eJournals lendemains 42/165

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2017
42165

Recherche action, recherche formation: des dispositifs interdisciplinaires spécifiques aux sciences de l’éducation

2017
Christiane Montandon
ldm421650087
87 Dossier Christiane Montandon Recherche action, recherche formation: des dispositifs interdisciplinaires spécifiques aux sciences de l’éducation Jean-Paul Resweber voit dans la recherche action une forme de recherche „qui ne peut se passer du travail interdisciplinaire“ (Resweber 2010: 192). En tant que dispositif de recherche et de projet d’action, cette articulation d’un effort d’intelligibilité et d’une volonté de transformer le réel présente un caractère hybride: de tels dispositifs de recherche action et/ ou de recherche formation relèvent à la fois des questions scientifiques et praxéologiques. En effet le terme ‚dispositif‘ 1 dans ce cas recouvre deux significations distinctes: celle d’appareil théorique mettant en œuvre des outils méthodologiques spécifiques (apparatus) pour garantir une démarche scientifique, l’autre de configuration systémique (setting), regroupant des éléments hétérogènes, au nom d’un objectif d’apprentissage ou de formation explicitement affirmé et mobilisant un collectif d’acteurs de statuts différents. Mais ce setting se définit d’abord comme un cadre, instauré par le responsable de l’intervention, qui en énonce les règles de fonctionnement (lieu et durée des sessions, gestion des interactions au sein du groupe). Un tel dispositif/ setting pédagogique renvoie aux manières de procéder qu’instituent enseignants et formateurs pour créer des situations d’enseignement/ apprentissages et de formation comportant implicitement ou explicitement des références théoriques à la didactique des disciplines, à la psychopédagogie, à la psychologie sociale, en fonction de la gestion des relations au sein des groupes. De telles configurations systémiques (cf. Montandon 2002b) soulignent la nature diversifiée de l’interdisciplinarité concernée, scientifique, professionnelle, praxéologique et scolaire. La définition qu’avait donnée Jean Dubost de la recherche action comme „se soumettant à certaines disciplines pour obtenir des effets de connaissance ou de sens“ (Dubost 1983: 17) indique une pluridisciplinarité inévitable. Mais loin de se contenter d’une juxtaposition des disciplines, les dispositifs de recherche action ou de recherche formation (Montandon 2015a) invitent à intégrer des perspectives disciplinaires (psychologie sociale, anthropologie, pragmatique linguistique, clinique de l’activité, médecine, etc.) pour appréhender cet objet complexe, co-construit par le collectif de chercheurs et de praticiens, à la charnière entre théorisation de l’action, analyse des pratiques et volonté de changement. Cette approche interdisciplinaire s’inscrit dans la perspective de la postmodernité, car elle permet une prise de conscience de la complexité des objets de savoir et valorise la pluralité ainsi que la diversité des savoirs et des méthodes. Ce dialogue interdisciplinaire nécessite une démarche d’intégration conceptuelle et méthodologique s’appuyant sur des dimensions interactives: interactions entre enseignants et apprenants, qui relient d’une part les sujets aux objets d’apprentissage et, d’autre part, l’enseignant en tant que médiateur dans le rapport sujet-objet (Lenoir/ Sauvé 88 Dossier 1998b); interactions entre enseignants et chercheurs, dans des recherches collaboratives, terme employé d’abord par nos collègues québécois et qui recouvre beaucoup d’aspects de la recherche action formation. Pour mieux saisir le cheminement qui m’a conduit à privilégier cette entrée par les dispositifs de recherche action et de recherche formation, le détour par mon parcours particulier de formation, en référence à ma biographie intellectuelle et professionnelle, vise à montrer comment se mettent en place des espaces intermédiaires, à la charnière de champs disciplinaires, en fonction des étapes d’une formation polyvalente. Gaston Pineau (2002) et Daniel Bertaux (1997) ont bien mis en évidence comment les