eJournals lendemains 42/165

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2017
42165

Une expérience co-disciplinaire au sein d’une équipe de recherche

2017
Claudine Blanchard-Laville
ldm421650054
54 Dossier Claudine Blanchard-Laville Une expérience co-disciplinaire au sein d’une équipe de recherche Dans ce texte, je vais m’attacher à re-visiter les conditions de travail de l’équipe de chercheurs qui a soutenu la recherche de type codisciplinaire ayant abouti en 2014 à la publication, sous la direction de Philippe Chaussecourte, de l’ouvrage Enseigner à l’école primaire. Dix ans avec un professeur des écoles. Cette équipe a travaillé sur une période de temps exceptionnellement longue, de 1998 à 2014; elle s’est en partie modifiée dans sa composition au cours du temps. J’ai été l’un des ‚témoins privilégiés‘ de son travail, l’ayant longtemps ‚animée‘ (jusqu’en 2012). La recherche dont cet ouvrage témoigne concerne un enseignant que nous nommons Benoît, une recherche dont j’écris, dans la préface du livre, que j’ai été en quelque sorte „le fil rouge“, ou, aux yeux de l’enseignant observé, ce „fil invisible“ que lui-même évoque dans le témoignage de sa relation avec l’équipe de chercheurs publié en fin d’ouvrage. Entre 2012 et 2014, temps pendant lequel la production du livre s’est trouvée un peu en difficulté, c’est plutôt Éric Roditi qui a ‚porté la flamme‘ pour que nous ne lâchions pas prise par rapport à cette publication collective qui était à l’horizon de ce travail depuis l’année 2009. Puis, dans la dernière ligne droite, pour la confection proprement dite du livre paru chez l’Harmattan, c’est surtout Louis-Marie Bossard qu’il faut remercier, son investissement dans la mise au point du manuscrit publiable ayant été très efficace. C’est pendant l’été 2014 que j’ai écrit la préface de ce livre, comme nous l’avions décidé dans l’équipe dès 2009. Je voudrais plus précisément ici ré-interroger la forme de travail que nous avons été conduits à qualifier depuis un certain nombre d’années de codisciplinaire et sur la base de laquelle les chercheurs ont été cooptés pour composer cette équipe de recherche. Tout d’abord, je rappellerai succinctement les dimensions essentielles qui caractérisent le registre de la codisciplinarité au plan psychique pour ce qui concerne un travail de recherche, telles que je les ai identifiées dans un certain nombre de mes publications antérieures, notamment dans Blanchard-Laville 2000 et 2002, puis je tenterai de comprendre, par une réflexion d’après-coup sur le parcours qui a été nécessaire pour que ce dernier livre soit publié, certaines des butées que nous avons rencontrées dans ces modalités de travail. En particulier, je chercherai à identifier les obstacles que l’équipe a dû surmonter pour se maintenir sur une longue durée dans des dispositions favorables à une forme de co-pensée, coproductrice de savoirs à partir du corpus commun que représentaient les séquences filmées et les entretiens recueillis auprès de Benoît au cours du temps (dans l’intention de repérer l’évolution de sa position enseignante depuis ses débuts jusqu’à sa dixième année d’exercice) et pour aboutir à ce qu’une production publique assumée collectivement puisse finalement voir le jour. 55 Dossier Aperçu succinct sur l’histoire de la codisciplinarité J’ai décrit dans la préface de l’ouvrage de 2014 la longue histoire de cette recherche. Mais il me faut aussi dire ici que la mise en œuvre de la forme de travail que nous avons à un moment donné décidé de nommer ‚codisciplinaire‘ a aussi une très longue histoire pour moi. Le terme de codisciplinarité apparaît officiellement dans la réponse que nous avons faite à un appel d’offres du feu Comité National de Coordination de la Recherche en Éducation ( CNCRE ) en 1998, à partir d’un groupe de travail qui se nommait déjà ‚Groupe de Recherche CoDisciplinaire sur le Didactique‘. Il me faut remonter à la préhistoire de cette histoire c’est-à-dire à ma première expérience de collaboration (ponctuelle) entre un chercheur didacticien des mathématiques (Alain Mercier) et des chercheurs cliniciens (Pierre Berdot et moi-même) pour un travail publié en 1987 sous l’intitulé „Quelques éléments méthodologiques et