eJournals lendemains 42/165

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2017
42165

Christoph Strosetzki: Konversation als Sprachkultur. Elemente einer historischen Kommunikationspragmatik

2017
Alain Montandon
ldm421650142
142 Comptes rendus CHRISTOPH STROSETZKI: KONVERSATION ALS SPRACHKULTUR. ELEMENTE EINER HISTORISCHEN KOMMUNIKATIONSPRAGMATIK, BERLIN, FRANK & TIMME, 2014, 464 P. (RÉÉDITION) Le Professeur Christoph Strosetzki avait publié en 1978 son doctorat portant sur la conversation: „Un chapitre de pragmatique sociale et littéraire dans la France du 17 e siècle“. 1 L’ouvrage avait été traduit en français en 1984 sous le titre Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVIIe siècle. 2 Il l’a réédité en 2014 dans une version augmentée. Il convient de rappeler tout d’abord que Konversation fut un ouvrage pionnier dans son domaine. Non que les critiques et universitaires n’aient été avertis de l’importance de ce genre, mais aucune étude sérieuse n’avait été entreprise sur les tenants et aboutissants d’une telle pratique sociale que Christoph Strosetzki a analysée dans le détail en se penchant à la fois sur les différents types de conversation distinguée de l’entretien, telles les conversations sérieuses, enjouées, moyennes, leurs styles, leurs contenus, les formes d’expression, les styles et les normes sociales les régissant. Par là l’ouvrage était très original et garde jusqu’à aujourd’hui, en dépit des nombreuses recherches effectuées depuis, tout son intérêt. Ce livre est une version reprenant à l’identique ce qui avait déjà été publié et augmentée de quelques chapitres. On y trouve par exemple celui sur l’idéalité du lieu de la conversation chez Guevara et d’Urfé, un chapitre déjà publié dans un autre ouvrage de C. Strosetzki, intitulé Konversation und Literatur. 3 On peut regretter que cette édition nouvelle de manière générale n’ait pas fait l’objet d’une révision et n’ait pas intégré les apports de la recherche contemporaine que C. Strosetzki connaît cependant fort bien et qu’il expose de façon brillante dans un „prologue“ où il recense de manière presque complète tous les nombreux travaux qui ont pu être dédiés à la conversation depuis les années 1980. Cet exposé fort bien documenté témoigne de la profonde connaissance de l’auteur des recherches faites dans ce domaine et l’on peut regretter qu’il ne les intègre pas dans son ouvrage. Déjà dans l’édition française de sa thèse survenue six ans plus tard, il notait que l’intérêt de son ouvrage résidant pour une part dans la riche documentation il n’était pas nécessaire d’en faire une révision. Pour en revenir aux lieux de la conversation, on eût aimé qu’il rappelle que le mot ‚conversatio‘ en latin ne renvoie pas d’abord à l’exercice de la parole, mais plutôt à une appétence sociale qui s’oppose à la vie solitaire. Il gardera jusqu’au XVII e siècle le sens de ‚fréquentation‘, et conversation signifie longtemps avant tout un commerce social; en témoignent en Angleterre par exemple ces conversation pieces qui 1 Christoph Strosetzki, Konversation. Ein Kapitel gesellschaftlicher und literarischer Pragmatik im Frankreich des 17. Jahrhunderts, Diss. Univ. Düsseldorf, Frankfurt a. M. / Bern 1978. 2 Ouvrage traduit par Sabine Seubert dans la collection „BIBLIO 17 / Papers on French Seventeenth Century Literature“, Paris, Seattle, Tübingen, 1984 (2 e tirage en 1987), 312 p. 3 Christoph Strosetzki, Konversation und Literatur. Zu Regeln der Rhetorik und Rezeption in Spanien und Frankreich, Frankfurt a. M. / Bern / New York / Paris, Lang, 1988, 17-30. 143 Comptes rendus sont des portraits de groupe, des tableaux de famille, etc. (et la langue juridique conserve encore aujourd’hui ce sens, criminal conversation désignant l’adultère). Ce commerce est en rapport direct aux espaces dans lequel il a lieu. La tradition depuis Platon, Castiglione, Boccace et bien d’autres a bien marqué l’importance des lieux dans l’interaction sociale. Il suffit de penser aux admirables travaux de Delphine Denis sur l’Astrée ou encore au colloque international organisé par le CELIS en mai 2013 sur „Les lieux de la conversation dans la littérature européenne de l’Antiquité à nos jours“ pour mesurer l’importance du dispositif