eJournals lendemains 42/166-167

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2017
42166-167

Le fleuve sonore, les ouïes extravagantes et le sillon sensuel.

2017
Isabella von Treskow
ldm42166-1670071
71 Dossier Isabella von Treskow Le fleuve sonore, les ouïes extravagantes et le sillon sensuel. Langue, Muttersprache et pensée dans Osnabrück et Gare d’Osnabrück à Jérusalem d’Hélène Cixous Les écrits de soi d’Hélène Cixous consistent en mots, en idées et en images qui défient par un flux magnétisant, de temps à autre refluant ou bondissant, une conception littéraire de composition arrondie et cohérente, souhaitable à une compréhension facile du texte. Le repos et une finition bien correcte ne constituent pas les traits spécifiques de cette littérature. L’écriture est extrêmement mobile et raffinée, le style est caractérisé par l’exposition aux associations et aux voix, autant extérieures qu’extérieures devenues intérieures, qui l’assimilent aux styles avant-gardes de la modernité. Dans ses écrits, l’auteure dissèque et reforme avec plaisir le matériau de la langue. Or, autant les mots jaillissent et circulent dans les écrits cixousiens, autant le système d’écriture n’est pas arbitraire. L’auteure fait vibrer le potentiel du langage d’une manière spécifique, qui est aussi un moyen d’exclusion, parfois perfide. La parole, généralement reconnue comme un partage commun à toutes et à tous, s’avère du coup un bien à conquérir, auquel on se heurte et dont l’emploi ne se résume pas au champ limité des règles de communication, y compris littéraires. Osnabrück, publié en 1999, nous montre cet art à l’œuvre qui fait de la lecture „une expérience vertigineuse“, comme le dit Mairéad Hanrahan (2004: 423) dans un textefleuve censé „remonter“ la vie de la mère à ses sources en Allemagne et, par le même mouvement, la sauver de la décomposition du temps nommée oubli (15). 1 Si Osnabrück réussit à dresser le lien entre la mémoire et l’actualité autour de la mère d’Hélène Cixous, Eva Klein, en s’éloignant, sans pourtant l’abandonner complètement, d’un style issu du réalisme et de la narration mémorielle simple, c’est qu’elle manie le langage du souvenir dans son imperfection et sa plénitude. Elle intensifie le langage littéraire en jouant notamment avec la sonorité des mots et des phrases, avec les possibilités morphologiques de la langue et les proximités des éléments du discours, ainsi qu’avec les étonnantes rencontres de l’allemand. Ces traits stylistiques, qui caractérisent parmi d’autres les publications de Cixous, créent le rythme du texte, les ralentissements, l’avancement sous forme de spirale, les interruptions et la précipitation quand l’écriture suit le son beaucoup plus que la raison. Par conséquent, le son n’y est pas sans raison, il rayonne, il est effectivement rai-son et la graphie des mots met également en branle l’imagination. La supposition de parentés entre paroles d’habitude fort éloignées l’agrémente. Osnabrück accroît par ce biais la faculté de percevoir la partie sensible, quasi charnelle, de la parole et son sens propre qui n’est pas à confondre avec sa signification. Le texte fait com- 72 Dossier prendre de plus, implicitement, que la vie, vue de cette perspective, n’est pas simplement un mode de traversée, mais une manière de construire et de créer. L’institution du livre fournit l’espace privilégié pour démontrer à la fois l’attitude créatrice et son résultat. La posture de l’enfant vis-à-vis de la mère, qui, elle, représente l’état adulte par son rôle, son âge et sa façon d’être, soutient cette procédure littéraire. L’enfant apprend la langue sensuellement par l’ouïe, au moins en grande partie, et l’écriture cixousienne en garde la stupéfaction et la jouissance qui y vont de pair, par exemple avec l’inclination pour le rythme de l’écrit, le plaisir des homonymies, des voisinages incongrus et la polysémie. L’écrivaine adulte en puise l’énergie du récit afin de véhiculer entre autres les modes de transmission entre langue et pensée, mère et fille, auteure et création. L’analyse de quelques procédés nucléaires dans Osnabrück permet de recueillir les moments d’intensification qui relèvent de cette gestion insolite du français. Après avoir étudié les additions, jonctions et soudures de mots, on examinera les homonymies et les adaptations des langues dites étrangères, notamment celles de la langue allemande, et enfin, la valeur de la sonorité plus précisément, surtout pour la création de mots et d’expressions. Seront effectuées le long de l’analyse aussi de brèves comparaisons avec Gare d’Osnabrück à Jérusalem. 1. Juxtapositions et liaisons Dans Osnabrück, de nombreux passages comportent des juxtapositions qui se présentent comme de simples énumérations, mais qui rallongent, accélèrent ou transforment le flux du récit en cercles. Comme si le seul et unique mot adapté s’avérait impossible à trouver, l’auteure tourne autour d’une notion. On comprend que ce n’est pas seulement parce que le mot ne se présente pas, mais parce que la narratrice peine à simplifier des situations ou refuse de les réduire à des proportions plus modestes. Elle tente d’exprimer cet embarras en recourant sans cesse à de nouveaux mots, à des bribes de paroles, en se lovant dans un univers langagier flottant, en particulier lorsqu’il est question de désirs ou de pertes. Dans ce flot de souvenirs et d’adjurations mis en paroles, ces juxtapositions restent dans l’ordre normatif du récit, si elles se font par alignement de substantifs, d’adjectifs ou de verbes, mais la non-mise de virgules embrase la lecture, propulse le lecteur ou la lectrice vigoureusement en avant: „Je me vendrais pour ces encens ces parfums ces élévations