théoriques issus de l’analyse de suivis individuels d’élèves en échec en mathématiques“ dans les actes d’un colloque qui s’est tenu à Sèvres sous les auspices d’un regroupement de recherche du CNRS dirigé par Gérard Vergnaud et intitulé Didactique et acquisition des connaissances scientifiques (1987). S’en est suivie pour moi une deuxième expérience, vécue entre 1988 et 1991, dont on peut trouver la trace dans l’ouvrage publié en 1996 à la Pensée Sauvage, sous la direction conjointe d’Yves Chevallard, Maria-Luisa Schubauer-Leoni et moi-même, grâce à l’aide significative de Guy Brousseau, un ouvrage intitulé Regards croisés sur le didactique. Un colloque épistolaire. Je peux noter que cette dernière expérience s’est interrompue sans qu’on y mette un terme délibérément; simplement, on a pu constater que les projets que nous avions en 1991 ne se sont pas concrétisés. Je veux insister sur le fait que le travail réalisé dans le dispositif que nous avions mis en place à cette époque à l’initiative d’Yves Chevallard, qui faisait alterner échanges épistolaires et réunions en présentiel, a énormément stimulé ma créativité de chercheur. J’ai d’ailleurs repris la plupart des éléments théorico-cliniques que j’avais découverts au cours de ce travail dans mes publications ultérieures. Cette deuxième expérience de collaboration s’est poursuivie par l’aventure qui nous a conduits à publier Variations sur une leçon. Analyses d’une séquence: „L’écriture des grands nombres“ en 1997 puis par celle qui nous a fait publier Une séance de cours ordinaire. Mélanie tiens passe au tableau en 2003. Ces quatre expériences ont pour point commun d’avoir fait se pencher conjointement des chercheurs didacticiens et des chercheurs cliniciens sur un corpus choisi ensemble et constitué à chaque fois de séquences d’interactions avec des élèves, interactions duelles dans la première de ces recherches et interactions en classe enregistrées puis filmées dans les recherches suivantes. Il est à noter que dans chacune de ces expériences, j’avais à la fois une place de chercheur à part entière et une place d’animatrice ou de coanimatrice de l’équipe de recherche. En dehors des chercheurs qui ont eu l’opportunité de vivre l’une ou l’autre de ces aventures que je viens de rappeler, le terme de codisciplinarité, quand il est utilisé, ne l’est pas, le plus souvent, selon l’acception que nous attribuons à cette notion. Il 56 Dossier est très souvent employé comme synonyme d’une interdisciplinarité de bon aloi. Or, j’ai montré dans les publications évoquées précédemment que j’avais tenté d’explorer les conditions psychiques sur lesquelles il fallait être très vigilants pour accéder à cette forme de travail codisciplinaire, c’est-à-dire pouvoir dépasser une forme d’interdisciplinarité ou de pluridisciplinarité et pour arriver à proposer des analyses certes distinctes d’un même corpus mais qui bénéficient d’une forme de co-pensée groupale, à savoir de l’écoute active des autres chercheurs, y compris de leur regard sur ce que chacun écrit pour la publication collective. Ainsi, les manuscrits des trois livres collectifs publiés successivement en 1997, 2003 et 2014 ont été ‚épluchés‘ à plusieurs reprises, au cours de leur avancement, par l’ensemble de l’équipe. Et cela n’a jamais été la partie la plus facile du travail quand on sait combien l’écriture est pour chaque chercheur un point délicat à négocier. Les difficultés d’une entreprise de recherche codisciplinaire Beaucoup de difficultés guettent la volonté de coopérer pour penser ensemble dans un espace d’intersubjectivité tel que celui d’une équipe de chercheurs et pour que le travail collectif puisse se déployer au service des avancées de chacun et au service d’une conjugaison harmonieuse des avancées individuelles. À mon sens, si l’animateur-rice de l’équipe ne met pas toute son énergie à favoriser cet esprit de coopération, je dirais même à en prendre soin au plan psychique, la possibilité de coopérer est rapidement vouée à l’échec. Sans qu’on soit pour autant, quels que soient les soins apportés, assuré d’arriver à surmonter les obstacles qui vont se présenter. La liste des risques est longue; j’avais, en 2000, pour les expliciter, découpé un