spatial. Loin d’être un simple décor, le lieu définit les codes de l’échange, les thèmes abordés et révèle pleinement la nature de la parole engagée. La question des lieux dans lesquels les échanges représentés se déroulent participe pleinement de la définition du genre de la conversation et, pour ce qui concerne les lieux idéaux mentionnés, la littérature pastorale offre en effet de nombreux exemples. Un autre chapitre fort intéressant concerne la théorie du duel et ses rapports avec la rhétorique de cour. Rappelant les travaux de Spitzer sur les effets de sourdine dans la langue racinienne, Strosetzki montre comment les effets d’atténuation caractéristiques d’un style relevant du dialogue cultivé sont semblables à ceux que l’on retrouve dans la littérature du duel qui, pour retenir l’expression des émotions directes, connaît les mêmes règles que la conversation. Aussi après avoir rappelé le fonctionnement historique du duel et du point d’honneur et les critiques faites au duel par la religion et le Roi, l’auteur trouve dans l’ouvrage du père Antoine de Balinghem (Le vrai point d’honneur à garder en conservant, pour vivre honorablement et paisiblement avec un chacun, 1618) tous les arguments nécessaires pour l’évitement du duel qui reposent sur la théorie d’une rhétorique agréable et non agressive: „C’est le fait d’une âme noble de prendre soigneusement garde de ne blesser en rien qui soit ni la renommée, ni l’honneur, ni la paix et repos d’autrui, ni ne lui rien dire ou faire où il puisse rougir et être honteux et mortifié en public“. Les nombreux conseils adressés à l’homme d’honneur pour désamorcer les conflits se retrouvent en effet plus tard dans les traités de l’honnête homme. La prudence, la conciliation, la bienveillance (prendre toujours les choses du côté positif), la discrétion, l’évitement de toute passion, la modération, autant de mesures pour que la conversation ne tourne à la provocation. Lieu de distinction et d’appartenance (grâce en particulier au rôle de l’esprit) pour l’homme né pour la vie en société, la conversation a été définie comme la pierre de touche de toute socialité. En appelant son traité La Conversation Civile, Guazzo soulignait le caractère social général du mot: „C’est ainsi que j’entends la conversation civile, non seulement au respect de la Ville, mais en considération des coutumes et des manières qui la rendent civile“. Guazzo y voit de plus une thérapeutique fondamentale contre la solitude et la mélancolie. „La Conversation est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire, non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu“ écrivait Madeleine de Scudéry dans Conversation sur divers sujets (1680), et Vaumorière d’ajouter: „Rien 144 Comptes rendus n’est plus important pour le commerce de la vie que de plaire dans la conversation, et si les hommes sont nés pour la société, on peut dire que c’est l’entretien qui fait leur plus ordinaire liaison“ (L’Art de plaire dans la conversation, 1688). Car il s’agit bien de plaire et de préserver les faces pour reprendre les termes de Goffman (on peut regretter l’absence de toute référence aux théories sociologiques). Il s’agit d'abord de „s’entresupposer et se faire valoir“. Se mettre en retrait et favoriser l’autre, préserver sa face négative (son territoire) comme sa face positive (son amourpropre) est la démarche obligatoire, dont les bénéfices secondaires sont importants. La conversation doit être avant tout un plaisir qui s’oppose à l’ennui: l’esprit de la conversation est „une disposition à se divertir de tout et à ne s’ennuyer de rien“ (Scudéry, Nouvelles conversations de morale, 1686). Pour cela, sa gratuité, sa liberté et son aisance en font un acte désintéressé qui n’a pour finalité que de constituer et maintenir un espace de socialisation, d’homogénéité et de cohérence sociale, certes relative mais réelle. Entretien familier, la conversation est avant tout un ‚vivre avec‘, un ‚vivre ensemble‘ jouant de la distinction par sa grâce, son caractère aimable et le raffinement de son jeu. Éloignée de toute érudition et de tout pédantisme, survolant sans approfondir, mais faisant jouer tous les ressorts de l’esprit, elle se distingue par le plaisir qui bannit le ton sérieux. Delphine