, les arbres et les fleurs parlent et ils comprennent leur langage. La forêt se pare des jouets les plus merveilleux. Où donc? s’écrient Felix et Christlieb. Regardez donc autour de nous, fit l’enfant étranger. Felix et Christlieb virent en effet, dans l’herbe épaisse et la mousse laineuse, mille fleurs merveilleuses les regarder comme des yeux étincelants tandis que brillaient çà et là des pierres de toutes les couleurs, des coquillages à reflets de cristal et des hannetons d’or qui voltigeaient en fredonnant de doux airs. Les ingrédients des contes, or et pierreries, habituellement présents dans des trésors, sont ici dans la nature. L’ami - l’étranger - est l’intercesseur qui donne accès à un monde merveilleux qui était là - puisqu’il suffit de regarder autour de soi - mais dont on ignorait la présence ou du moins, la portée véritable. Un monde endormi qui ne demande qu’à s’éveiller ou plutôt, un monde illisible, indéchiffrable, qui attend la présence qui le révélera. Les métamorphoses les plus extraordinaires adviennent. Les fleurs s’enlacent et forment des tonnelles odorantes, les colonnes faites de cailloux multicolores se transforment en un ruisseau d’argent et bientôt, l’enfant étranger emmène Felix et Christlieb voler avec lui. L’enfant étranger - il n’a pas de nom alors que les autres personnages du conte en ont un. Il n’a même pas de sexe. Felix voit en lui un garçon tandis que Christlieb voit une fille. Évidemment l’existence du genre neutre en allemand y aide tandis qu’en français, le masculin obligé donne l’impression d’un choix. Mais il n’y a aucune description de lui, aucun trait sinon le sourire et la voix - et l’étrangeté, bien sûr, ou plutôt, l’étrangéité. Comme de Meaulnes, aucune description à une époque - le roman date de 1913 - où le roman décrit ses personnages en détail, juste une évocation, une silhouette. L’un et l’autre sont des apparitions, et une apparition ne peut être trop matérielle. Quand les parents demandent à leurs enfants de décrire l’enfant inconnu, ses vêtements, ceux-ci n’arrivent pas à s’accorder, ce qui achève de convaincre les parents que les enfants racontent n’importe quoi. Ce qui donne lieu à une réplique cocasse: le lendemain, Christlieb dit à l’enfant, „sais-tu que maman croit que tu es Gottlieb, le fils du maître d’école? “ Si la supposition est déjà décalée lorsque la mère la formule le soir, à la maison, elle devient totalement absurde, transplantée dans l’univers de l’enfant étranger, dans „une merveilleuse tente faite de grands lis, de roses rouges et de tulipes multicolores“ alors que Felix et Christlieb sont occupés à saisir ce que dit le ruisseau. Nulle part n’est plus clairement signifiée l’existence de deux mondes parallèles aux rares points de rencontre, celui de la raison - faut-il dire des adultes - et un monde merveilleux où tout est possible, où il y a place pour l’aventure - l’inattendu. Aux questions de Felix et Christlieb qui portent la trace de l’ancien monde: „où est ta maison, qui sont tes parents et surtout, quel est ton vrai nom“, l’enfant étranger répond: 103 Dossier Ah! chers enfants, pourquoi me demandez-vous quel est mon pays? Ne vous suffit-il pas que je vienne jour après jour m’amuser avec vous? Je pourrais vous dire que je réside là-bas, derrière ces montagnes bleues qui ressemblent à des créneaux de nuages. Mais dussiezvous marcher durant des jours et des jours jusqu’au sommet de ces monts, vous découvririez au loin encore de nouvelles chaines derrière lesquelles il vous faudrait chercher ma patrie, et même si vous atteignez ces montagnes, vous en apercevrez d’autres, et il en irait éternellement de même et vous ne parviendriez jamais dans ma patrie. Le pays de l’enfant étranger est aussi inaccessible que l’empereur pour le messager de Kafka. La distance est irréelle, infranchissable car ce n’est pas le même monde et seul l’enfant étranger a la capacité de faire des incursions dans le monde réel - ou qu’on dit tel - car il vient du pays des fées. Il faudrait que les enfants acceptent cet éloignement qui tient à l’essence même et se contentent des moments de présence de leur ami étranger. Qu’ils acceptent la discontinuité, la rupture. 