appelle-moi mon ruban mon lapin mon agneau dans la paille, mon amour, appelle-moi chérie et tu m’auras“ (171), voici un cri lancé vers la mère qui ne se doute pas, selon la narratrice, des tels désirs de son enfant. Le langage poétique sert la diversité du sujet, par exemple une manière de parler, donc le langage lui-même: „[…] j’allai, comme j’ai toujours été, debout dans l’océan du temps, œuvre tirée du timbre de l’inflexion, du pli, d’une articulation, d’une hésitation, d’une distraction, d’une asyndète d’une légère étrangeté dans la phrase […]“ (174). Le noyau ou l’origine des juxtapositions sont fréquemment la mère, les liens 73 Dossier familiaux ou les parentés. Souvent, les paroles décollent vers un espace loin de la description, proche de l’abstrait, de la poésie et de la métaphore: „Tout ce qui est loin doré palpitant brumeux c’est elle sa vapeur sa promesse“ (69); le désir étant la source de ces digressions. Le récit révèle combien la fille fut saisie et portée par un mouvement puissant vers la mère, dépeinte comme aveugle aux pulsions et aux ambiguïtés. La concrétisation dans l’énumération frappe particulièrement lorsque le récit sert d’expédient au deuil silencieux de la mère: „[…] ils étaient dans sa chair elle faisait l’appel et ils répondaient, ceux qui étaient morts dans les camps aussi, elle leur donnait encore sa chair pour demeurer. Andreas Jenny Paula Moritz Hete Zalo Zophi Michael Benjamin“ (129). Là aussi, la ponctuation n’est pas absente pour rien, la phrase reste ouverte. Elle ne peut être achevée puisque tant de noms y manquent et puisqu’il n’y a pas eu pour eux de fin de vie tolérable. Le récit s’arrête soudain face à un vide. Là où il n’y a rien à ajouter, il interpelle les lecteurs, interloqués par ce néant, à juger l’histoire de l’anéantissement. Osnabrück s’érige soudain en monument aux morts pour ces membres de la famille tués dans la Shoah. Cette évocation fait penser aux appels effectués dans les camps d’extermination. L’énumération des prénoms n’a rien de léger, car elle ramène à l’assassinat des hommes qui font partie de la famille maternelle. Osnabrück constitue une étape vers l’histoire familiale allemande et celle de la persécution directe, et le fait de combiner la technique d’énumération avec les possibilités de l’impression (le papier blanc et les vides) témoigne implicitement du problème que ce sujet pose pour l’écriture. Comme dans d’autres récits autobiographiques de Cixous, celui-ci mêle un discours contant, narré au sens propre donc oral, aux possibilités graphiques. Car ne pas mettre des virgules ou des points n’est possible qu’à l’écrit. Ceci vaut également pour les blancs comme celui avant le bref aveu „Je ne sais plus quoi“ (215sq.) et celui à compléter par les lecteurs: „J’amorce un geste j’oublie le but, je m’égen chemin […].“ (225). Le geste typographique adapte la technique „des arrêts en pleine course de symphonie“, tant admiré par Cixous chez Beethoven, en l’occurrence une symphonie désespérée qui transmet „la pensée du corps, le corps pensant“ (1994: 73sq.). Le récit semble prendre son propre cours et entraîner la plume de l’auteure, qui suit sa voix de narratrice et l’associe à une certaine présentation typographique sans trop d’égards aux normes des écrits autobiographiques et mémoriels. Mais il n’en reste pas moins que la force de la fabulation s’accroît au sujet des paradoxes de la proximité et de la différence, des désirs, du temps, de la mort et du langage. La narration provoque volontiers le désarroi des lectrices et des lecteurs suscité par l’éjection de paroles qui se succèdent à base d’associations d’images et de sons. Sur de longs passages, la lecture doit être faite sans l’aide de la ponctuation, ce qui oblige le lecteur à retenir sa respiration. Au bout du récit voué à la mère, le langage s’accélère encore plus et s’assimile à l’écriture archaïque de la bible révisée d’un point de vue post-Lumières: „[…] cinquante ans plus tard nous voyons bien que le temps est notre maître à bord, rien ne lui résiste, nous brûlons, nous haïssons, nous 74 Dossier souffrons, nous croyons être nous-mêmes, nous croyons que nous désirons et décidons et que nous détestons les gens que nous détestons et qui nous détestent […]“ (221). L’entrain puise sa force au dynamisme d’une vie dans laquelle parler, écrire et être se confondent. Mais il peut également désigner une précipitation qui garantit que les pensées s’expriment avant qu’il ne soit trop tard et que la mort n’arrive: „Bientôt le temps viendra trop tôt, le temps des phrases sans sujet, sans objet, sans verbe, seulement un substantif terrible ou infinitif. Je sens sécher les mots aux extrémités. Pense. Ma mère“ (41). Ces pensées inventées par la fille Cixous s’avèrent l’héritage direct de la mère plus par la forme que par le fond. Elle convient: „Je dois à ma mère la frénésie mortelle qui me vient d’elle et ne m’abandonnera qu’à la mort“ (104). A la fois excentrique et conforme aux prémices du genre, la confession apparaît ici et là, le texte se meut en aveu et se dresse sur ses propres ressorts. Osnabrück se tend de la sorte entre la recherche des origines, telles celles du genre littéraire, de la ville d’Osnabrück et de l’histoire familiale, et la fête du commencement d’une part, et d’autre part le sujet de la mort et de la fin. L’idée de la fin se réfère à la mère très âgée, mais il y a une fin toute autre et imminente à chaque instant ressentie par la fille hantée par le sentiment de „l’âme désertifiée“ (163), c’est-à-dire l’abandon. Retenons donc qu’aussi bien les origines des langues et du langage transmis au sein de la famille que la fin et le vide produisent la volubilité voluptueuse et les bégaiements