peu arbitrairement les différents plans sur lesquels se jouent les phénomènes à la source de ces risques. Je vais en citer quelques-uns sans reprendre exhaustivement tout ce que j’ai déjà développé et que nous avons continué à préciser dans l’article rédigé avec Philippe Chaussecourte et Éric Roditi en 2007. On doit d’abord considérer qu’une équipe de recherche n’est pas exemptée de tout ce qui se passe dans un groupe restreint, notamment que les angoisses et la fantasmatique à l’œuvre telles que la psychanalyse les a repérées, notamment dans les travaux de Wilfred R. Bion (1961), repris par exemple par Jean-Claude Rouchy (2008) et René Kaës (1996), au sein de ce qu’ils ont appelé le groupe de base sousjacent au groupe de travail, sont agissantes sur le groupe de chercheurs. Une fois ces phénomènes repérés, il devient alors logiquement nécessaire de prendre soin de ces configurations fantasmatiques sous-jacentes pour désentraver le groupe de travail. C’est le but principal du travail d’élaboration psychique mis en place à chaque réunion de notre équipe de recherche. Au-delà de ces phénomènes communs à toute configuration groupale, dans une équipe de recherche codisciplinaire, la tâche dévolue aux chercheurs est d’arriver à considérer le matériel commun à partir du paradigme théorique de chacun et à pouvoir exposer ensuite ses découvertes au groupe de chercheurs, en acceptant que sa propre pensée soit fécondée par ce que pensent les autres et ce qui émerge de 57 Dossier la pensée groupale, sans renoncer pour autant à son propre point de vue théorique. En termes de risques, on peut alors évoquer, avec le psychanalyste W. R. Bion à nouveau, le risque que font encourir les idées nouvelles en induisant chez beaucoup d’entre nous d’importantes résistances liées à la peur de ce qu’il appelle le changement catastrophique, à savoir ces moments de croissance psychique pour les sujets qui ne vont pas sans déstabilisation provisoire. Pour comprendre le fort risque d’écrasement des appareils à penser de chacun dans un tel groupe, et pour appréhender le risque que la concurrence entre les chercheurs soit exacerbée, ou le risque que les chercheurs se sentent en manque de reconnaissance de leur travail, ou qu’ils se sentent empêchés de penser dans cet espace ou de produire par écrit, j’aimerais aujourd’hui recourir à la manière dont Janine Puget (analyste argentine auteure, avec Isidoro Berenstein, de l’ouvrage Psychanalyse du lien) propose de comprendre ce qu’elle appelle le ‚penser dans l’entre-deux‘. Pour cette analyste rompue à la psychanalyse des groupes, des couples et des familles, une grande attention est portée aux liens, lui faisant même écrire qu’elle propose un élargissement du champ théorique psychanalytique, quasiment une nouvelle métapsychologie, avec ses trois espaces (intrasubjectif, intersubjectif et transsubjectif), ses différents mondes et sa considération toute particulière pour la notion de ‚lien‘ à la suite de Bion. Ainsi cette auteure distingue fermement, dans son article traduit en français en 2006 pour la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, „la production“ qui relèverait „d’un penser qui provient d’un capital de représentations, fantasmes, images et sensations propres“ au sujet de celle qui „provient d’un capital concernant le potentiel d’un lien, de l’altérité et qui dépend de la coercivité qu’imposent les présences irréductibles“ (Puget 2006: 32) des autres sujets. Ce qu’elle entend par imposition, c’est „le fait que chaque sujet est doté d’une qualité irréductible qui le fait autre, qui en quelque sorte s’impose en tant qu’interférence […] pour être avec un autre“ (ibid.), et qu’il faut „pouvoir être dérangé par l’autre et accepter de l’être. […] [L]e sujet a tendance à s’opposer à cette dite interférence essayant de la réduire à du semblable ou du même“ (ibid.). Ainsi, J. Puget dessine les vicissitudes du penser dans l’entre-deux par le fait des „perturbations inhérentes [aux] effets de présence“ (ibid.: 34, mes italiques). Elle écrit par exemple: „Une des souffrances inhérentes aux analyses de lien dépend du travail que comporte se savoir écouter par un autre et écouter l’autre, vouloir être écouté d’une certaine manière