6 „Il y a un aujourd’hui qui n’est qu’un pont vers demain, et il y a un autre aujourd’hui qui est un tremplin vers l’éternité“, écrit Franz Rosenzweig dans une lettre de l’année 1917, esquissant l’explication d’une légende talmudique, passage cité par Stéphane Moses dans son livre L’Ange de l’Histoire. Dans la pensée de Rosenzweig, explique Stéphane Moses, l’utopie n’advient pas à la fin de l’Histoire, son avènement est possible à chaque instant. Ainsi l’attente est-elle un mode d’être. Et paradoxalement, c’est cet état d’attente c’est-à-dire d’ouverture à ce qui pourrait advenir qui permet l’irruption de l’inattendu. Car ce qu’on attend, on ne le sait pas et on ne sait pas non plus quand cela viendra mais ce qu’on sait - ou plutôt qu’on perçoit -, c’est que le moment venu, on saura, on reconnaîtra. Les enfants, dans un premier temps, refusent cet état d’attente et de réceptivité au surgissement de l’inattendu. Ils voudraient pouvoir rejoindre l’enfant étranger au lieu d’être à la merci de ses apparitions et disparitions, et c’est au terme d’un long périple où ils reconnaîtront en leur vilain percepteur le méchant ennemi de l’enfant étranger qu’ils accepteront leur impuissance et l’absence douloureuse de l’enfant étranger. Leur père meurt après leur avoir confié qu’il avait eu lui aussi cette vision, dans l’enfance, et qu’il l’avait oubliée. Il leur demande qu’eux ne l’oublient pas. L’enfant étranger apparaît une dernière fois lorsque la mère s’évanouit de douleur, conférant à chacun - y compris à la mère qui l’avait cru fils de l’instituteur - une sérénité, une joie. La dimension religieuse n’est certes pas absente de ce conte d’Hoffmann, mais c’est une autre histoire. Désormais, c’est dans leurs rêves que Felix et Christlieb retrouvent l’enfant étranger - préfigurant l’aventure onirique du roman de George du Maurier, Peter Ibbetson. À chaque instant, tout peut advenir, le meilleur et le pire, la continuité de l’espace et du temps peuvent être brisées par une apparition - un événement, quelqu’un. L’ami étranger. Après le mariage de Meaulnes et d’Yvonne de Galais, le narrateur devenu instituteur, à son tour, rôde aux abords de la maison de son ami quand il 104 Dossier entend un cri, un appel, et reconnaît immédiatement celui de Franz, à qui Meaulnes et lui avaient juré amitié, et juré d’accourir dès qu’il les solliciterait d’une façon ou d’une autre. Malgré le narrateur qui tente de temporiser, Meaulnes accourt, laissant sa jeune épouse le soir même de leurs noces pour aider Frantz à retrouver la fiancée qu’il cherche en vain depuis trois ans. Quel paradoxe, cette amitié qui ne semble exister que pour aider l’ami à retrouver une jeune fille, une jeune femme disparue, et empêche, au moment des retrouvailles, de les vivre, au nom d’une autre amitié qui demande de se mettre de nouveau en quête, pour un ami. Comme dans la Trinité de Roubleev, cette icône où chacune des trois figures qui forment cercle ne regardent jamais celle qui la regarde mais celle qui ne la regarde pas, les amitiés du Grand Meaulnes tracent un cercle. Seurel, le narrateur, regarde Meaulnes qui regarde Frantz - le cercle s’interrompt cependant car Frantz ne regarde personne, il n’est que l’élément perturbateur de vies déjà tourmentées, l’inattendu, l’imprévisible en maître. Tenant compagnie à celle qui est désormais l’épouse de