du récit. Les énumérations et les juxtapositions soulignent l’attachement profond aux membres de la famille; aussi, Cixous illustre à quel point les liens familiaux sont étroits en utilisant le trait d’union. Les mots du dictionnaire ne lui suffisent pas, on le sait, mais la liberté qu’on attribue généralement à ses textes se déploie avant tout quand elle creuse plus profond encore dans l’histoire familiale, soit du côté des tendresses inavouées, soit du côté de la mort, y compris celle forcée. Sans l’antisémitisme et sans la persécution des Juifs, Eva Klein ne serait vraisemblablement jamais allée en Algérie. Même la mort de son mari, Georges, un Algérien d’une famille sépharade et hongroise, est imputée dans le texte à la situation difficile que connaissent les Français juifs issus de familles aux ramifications multiples. Cixous met en avant les relations essentielles familiales et réagit ainsi à la situation sociale de la famille dans le passé, à la dispersion, à l’expulsion, à la menace et à l’assassinat des membres juifs, de même qu’à l’appréhension de la mort de la mère et au deuil qui s’ensuit en associant les paroles et en créant de nouveaux mots composés concernant avant tout les relations familiales, par exemple „mon-mari“ (61), „cette part-Eve de moi“ (98) ou „médecins-fils-de-médecins“, une expression attribuée au frère, transcrite par la narratrice (208). Cette technique s’emploie également pour caractériser une personne et fait écho à l’art narratif d’Homère connu pour ses épithètes, ainsi la „mère-au-maillot“ dans Si près (Cixous 2007: 9) qui se réfère comme Osnabrück surtout au personnage de la mère. Au-delà, l’association par traits d’union se rapporte souvent à l’Algérie ou la France: „poussière-Algérie“ (64), „chose-France“ et „pays-France“ (Cixous 2007: 31sq.). Le rapport difficile à son pays de naissance apparaît dans „algérêveries“ (ibid.: 214) et „rêve-qui-n’arrive-pas“ dans 75 Dossier Gare d’Osnabrück à Jérusalem (Cixous 2016: 15). En outre, Cixous utilise le trait d’union notamment dans des négations liées à des sensations douloureuses, à des blessures comme dans „non-sourire“ (163), „dé-mentir“ (107), ou au tourment de ne pas pouvoir souffrir dans le mot „non-souffrir“ (65). La créativité langagière permet à l’auteure, par l’enrichissement lexical, de saisir avec plus de précision des sentiments complexes ou même contradictoires. L’aspect délicat de l’appartenance et du rejet est repris systématiquement dans des néologismes surtout obtenus par composition. Ces manipulations semblent reposer sur les possibilités morphologiques de l’allemand, dont Cixous fait souvent usage pour exprimer une proximité imagée des membres de la famille, imagée non seulement dans un sens intime, personnel, mais aussi graphiquement. La technique de la juxtaposition présentée ci-avant se trouve alors au niveau du mot. C’est avec „maritonpère“ (61) et surtout „Tonpère“ (61, 192sqq.) qu’Eve évoque Georges Cixous lorsqu’elle en parle à sa fille. Pierre Cixous est „Tonfrère“ (197, 203). La relation fraternelle, dans Osnabrück „Hélène Pierre“ (225), apparaîtra dans Fremdworte sind Glücksache sous la forme „hélènetpierre“ (2003: 188), le couple frère et sœur uni fut capable, dans Rêveries de la femme sauvage, de penser ensemble („nous nous tuterappelons“; 2000: 85). Frère et sœur forment un couple qui revient par ailleurs au centre du livre à la mère, ou bien qui part d’elle: „[…] notre union est l’œuvre de maman“ (188). Hélène Cixous est „Mafille! “ (182, 229), Eve Cixous est „fillemaman“ et „enfantmamère“ (39). Pour la mère, tante Erika sera „Meinschwester! “ dans Une autobiographie allemande (Cixous/ Wajsbrot 2016: 45). Les mots montrent comment une même personne peut prendre différentes positions dans la structure familiale, en fonction de l’origine du regard qui est posé sur elle ou de la définition de sa relation. Des mots qui sont d’habitude isolés - mère, père, frère, fille - deviennent des particules de nouvelles notions afin de signifier plus qu’une relation par ‚et‘ ou une juxtaposition normale. Elles s’associent phonétiquement et morphologiquement pour être désormais réunies à jamais, voire unies tout court, et pour pouvoir s’émanciper, tel le Sansmoi de la mère (2007: 48), signifiant son désir d’autonomie. Les univerbations suspendent donc l’état de monade des individus concernés, transmués en lexèmes, et en révèlent le caractère cubiste. De l’emploi du principe de composition découle un principe de l’écriture qui met surtout en avant les liens étroits de la famille en témoignant de leur vie affective, réussie et échouée, comme dans „toutamour“ (65) tant désiré par la fille („Ma mère avait cessé d’être mon toutamour“), „perdremaman“ (27) et „sansmaman“ (Cixous 2016: 95). Voici le paradoxe de l’attachement désignant le malheur du détachement, qui, chez Cixous, se réfère volontiers aux connaissances de la psychanalyse, le paradoxe d’une solution remplaçant la dissolution. D’autres néologismes créés par l’extension linguistique reposent sur le transfert de mots vers d’autres catégories grammaticales, en particulier la substantivation d’infinitifs ou l’invention de verbes par dérivation(s). Ces deux méthodes entretiennent la fluidité de ses écrits autofictionnels, comme avec „nêtre“, un verbe qui profite 76 Dossier des liaisons du français parlé, ou „nessence“ (57), mais Cixous ne se réclame pas toujours de ces procédés. La manipulation créative de la langue est également dans ses textes censée être une caractéristique familiale. C’est avec étonnement que la narratrice saisit dans Osnabrück le verbe „décrucifier“ (dont le frère récuse après coup l’emploi): „[…] et j’ai senti que je me décrucifiais, martelait