sachant que ce ne sera pas possible que l’autre se trouve dans la position idéale d’écoute, se savoir penser par un autre et penser l’autre. C’est pourtant de ce décalage que naîtra un penser avec“ (ibid., mes italiques). Ces considérations semblent banales à première vue, mais en vérité elles ne se laissent pas appréhender si facilement et ont une portée très grande à mon sens pour interpréter une partie des difficultés du penser ensemble. Paradoxalement, cette forme de travail conduit chacun, à un moment donné, à assumer à nouveau sa propre approche théorique et ainsi à assumer une forme de solitude théorique en groupe. Nous savons qu’au plan psychique, c’est un apprentissage crucial que d’apprendre à être seul, d’abord quand on est enfant en présence 58 Dossier de la mère (et c’est Winnicott [1958] qui nous a sensibilisés à ce passage très important de la construction psychique d’un sujet). Comme l’écrit Dominique Agostini (2005): Winnicott décrit un processus de capacité d’être seul à trois temps: d’abord est le ‚je‘, cette unité formée à partir du moi-noyau, noyau du moi. Puis ‚je suis‘, ‚sans défense, vulnérable, paranoïde‘. Et ce, grâce à un ‚environnement facilitateur‘. ‚Je suis seul‘ est l’état atteint à partir de la conscience précocement acquise d’une mère sur laquelle le bébé peut compter. Je suis seul reflète donc l’existence d’une mère fiable auquel le sujet peut se fier sans avoir à en prendre conscience. Le fondement de cette capacité est donc paradoxal. Cet auteur poursuit en faisant remarquer que: Winnicott justifie le paradoxe de ‚seul‘ et de ‚présence‘ par le fait que si cette expérience est insuffisante, la capacité mature d’être seul n’advient pas: l’état de solitude implique, pour advenir en ‚capacité d’être seul‘, le préalable paradoxal d’une présence pouvant être ‚trouvée-créée‘ […] La capacité mature d’être seul est consubstantielle à la capacité de se détendre ou capacité du sujet d’exister sans être en réaction permanente contre les immixtions extérieures. Pour ma part j’estime que le travail dans une équipe codisciplinaire favorise cet apprentissage d’assumer seul son approche théorique face au groupe. Cette capacité peut ensuite se transposer et donner de l’assurance au chercheur dans les autres espaces où il est amené à circuler. Car, pour chacun, au plan individuel, on pourrait dire que l’espace de l’équipe codisciplinaire a représenté une sorte de matrice de travail dans laquelle il était possible de venir puiser de l’audace et de la créativité pour tracer son propre chemin dans un climat de sécurité; en effet, c’est un espace propice à la croissance de tous les chercheurs et on peut s’y aventurer sans trop de risques ou avec des risques un peu balisés comme j’ai essayé de le montrer. Je reviens à la spécificité du mode de travail codisciplinaire: il ne s’agit pas seulement que les appareils à penser de chacun des chercheurs soient protégés et potentialisés et que chacun arrive à penser avec les autres, il faut aller jusqu’à copenser, c’est-à-dire faire son profit du fait que „ce que chacun pense nous fait penser“ (Blanchard-Laville 2008: 102). Et, au-delà du fait de co-penser, il faut produire des savoirs. C’est à ce niveau que Georges Devereux (1980) - pris au sérieux, comme je le fais souvent remarquer, et pas seulement invoqué pour se trouver quitte par la suite vis-à-vis de cette référence qui fait autorité - nous fait comprendre les risques spécifiques pris dans la production de savoirs par une équipe codisciplinaire: il nous permet d’appréhender que le chercheur, en sciences humaines et sociales, se protège des angoisses issues des données qu’il recueille par l’appareillage théorique et méthodologique qu’il choisit d’utiliser. Or, dans l’équipe codisciplinaire, chacun des chercheurs du fait de son approche spécifique est conduit à mettre sous les yeux des autres chercheurs ce dont ils avaient cherché vraisemblablement à se protéger par leur propre choix théorique. Il y a là une constatation très utile à retenir 59 Dossier dès que l’on veut parvenir à faire dialoguer des approches théoriques différentes. Enfin, la particularité de nos recherches qui étudient les pratiques enseignantes nous conduit à observer