rapports aux savoirs d’une personne s’enracinent dans l’historicité de ses savoirs expérientiels. Jean-Yves Robin développe un courant socio-éducatif qui montre les connivences entre biographie professionnelle et formation (2001). En effet, de par ma formation intellectuelle (agrégation de philosophie) et mon parcours d’enseignante (et d’enseignant chercheur), mes choix théoriques et épistémologiques témoignent de cette propension à franchir les frontières des champs disciplinaires. Rendre compte de mon expérience d’enseignant chercheur en sciences de l’éducation réclame d’abord de préciser d’où je parle: en effet ma formation philosophique initiale, dans les années soixante, a été d’emblée marquée par une confrontation à plusieurs disciplines, dans la mesure où le contexte socio-historique de l’époque concevait la licence et maîtrise de philosophie comme une ouverture aux nombreux courants disciplinaires en sciences humaines. Psychologie, sociologie, anthropologie, linguistique, tous ces champs disciplinaires en cours de constitution avaient droit de cité en philosophie. Cette transdisciplinarité était de plus représentée par le mouvement structuraliste qui aménageait des ponts entre linguistique, anthropologie, psychanalyse et philosophie du langage, 2 d’une part, et par l’approche phénoménologique, où de Merleau-Ponty à Sartre, relayé par Lyotard, Bouveresse et Jean Pierre Kaufmann, ce courant de pensée m’a sensibilisée à cette posture réflexive d’accueillir l’émergence de ce qui devient conscient au sujet en situation. Une telle intuition interdisciplinaire et expérientielle propre à la phénoménologie 3 m’avait fait ignorer tout cloisonnement disciplinaire, d’autant plus qu’en Sorbonne, dans ces années 1963-1968, l’essor de l’épistémologie portant sur diverses disciplines (histoire, physique, chimie, sciences et techniques en général) m’avait fait également découvrir, outre Bachelard, mais aussi avec Canguilhem et Dagognet, l’intérêt à saisir les conditions de constitution des théories scientifiques. Tout en pointant comment ces divers secteurs des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales s’étaient détachées de la philosophie, une telle formation m’avait laissé une impression de surplomb qui rappelait la tradition encyclopédique de la philosophie encore à l’œuvre chez Hegel, jusqu’au début du XIX ème siècle. Mais à partir du XX ème siècle, cette confrontation d’ordre épistémologique avec d’autres disciplines engage la philosophie vers une auto-critique, amène à s’interroger sur la nécessité de prendre en compte l’expérience vécue (via le pragmatisme de Dewey), les données empiriques qui apparaissent à la conscience d’un sujet et donc le rôle 89 Dossier des savoirs expérientiels dans son rapport au monde: „on peut considérer que la critique husserlienne de la métaphysique est d’ordre essentiellement méthodologique: en puisant dans d’autres disciplines, la phénoménologie découvre un regard neuf sur elle-même, car cette immersion contribue à l’alerter sur elle-même, à aiguiser sa critique d’elle-même“ (Depraz 2006: 20). Ce franchissement des frontières s’est poursuivi tout au long de ma formation, puisque, par exemple, l’intérêt d’articuler recherche et formation m’a conduite à me former à l’entretien d’explicitation et à travailler avec Pierre Vermersch, représentant de la psycho-phénoménologie (cf. Vermersch 2012). En effet l’intégration, dans la manière même de mener l’entretien d’explicitation, d’attitudes issues de la PNL avec la non directivité de Rogers et ce qu’implique l’époché husserlienne, fait de cette méthode „un mixte d’attitudes“ (Vermersch 1994: 54); ce croisement de divers champs disciplinaires correspond à la volonté de combiner points de vue épistémologique, méthodologique et pragmatique (Montandon 2014: 123). En effet son refus de dissocier recherche et formation, tout en les distinguant, le conduit à „fonder une véritable méthodologie reproductible, à laquelle il est possible de former des praticiens, des étudiants et des chercheurs“ (Vermersch 2012: 88). Le chercheur se doit ainsi de devenir praticien expert d’une