mon frère […]“ (214); „marteler“ se réfère d’ailleurs doublement à la voix et à la crucifixion. De même la référence à l’Apocalypse, la fin du monde avec le verbe „apocalypser“ (65), issue de l’imaginaire de la chrétienté, est associée ici à la sanctification de la mère par l’ajout de la majuscule au mot visage: „[…] mais tout occupée à contempler le Visage qui m’apocalypse je n’ai pas vu que je ne la voyais plus“ (65). Avec très peu de mots, Hélène Cixous étend le champ sémantique de la vue, de l’observation (de la fin du monde), du visage, du regard, de la perception et de ses faillites. On déduit du principe d’assemblage un rapport particulier entre l’oratrice et l’objet, surtout lorsque le rapprochement des mots choisis dans un autre contexte s’avère inhabituel et qu’il dépasse la norme linguistique, comme c’est le cas pour „destinerrance“ ou „littératurellement“ (2007: 32, 40). Ce principe n’est donc pas employé de manière aléatoire. Quels effets entraîne-t-il? Premièrement, la signification des deux composantes des mots se modifie grâce à l’association des particules pour former un tout, et deuxièmement, la réalité du langage domine la réalité de l’expérience, voire son devenir. „Littératurellement“ n’est pas un calembour vide de sens. Ainsi le livre Osnabrück aurait eu un impact sur le destin de l’auteure: „Puis un jour j’ai écrit un livre appelé Osnabrück. Naturellement Osnabrück s’est mis à m’appeler à Osnabrück“ (2007: 47). Et l’on pourrait remplacer: Littératurellement Osnabrück s’est mis … etc. 2. Mots composés et déplacement Le thème du déplacement et de la migration se traduit dans le dépassement des limites langagières et englobe celui du génocide. L’Odyssée reliée à la mère rappelle les déplacements depuis l’Allemagne en 1930 vers la Grande-Bretagne puis la France et enfin l’Algérie; pour la grand-mère Rosi Klein, la fuite salvatrice en 1938 de l’Allemagne vers l’Algérie en passant par la France, et pour la fille Hélène, les déplacements de l’Algérie d’abord vers la Grande-Bretagne, puis la France. Lorsque l’Odyssée renvoie à l’expérience vécue par la mère, il faut comprendre que celle-ci a, malgré tous les risques, parcouru avec succès une route semée d’embûches et trouvé au bout un foyer, même si ce n’est pas celui retrouvé d’Osnabrück. L’auteure crée un parallèle lointain aux récits des rescapés où se traduit la „violence vitale“ (Dayan Rosenman 2007: 204) du survivant. Le principe du façonnement de soi de Cixous repose également sur une langue de sa propre création: „Je ne peux être qu’en tant que peut-être, peutit être que je suis […]“ (2007: 159). L’expérience de l’ambiguïté linguistique et culturelle, due au fait que Cixous n’a pas grandi simplement avec deux langues, mais avec une „doublelangue“ (Cixous/ Wajsbrot 2016: 22), même „le trilingue avec de l’espagnol“ (Cixous 2016: 32), un système où les langues 77 Dossier se sont toujours entremêlées, entraîne une aliénation de soi-même par laquelle la „cellule du propre, du national“ (Cixous/ Wajsbrot 2016: 22) peut être soufflée. Or, en français aussi, le corset de la langue est brisé, car être-outre-la-langue-nationale s’applique également dans ce cas. Aussi bien la jonction de mots par le trait d’union que l’agglutination peuvent exprimer, dans Osnabrück et Gare d’Osnabrück, des relations extrêmement étroites mais tendues, comme c’est le cas dans „pourtoujours“ (Cixous 2016: 111), qui fait allusion à l’exil à vie de l’ami d’Andreas Jonas, Gustav Stein, à partir de 1935. „Pourtoujours“ est la traduction littérale de l’allemand Fürimmer, exprimée donc dans la langue de Gustav et d’Andreas (cf. ibid.; en allemand correct: für immer). L’expression ne désigne pas, ici, la durée, mais la destination: „en route pour le Fürimmer “ (ibid.). Le terme ne saurait être plus catégorique. Gustav Stein fut mis à la porte du pays et de sa communauté d’enfance à jamais et partit à temps à la recherche d’une société qui l’accueille mieux, la Palestine sous le mandat britannique. Andreas Jonas, par contre, retourna en Allemagne où il se fia à une sécurité inexistante, le „pourtoujours d’Osnabrück“ (ibid.: 112), jusqu’à ce qu’il fut déporté et assassiné. Les néologismes montrent le côté affectif des relations et leur soumission au temps, que ce soit au sujet des lieux désirés ou réprouvés, ou au sujet des proches. Lorsque la mère prend de l’âge, elle redevient enfant („fillemaman“), et c’est juste au moment de la fin de la vie que s’imposent les paroles allemandes désignant la décrépitude („Altersswäche“) ou une personne âgée désorientée et flageolante sur ses jambes, ein Tattergreis (2006: 59), expression un peu moqueuse composée du verbe ‚tattern‘, ‚trembloter‘, et ‚Greis‘, ‚le vieillard‘. Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem et dans Une autobiographie allemande, Cixous signale une fois de plus dans quelle mesure l’allemand et l’idée de l’Allemagne sont liés à la maternité, c’est-à-dire à la mère, à la famille maternelle, aussi bien que, concrètement, à la grand-mère appelée ‚Omi‘ (mamie). Eve apparaît comme une trésorière insoucieuse et généreuse de l’allemand. L’héritage maternel englobe alors ce „qui restait d’Osnabrück“, à savoir „d’innombrables récits brefs“ (Cixous 2016: 88), et influence l’entourage: Georges Cixous signe ses lettres à elle „Georg“ (1997: 86), selon ce que l’auteure rapporte dans Or. Il comprend de plus un caractère structurant de l’allemand, la morphologie par composition. L’héritage en change de caractère: ce n’est plus ce que quelqu’un lègue, mais ce que l’héritier en fait. Cixous reproduit dans ses textes de toute évidence les manies de la famille Klein-Jonas en amplifiant cette particularité linguistique