des scènes de classe; j’ai pu montrer que cette vision réveille fortement chez les chercheurs leur pulsion scopique, et, en ce sens, stimule leur pulsion de savoir (Blanchard-Laville 1997), mais que, du même coup, cela peut solliciter leurs pulsions voyeuristes et en ce sens réveiller une forme de culpabilité entraînant son cortège d’inhibitions. Il faut alors toute la capacité de rêverie du groupe pour pouvoir métaboliser les affects déclenchés et que la pulsion de recherche puisse en quelque sorte se désenliser comme c’était le cas dans les débuts de l’enseignant Benoît, où cela n’a pas été facile à surmonter et où de longues heures d’élaboration groupale ont été nécessaires à cette fin. Enfin, un dernier niveau de prise de risque découle des moments où l’équipe expose ses résultats en public, par exemple en donnant des conférences à partir de la publication collective réalisée; il existe alors un risque de scission du groupe selon ses lignes de fragilisation (cela peut être par exemple le clivage homme-femme, ou le clivage disciplinaire sciences de l’éducation - didactique, ou tout autre forme de clivage), en stimulant des motions d’envie ciblées chez les lecteurs qui peuvent provoquer des divisions dans l’équipe: tel lecteur ou auditeur appréciant par exemple l’étude du didacticien mais pas celle du clinicien et inversement. Comment surmonter de telles difficultés? C’est là que le groupe doit se faire conteneur au sens de R. Kaës, c’est-à-dire transformateur des affects déclenchés. Des qualités de respect, de tolérance sont nécessaires qui prennent corps dans des rituels qui aident à prendre soin les uns des autres et de la production (Blanchard-Laville/ Hatchuel 2003). Mais surtout ce sont des temps institués d’élaboration, comme je l’ai déjà indiqué, qui permettent que le travail psychique soit réparti entre les membres du groupe, que chacun en prenne sa part lors de ces moments collectifs où on échange sur nos ressentis au cours du travail. C’est ainsi que, pour parer à toutes ces difficultés, la seule méthode que nous ayons trouvée s’appuie sur les séquences d’élaboration psychique instituées à chaque rencontre de l’équipe: pour autant, il ne faudrait pas imaginer que ce soit toujours suffisant pour juguler les forces de déliaison. Nous avons montré des extraits d’un tel échange élaboratif dans les pages 219 à 222 du livre Une séance de cours ordinaire. Ces échanges portent par exemple sur le ressenti de la place que chacun estime lui être reconnue ou pas dans le groupe, ou de la place qu’il imagine ne pas pouvoir prendre, ou du fait que cette place peut être ressentie comme empiétée. Les échanges élaboratifs peuvent porter aussi sur des interactions dans le groupe au cours desquelles on s’est senti agressifs ou, à l’inverse, un peu agressés ou encore empêchés de penser; les élaborations sont particulièrement chargées émotionnellement lorsque les réunions portent sur l’examen des productions écrites respectives. 60 Dossier Accepter de participer à ces séquences élaboratives est d’ailleurs devenu dans l’histoire de la codisciplinarité que j’ai esquissée au début de ce texte l’une des conditions de la cooptation des chercheurs dans l’équipe; c’est donc qu’en principe, les chercheurs cooptés partagent la conviction que, même si la parole élaborative ne peut pas tout, elle permet de déjouer certains malentendus, de désamorcer certains enkystements de souffrance muette ou de désentraver la capacité à penser. Il est à remarquer que l’on peut partager intellectuellement cette conviction et pourtant trouver difficile de participer à sa mise en œuvre et y opposer une forme de résistance. À mon sens, c’est une part essentielle de la tâche de l’animatrice de l’équipe que d’être garante de ce travail d’élaboration psychique, en tout cas, c’est ainsi que je l’ai considéré. Une autre partie de cette tâche d’animatrice de l’équipe codisciplinaire consiste à faire médiation quand il y a risque de conflits entre des membres de l’équipe pour que les échanges en restent à une controverse scientifique sans dériver vers une bataille reposant davantage sur une concurrence narcissique, ce qu’on nomme ordinairement une ‚bataille d’egos‘, par exemple. Il peut donc