démarche d’explicitation pour recueillir des données sur les processus et les procédures mobilisées pendant l’activité. La raison donc de cette hybridation interdisciplinaire renvoie à un changement de paradigme épistémologique où devient essentielle l’articulation entre une théorisation de l’action et une pratique de la recherche: cette collaboration étroite entre chercheurs et praticiens préconise une interdépendance entre dispositif de recherche et dispositif de formation (Montandon 2014: 121sq.). Une telle posture clinique témoigne d’un changement épistémologique important, puisque la singularité des situations et des expériences vécues fournit des éléments de connaissances sur lesquels étayer des stratégies d’intervention et des stratégies de recherche (théorie psychanalytique, dynamique des groupes, clinique de l’activité, verbalisation de l’action). Au lieu de revendiquer la généralité conceptuelle (Aristote affirmait qu’il n’y a de science que du général), cette perspective découvre l’universalité de la dimension relationnelle à travers le cas singulier. Cette singularité de la situation contextualisée confère un autre statut à l’agir et à l’expérience vécue dans la construction de la connaissance. L’influence de Dewey et de son pragmatisme inaugure une autre manière de penser l’interdépendance entre action et connaissance. Il ne s’agit pas pour moi de poursuivre plus avant cette biographie intellectuelle, mais de souligner en quoi ma formation initiale a été déterminante dans mes choix de recherche et dans l’orientation de mes interrogations. En effet, contrairement à la spécificité de tout champ disciplinaire, focalisé sur les contenus, sur des objets de savoirs propres à la discipline, la formation philosophique ne privilégie aucun contenu spécifique, si ce n’est l’exigence de problématiser tous les objets possibles. Or construire une problématique, c’est mettre en évidence les diverses étapes, les 90 Dossier divers processus grâce auxquels se construit et advient la formulation de ce qui fait problème. Des éléments de ma biographie professionnelle peuvent contribuer à mieux faire saisir ce qui m’a amenée à m’intéresser plus particulièrement, en tant qu’universitaire, aux dispositifs de recherche action formation (Montandon 2015a) et aux recherches collaboratives. 4 Nommée en 1969 professeur de philosophie dans un lycée en Touraine, j’ai été confrontée dans un climat d’effervescence pédagogique et d’innovation consensuelle non seulement à des échanges d’idées sur la dynamique des groupes mais à la pratique de réunions interdisciplinaires visant une libération de la parole chez les élèves. Deux ans plus tard à Clermont Ferrand, j’ai mesuré les ambiguïtés d’un usage sauvage d’une telle dynamique de groupe, en fonction de l’objectif poursuivi par l’enseignant, avec ses risques de dérapage vers la démagogie et la manipulation. Une telle expérience m’a conduite à m’inscrire à l’ IFEPP dans une formation de type lewinien à la théorie et à la pratique des groupes. Cette formation de trois années m’a sensibilisée à l’importance qu’il convient d’accorder au démarrage d’une session de formation, ou de la première prise de contact avec un groupe, pour l’enseignant ou le formateur, ainsi qu’aux représentations imaginaires suscitées par certaines formations groupales: le climat dans un groupe est en effet tributaire du cadre instauré au départ à partir de l’énonciation des objectifs et des règles de fonctionnement du groupe. Cette incursion dans la psychologie sociale en me faisant découvrir Kurt Lewin et la recherche action a cependant laissé beaucoup d’interrogations sans réponse sur certains phénomènes de groupe, tels que les silences en grand groupe, l’apparition du bouc émissaire, des phénomènes d’agressivité ou de rivalité vis-à-vis du leader, celui-ci étant tantôt vécu comme idéalisé, tantôt connoté négativement. Je me suis donc tournée, face à ce besoin de mieux comprendre ce qui pouvait advenir dans ma classe, mais aussi en général dans les groupes auxquels j’appartenais, vers des études de psychologie (licence, maîtrise) en privilégiant deux