allemande qui consiste à utiliser des mots composés et à en inventer volontiers davantage. Elle révèle ce mécanisme dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem en se référant aux créations verbales de la famille de sa mère: „Dans la famille Jonas on appelait la gare Hauptbahnhoffnung. Ce jeu de mots veut dire Gare Principale de l’Espoir ou Espoir à la Gare Principale“ (Cixous 2016: 113). Le mot-valise ‚Hauptbahnhoffnung‘ est composée de ‚Hauptbahnhof‘, ‚gare centrale‘ ou ‚gare principale‘, et ‚Hoffnung‘, ‚espoir‘. La gare est un des motifs littéraires d’Hélène Cixous qui matérialisent les points de péripéties, d’arrêt ou le déplacement, tels la porte, les portails, la voiture, les 78 Dossier trains. La gare représente le lieu du départ vers l’aventure ou vers l’extinction, vers l’exil et vers le salut. La gare comme lieu de croisement des destins est dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem le symbole du point fixe dans un monde en mouvement, un lieu de rendez-vous manqués et de trains ratés, un lieu très relié à la ville d’Osnabrück et à une Allemagne moderne d’autrefois. De surcroît, la gare est un nœud ferroviaire et de communication en Westphalie qui se trouve symboliquement au centre de cette ville marchande. Par conséquent, l’exemple linguistique de la Hauptbahnhoffnung rend à la fois les possibilités de composition de mots en allemand et fait allusion à l’histoire familiale juive. Nikolaiort, le quartier et la rue où habitait la famille Jonas, est un mot composé, dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem anticipé par „Jevoisdéjà“ (Cixous 2016: 15), que suit quelques pages plus loin le „Judenhaus“ (ibid.: 45), le même lieu. Il s’agit littéralement de la „maison des juifs“, comme l’explique Cixous, la maison qui devint celle „dans laquelle on a entassé les dits-Juifs avant de les pousser dans les trains à la Hauptbahnhof à destination d’Auschwitz“ (ibid.), une combinaison de destin et de destination. 3. Homonymies et l’impact du français Osnabrück, Gare d’Osnabrück à Jérusalem ainsi qu’Hélène Cixous, Photos de racines exposent de manière concrète et abstraite les conséquences de la Shoah, les séparations, les départs et les pertes. Aussi, un des thèmes d’Osnabrück est l’éloignement. Les forces quittent la mère, les mots quittent la fille (cf. 224sq.), et non pas le contraire. Ce drame se traduit, entre autre, par le voisinage du substantif ‚Tränen‘ (larmes) au verbe ‚trennen‘ (découdre, [se] séparer, dissocier, arracher le fil) (219). La ressemblance phonétique ne peut être perçue que par l’ouïe infantile habituée au français qui ne saurait reconnaître la différence vocalique entre les deux mots. Par erreur, l’enfant constate la parenté de larmes et de coupures, une „polysémie“ (220) seulement apparente mais qui témoigne du lien de l’audible à la relation de cause à effet de l’arrachement aux pleurs. Ainsi, la condition d’une légère altérité par rapport à la langue allemande devient un avantage, et la logique de l’enfant, qui attribue des significations aux sons, obtient dans Osnabrück, par sa faculté de produire un fond de vérité, le droit au logement dans l’ordre des pensées. La reconnaissance de la fonction de la perception acoustique et de la valeur constitutive de la face extérieure des mots pour tracer des sillons épistémologiques dans un monde difficilement déchiffrable joue un rôle majeur dans Osnabrück. Les homonymes servent de levier pour comprendre notamment des processus inéluctables et des liens souterrains qui échappent à la compréhensibilité rationnelle, tout comme l’enfant ne peut entrevoir les lois de la nature. C’est le cas de la combinaison de „Camp“ et „Quand“ (76), de „fin“ et „faim“ (106). L’extension du langage littéraire va jusqu’à l’adaptation de la connexion sonorité-sens par une nouvelle graphie dans „fautœil“ (213), qui renforce au pluriel le côté „faux“ du regard qui brouille et déforme, faisant allusion avec „Fauxtœil“ (217) au fait que la réalité ne se présente jamais sous forme vraie et crue à l’œil de celui qui la contemple, ni tout à fait correcte à 79 Dossier celle qui la conte. Le Fauteuil, en italiques dans Osnabrück, est également un motif des écrits de Cixous, un lieu topique du passage des souvenirs, en quelque sorte le rond-point des histoires familiales du passé vers le présent. Osnabrück aborde par les déplacements graphiques le problème de la représentation de la réalité, même de celle vécue personnellement et tout à fait subjective, et touche par ce cheminement de la pensée déclenchée par les données de la langue le problème épistémologique du point de vue unique de chacune et chacun. Osnabrück met de plus les similitudes ou identités phoniques et graphiques entre un substantif et une forme verbale, fort fréquente en français, au profit d’un élargissement du champ sémantique. Ceci vaut pour le rapport d’homonymie et d’homographie entre ‚fil‘, ‚fils‘ et le sujet de la fidélité et pour celui de la vision par le biais de la syllabe de souche de cette notion, ‚vis‘, employée dans le texte sous forme de ‚vis‘, d’abord du verbe ‚voir‘, puis pour désigner l’élément de construction (cf. 215sq.). La fascination des lettres et l’envie de synecdoques s’y font jour. Laisser la voie libre aux sens des paroles qui moutonnent dans le monologue excité du frère qui raconte sa libération du père et à ceux qui dirigent l’essai de le comprendre mène à ce que les deux personnes s’entendent, au sens propre du terme. Bien que le récit accorde de la place aux protestations du frère qui se révolte contre les images de la crucifixion liées à la relation avec le père et contre „de tels mots“ mis sur sa „langue“ (cf. 216), la narration vise à établir ce genre de rencontres dans un même espace d’émotions et de raisonnements. Ainsi, le discours narratif gravite à travers les homonymies autour du mystère de l’affection entre mère et fille en juxtaposant „Thème: t’aime“ (95) auxquels répondent „m’aime“ et „même“ (159). 