m’arriver par exemple de tenter de faire tiers entre deux participants, tout en cherchant à préserver le débat scientifique. Je pense par exemple à un échange animé entre deux membres de l’équipe sur la question de la nature de ce que chacun appelait ‚l’insu‘ par rapport à la notion d’inconscient au sens de Freud. Renforcement des difficultés dans le cas de la dernière recherche codisciplinaire Dans le cas de la dernière équipe de recherche qui a travaillé sur un très grand laps de temps, comme je l’ai déjà indiqué, une recomposition de l’équipe a eu lieu. En effet, trois d’entre nous ont cessé leur exercice professionnel au cours de cette période, dont moi-même, les deux autres collègues ayant arrêté de participer à la recherche à ce moment-là. Pour ma part, j’ai souhaité poursuivre ce travail même après la fin de mon exercice professionnel, c’est dire si j’y ‚tenais‘. Chacun des autres chercheurs a évolué dans son parcours professionnel passant tantôt de doctorant à professeur des universités ou à maître de conférences. Deux arrêts de participation ont été enregistrés par rapport à l’équipe précédente qui avait publié le livre Une séance de cours ordinaire. Sur cette longue période - toute une tranche de vie a été engagée dans cette aventure pour chacun - il est normal que les évolutions de carrière aient pris du temps et de l’énergie pour tous ceux que cela a concerné; le creuset du groupe a d’ailleurs sûrement joué pour chacun un rôle important dans cette évolution de carrière; plusieurs des chercheurs en ont témoigné auprès de moi et/ ou dans le groupe. Mais il ne faut pas sous-estimer qu’il y a eu pour certains une difficulté à assumer en public les apports du travail codisciplinaire au moment de valoriser leurs travaux dans leur discipline de référence (didactique des mathématiques ou sociologie par exemple). Nous avons eu un peu l’impression de vivre cela comme si l’équipe 61 Dossier codisciplinaire représentait une sorte de famille dans laquelle on vient puiser des ressources vitales mais qu’on laisse dans l’ombre pour certaines manifestations sociales, estimant que cela fait partie de nos activités privées car on en aurait un peu ‚honte‘ à l’extérieur. En effet, il s’est quelquefois agi de prudemment estomper cette dimension codisciplinaire dans les travaux de certains pour les faire reconnaître institutionnellement dans leur discipline de référence, avec la sensation de risquer de trahir leur discipline s’ils montraient trop qu’ils pactisaient avec des disciplines concurrentes. Des réflexions seraient à poursuivre plus avant sur ces mécanismes. Pourtant, c’est au sein même du groupe codisciplinaire qu’ont pu s’élaborer en partie ces sentiments d’arrière-plan. Une autre difficulté s’est révélée particulièrement accentuée cette fois-ci: elle est en lien avec l’absence de financement émanant d’une commande externe pour cette recherche alors que toutes les recherches précédentes avaient eu un contenant institutionnel en se faufilant dans une réponse à un appel d’offres et avait ainsi reçu un financement extérieur pour lequel il fallait rendre des comptes selon des échéances fixées par le commanditaire. Il a fallu ici ne compter que sur nos propres engagements les uns envers les autres. Ce ne sont pas des conditions favorables pour être efficace dans la réalisation des écrits, car il n’y a pas de scansion émanant de rappels à l’ordre extérieur; en fait nous n’avons pas eu de tiers par rapport à l’équipe. Au plan individuel, plusieurs écrits de chercheurs de l’équipe, seuls ou à plusieurs, ont vu le jour s’appuyant entre autres sur les résultats issus de cette recherche (on peut se référer à Blanchard-Laville/ Chaussecourte/ Roditi 2007, Chaussecourte/ Roditi 2009, Broccolichi/ Roditi 2012, Verdier-Gioanni 2012, Blanchard-Laville 2013, Bossard/ Blanchard-Laville 2015, Roditi 2015). Mais au plan collectif, la publication a tardé. Cependant le livre publié prouve amplement qu’un seul chercheur n’aurait jamais pu produire les cinq analyses qui y figurent et qui, à mon sens, témoignent du respect de la complexité du corpus étudié. Ainsi cette publication présente un certain intérêt pour la formation des enseignants. SI j’en reviens à moi, je voudrais