Meaulnes et bientôt à leur petite fille, Seurel attend „le retour d’Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais…“. Après la mort d’Yvonne de Galais, le narrateur découvre dans le grenier un cahier au nom d’Augustin Meaulnes où celui-ci relate sa vie à Paris, lorsqu’il avait disparu à la recherche d’Yvonne de Galais. Mais à Paris, c’est une autre jeune fille qu’il trouve. Comme dans les Filles du feu de Nerval, et surtout Sylvie et Aurélia, les jeunes filles sont des doubles l’une de l’autre, à la fois la même et une autre, unies dans une même quête, objets d’un même désir. Valentine, telle est la jeune fille qu’il retrouve, la fiancée enfuie de Frantz de Galais. „C’était mon ami, c’était mon frère en aventures et voilà que je lui ai pris sa fiancée.“ Devant cette situation inextricable, Meaulnes prend la fuite à son tour. Et son cahier se termine sur ces lignes: Je pars […]. Je ne reviendrai près d’Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer dans la maison de Frantz, Frantz et Valentine mariés.“ L’amitié est plus forte que l’amour - l’appel de Frantz justifie d’abandonner Yvonne, qui est la sœur de Frantz. Pour conclure, Meaulnes ajoute: „Ce manuscrit que j’avais commencé comme un journal secret et qui est devenu ma confession sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon ami François Seurel. L’ami est le dépositaire des secrets. L’aventure de Meaulnes avait scellé l’amitié avec Seurel, le récit qu’il lui en avait fait à sa réapparition, cette fois le récit se fait en son absence, par écrit, une sorte de testament sans mort - car la disparition n’est que mise hors de vue et selon le mouvement pendulaire qui règle la vie de Meaulnes, peut être suivie d’une réapparition - qui se produit en effet dans l’épilogue. C’est Seurel qui présente à Meaulnes sa petite fille d’un an. Meaulnes a accompli sa mission d’amitié - „je les ai ramenés, les deux autres“ - Seurel aussi - de nouveau intercesseur. „Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin trouvé le compagnon qu’elle attendait obscurément…“ Curieuse observation qui transforme le lien filial en lien d’amitié - sans doute parce qu’il n’en est pas de plus élevé à ses yeux - et de ces figures un peu irréelles qui peuplent le roman et sont en nombre impair, le narrateur est seul à rester seul. La petite fille, quant à 105 Dossier elle, est déjà à l’écoute de l’inattendu, en état de réceptivité. „La seule joie que m’eût laissé le grand Meaulnes, dit Seurel, je sens bien qu’il était revenu pour me la prendre.“ Alors de cette amitié, il ne resterait rien? Ou quelques souvenirs empreints d’amertume? Non, car cette phrase est l’avant-dernière et la dernière ouvre sur l’imprévu, l’inconnu. „Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.“ L’ami est bien cet étranger qui fait irruption à sa guise dans la vie - l’espace familier - de l’autre, comme l’enfant étranger, celui qui vient, comme Ruth la Moabite, et revient mais repart en des lieux où on ne peut le suivre. En échange de l’acceptation, en échange de l’attente, d’une disposition à l’imprévu, l’ami - le grand Meaulnes - laisse à l’ami ce qu’il a de plus précieux - son histoire. Car l’histoire - la narration, le récit - ne peut exister que dans un continuum de l’espace et du temps. Ainsi les rôles sont-ils distribués. Il y a l’étranger qui se manifeste autant par ses apparitions que par ses disparitions, et il y a celui qui reste pour raconter. 7 Nous sommes chacun, chacune, dépositaires d’une histoire, d’un secret. En nous résonnent les mots d’un autre, d’une autre, détachés du silence - un soir de confession. Et nous gardons fidèlement ces mots qui deviennent des phrases, des pensées, un récit qui formera le soubassement invisible de nos échanges, de notre vie.