4. Sonorités, jeux de mots, confluences de langues Dans ses écrits, Hélène Cixous se rapproche donc vivement de la poésie, aussi lorsqu’elle pousse l’utilisation des jeux de mots à l’extrême. Dans l’un des propos métanarratifs reliant les origines, l’écriture et la langue, Cixous explique que le plaisir des jeux de mots dans Osnabrück est dû au fait qu’Osnabrück est au bord de la rivière Hase, ‚lièvre‘ en français, et joue ainsi sur la proximité phonétique entre ‚lièvre‘ et ‚rivière‘ (13). Il est aisé d’imaginer les suggestions qui en découlent: les deux mots sont constitués des mêmes lettres, on en vient facilement aux rimes secouées, et ‚rivière‘ contient en plus les deux lettres ‚r‘ et ‚i‘. Ce n’est pas un hasard si le premier paragraphe du livre évoque le rire de la mère suscité par le nom de la rivière. L’image de la rivière, portant un des quatre éléments, symbolise ici la matérialité de la langue, qui, du point de vue de Cixous, s’assimile à l’eau, souple, fluide, débordante, illimitée. Elle poursuit son cours en un mouvement incessant depuis sa source. Le flux de la langue, les associations et la sonorité des mots régissent le style poétique sur de longs passages: La littérature s’élève à partir du „fleuve sonore“ (Cixous/ Wajsbrot 2016: 39). Cette force langagière permet de nouvelles alliances, comme nous l’avons vu, mais elle repose aussi sur des dissections. L’un de ces moyens ou flux lexicaux nous mène, du visage de la mère, et face à la mère, à 80 Dossier l’avidité, en passant par le vide: „Je suis l’adoratrice du Premier Rayon du Visage. La Vie Maman m’en met plein la vue, moi tellement à vide, souffrant de l’avidité, avide de la souffrance de l’avidité […]“ (69). La langue permet à l’écrivaine, et ainsi à son public lecteur, de découvrir les relations entre la vie, la vue, et surtout entre le vide et la quête de satisfaction qui reposent uniquement sur une proximité ou un rapprochement phonétique (avide, à vide). La perception particulière de la sonorité de la langue incite l’auteure à créer des jeux de mots qui mettent les rimes en valeur. Ce thème central d’Osnabrück est souligné par des explosions linguistiques visant les mots ‚mère‘ et surtout ‚Eve‘. Le rayonnement du personnage au nom de la première femme de la Création se prolonge dans les termes ‚évader‘, ‚évasif‘, ‚évidemment‘, ‚éviter‘, ‚événement‘, ‚brève‘‚ ‚évident‘, ‚évidence‘, ‚évident‘, ‚évider‘ (cf. p. ex. 74, 95, 104). Son énergie penche par intermittence vers l’allemand, mais Cixous ne se contente jamais de néologismes innocents ou insignifiants, elle touche plutôt à l’existentiel: „Son Evité. Son Evigkeit“ (35). Se côtoient ici le mot allemand pour ‚éternité‘ et ‚son‘, le pronom personnel et la sensation auditive. Les rimes prennent également toute leur valeur lorsqu’elle parle de l’essentiel vital, ici la langue, dans une phrase à l’aspect innocent, cachant son côté poétique: […] j’aurai toujours tout caché sous les yeux mêmes de ma mère, j’ai accepté il y a longtemps de me taire, c’est ma seconde nature mais je n’ai pas eu de première, quand je suis née c’était déjà la seconde terre. (106) 2 Dans Osnabrück, le son guide „l’écrire-penser“ (Calle-Gruber 1994: 137) le long du voyage en direction du passé ambivalent jusqu’aux scènes primitives, qui permettent notamment au Moi, par associations phoniques, de réfléchir à sa propre origine (en terme de caractère), insaisissable pour la mère: „Elle se demande d’où je sors […]. De quel sang, de quel ascenseur“ (47). L’espace sonore devient un cadre conceptuel constitué des mots ‚sang‘, ‚ascendre‘ et ‚cendres‘. Les cendres rappellent les crématoriums des camps d’anéantissement. Intertextuellement, les textes-échos sont à la fois la Fugue de mort de Paul Celan („tes cheveux de cendre Sulamith“) et l’imitation féroce de la foule bruyante dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem: „[…] trente mille Osnabrückiens qui aboient: […] Au Secours du Sang Allemand“ (Cixous 2016: 130). D’un point de vue français, ces majuscules, typiques de l’allemand, produisent un effet baroque, démodé ou „antique“ (Cixous/ Wajsbrot 2016: 27) et servent dans ce passage de points d’exclamation graphiques exprimant les vociférations de la population coupable. Les fondements de sa propre vie, la langue comme patrie véritable, le désir comme force motrice, les racines du Moi et de la famille ainsi que les scènes primitives sont des objets particulièrement chers à Hélène Cixous. Les réflexions linguistiques dans les textes qui se rapprochent directement et indirectement des écrits de Jacques Derrida sont toutefois beaucoup plus diversifiées et complexes en termes de théorie linguistique; il suffit de songer à Portrait de Jacques Derrida en Jeune 81 Dossier Saint Juif. Osnabrück, Si près et Gare d’Osnabrück à Jérusalem procèdent de manière plutôt discrète à ce sujet. Les différentes facettes qu’Albert Memmi associe à la „judéité“, les facettes de l’„oppression“ et du „malheur“ (1962: 29, 37), sont traitées dans les textes de Cixous se rapportant à l’Allemagne de façon nettement différente des livres qui se rapportent à Derrida. Il en va de même pour le vécu commun aux membres de la minorité juive en Algérie et en France. En intégrant de manière ciblée un vocabulaire allemand, elle évoque beaucoup plus dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem que dans Osnabrück la diffamation, le dénigrement et la persécution