Denis distingue fort justement avec raison les trois critères principaux de la conversation que sont la finalité purement ludique, de divertissement, attachée à la seule recherche du plaisir, érigé en valeur suprême, le déroulement libre et réciproque, où règne la fantaisie („…il faut pourtant que la conversation paraisse si libre, qu’il semble qu’on ne rejette aucune de ses pensées, & qu’on dise tout ce qui vient à la fantaisie“, Artamène ou Le Grand Cyrus, X, 431) et enfin un ton familier et naïf, qu’il convient de rapprocher du style galant. Ainsi la conversation „doit être plus souvent de choses ordinaires, & galantes, que de grandes choses: mais je conçois pourtant qu’il n’est rien qui n’y puisse entrer: qu’elle doit être libre, & diversifiée selon les temps, les lieux, & les Personnes avec qui l’on est“ (ibid.: 430). L’enjouement est une qualité essentielle du plaire, indispensable à toute conversation qui vise à „se divertir de tout, & à ne s’ennuyer de rien“, définie par Madeleine de Scudéry comme „un Entretien qui se fait avec toute sorte de personnes sur tous les sujets qui se présentent. Elle est ou de Galanterie, ou de Raillerie, ou d’Amour, ou de choses indifférentes. Dans ces sortes de Conversations, rien n’y est forcé, ni contraint; on y donne tout au plaisir et au divertissement; les Équivoques, les Pointes d’esprit, les belles Rencontres, les Réparties promptes, les Allusions, les Railleries Couvertes et Ingénieuses, sont le sel de cette Conversation, laquelle sans cela serait insipide et languissante“. Gouvernée par la bienséance qui est l’art de placer tout ce que l’on dit ou fait à l’endroit qui convient et par les convenances qui prennent en compte le lieu, le temps, l’âge, le rang social, la profession, la qualité des personnes, leur caractère et enfin les usages, la conversation est la science des égards: elle permet d’éviter le ridicule et de témoigner le respect à autrui de manière significativement explicite. Les règles de civilité concernant le discours obéissent aux mêmes principes élémentaires qui 145 Comptes rendus est de donner la prééminence à autrui sur soi: „il est fort honnête de parler de ceux que l’on converse plus honorablement que de soi-même“. Mais il serait fâcheux d’oublier que la conversation n’est pas que linguistique: le comportement doit signifier un accord, une harmonie entre l’extérieur et l’intérieur, c’est-à-dire qu’il doit donner à voir, à lire, à comprendre immédiatement cette sémiologie de la civilité sur le visage, dans l’habit, dans la contenance, la manière d’agir comme dans toute l’apparence. Ainsi Mlle de Scudéry insiste-t-elle sur „le merveilleux rapport entre les yeux et les paroles qui contribue à rendre le parler plus agréable“. L’air du monde est un je ne sais quoi indéfinissable, un esprit de socialité dont l’essence même est la circulation, la fluidité de la communication: „C’est une manière d’agir qui se communique d’elle-même. C’est un esprit qui s’épand par tout, que tout le monde prend et à quoi pourtant tout le monde, c’est-à-dire principalement le beau monde contribue, et c’est enfin un je ne sais quoi […] qui demande toutes sortes de qualités, qui porte sur l’esprit, sur le corps, sur la parole, sur les écrits, sur les habillements et principalement sur les actions et les vertus, qui se forme partout, qui est nécessaire partout et sans lequel on ne saurait presque rien faire d’agréable“. Cet air du monde est un air ouvert, signe d’une douce convivialité dans une société d’agrément réciproque et qui témoigne de la distance que l’on entretient avec soimême dans ce théâtre du social, qui permet de n’avoir rien trop à cœur, de „s’imaginer qu’on joue un personnage de théâtre“ (Méré). Spontanéité réglée, la fluidité de la conversation est comparée par Marmet de Valcroissant à un agréable ruisseau „dont on détourne les eaux pour arroser une belle prairie; car elles coulent où le hasard, où leur pente naturelle les mène, elles s’épandent selon la situation du lieu où elles sont, sans choisir plutôt les fleurs que les herbes, plutôt les belles fleurs que les médiocres et les plus sauvages, ou les plus sèches que les autres“ (L’usage du beau monde ou L’agréable société, 1662). Marc Fumaroli a analysé avec