dire que sans doute le fait que cette aventure ait ‚tenu‘ malgré les aléas que j’ai suggérés est lié avant tout à ce que j’appelle en privé ma prédisposition ‚rogérienne‘, à savoir une forme d’acceptation inconditionnelle de l’autre, une fois que je l’ai ‚choisi‘ que ce soit comme doctorant ou comme partenaire d’une recherche, avec le revers de la médaille que cette attitude induit: par rapport à une telle acceptation, je n’incarne plus l’instance qui pourrait faire autorité pour dire à un moment donné: „voilà l’échéance et on doit s’y tenir“. C’est ce qui s’est passé dans ce cas-ci. Du coup, l’échéance pouvait sans cesse être repoussée, car il y a toujours de bonnes raisons, des raisons très sérieuses de n’avoir pas pu écrire ou avancer son écrit autant qu’on l’aurait souhaité. Et s’il n’y a pas de rappel à l’ordre extérieur, ce sont les autres projets qui, eux, ont à rendre des comptes à l’extérieur, qui prennent le dessus et qui passent avant celui-ci. On retrouve à ce niveau le fait que s’il n’y pas de commande externe, non seulement on n’a pas de financements, mais surtout il n’y a pas d’attentes extérieures, nous sommes livrés à nous-mêmes 62 Dossier sans tiers par rapport à notre production. Nous sommes alors la proie d’une dynamique relationnelle interpersonnelle. Dans ces conditions, c’est donc presque un miracle que ce livre ait finalement vu le jour. Le privilège du regard d’après-coup que je pose aujourd’hui, c’est qu’il me permet peut-être de constater que, malgré les aléas rencontrés, c’est un fort désir de ma part de penser et de chercher en groupe qui m’a fait ‚tenir‘. Ces diverses expériences que j’ai rappelées dans le texte, avec tout le cortège de leurs surprises, leurs plaisirs, leurs déceptions et désagréments, m’ont conduite à assumer le fait que mon propre appareil à penser est stimulé lorsqu’il y peut se dilater en sécurité dans un petit groupe au travers de relations intersubjectives, ce qui n’est pas le cas pour tous les chercheurs. Par ailleurs, je dois reconnaître que pouvoir faire bénéficier aux autres chercheurs des conditions qui leur permettent de me rejoindre dans ce plaisir de penser ensemble, il m’a fallu garder la place d’animatrice de ces équipes. À la suite de l’une de ces aventures qui s’est avérée très coûteuse subjectivement parlant par le fait d’une scission du groupe, j’ai souhaité que cette dernière recherche s’effectue à l’intérieur d’une équipe que j’anime seule. Il est vrai que j’aime bien être entourée par un petit groupe de pilotage, autrement dit que j’aime bien animer l’équipe en m’appuyant sur quelques autres, mais je constate que je me suis efforcée de conserver dans cette dernière recherche la direction des opérations in fine, jusqu’en 2012, pour avoir une marge de manœuvre suffisante pour pouvoir prendre certaines décisions. Ce qui ne m’empêche pas de m’attacher à prendre soin de chacun, de tenter de stimuler la créativité de tous en protégeant la synergie groupale. Ces réflexions me conduisent à la question qui court en filigrane de ce texte: cette forme de travail, qui ressemble fort à une utopie, est-elle seulement liée à ma propre biographie de chercheur ou à mes propres thêmata, comme le dirait peut-être Holton (1982)? Bien sûr, je constate que j’ai pu la faire partager en partie par certains de mes collègues au cours du temps, sinon nous n’aurions jamais abouti à plusieurs publications collectives, mais jusqu’où est-elle véritablement partagée? Et question subsidiaire à laquelle seul l’avenir pourra répondre: qu’est-ce qui est reproductible ou transposable de ce mode de travail pour d’autres équipes de recherche? Agostini, Dominique, „Les concepts de ‚capacité d’être seul‘ (D. W. Winnicott) et de ‚se sentir seul‘ (M. Klein)“, in: Adolescence, 23, 2005, 67-78. Berenstein, Isidoro / Puget, Janine, Psychanalyse du lien. Dans différents dispositifs thérapeutiques, Toulouse, Érès, 2008. Bion, Wilfred R., Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1961. Blanchard-Laville, Claudine, „Quelques éléments méthodologiques et théoriques issus de l’analyse de suivis individuels d’élèves en échec en mathématiques“, in: Gérard Vergnaud et al. 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