antisémites qui ont eu pour résultat le fait qu’il „n’y a plus à Osnabrück un seul Mitbürger juif“ (Cixous 2016: 145) et que les rescapés appartiennent à une nouvelle espèce, celles des „Opfer“ (ibid.: 152), des victimes. L’origine géographique, langagière et culturelle de la famille Jonas-Klein-Cixous, c’est l’Allemagne, le pays d’où le génocide a débuté. N’étaient-ils pas également allemands? D’une grande partie de cette famille et des Osnabrückiens „dits-Juifs“, il ne reste justement que des cendres, les survivants de la famille Klein vivent répartis sur plusieurs continents. Mais l’écrivaine ne s’arrête pas sur ce point. Elle rattache à l’histoire de la famille Cixous, aux liens biologiques et aux origines de sa mère sa qualité d’étrangère, son goût pour les finesses des langues et les ambiguïtés des expressions les plus diverses (95sq.). À ce propos, l’allemand n’est pas, pour Hélène Cixous, une langue étrangère au sens courant du terme, car les langues lui sont parvenues en un seul flux langagier, „le français passait pour de l’allemand et l’allemand affluait dans le français […]“ (Cixous/ Wajsbrot 2016: 22). L’enrichissement mutuel des deux langues, leur complémentarité, leurs recoupements et leur complexité, tous les jeux de mots, basés aussi sur des malentendus, résultant de leur flux concomitant et de leur évolution coexistante, ont été ressentis par l’enfant grandissant comme une joie corporelle. Confusions et différences mènent à l’expérience heureuse d’un détachement permanent comme le décrit aussi Herta Müller 2001 dans Les langages ont des yeux différents (In jeder Sprache sitzen andere Augen). Cixous se comprend comme s’aliénant tout en étant totalement soi-même („être l’autre avec moi“, „Délice de s’étranger sans peine“, ibid.). L’une et l’autre forment les molécules d’une substance, de l’élément ‚langue‘ dont l’essence repose sur les sons: Pour moi […] il n’y a qu’une langue et elle parle parfois anglais, ou tantôt chante allemand, c’est un fleuve sonore où se jettent tant d’affluents, où la pensée s’avance, sillon sensuel, s’aidant ou se parant dans son effort et son élan des forces et des charmes d’une langue ou d’une autre. (ibid.: 39) L’enchevêtrement de langues est un legs autant paternel que maternel dont Osnabrück offre des exemples basés sur l’allemand et l’anglais, évoqués par la manière de la mère de parler comme suit: „Ce matin avant de me réveiller j’ai rêvé que j’étais en woyage et devais aller au ouater“ (116). La méthode consistant à se référer aux sonorités comme points de départ, à se buter aux paroles remarquables et à adapter les particularités des langues dites étrangères (l’allemand, l’anglais, le yiddish, l’espagnol, l’arabe et le latin) sert à Cixous à approfondir ses idées reliées au monde 82 Dossier familial et à mettre ces spécificités et principes linguistiques à disposition du public lecteur. Sur ce point, Osnabrück invite à puiser aux sources des langues romanes dans la mesure où ‚acquiescement‘ et ‚quies‘ (lat. ‚repos‘) sont mis côte à côte, pour être accompagnés ensuite par un étonnant „qui est-ce“ (106), sans rapport aucun avec la langue latine, engendré par un acte d’émancipation. La superposition de l’allemand et de l’arabe mène à la confusion. „Oum Gottessville“ (170; ‚Um Gottes Willen‘, mon Dieu) et „Oum Forchèmt“ (27; ‚unverschämt‘, impertinent) associent les expressions allemandes au mot ‚mère‘ (oum) en arabe. L’oreille de l’enfant est, outre les possibilités grammaticales, sensible aux consonnes et à l’accent tonique de la Muttersprache allemande (Cixous/ Wajsbrot 2016: 62). Autrement dit, la sensibilité pour l’allemand est indéniablement formée par la langue française. L’enfant a capté, pour ce qui est de la mélodie de la langue allemande, notamment les moments extatiques des anecdotes, des narrations et des conversations de la branche maternelle, les exclamations et jurons et la narratrice adulte qui „écrit avec les oreilles“ (1994: 73) les met volontiers en relief. L’étrangéisation ne se joue pas seulement dans le rapport avec les langues ‚étrangères‘, d’autant moins que l’enfant ne peut rendre absolu le statut d’étrangère de sa propre mère, mais aboutit sur l’importation de traductions littérales, d’adaptations phonétiques et sémantiques, d’enchevêtrements et de structures grammaticales dans la langue française, tels l’infinitif substantivé, par exemple „un vouloir“, ou „ce non-souffrir“ cité auparavant. On emploie en allemand bien plus couramment qu’en français les infinitifs substantivés tout comme les verbes pronominaux („Un revenir ne se fait pas“, 80). Ces hommages linguistiques à la langue maternelle des mères, comme dit Cixous, font basculer le texte vers le poétique grâce aux effets de déformation en français. Ces procédés se situent à mi-chemin entre les innovations de style de James Joyce, le goût de la superposition et la réception faite à la langue allemande. Hélène Cixous bénéficie du tourbillon linguistique de l’enfance en établissant à travers l’échange linguistique entre langues et cultures un rapport nouveau entre étrangeté et égalité des droits, sa paix de Westphalie personnelle, qui s’oppose à l’expulsion vécue par sa famille tant de fois (cf. les réflexions 101sqq., 115sqq.). Revenons à la mère: Rescapée de la persécution des Juifs, elle abonde de récits pleins de vie d’un monde perdu, d’êtres morts qui se sont enfuis, qui furent assassinés, de cette famille qu’on reconnaît „à l’extrême bleuité de leurs yeux bleus“, les Löwenstein, Seehoff, Jonas, Klein, Carlebach, Meyer, Kantor, Bloch, Stern (cf. 125sq.). Elle les présente sous forme d’une épopée ramifiée de sorte que la fille la qualifie d’Homère. Hélène Cixous reprend le fil, le