justesse le rôle historique de cette société de conversation en écrivant: „L’Ancien Régime français n’avait rien de démocratique. Mais justement, en marge de la cour et des institutions du régime, la conversation pratiquée à Paris par des cercles privés et relativement nombreux prend elle-même les proportions d’une contre-institution, de droit coutumier et privé, avec ses règles du jeu, son éthique, ses rites, son ou ses styles: elle est ‚égalitaire‘ dans la mesure où, à ce jeu-là, le rang et les titres, la fortune et la puissance comptent pour peu. Seul le mérite personnel tel qu’il se manifeste dans ce sport de la parole, établit le rang de chacun dans l’ordre de l’esprit. L’homme de lettres sans naissance, ni rang, ni fortune, tel un Voiture, peut frayer dans ce cercle d’élus avec un prince de Condé d’égal à égal, pour le moins, et à condition que le prince tienne dignement sa partie. Telle est l’importance que prend à Paris ce jeu enivrant qu’il rivalise même avec le jeu de paume ou les jeux de hasard“. 4 Comme l’explique la Marianne de Marivaux quand elle entre dans le salon de Mme Dorsin (dont le modèle serait Mme de Tencin): „Il n’y était point question de rangs ni d’états chez elle; personne ne s’y 4 Marc Fumaroli, „La conversation“, in: Pierre Nora (ed.), Les lieux de mémoire, t. III, Paris, Gallimard, 1986, 678-743, 687. 146 Comptes rendus souvenait du plus ou du moins d’importance qu’il avait; c’étaient des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons l’emportaient sur les plus faibles; rien que cela. Ou si vous voulez que je vous dise un grand mot, c’était comme des intelligences d’une égale dignité, sinon d’une force égale, qui avaient tout uniment commerce ensemble; des intelligences entre lesquelles il ne s’agissait plus des titres que le hasard leur avait donnés ici-bas, et qui ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les unes qu’enorgueillir les autres.“ Il convient de rappeler que pour Fumaroli la conversation fait partie de ces lieux de mémoire (à laquelle il consacre d’ailleurs dans le livre dirigé par Pierre Nora un excellent chapitre). Montesquieu comme Mme de Staël ont souligné que ce dialogue ordinairement gai, dans lequel chacun, sans s’écouter beaucoup, parle et répond, au style coupé, prompt et vif est une spécificité de l’esprit français. Lorsque Kant, à la fin du XVIII e siècle, cherche à définir la spécificité de la nation française, et à la définir d’une manière systématique, le premier mot qui lui vient sous la plume est celui de conversation. Le philosophe de Königsberg rattache explicitement le goût de la conversation à un art de vivre qui s’est développé dans les sociétés monarchiques comme le faisait déjà l’esthétique sociologique d’un Hume (voir son essai de 1742, „De la Naissance et du Progrès des Arts et des Sciences“). Aussi c’est non sans une certaine nostalgie que le XIX e siècle constatera la disparition de l’art de la conversation. Il est vrai que Rousseau avait déjà critiqué derrière la façade admirable et brillante de la conversation les effets pervers de cette pratique aliénante, de ce bavardage superficiel: „On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions et ses préjugés, et à donner à l’erreur un certain tour à la mode selon les maximes du jour.“ Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas facile de s’imaginer pleinement de nos jours la vivacité, le mode et la diversité de ces échanges. On peut regretter qu’un ouvrage destiné tant au lecteur cultivé qu’à l’érudit ne soit pas pourvu d’un index et que les nombreuses vignettes du XIX e siècle (issues pour l’essentiel des physiologies dont Strosetzki fut également un spécialiste bien avant les travaux de Nathalie Preiss et Valérie Stiénon) soient d’un effet bizarre dans un ouvrage portant sur le XVII e et le XVIII e siècle. Ces illustrations qui n’ont aucun rapport avec le contenu du livre et qui ne sont d’ailleurs pas commentées nous ont semblé bien gratuites et inutiles. Il n’en reste pas moins que si l’ouvrage présent n’est qu’une réédition de recherches anciennes, il met à la disposition du lecteur des travaux qui étaient devenus difficilement accessibles et qui gardent toute leur actualité. Alain Montandon (Clermont-Ferrand)