orientations principales: psychanalytique (j’ai fait ma thèse avec Didier Anzieu: Freud et les principes fondamentaux en psychologie sociale, 1983) et systémique, avec l’École de Palo Alto et la notion de double bind et de paradoxe pragmatique (le thème de ma recherche en maîtrise de psychologie cherchait déjà à faire le lien entre philosophie et psychologie sociale dans la mesure où j’ai mené des entretiens avec les enseignants de philosophie pour explorer „l’injonction paradoxale du penser philosophique“). Nommée, en 1989, maître de conférences à l’Université Paris XII , j’ai été responsable, entre autres, des enseignements en santé communautaire et en psychologie sociale (théorie des groupes et processus de communication). Aussi en tant que chercheuse, j’ai été souvent sollicitée pour intervenir dans le champ de la santé et de l’éducation pour animer ou participer à des groupes de recherche action (Montandon-Binet/ Blanchet 1994, Hugon/ Montandon et al. 2000, Montandon/ Peyrotte 2006) 91 Dossier dans un double objectif d’intelligibilité des processus d’apprentissage et de développement cognitif et dans une logique d’efficience et d’ouverture interdisciplinaire, pour répondre à la demande de changement ou d’évolution des acteurs de terrain. Ainsi en répondant à un appel d’offres de l’ INRP en 2001 à propos des TPE (Travaux personnels encadrés), cette recherche menée avec une enseignante de physique dans un lycée parisien et ses collègues de mathématique et de biologie allie interdisciplinarité scolaire et universitaire: en effet le préalable épistémologique pour mener à bien une telle recherche action a été d’expliciter nos motifs respectifs pour s’engager dans une co-animation à différents niveaux: le chercheur avec les enseignants d’une part, et d’autre part les enseignants entre eux avec les élèves, en les aidant à se structurer en petits groupes selon les thématiques qu’ils avaient choisies et à les accompagner pendant toute l’année scolaire dans l’élaboration de leur objet. Une telle démarche requiert de s’entendre sur des référents théoriques communs, à savoir une théorie socio-constructiviste des apprentissages où les interactions entre les différents acteurs sont déterminantes dans l’engagement et la construction des connaissances. Ainsi Claudine Peyrotte, enseignante de physique, mais également investie dans une recherche en didactique des sciences et en dynamique des groupes, a su co-animer dans un accompagnement à la fois individuel, groupal et collectif les échanges aux différents moments de ces travaux interdisciplinaires (Montandon/ Peyrotte 2006: 118sq.). La convergence de disciplines contributoires au niveau scientifique d’une part et scolaire d’autre part a permis d’appréhender dans toute sa complexité ce qui se joue lors des interactions dans la situation de résolution de problème des élèves en TPE . La dynamique interactionnelle au sein des groupes, les entretiens d’explicitation auprès des élèves pour explorer leurs procédures de résolution de problème, les réunions de régulation au sein du collectif d’enseignants ont contribué à jouer un rôle fédérateur pour faire advenir de nouvelles postures d’apprentissage et de pratiques enseignantes. Dans le champ d’une clinique des apprentissages et de la formation, l’interdépendance entre activité du praticien et interrogation du chercheur n’est possible qu’à partir du moment où se crée une culture partagée de normes axiologiques et de références théoriques minimales communes: ainsi dans le cadre d’une autre recherche action (1996-1998), en réponse à un projet de co-animation interdisciplinaire d’enseignants en seconde, la constitution d’une équipe de quatre chercheurs et de dix enseignants a pu se faire sur la base d’un socle épistémologique commun, qui privilégie les interactions comme préalable aux processus d’appropriation intrapsychique et qui pose un cadre sécurisant en intégrant des valeurs de solidarité, de respect de l’autre, d’écoute bienveillante vis-à-vis du discours d’autrui (Hugon/ Montandon et al. 2000). Des enseignants volontaires, choisissant les thèmes et les situations