son et les structures de manière à ce que son écriture devient, à l’image de la gare, un lieu de communication et de transmission. Le va-etvient entre les langues n’est pas toujours facilement visible à la surface, mais les influences se font pertinemment sentir entre autres dans les jeux de langue, tels la notion à caractère de devise, „contagion géminale“ (de ‚conter‘, ‚gémir‘ et ‚séminal‘, 153). Au fait, la continuité devient verbe, et ce principe de l’attachement anticipe, 83 Dossier entre autres, le fleuve continuel des derniers mots de la mère reflété dans Benjamin à Montaigne de 2001 où la fin rejoint l’origine du parler. Le côté rebelle que Cixous s’est forgé en grandissant à l’aide du „sport translinguistique et amoureux“ (1997: 72), comme elle l’écrit dans Mon Algériance, apparaît bien plus nettement dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem que dans Osnabrück. On remarque par exemple que, dans Osnabrück, Cixous ne profite pas des atouts du mot „Brück(e)“, „pont“, qu’elle aurait pu faire fructifier. Dix-sept ans plus tard, dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, et depuis sa visite à Osnabrück, l’écrivaine confronte ses lecteurs à l’humiliation, à la souffrance et au meurtre des personnes déclarées juives de manière bien moins diplomate. On y trouve des mots allemands marqués en italiques comme „déporté“ et „assassiné“ (Cixous 2016: 32, 51), une série de „phonèmes furieux“, mais qui garde peut-être un caractère réjouissant, et quantité de mots concernant le génocide, même si c’est sous forme de citation. C’est le cas avec „Dreck“, „Kristall “, „Arierparagraph“, „Schmarotzer “ (ibid.: 54, 37, 53, 104). Finalement, les mots ne sont plus mis en italiques comme c’est le cas pour „Kristall“ (ibid.: 153). Ils rentrent dans le fleuve littéraire sans qu’il y ait de traduction convenable, et les suffixes allemands en -ung représentent en quelque sorte tout le processus de persécution et d’anéantissement (cf. p. ex. 69, 70). Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, qui semble cacher un éveillant „gare à Osnabrück“, Cixous se désole explicitement du mal qu’on a fait à la langue allemande (ibid.: 72). Rappelons aussi que la liaison de Heimat avec le suffixe ‚-isme‘ dans „Heimatisme“ dans Une autobiographie allemande (62) est plus audacieux du point de vue du mélange des langues et de la critique politique que ce qu’elle avança dans Osnabrück. Autrement dit, Cixous ne se laisse pas entraîner deux fois par le même fleuve, et les moyens linguistiques s’enrichissent au fur et à mesure du temps. Toujours est-il qu’Hélène Cixous reprend dans Osnabrück une fois de plus le fil conducteur de l’histoire familiale narrée par la mère et ses proches et crée un univers littéraire riche en rencontres et étreintes et, au-delà, de transitions de gens, de sons, de visions. Elle réalise par ces textes une forme d’affiliation et d’appartenance plus prononcée, une „Zugehörigkeit“ héritée par sa mère (Cixous/ Wajsbrot 2016: 44; souligné par I. v. T.). Dans Osnabrück, elle attribue à l’histoire familiale une ouverture d’esprit encore assez conciliante se traduisant, entre autre, par la délicatesse au sujet de la culpabilité des Allemands devant le génocide juif, et se référant en premier lieu à l’ouïe, au Gehör en allemand. Ainsi, Cixous tisse le tapis narratif sensible pour ce qui sort du canon de la langue, impressionnée par l’image „sonore, casse, fracas de phonèmes“ allemands (23) et en jouant l’instrument de l’ouïe extravagante, comme le dit l’écrivaine, donc extra-vagante qui s’établit au-delà des règles de mesures normées et qui, par conséquent, est depuis des siècles „déraisonnable, bizarre, hors du sens commun“ (cf. Cnrtl, art. „extravagant“). Les sons qui s’égarent rejoignent des idées qui errent (lat. vagari), avancent main dans la main et se retrouvent enfin à Osnabrück et plus tard dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem dans une composition littéraire pour ainsi dire inouïe. 84 Dossier Calle-Gruber, Mireille / Cixous, Hélène, Hélène Cixous, Photos de Racines, Paris, des femmes, 1994. Cixous, Hélène, Or - Les lettres de mon père, Paris, des femmes, 1997. —, „Mon Algériance“, in: Les Inrockuptibles, 115, 1997, 70-74. —, Osnabrück, Paris, des femmes, 1999. —, Les Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives, Paris, Galilée, 2000. —, „Fremdworte sind Glücksache“, in: id., L’amour du loup et autres remords, Paris, Galilée, 2003, 183-198. —, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006. —, Si près, Paris, Galilée, 2007. —, Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Paris, Galilée, 2016. Cixous, Hélène / Wajsbrot, Cécile, Une autobiographie allemande, Paris, Christian Bourgois, 2016. Dayan Rosenman, Anny, Les Alphabets de la Shoah. Survivre, témoigner, écrire, Paris, CNRS Éditions, 2007. Hanrahan, Mairéad, „Hélène Cixous ou le narratif en déplacement“, in: Bruno Blanckeman / Aline Mura-Brunel / Marc Dambre (ed.), Le roman français au tournant du XXI e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, 423-430. Memmi, Albert, Portrait d’un Juif, Paris, Gallimard, 1962. von Treskow, Isabella, „Écriture de la migration dans les textes sur l’Algérie coloniale d’Hélène Cixous“, in: Catherine Milkovitch-Rioux / Isabella von Treskow (ed.), D’ici et d’ailleurs. L’héritage de Kateb Yacine, Paris, L’Harmattan, 2016, 141-168. 1 Les indications de pages sans nom d’auteurs et année renvoient à Osnabrück. Les indications de pages avec indication d’année renvoient à d’autres écrits de Cixous. La mise en italiques et la graphie correspondent à celle des textes originaux. 2 La composition en forme de poème est de l’auteur de cet article. I.v.T.