d’apprentissage ensemble pour co-animer lors de modules en seconde auxquels se joignent les chercheurs pour enregistrer les interactions au sein des petits groupes d’élèves, cherchent à mieux comprendre ce qui se joue dans les apprentissages: les temps 92 Dossier d’analyse qui s’ensuivent s’appuient sur la confrontation entre chercheurs et praticiens à partir de ce qui a été vécu, observé, recueilli comme données écrites ou orales; ce travail d’élaboration des conditions dans lesquelles construire au fur et à mesure des situations d’apprentissage développemental procède par auto-évaluation régulatrice (Montandon 2000). Un tel dispositif de recherche action formation repose sur un principe d’isomorphie structurelle: la diversification des rapports à l’objet d’apprentissage complexe qu’entretiennent les élèves lors des échanges en petits groupes renvoie aux rapports diversifiés et interdisciplinaires que développent les enseignants dans leur gestion des situations, de même que la nécessité de penser chez les chercheurs l’éventail des rapports interdisciplinaires à l’objet de recherche. Mettre en évidence cet ensemble complexe de rapports montre le lien consubstantiel entre théories sous-jacentes et statut méthodologique du dispositif de recherche action formation: je me réfère ici à la démarche épistémologique de René Kaës à propos de sa théorie psychanalytique des groupes (Kaës 1994: 33sq.). Il inscrit la dimension épistémologique de la conceptualisation du dispositif analytique de groupe à la convergence de trois champs théoriques: la psychanalyse (avec les processus associatifs), la linguistique et les processus de communication (les diverses instances d’interlocution) et la psychologie sociale (interactions et réalité groupale). Le signe d’une démarche interdisciplinaire, véritablement intégrative, réside dans l’avènement de nouvelles médiations méthodologiques, qui contribuent à partir de l’intégration de différents éléments théoriques et méthodologiques issus de plusieurs disciplines à créer des dispositifs hybrides, telle la recherche action formation (Montandon 2014: 47), tels l’entretien d’explicitation ou l’approche biographique. Ces notions transversales ou encore ces concepts nomades tels que dispositifs, interactions, médiations, transitions, cadres et contextes incitent à interroger le statut de l’interdisciplinarité au sein même des sciences de l’éducation. Cette confrontation de plusieurs disciplines à propos d’un objet complexe, où il s’agit alors pour un collectif de praticiens et de chercheurs de construire une problématique commune avec un double objectif théorique et praxéologique mobilise également une temporalité à long terme, de trois ou quatre ans, car l’avènement de nouvelles postures et de nouvelles méthodologies implique une lente maturation et un remaniement des identités professionnelles. Cette expérience de participation à une recherche action formation, qui mobilise une réflexion sur ses propres pratiques, pédagogique, heuristique, éducative, amène en effet certains à entreprendre de nouvelles études et à envisager un changement de statut (d’enseignant à formateur, de formateur à praticien-chercheur, cf. Montandon 2015b). Comme l’avaient écrit Cl. Blanchard-Laville et D. Fablet dans un texte inaugural en 1996 et inaugurant le cycle des analyses de pratiques, la spécificité de ces dispositifs de formation relevant des sciences de l’éducation se caractérise par l’exercice de „métiers (formateurs, enseignants, travailleurs sociaux, […] médecins) ou des fonctions comportant des dimensions relationnelles importantes dans des champs diversifiés“ (Blanchard-Laville/ Fablet 1996: 263). En écho avec ce 93 Dossier qu’écrivait Gaston Bachelard dans la Philosophie du Non quand il constatait que „l’instrument de physique est une théorie réalisée, concrétisée, d’essence rationnelle“ (1962, 26), il s’avère que tout dispositif de recherche formation digne de ce nom est la matérialisation d’une confrontation interdisciplinaire de plusieurs théories, énoncées précédemment. Cette interdisciplinarité consubstantielle à la complexité des problèmes éducatifs actuels témoigne également de l’avènement d’un nouveau paradigme épistémologique: au-delà de „la ‚réconciliation‘ des univers de la théorie et de la pratique et pour le dépassement d’une approche applicationniste des rapports entre le monde de la formation et de la recherche scientifique, d’une part et celui de la pratique, d’autre part“ (Lessard/ Bourdoncle 1998: 32), la place des savoirs expérientiels dans une épistémologie socioconstructiviste des connaissances passe par une double réhabilitation: de l’action dans le développement des savoirs savants; d’un „moment réflexif“ facilitée par la confrontation des divers positionnements au sein d’un collectif de travail. Ainsi en clinique de l’activité, Yves Clot se réfère à Tosquelles dont l’apport principal „est que, pour lui, l’activité y devient centrale“ (Clot 2015: 232). Un tel recentrage sur le statut des enseignants, formateurs, en tant que sujets, acteurs de leurs choix éducatifs, et non plus seulement objets de la recherche, leur assure une reconnaissance de ce qu’ils sont dans ce qu’ils font: ils „sont des êtres humains responsables de ce qu’ils font“ en développant leur pouvoir d’agir, individuellement et collectivement (Clot 2015: 232). Dans le champ de la santé, une demande de formation et de recherche sur les multiples paramètres de l’activité décisionnelle des médecins régulateurs dans les SAMU nous a conduits à engager sur quatre ans une coopération interdisciplinaire (médecine, sociologie, psychologie sociale, anthropologie, sciences de la communication) qui met en évidence à la fois la richesse et les difficultés d’une telle recherche collaborative (Montandon/ Bertrand 2017). Des enjeux éthiques et déontologiques freinent parfois les attentes de transparence et les échanges entre les différents acteurs, 5 mais aussi appellent l’indispensable ouverture de la recherche médicale à une approche qualitative qui n’est possible qu’en s’associant à d’autres disciplines; d’autre part les situations de grande incertitude qui caractérisent l’activité du médecin régulateur dans sa relation avec un appelant qu’il ne voit pas et ne peut ausculter ainsi que les interactions à différents niveaux (à l’interne, mais aussi à l’extérieur de la salle de régulation), incertitude des choix à faire en terme de moyens et d’effecteurs à envoyer, rendent difficile une modélisation possible des processus de décision. Cette nécessité de se focaliser sur des cas paradigmatiques nous a conduits à combiner entretiens semi directifs et entretiens d’explicitation, où les situations vécues retenues par les médecins témoignent de leur besoin de comprendre leur fonctionnement intuitif, compte tenu de la rapidité avec laquelle ils doivent prendre une décision. Cette recherche, encore en cours, met cependant bien 94 Dossier en évidence les enjeux à la fois méthodologiques et épistémologiques d’une coopération interdisciplinaire en aménageant de nouveaux outils de formation. Apprendre de l’expérience, former, se former, réfléchir sur sa pratique, de recherche, de formation ou d’enseignement, autant de processus qui réclament l’aménagement d’un espace dialogique au sein d’un collectif de travail dont le cadre sécurisant et l’écoute bienveillante trouvent leurs fondements épistémologiques dans la convergence de référents théoriques qui relèvent d’approches cliniques. Beaucoup de champs disciplinaires, en sciences de la nature en particulier (biologie moléculaire, chimie, physique et mathématiques appliquées), ont depuis longtemps subi ces mutations qui transcendent les frontières des disciplines. Les sciences de l’éducation, en France, de par leur caractère composite même, devraient adhérer à cette confrontation et ce croisement interdisciplinaire, mais elles apparaissent souvent réticentes à s’engager dans ce tournant épistémologique décisif, devant les fortes résistances d’instances institutionnelles. Les dispositifs de recherche action et de recherche formation que nous avons évoqués ici sont autant de jalons, à la marge certes, mais décisifs pour amorcer ce tournant vers une stratégie délibérée de rompre avec les cloisonnements disciplinaires, issus d’une conception scientifique née du XIX ème siècle et qui ne peut plus traiter des objets et des problèmes complexes auxquels est confrontée désormais la recherche en sciences de l’éducation. Pour conclure sur le point le plus déterminant caractéristique d’une démarche interdisciplinaire, l’apparition de nouvelles méthodologies (recherche action formation, dispositifs réflexifs, entretien d’explicitation, auto confrontation croisée, approche biographique) se révèle être la pierre de touche qui concrétise l’avènement d’un espace intermédiaire, charnière à plusieurs disciplines permettant d’opérationnaliser l’intégration de champs théoriques différents en un tout cohérent. Cette prévalence de l’inter, de ce qui se love dans l’écart, dans l’entre-deux, tel que François Jullien le promeut pour approcher l’altérité et produire une recherche féconde, montre les enjeux socio-politiques, institutionnels et axiologiques d’une défense de l’interdisciplinarité: „Faire un écart, c’est sortir de la norme, procéder de façon incongrue, opérer quelque déplacement vis-à-vis de l’attendu et du convenu“ (Jullien 2012: 35). Travailler l’écart, c’est „ouvrir un espace réflexif“ (ibid.: 42) où il s’agit d’explorer, à travers l’interdisciplinarité, l’interculturalité des diverses pratiques de recherche. Bachelard, Gaston, Philosophie du non, Paris, PUF, 1962. Becquemin, Michèle / Montandon, Christiane (ed.), Les institutions à l’épreuve des dispositifs. Les recompositions de l’éducation et de l’intervention sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. Bertaux, Daniel, Les récits de vie. Perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, 1997. Blanchard-Laville, Claudine / Fablet, Dominique, L’analyse des pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, 1996. Clot, Yves, „Clinique du travail et clinique de l’activité“, in: id. / Dominique Lhuilier (ed.), Perspectives en clinique du travail, Toulouse, Érès, 2015, 226-246. 95 Dossier Cros, Françoise, „L’innovation en éducation et en formation“, in: Revue française de pédagogie, 118, 1997, 127-156. Depraz, Natalie, Comprendre la phénoménologie. 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Confrontation entre les discours issus de différents lieux d’énonciation“, in: Marie-Anne Hugon / Marie-Laure Viaud (ed.), Les établissements scolaires ‚différents‘ et la recherche en éducation. Problèmes méthodologiques et épistémologiques, Arras, Artois Presses Université, 2016, 85-90. Montandon, Christiane / Peyrotte, Claudine, Des Travaux Personnels Encadrés - Témoignages et analyses, Paris, L’Harmattan, 2006. Pineau, Gaston / Le Grand, Jean-Louis, Les histoires de vie, Paris, PUF (Que sais-je? ), 2002. Resweber, Jean-Paul, „Les enjeux de l’interdisciplinarité“, in: Questions de communication, 19, 2011, 171-200. Robin, Jean-Yves, Biographie professionnelle et formation, Paris, L’Harmattan, 2001. Vermersch, Pierre, Explicitation et phénoménologie, Paris, PUF, 2012. 1 Cf. mon chapitre „Pour une épistémologie de la notion de dispositif“, in: Becquemin / Montandon 2014, 29-54. 2 J’ai passé mon DESS avec Paul Ricœur en 1966 sur une traduction de Hans Blumenberg „Paradigmen zu einer Metaphorologie“ en analysant ce qui amène les philosophes à introduire des métaphores dans le discours philosophique. 3 Il ne faut pas oublier que Husserl, influencé par Brentano, s’est d’abord penché sur le statut épistémologique de la psychologie. On peut se reporter à l’analyse de Natalie Depraz qui étudie le positionnement de Husserl „à la croisée des mathématiques et de la psychologie“ (Depraz 2006: 18sq.). 4 Ce terme initié par les chercheurs québécois montre la convergence entre la recherche action et la recherche formation interdisciplinaire (cf. Lenoir/ Sauvé 1998a). 5 Montandon et Bertrand (2016) montrent, dans cette communication au colloque „Décider dans l’urgence“, que l’engagement très impliquant des médecins qui sont volontaires pour verbaliser leur processus décisionnel rend difficile au nom du respect de ce vécu la transparence qu’on pourrait attendre d’une recherche.